L’Encyclopédie/1re édition/PRINCIPES, premiers
PRINCIPES, premiers. Les premiers principes, autrement le premieres vérités, sont des propositions si claires, qu’elles ne peuvent être prouvées ni combattues par des propositions qui le soient davantage. On en distingue de deux sortes ; les uns sont des principes universels, & on leur donne communément le nom d’axiomes ou de maximes. Voyez Axiomes. Les autres sont des principes particuliers, & ils retiennent seulement le nom de premiers principes.
Les premiers principes peuvent être envisagés ou du côté des vérités internes, ou du côté des vérités externes. Considérés sous le premier rapport, ils ne nous menent qu’à une science purement idéale, & par conséquent ils sont peu propres à éclairer notre esprit. Voyez Axiomes, où nous prouvons combien ils ont peu d’influence pour étendre nos connoissances. Considérés sous le second rapport, ils nous conduisent à la connoissance de plusieurs objets qui ont une existence indépendante de nos pensées.
Les premiers principes ont des marques caractéristiques & déterminées, auxquelles on peut toujours les connoître.
Le premier de ces caracteres est, qu’ils soient si clairs, qu’on ne puisse les prouver par des vérités antérieures & plus claires.
2°. D’être si universellement reçus parmi les hommes en tout tems, en tous lieux, & par toutes sortes d’esprits, que ceux qui les attaquent se trouvent dans le genre humain être manifestement moins d’un contre cent, ou même contre mille.
3°. D’être si fortement imprimés dans nous, que nous y conformions notre conduite, malgré les rafinemens de ceux qui imaginent des opinions contraires ; & qui eux-mêmes agissent conformément, non à leurs opinions imaginées, mais aux premiers principes, qu’un certain air de singularité leur fait fronder. Il ne faut jamais séparer ces trois caracteres réunis ; ils forment une conviction si pleine, si intime & si forte, qu’il est impossible de balancer un instant à se rendre à leur persuasion.
Les premiers principes ont leur source ou dans le sentiment de notre propre existence, & de ce que nous éprouverons en nous-mêmes, ou dans la regle du sens commun. Toute connoissance qui se tire du sentiment intime, ou qui est marquée au sceau du bon sens, peut incontestablement être regardée comme un premier principe. Voyez Sentiment intime & Sens commun.
Mais s’il y a plusieurs premiers principes, comment accorder cela avec le premier principe de connoissance philosophique, dont on parle si fort dans les écoles ? Pour résoudre cette question, il est nécessaire de connoître ce que les Philosophes entendent par le premier principe de connoissance. Et pour le bien comprendre, il faut observer qu’il y a deux sortes de connoissances, les unes philosophiques & les autres populaires. Les connoissances populaires se bornent à connoître une chose, & à s’en assurer ; au lieu que les connoissances philosophiques, outre la certitude des choses qu’elles renferment, s’étendent encore jusqu’aux raisons pour quoi les choses sont certaines. Un homme qui ignore la philosophie, peut bien, à la vérité, s’instruire par l’expérience de beaucoup de choses possibles ; mais il ne sauroit rendre raison de leur possibilité. L’expérience nous dit bien qu’il peut pleuvoir ; mais ne nous dit point pourquoi il pleut, ni comment il pleut.
Ces choses supposées, quand on demande s’il y a un premier principe de connoissance philosophique, c’est comme si l’on demandoit s’il y a un principe qui puisse rendre raison de toutes les vérités qu’on connoît. Ce premier principe peut être considéré de deux manieres différentes, ou comme principe qui prouve, ou comme principe qui détermine à croire. Il est évident qu’il n’y a point de premier principe qui prouve, c’est-à-dire, qui serve de moyen pour connoître toutes les vérités ; puisqu’il n’y en a point, quelque fécond qu’il soit en conséquences, qui, dans sa fécondité prétendue, n’ait des bornes très-étroites, par rapport à cette foule de conclusions, à cet enchaînement de vérités qui forment les systèmes avoués de la raison. Le sens de la question est donc de savoir, s’il y a en philosophie un premier principe qui détermine à croire, & auquel on puisse ramener toutes les vérités naturelles, comme il y en a un en théologie. Ce premier principe, qui sert de base à toute la théologie est celui-ci, tout ce que Dieu a révélé est très-certain. Il seroit également aisé d’assigner le premier principe de connoissance philosophique, si les philosophes, contens des difficultés que leur fournit la nature des choses, n’avoient pas pris plaisir à s’en faire où il n’y en a point, & à obscurcir par leurs subtilités, ce qui est si clair de soi-même. Ils sont aussi embarrassés à trouver ce principe, qu’à lui assigner les marques auxquelles on doit le reconnoître.
Les uns font cet honneur à cette fameuse proposition, si connue dans les écoles, il est impossible qu’une chose soit & ne soit pas en même tems.
Quelques autres veulent que Descartes ait posé pour premier principe cette proposition, je pense, donc je suis.
Il y en a d’autres qui citent ce principe, Dieu ne peut nous tromper ni être trompé. Plusieurs se déclarent pour l’évidence, mais ils n’expliquent point ce que c’est que cette évidence.
On exige ordinairement pour le premier principe de la philosophie trois conditions. La premiere, qu’il soit très-vrai, comme s’il pouvoit y avoir des choses plus ou moins vraies : la seconde, qu’il soit la plus connue de toutes les propositions, comme si ce qui se connoît par la réflexion qu’on fait sur des idées, étoit toujours ce qu’il y a de plus connu : la troisieme, qu’il prouve toutes les autres vérités, comme si ce principe universel pouvoit exister. Il est plus conforme à la raison de n’exiger que ces deux conditions ; savoir, 1°. qu’il soit vrai ; 2°. qu’il soit la derniere raison qu’on puisse alléguer à un homme, qui vous demanderoit pourquoi vous êtes certain philosophiquement de la vérité absolue & relative des êtres. J’entends par la vérité absolue des êtres ce qu’ils sont en eux-mêmes ; & par la vérité relative, ce qu’ils font par rapport à nous, je veux dire, la maniere dont ils nous affectent.
Ces deux conditions sont comme la pierre de touche, par le moyen de laquelle on peut connoitre quel est le premier principe de toutes les connoissances philosophiques. Il est évident qu’il n’y a que cette proposition : on peut assurer d’une chose tout ce que l’esprit découvre dans l’idée claire qui la représente, qui puisse soutenir cette épreuve ; puisque la derniere raison que vous puissiez alléguer à un homme qui vous demanderoit pourquoi vous êtes certain philosophiquement de la vérité tant absolue que relative des êtres, est celle-ci, la chose est telle, parce que je le conçois ainsi.
Descartes n’a jamais cru, comme quelques-uns lui imputent, que cet entimême, je pense, donc je suis, fût le premier principe de toute connoissance philosophique. Il a seulement enseigné que c’étoit la premiere vérité qui se présentoit à l’esprit, & qui le pénétrât de son évidence. Ecoutons-le s’expliquer lui-même. « Je considerai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie & certaine : car puisque je venois d’en trouver une que je savois être telle, je pensai que je devois savoir aussi en quoi consiste cette certitude ; & ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci, je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très-clairement que pour penser il faut être ; je jugeai que je pouvois prendre pour regle générale que les choses que nous concevons fort clairement & fort distinctement, sont toutes vraies ». Or de ce que Descartes a enseigné que cette proposition, je pense, donc je suis, étoit la premiere qui s’emparât de l’esprit lorsqu’il vouloit mettre de l’ordre dans ses connoissance, il s’ensuit qu’il ne l’a jamais regardée comme le premier principe de toute connoissance philosophique ; puisque ce principe ne vient que de la réflexion qu’on fait sur cette premiere proposition. Aussi, dit-il, qu’il n’est assuré de la vérité de cette proposition, je pense, donc je suis, que parce qu’il voit très-clairement que pour penser il faut être ; aussi prend-il pour regle générale de toutes les vérités cette proposition, on peut assurer d’une chose tout ce que l’esprit découvre dans l’idée claire qui la représente ; ou celle-ci qui revient au même, tout ce que l’on connoît est très-certain.
Il faut observer que le premier principe de connoissance philosophique ne nous rend pas précisément certains de la vérité des premiers principes, ils portent tous avec eux leur certitude, & rien n’est plus connu qu’eux. Peut-il y avoir un principe plus clair, plus plausible, plus immédiat, plus intime à l’esprit que le sentiment intime de notre existence dont nous sommes pénétrés ? Le premier principe se réduit donc seulement à nous rendre raison, pourquoi nous sommes certains de la vérité des premiers principes.