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L’Encyclopédie/1re édition/SENS

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SENS, s. m. (Gramm.) ce mot est souvent synonyme de signification & d’acception ; & quand on n’a qu’à indiquer d’une maniere vague & indéfinie la représentation dont les mots sont chargés, on peut se servir indifféremment de l’un ou de l’autre de ces trois termes. Mais il y a bien des circonstances où le choix n’en est pas indifférent, parce qu’ils sont distingués l’un de l’autre par des idées accessoires qu’il ne faut pas confondre, si l’on veut donner au langage grammatical le mérite de la justesse, dont on ne sauroit faire assez de cas. Il est donc important d’examiner les différences de ces synonymes ; je commencerai par les deux mots signification & acception, & je passerai ensuite au détail des différens sens que le grammairien peut envisager dans les mots ou dans les phrases.

Chaque mot a d’abord une signification primitive & fondamentale, qui lui vient de la décision constante de l’usage, & qui doit être le principal objet à déterminer dans un dictionnaire, ainsi que dans la traduction littérale d’une langue en une autre ; mais quelquefois le mot est pris avec abstraction de l’objet qu’il représente, pour n’être considéré que dans les élémens matériels dont il peut être composé, ou pour être rapporté à la classe de mots à laquelle il appartient : si l’on dit, par exemple, qu’un rudiment est un livre qui contient les élémens de la langue latine, choisis avec sagesse, disposés avec intelligence, énoncés avec clarté, c’est faire connoître la signification primitive & fondamentale du mot ; mais si l’on dit que rudiment est un mot de trois syllabes, ou un nom du genre masculin, c’est prendre alors le mot avec abstraction de toute signification déterminée, quoiqu’on ne puisse le considérer comme mot sans lui en supposer une. Ces deux diverses manieres d’envisager la signification primitive d’un mot, en sont des acceptions différentes, parce que le mot est pris, accipitur, ou pour lui-même ou pour ce dont il est le signe. Si la signification primitive du mot y est directement & déterminément envisagée, le mot est pris dans une acception formelle ; telle est l’acception du mot rudiment dans le premier exemple : si la signification primitive du mot n’y est point envisagée déterminément, qu’elle n’y soit que supposée, que l’on en fasse abstraction, & que l’attention ne soit fixée immédiatement que sur le matériel du mot, il est pris alors dans une acception matérielle ; telle est l’acception du mot rudiment dans le second exemple.

En m’expliquant, article mot, sur ce qui concerne la signification primitive des mots, j’y ai distingué la signification objective, & la signification formelle ; ce que je rappelle, afin de faire observer la différence qu’il y a entre la signification & l’acception formelle. La signification objective, c’est l’idée fondamentale qui est l’objet individuel de la signification du mot, & qui peut être représentée par des mots de différentes especes ; la signification formelle, c’est la maniere particuliere dont le mot présente à l’esprit l’objet dont il est le signe, laquelle est commune à tous les mots de la même espece, & ne peut convenir à ceux des autres especes : la signification objective & la signification formelle, constituent la signification primitive & totale du mot. Or, il s’agit toujours de cette signification totale dans l’acception, soit formelle, soit matérielle du mot, selon que cette signification totale y est envisagée déterminément, ou que l’on en fait abstraction pour ne s’occuper déterminément que du matériel du mot.

Mais la signification objective est elle-même sujette à différentes acceptions, parce que le même mot matériel peut être destiné par l’usage à être, selon la diversité des occurrences, le signe primitif de diverses idées fondamentales. Par exemple, le mot françois coin exprime quelquefois une sorte de fruit, malum cydonium ; d’autres fois un angle, angulus ; tantôt un instrument méchanique pour fendre, cuneus ; & tantôt un autre instrument destiné à marquer les médailles & la monnoie, typus : ce sont autant d’acceptions différentes du mot coin, parce qu’il est fondamentalement le signe primitif de chacun de ces objets, que l’on ne désigne dans notre langue par aucun autre nom. Chacune de ces acceptions est formelle, puisqu’on y envisage directement la signification primitive du mot ; mais on peut les nommer distinctives, puisqu’on y distingue l’une des significations primitives que l’usage a attachées au mot, de toutes les autres dont il est susceptible. Il ne laisse pas d’y avoir dans notre langue, & apparemment dans toutes les autres, bien des mots susceptibles de plusieurs acceptions distinctives : mais il n’en résulte aucune équivoque, parce que les circonstances fixent assez l’acception précise qui y convient, & que l’usage n’a mis dans ce cas aucun des mots qui sont fréquemment nécessaires dans le discours. Voici, par exemple, quatre phrases différentes : l’esprit est essentiellement indivisible ; la lettre tue & l’esprit vivifie ; reprenez vos esprit ; ce fœtus a été conservé dans l’esprit-de-vin : le mot esprit y a quatre acceptions distinctives qui se présentent sans équivoque à quiconque sait la langue françoise, & que, par cette raison même, je me dispenserai d’indiquer plus amplement. Voyez Esprit.

Outre toutes les acceptions dont on vient de parler, les mots qui ont une signification générale, comme les noms appellatifs, les adjectifs & les verbes, sont encore susceptibles d’une autre espece d’acceptions que l’on peut nommer déterminatives.

Les acceptions déterminatives des noms appellatifs dépendent de la maniere dont ils sont employés, & qui fait qu’ils présentent à l’esprit ou l’idée abstraite de la nature commune qui constitue leur signification primitive, ou la totalité des individus en qui se trouve cette nature, ou seulement une partie indéfinie de ces individus ; ou enfin un ou plusieurs de ces individus précisément déterminés : selon ces différens aspects, l’acception est ou spécifique ou universelle, ou particuliere ou singuliere. Ainsi quand on dit, agir en homme, on prend le nom homme dans une acception spécifique, puisqu’on n’envisage que l’idée de la nature humaine ; si l’on dit, tous les hommes sont avides de bonheur, le même nom homme a une acception universelle, parce qu’il désigne tous les individus de l’espece humaine ; quelques hommes ont l’ame élevée, ici le nom homme est pris dans une acception particuliere, parce qu’on n’indique qu’une partie indéfinie de la totalité des individus de l’espece ; cet homme (en parlant de César) avoit un génie supérieur ; ces douze hommes (en parlant des Apôtres) n’avoient par eux-mêmes rien de ce qui peut assurer le succès d’un projet aussi vaste que l’établissement du Christianisme : le nom homme dans ces deux exemples a une acception singuliere, parce qu’il sert à déterminer précisément, dans l’une des phrases, un individu, & dans l’autre douze individus de l’espece humaine. On peut voir au mot nom, art. 1. §. 1. n. 3. les différens moyens de modifier ainsi l’étendue des noms appellatifs.

Plusieurs adjectifs, des verbes & des adverbes sont également susceptibles de différentes acceptions déterminatives, qui sont toujours indiquées par les complémens qui les accompagnent, & dont l’effet est de restraindre la signification primitive & fondamentale de ces mots : un homme savant, un homme savant en grammaire, un homme très-savant, un homme plus savant qu’un autre ; voilà l’adjectif savant pris sous quatre acceptions différentes, en conservant toujours la même signification. Il en seroit de même des adverbes & des verbes, selon qu’ils auroient tel ou tel complément, ou qu’ils n’en auroient point. Voyez Régime.

Il paroît évidemment par tout ce qui vient d’être dit, que toutes les especes d’acceptions, dont les mots en général & les différentes sortes de mots en particulier peuvent être susceptibles, ne sont que différens aspects de la signification primitive & fondamentale : qu’elle est supposée, mais qu’on en fait abstraction dans l’acception matérielle : qu’elle est choisie entre plusieurs dans les acceptions distinctives : qu’elle est déterminée à la simple désignation de la nature commune dans l’acception spécifique ; à celle de tous les individus de l’espece dans l’acception universelle ; à l’indication d’une partie indéfinie des individus de l’espece dans l’acception particuliere ; & à celle d’un ou de plusieurs de ces individus précisément déterminés dans l’acception singuliere : en un mot, la signification primitive est toujours l’objet immédiat des diverses acceptions.

1. Sens propre, sens figuré. Il n’en est pas ainsi à l’égard des différens sens dont un mot est susceptible : la signification primitive en est plutôt le fondement que l’objet, si ce n’est lorsque le mot est employé pour signifier ce pour quoi il a été d’abord établi par l’usage, sous quelqu’une des acceptions qui viennent d’être détaillées ; on dit alors que le mot est employé dans le sens propre, comme quand on dit, le feu brûle, la lumiere nous éclaire, la clarté du jour, car tous ces mots conservent dans ces phrases leur signification primitive sans aucune altération, c’est pourquoi ils sont dans le sens propre.

« Mais, dit M. du Marsais, Trop. Part. I. art. vj. quand un mot est pris dans un autre sens, il paroît alors, pour ainsi dire, sous une forme empruntée, sous une figure qui n’est pas sa figure naturelle, c’est-à-dire celle qu’il a eue d’abord : alors on dit que ce mot est dans un sens figuré, quel que puisse être le nom que l’on donne ensuite à cette figure particuliere : par exemple, le feu de vos yeux, le feu de l’imagination, la lumiere de l’esprit, la clarté d’un discours.... La liaison, continue ce grammairien, ibid. art. vij. §. 1. qu’il y a entre les idées accessoires, je veux dire, entre les idées qui ont rapport les unes aux autres, est la source & le principe de divers sens figurés que l’on donne aux mots. Les objets qui font sur nous des impressions, sont toujours accompagnés de différentes circonstances qui nous frappent, & par lesquelles nous désignons souvent, ou les objets mêmes qu’elles n’ont fait qu’accompagner, ou ceux dont elles nous rappellent le souvenir... Souvent les idées accessoires, désignant les objets avec plus de circonstances que ne feroient les noms propres de ces objets, les peignent ou avec plus d’énergie ou avec plus d’agrément. De-là le signe pour la chose signifiée, la cause pour l’effet, la partie pour le tout, l’antécédent pour le conséquent & les autres tropes, voyez Trope. Comme l’une de ces idées ne sauroit être réveillée sans exciter l’autre, il arrive que l’expression figurée est aussi facilement entendue que si l’on se servoit du mot propre ; elle est même ordinairement plus vive & plus agréable quand elle est employée à-propos, parce qu’elle réveille plus d’une image ; elle attache ou amuse l’imagination, & donne aisément à deviner à l’esprit.

» Il n’y a peut-être point de mot, dit-il ailleurs, §. 4. qui ne se prenne en quelque sens figuré, c’est-à-dire, éloigné de sa signification propre & primitive. Les mots les plus communs, & qui reviennent souvent dans le discours, sont ceux qui sont pris le plus fréquemment dans un sens figuré, & qui ont un plus grand nombre de ces sortes de sens : tels sont corps, ame, tête, couleur, avoir, faire, &c.

» Un mot ne conserve pas dans la traduction tous les sens figurés qu’il a dans la langue originale : chaque langue a des expressions figurées qui lui sont particulieres, soit parce que ces expressions sont tirées de certains usages établis dans un pays, & inconnus dans un autre ; soit par quelqu’autre raison purement arbitraire.... Nous disons porter envie, ce qui ne seroit pas entendu en latin par ferre invidiam ; au contraire, morem gerere alicui, est une façon de parler latine, qui ne seroit pas entendue en françois ; si on se contentoit de la rendre mot-à-mot, & que l’on traduisît, porter la coutume à quelqu’un, au-lieu de dire, faire voir à quelqu’un qu’on se conforme à son goût, à sa maniere de vivre, être complaisant, lui obéir..... ainsi quand il s’agit de traduire en une autre langue quelque expression figurée, le traducteur trouve souvent que sa langue n’adopte point la figure de la langue originale ; alors il doit avoir recours à quelqu’autre expression figurée de sa propre langue, qui réponde, s’il est possible, à celle de son auteur. Le but de ces sortes de traductions n’est que de faire entendre la pensée d’un auteur ; ainsi on doit alors s’attacher à la pensée & non à la lettre, & parler comme l’auteur lui-même auroit parlé, si la langue dans laquelle on le traduit, avoit été sa langue naturelle ; mais quand il s’agit de faire entendre une langue étrangere, on doit alors traduire littéralement, afin de faire comprendre le tour original de cette langue.

» Nos dictionnaires, §. 5. n’ont point assez remarqué ces différences, je veux dire, les divers sens que l’on donne par figure à un même mot dans une même langue, & les différentes significations que celui qui traduit est obligé de donner à un même mot ou à une même expression, pour faire entendre la pensée de son auteur. Ce sont deux idées fort différentes que nos dictionnaires confondent ; ce qui les rend moins utiles & souvent nuisibles aux commençans. Je vais faire entendre ma pensée par cet exemple.

» Porter se rend en latin dans le sens propre par ferre : mais quand nous disons porter envie, porter la parole, se porter bien ou mal, &c. on ne se sert plus de ferre pour rendre ces façons de parler en latin ; la langue latine a ses expressions particulieres pour les exprimer ; porter ou ferre ne sont plus alors dans l’imagination de celui qui parle latin : ainsi quand on considere porter, tout seul & séparé des autres mots qui lui donnent un sens figuré, on manqueroit d’exactitude dans les dictionnaires françois-latins, si l’on disoit d’abord simplement, que porter se rend en latin par ferre, invidere, alloqui, valere, &c.

» Pourquoi donc tombe-t-on dans la même faute dans les dictionnaires latin-françois, quand il s’agit de traduire un mot latin ? Pourquoi joint-on à la signification propre d’un mot, quel qu’autre signification figurée, qu’il n’a jamais tout seul en latin ? La figure n’est que dans notre françois, parce que nous nous servons d’une autre image, & par conséquent de mots tout différens. (Voyez le dictionnaire latin-françois, imprimé sous le nom de R. P. Tachart, en 1727, & quelqu’autres dictionnaires nouveaux.) Mittere, par exemple, signifie, y dit-on, envoyer, retenir, arrêter, écrire ; n’est-ce pas comme si l’on disoit dans le dictionnaire françois-latin, que porter se rend en latin par ferre, invidere, alloqui, valere ? jamais mittere n’a eu la signification de retenir, d’arrêter, d’écrire, dans l’imagination d’un homme qui parloit latin. Quand Térence a dit, (Adelph. III. ij. 37.) lacrymas mitte, & (Hec. V. ij. 14.) missam iram faciet ; mittere avoit toujours dans son esprit la signification d’envoyer : envoyez loin de vous vos larmes, votre colere, comme on renvoie tout ce dont on veut se défaire : que si en ces occasions nous disons plutôt, retenez vos larmes, retenez votre colere, c’est que pour exprimer ce sens, nous avons recours à une métaphore prise de l’action que l’on fait quand on retient un cheval avec le frein, ou quand on empêche qu’une chose ne tombe ou ne s’échappe : ainsi il faut toujours distinguer deux sortes de traductions. (voyez Traduction, Version, syn.) Quand on ne traduit que pour faire entendre la pensée d’un auteur, on doit rendre, s’il est possible, figure par figure, sans s’attacher à traduire littéralement ; mais quand il s’agit de donner l’intelligence d’une langue, ce qui est le but des dictionnaires, on doit traduire littéralement, afin de faire entendre le sens figuré qui est en usage dans cette langue à l’égard d’un certain mot ; autrement c’est tout confondre.

» Je voudrois donc que nos dictionnaires donnassent d’abord à un mot latin la signification propre que ce mot avoit dans l’imagination des auteurs latins : qu’ensuite ils ajoutassent les divers sens figurés que les latins donnoient à ce mot ; mais quand il arrive qu’un mot joint à un autre, forme une expression figurée, un sens, une pensée que nous rendons en notre langue par une image différente de celle qui étoit en usage en latin ; alors je voudrois distinguer : 1°. si l’explication littérale qu’on a déja donnée du mot latin, suffit pour faire entendre à la lettre l’expression figurée, ou la pensée littérale du latin ; en ce cas, je me contenterois de rendre la pensée à notre maniere ; par exemple, mittere, envoyer ; mitte iram, retenez votre colere ; mittere epistolam alicui, écrire une lettre à quelqu’un. 2°. Mais lorsque la façon de parler latine, est trop éloignée de la françoise, & que la lettre n’en peut pas être aisément entendue, les dictionnaires devroient l’expliquer d’abord littéralement, & ensuite ajouter la phrase françoise qui répond à la latine ; par exemple, laterem crudum lavare, laver une brique crue, c’est-à-dire, perdre son tems & sa peine, perdre son latin ; qui laveroit une brique avant qu’elle fût cuite, ne feroit que de la boue, & perdroit la brique ; on ne doit pas conclure de cet exemple, que jamais lavare ait signifié en latin, perdre ; ni later, tems ou peine ».

II. Sens déterminé, sens indéterminé. Quoique chaque mot ait nécessairement dans le discours une signification fixe, & une acception déterminée, il peut néanmoins avoir un sens indéterminé, en ce qu’il peut encore laisser dans l’esprit quelque incertitude sur la détermination précise & individuelle des sujets dont on parle, des objets que l’on désigne.

Que l’on dise, par exemple, des hommes ont cru que les animaux sont de pures machines ; un homme d’une naissance incertaine, jetta les premiers fondemens de la capitale du monde : le nom homme, qui a dans ces deux exemples une signification fixe, qui y est pris sous une acception formelle & déterminative, y conserve encore un sens indéterminé, parce que la détermination individuelle des sujets qu’il y désigne, n’y est pas assez complette ; il peut y avoir encore de l’incertitude sur cette détermination totale, pour ceux du moins qui ignoreroient l’histoire du cartésianisme & celle de Rome ; ce qui prouve que la lumiere de ceux qui ne resteroient point indécis à cet égard, après avoir entendu ces deux propositions, ne leur viendroit d’ailleurs que du sens même du mot homme.

Mais si l’on dit, les Cartesiens ont cru que les animaux sont de pures machines ; Romulus jetta les premiers fondemens de la capitale du monde : ces deux propositions ne laissent plus aucune incertitude sur la détermination individuelle des hommes dont il y est question ; le sens en est totalement déterminé.

III. Sens actif, sens passif. Un mot est employé dans un sens actif, quand le sujet auquel il se rapporte, est envisagé comme le principe de l’action énoncée par ce mot ; il est employé dans le sens passif, quand le sujet auquel il a rapport, est consideré comme le terme de l’impression produite par l’action que ce mot énonce : par exemple les mots aide & secours sont pris dans un sens actif, quand on dit, mon aide, ou mon secours vous est inutile ; car c’est comme si l’on disoit, l’aide, ou le secours que je vous donnerois, vous est inutile : mais ces mêmes mots sont dans un sens passif, si l’on dit, accourez à mon aide, venez à mon secours ; car ces mots marquent alors l’aide ou le secours que l’on me donnera, dont je suis le terme & non pas le principe. (Voyez Vaugelas, Rem. 541.) Cet enfant se gate, pour dire qu’il tache ses hardes, est une phrase où les deux mots se gâte, ont le sens actif, parce que l’enfant auquel ils se rapportent, est envisagé comme principe de l’action de gâter : cette robe se gate, est une autre phrase où les deux mêmes mots ont le sens passif, parce que la robe à laquelle ils ont rapport, est considerée comme le terme de l’impression produite par l’action de gâter. Voyez Passif.

« Simon, dans l’Andrienne, (I. ij. 17.) rappelle à Sosie les bienfaits dont il l’a comblé : me remettre ainsi vos bienfaits devant les yeux, lui dit Sosie, c’est me reprocher que je les ai oubliés ; (isthæc commemoratio quasi exprobratio est immemoris beneficii.) Les interprètes, d’accord entr’eux pour le fond de la pensée, ne le sont pas pour le sens d’immemoris : se doit-il prendre dans un sens actif, ou dans un sens passif ? Made. Dacier dit que ce mot peut être expliqué des deux manieres : exprobratio mei immemoris, & alors immemoris est actif ; ou bien, exprobratio beneficii immemoris, le reproche d’un bienfait oublié, & alors immemoris est passif. Selon cette explication, quand immemor veut dire celui qui oublie, il est pris dans un sens actif ; aulieu que quand il signifie ce qui est oublié, il est dans un sens passif, du moins par rapport à notre maniere de traduire littéralement. » (Voyez M. du Marsais, Trop. part. III. art. iij.) Ciceron a dit, dans le sens actif, adeonè rerum à me gestarum esse videor ; & Tacite a dit bien décidément dans le sens passif, immemor beneficium. C’est la même chose du mot opposé memor. Plaute l’emploie dans le sens actif, quand il dit fac sis promissi memor ; (Pseud.) & memorem mones, (Capt.) au contraire, Horace l’emploie dans le sens passif, lorsqu’il dit :

Impressit memorem dente labris notam.

I. Od. 13.

M. du Marsais, (Loc. cit.) tire de ce double sens de ces mots, une conséquence que je ne crois point juste ; c’est qu’en latin ils seroient dans un sens neutre. Il me semble que cet habile grammairien oublie ici la signification du mot de neutre, c’est-à-dire, selon lui-même, ni actif ni passif : or on ne peut pas dire qu’un mot qui peut se prendre alternativement dans un sens actif & dans un sens passif, ait un sens neutre, de même qu’on ne peut pas dire qu’un nom comme finis, tantôt masculin & tantôt féminin, soit du genre neutre. Il faut dire que dans telle phrase, le mot a un sens actif ; dans telle autre, un sens passif, & qu’en lui-même il est susceptible des deux sens, (utriusque & non pas neutrius.) C’est peut-être alors qu’il faut dire que le sens en est par lui-même indéterminé, & qu’il devient déterminé par l’usage que l’on en sait.

D’après les notions que j’ai données du sens actif & du sens passif, si l’on vouloit reconnoître un sens neutre, il faudroit l’attribuer à un mot essentiellement actif, dont le sujet ne seroit envisagé ni comme principe, ni comme terme de l’action énoncée par ce mot : or cela est absolument impossible, parce que tout sujet auquel se rapporte une action, en est nécessairement le principe ou le terme.

Une des causes qui a jetté M. du Marsais dans cette méprise, c’est qu’il a confondu sens & signification ; ce qui est pourtant fort différent : tout mot pris dans une acception formelle, a une signification active, ou passive, ou neutre, selon qu’il exprime une action, une passion, ou quelque chose qui n’est ni action, ni passion ; mais il a cette signification par lui-même, & indépendamment des circonstances des phrases : au lieu que les mots susceptibles du sens actif, ou du sens passif, ne le sont qu’en vertu des circonstances de la phrase, hors de-là, ils sont indéterminés à cet égard.

IV. Sens absolu, sens relatif. J’en ai parlé ailleurs, & je n’ai rien à en dire de plus. V. Relatif, art. II.

V. Sens collectif, sens distributif. Ceci ne peut regarder que les mots pris dans une acception universelle : or il faut distinguer deux sortes d’universalité, l’une métaphysique, & l’autre morale. L’universalité est métaphysique quand elle est sans exception, comme tout homme est mortel. L’universalité est morale, quand elle est susceptible de quelques exceptions, comme tout vieillard loue le tems passé. C’est donc à l’égard des mots pris dans une acception universelle, qu’il y a sens collectif, ou sens distributif. Ils sont dans un sens collectif, quand ils énoncent la totalité des individus, simplement comme totalité : ils sont dans un sens distributif, quand on y envisage chacun des individus séparément. Par exemple, quand on dit en France que les éveques jugent infailliblement en matiere de foi, le nom évêques y est pris seulement dans le sens collectif, parce que la proposition n’est vraie que du corps épiscopal, & non pas de chaque évêque en particulier, ce qui est le sens distributif. Lorsque l’universalité est morale, il n’y a de même que le sens collectif qui puisse être regardé comme vrai ; le sens distributif y est nécessairement faux à cause des exceptions : ainsi dans cette proposition, tout vieillard loue le tems passé, il n’y a de vrai que le sens collectif, parce que cela est assez généralement vrai, ut plurimùm ; le sens distributif en est faux, parce qu’il se trouve des vieillards équitables qui ne louent que ce qui mérite d’être loué. Lorsque l’universalité est métaphysique, & qu’elle n’indique pas individuellement la totalité, il y a vérité dans le sens collectif & dans le sens distributif, parce que l’énoncé est vrai de tous & de chacun des individus ; comme tout homme est mortel.

VI. Sens composé, sens divisé. Je vais transcrire ici ce qu’en a dit M. du Marsais, Trop. part. III. art. viij.

« Quand l’évangile dit, Mat. xj. 5. les aveugles voyent, les Boiteux marchent, ces termes, les aveugles, les boiteux, se prennent en cette occasion dans le sens divisé ; c’est-à-dire, que ce mot aveugles se dit là de ceux qui étoient aveugles & qui ne le sont plus ; ils sont divisés, pour ainsi dire, de leur aveuglement ; car les aveugles, en tant qu’aveugles (ce qui seroit le sens composé), ne voyent pas.

» L’évangile, Mat. xxvj. 6. parle d’un certain Simon appellé le lépreux, parce qu’il l’avoit été ; c’est le sens divisé.

» Ainsi quand S. Paul a’dit, I. Cor. vj. 9. que les idolatres n’entreront point dans le royaume des cieux, il a parlé des idolâtres dans le sens composé, c’est-à-dire, de ceux qui demeureront dans l’idolâtrie. Les idolâtres, en tant qu’idolâtres, n’entreront pas dans le royaume des cieux ; c’est le sens composé : mais les idolâtres qui auront quitté l’idolâtrie, & qui auront fait pénitence, entreront dans le royaume des cieux ; c’est le sens divisé.

» Apelle ayant exposé, selon sa coutume, un tableau à la critique du public, un cordonnier censura la chaussure d’une figure de ce tableau : Apelle réforma ce que le cordonnier avoit blâmé. Mais le lendemain le cordonnier ayant trouvé à redire à une jambe, Apelle lui dit qu’un cordonnier ne devoit juger que de la chaussure ; d’où est venu le proverbe, ne sutor ultrà crepidam, suppléez judicet. La récusation qu’Apelle fit de ce cordonnier, étoit plus piquante que raisonnable : un cordonnier, en tant que cordonnier, ne doit juger que de ce qui est de son métier ; mais si ce cordonnier a d’autres lumieres, il ne doit point être récusé, par cela seul qu’il est cordonnier : en tant que cordonnier, (ce qui est le sens composé), il juge si un soulier est bien fait & bien peint ; & en tant qu’il a des connoissances supérieures à son métier, il est juge compétent sur d’autres points ; il juge alors dans le sens divisé, par rapport à son métier de cordonnier.

» Ovide parlant du sacrifice d’Iphigénie, Met. xij. 29. dit que l’intérêt public triompha de la tendresse paternelle, [& que] le roi vainquit le pere : postquam pietatem publica causa, rex que patrem vicit. Ces dernieres paroles sont dans un sens divisé. Agamemnon se regardant comme roi, étouffe les sentimens qu’il ressent comme pere.

» Dans le sens composé, un mot conserve sa signification à tous égards, & cette signification entre dans la composition du sens de toute la phrase : au lieu que dans le sens divisé, ce n’est qu’en un certain sens, & avec restriction, qu’un mot conserve son ancienne signification ».

VII. Sens littéral, sens spirituel. C’est encore M. du Marsais qui va parler. Ibid. art. ix.

« Le sens littéral est celui que les mots excitent d’abord dans l’esprit de ceux qui entendent une langue ; c’est le sens qui se présente naturellement à l’esprit. Entendre une expression littéralement, c’est la prendre au pié de la lettre. Quæ dicta sunt secundùm litteram accipere, id est, non aliter intelligere quàm littera sonat ; Aug. Gen. ad. litt. lib. VIII. c. ij. tom. III. C’est le sens que les paroles signifient immédiatement, is quem verba immediatè significant.

» Le sens spirituel est celui que le sens littéral renferme ; il est enté, pour ainsi dire, sur le sens littéral ; c’est celui que les choses signifiées par le sens littéral font naître dans l’esprit. Ainsi dans les paraboles, dans les fables, dans les allégories, il y a d’abord un sens littéral : on dit, par exemple, qu’un loup & un agneau vinrent boire à un même ruisseau ; que le loup ayant cherché querelle à l’agneau, il le dévora. Si vous vous attachez simplement à la lettre, vous ne verrez dans ces paroles qu’une simple avanture arrivée à deux animaux : mais cette narration a un autre objet, on a dessein de vous faire voir que les foibles sont quelquefois opprimés par ceux qui sont plus puissans : & voilà le sens spirituel, qui est toujours fondé sur le sens littéral ».

§. 1. Division du Sens littéral. « Le sens littéral est donc de deux sortes.

» 1. Il y a un sens littéral rigoureux ; c’est le sens propre d’un mot, c’est la lettre prise à la rigueur, strictè.

» 2. La seconde espece de sens littéral, c’est celui que les expressions figurées dont nous avons parlé, présentent naturellement à l’esprit de ceux qui entendent bien une langue ; c’est un sens littéral figuré : par exemple, quand on dit d’un politique, qu’il seme à propos la division entre ses propres ennemis, semer ne se doit pas entendre à la rigueur selon le sens propre, & de la même maniere qu’on dit semer du blé : mais ce mot ne laisse pas d’avoir un sens littéral, qui est un sens figuré qui se présente naturellement à l’esprit. La lettre ne doit pas toujours être prise à la rigueur ; elle tue, dit saint Paul, II. Cor. iij. 6. On ne doit point exclure toute signification métaphorique & figurée. Il faut bien se garder, dit S. Augustin, de doctr. christ. l. III. c. v. tom. III. Paris, 1685, de prendre à la lettre une façon de parler figurée ; & c’est à cela qu’il faut appliquer ce passage de S. Paul, la lettre tue, & l’esprit donne la vie. In principio cavendum est ne figuratam locutionem ad litteram accipias ; & ad hoc enim pertinet quod aït apostolus, littera occidit, spiritus autem vivificat.

» Il faut s’attacher au sens que les mots excitent naturellement dans notre esprit, quand nous ne sommes point prévenus & que nous sommes dans l’état tranquille de la raison : voilà le véritable sens littéral figuré ; c’est celui-là qu’il faut donner aux lois, aux canons, aux textes des coutumes, & même à l’Ecriture-sainte.

» Quand J. C. a dit, Luc. ix. 62. celui qui met la main à la charrue & qui regarde derriere lui, n’est point propre pour le royaume de Dieu, on voit bien qu’il n’a pas voulu dire qu’un laboureur qui en travaillant tourne quelquefois la tête, n’est pas propre pour le ciel ; le vrai sens que ces paroles présentent naturellement à l’esprit, c’est que ceux qui ont commencé à mener une vie chrétienne & à être les disciples de Jesus-Christ, ne doivent pas changer de conduite ni de doctrine, s’ils veulent être sauvés : c’est donc là un sens littéral figuré. Il en est de même des autres passages de l’évangile, où Jesus-Christ dit, Mat. v. 39, de présenter la joue gauche à celui qui nous a frappé sur la droite, &, ib. 29. 30. de s’arracher la main ou l’œil qui est un sujet de scandale : il faut entendre ces paroles de la même maniere qu’on entend toutes les expressions métaphoriques & figurées ; ce ne seroit pas leur donner leur vrai sens, que de les entendre selon le sens littéral pris à la rigueur ; elles doivent être entendues selon la seconde sorte de sens littéral, qui réduit toutes ces façons de parler figurées à leur juste valeur, c’est-à-dire, au sens qu’elles avoient dans l’esprit de celui qui a parlé, & qu’elles excitent dans l’esprit de ceux qui entendent la langue où l’expression figurée est autorisée par l’usage. Lorsque nous donnons au blé le nom de Cérès, dit Cicéron, de nat. deor. lib. III. n°. 41. à lin. xvj. & au vin le nom de Bacchus, nous nous servons d’une façon de parler usitée en notre langue, & personne n’est assez dépourvu de sens pour prendre ces paroles à la rigueur de la lettre

» Il y a souvent dans le langage des hommes un sens littéral qui est caché, & que les circonstances des choses découvrent : ainsi il arrive souvent que la même proposition a un tel sens dans la bouche ou dans les écrits d’un certain homme, & qu’elle en a un autre dans les discours & dans les ouvrages d’un autre homme ; mais il ne faut pas légerement donner des sens désavantageux aux paroles de ceux qui ne pensent pas en tout comme nous ; il faut que ces sens cachés soient si facilement développés par les circonstances, qu’un homme de bon sens qui n’est pas prévenu ne puisse pas s’y méprendre. Nos préventions nous rendent toujours injustes, & nous font souvent prêter aux autres des sentimens qu’ils détestent aussi sincerement que nous les détestons.

» Au reste, je viens d’observer que le sens littéral figuré est celui que les paroles excitent naturellement dans l’esprit de ceux qui entendent la langue où l’expression figurée est autorisée par l’usage : ainsi pour bien entendre le véritable sens littéral d’un auteur, il ne suffit pas d’entendre les mots particuliers dont il s’est servi, il faut encore bien entendre les façons de parler usitées dans le langage de cet auteur ; sans quoi, ou l’on n’entendra point le passage, ou l’on tombera dans des contre-sens. En françois, donner parole, veut dire promettre ; en latin, verba dare, signifie tromper : pœnas dare alicui, ne veut pas dire donner de la peine à quelqu’un, lui faire de la peine, il veut dire au contraire, être puni par quelqu’un, lui donner la satisfaction qu’il exige de nous, lui donner notre supplice en payement, comme on paye une amende. Quand Properce dit à Cinthie, dabis mihi perfida pœnas, II. eleg. v. 3. il ne veut pas dire, perfide, vous m’allez causer bien des tourmens, il lui dit au contraire, qu’il la fera repentir de sa perfidie. Perfide, vous me le payerez : voilà peut-être ce qui répond le plus exactement au dabis mihi pœnas de Properce.

» Il n’est pas possible d’entendre le sens littéral de l’Ecriture sainte, si l’on n’a aucune connoissance des hébraïsmes & des hellénismes, c’est-à-dire, des façons de parler de la langue hébraïque & de la langue grecque. Lorsque les interpretes traduisent à la rigueur de la lettre, ils rendent les mots & non le véritable sens. De-là vient qu’il y a, par exemple, dans les pseaumes, plusieurs versets qui ne sont pas intelligibles en latin. Montes Dei, ps. 35, ne veut pas dire des montagnes consacrées à Dieu, mais de hautes montagnes ». Voyez Idiotisme & Superlatif.

» Dans le nouveau Testament même il y a plusieurs passages qui ne sauroient être entendus, sans la connoissance des idiotismes, c’est-à-dire, des façons de parler des auteurs originaux. Le mot hébreu qui répond au mot latin verbum, se prend ordinairement en hébreu pour chose signifiée par la parole ; c’est le mot générique qui répond à negotium ou res des Latins. Transeamus usque Bethleem, & videamus hoc verbum quod factum est. Luc ij. 15. Passons jusqu’à Bethléem, & voyons ce qui y est arrivé. Ainsi lorsqu’au troisieme verset, du chapitre 8 du Deutéronome, il est dit. (Deus) dedit tibi cibum manna quod ignorabas tu & patres tui, ut ostenderet tibi quod non in solo pane vivat homo, sed in omni verbo quod egreditur de ore Dei. Vous voyez que in omni verbo signifie in omni re, c’est-à-dire, de tout ce que Dieu dit, ou veut qui serve de nourriture. C’est dans ce même sens que Jesus-Christ a cité ce passage : le démon lui proposoit de changer les pierres en pain ; il n’est pas nécessaire de faire ce changement, répond Jesus-Christ, car l’homme ne vit pas seulement de pain, il se nourrit encore de tout ce qui plaît à Dieu de lui donner pour nourriture, de tout ce que Dieu dit qui servira de nourriture. Mat. iv. 4. Voilà le sens littéral ; celui qu’on donne communément à ces paroles, n’est qu’un sens moral ».

§. 2. Division du sens spirituel. « Le sens spirituel est aussi de plusieurs sortes. 1. Le sens moral. 2. Le sens allégorique ». 3. Le sens anagogique.

1. Sens moral. « Le sens moral est une interprétation selon laquelle on tire quelque instruction pour les mœurs. On tire un sens moral des histoires, des fables, &c. Il n’y a rien de si profane dont on ne puisse tirer des moralités, ni rien de si sérieux qu’on ne puisse tourner en burlesque. Telle est la liaison que les idées ont les unes avec les autres : le moindre rapport réveille une idée de moralité dans un homme dont le goût est tourné du côté de la morale ; & au contraire celui dont l’imagination aime le burlesque, trouve du burlesque par-tout.

» Thomas Walleis, jacobin anglois, fit imprimer vers la fin du xv. siecle, à l’usage des prédicateurs, une explication morale des métamorphoses d’Ovide. Nous avons le Virgile travesti de Scaron. Ovide n’avoit point pensé à la morale que Walleis lui prête, & Virgile n’a jamais eu les idées burlesques que Scaron a trouvées dans son Enéide. Il n’en est pas de même des fables morales ; leurs auteurs mêmes nous en découvrent les moralités ; elles sont tirées du texte comme une conséquence est tirée de son principe.

» 2. Sens allégorique. Le sens allégorique se tire d’un discours, qui, à le prendre dans son sens propre, signifie toute autre chose : c’est une histoire qui est l’image d’une autre histoire, ou de quelqu’autre pensée. Voyez Allégorie.

» L’esprit humain a bien de la peine à demeurer indéterminé sur les causes dont il voit ou dont il ressent les effets ; ainsi lorsqu’il ne connoît pas les causes, il en imagine & le voilà satisfait. Les payens imaginerent d’abord des causes frivoles de la plûpart des effets naturels : l’amour fut l’effet d’une divinité particuliere : Prométhée vola le feu du ciel : Cérès inventa le blé, Bacchus le vin, &c. Les recherches exactes sont trop pénibles, & ne sont pas à la portée de tout le monde. Quoi qu’il en soit, le vulgaire superstitieux, dit le P. Sanadon, poésies d’Hor. t. I. pag. 504, fut la dupe des visionnaires qui inventerent toutes ces fables.

» Dans la suite, quand les payens commencerent à se policer & à faire des réflexions sur ces histoires fabuleuses, il se trouva parmi eux des mystiques, qui en envelopperent les absurdités sous le voile des allégories & des sens figurés, auxquels les premiers auteurs de ces fables n’avoient jamals pensé.

» Il y a des pieces allégoriques en prose & en vers : les auteurs de ces ouvrages ont prétendu qu’on leur donnât un sens allégorique ; mais dans les histoires, & dans les autres ouvrages dans lesquels il ne paroît pas que l’auteur ait songé à l’allégorie, il est inutile d’y en chercher. Il faut que les histoires dont on tire ensuite les allégories, ayent été composées dans la vue de l’allégorie ; autrement les explications allégoriques qu’on leur donne ne prouvent rien, & ne sont que des explications arbitraires dont il est libre à chacun de s’amuser comme il lui plaît, pourvu qu’on n’en tire pas des conséquences dangereuses.

» Quelques auteurs, Indiculus historico-chronologicus, in fabri thesauro, ont trouvé une image des révolutions arrivées à la langue latine, dans la statue que Nabuchodonosor vit en songe ; Dan. ij. 31. ils trouvent dans ce songe une allegorie de ce qui devoit arriver à la langue latine.

» Cette statue étoit extraordinairement grande ; la langue latine n’étoit-elle pas répandue presque par-tout ?

» La tête de cette statue étoit d’or, c’est le siecle d’or de la langue latine ; c’est le tems de Térence, de César, de Cicéron, de Virgile ; en un mot, c’est le siecle d’Auguste.

» La poitrine & les bras de la statue étoient d’argent ; c’est le siecle d’argent de la langue latine ; c’est depuis la mort d’Auguste jusqu’à la mort de l’empereur Trajan, c’est-à-dire jusqu’environ cent ans après Auguste.

» Le ventre & les cuisses de la statue étoient d’airain ; c’est le siecle d’airain de la langue latine, qui comprend depuis la mort de Trajan, jusqu’à la prise de Rome par les Goths, en 410.

» Les jambes de la statue étoient de fer, & les piés partie de fer & partie de terre ; c’est le siecle de fer de la langue latine, pendant lequel les différentes incursions des barbares plongerent les hommes dans une extrème ignorance ; à-peine la langue latine se conserva-t-elle dans le langage de l’Eglise.

» Enfin une pierre abattit la statue ; c’est la langue latine qui cessa d’être une langue vivante.

» C’est ainsi qu’on rapporte tout aux idées dont on est préoccupé.

» Les sens allégoriques ont été autrefois fort à la mode, & ils le sont encore en orient ; on en trouvoit partout jusque dans les nombres. Métrodore de Lampsaque, au rapport de Tatien, avoit tourné Homere tout entier en allégories. On aime mieux aujourd’hui la réalité du sens littéral. Les explications mystiques de l’Ecriture-sainte qui ne sont point fixées par les apôtres, ni établies clairement par la revélation, sont sujettes à des illusions qui menent au fanatisme. Voyez Huet, Origenianor. lib. II. quæst. 13. pag. 171. & le livre intitulé, Traité du sens littéral & du sens mystique, selon la doctrine des peres.

» 3. Sens anagogique. Le sens anagogique n’est guere en usage que lorsqu’il s’agit de différens sens de l’Ecriture-sainte. Ce mot anagogique vient du grec ἀναγωγὴ, qui veut dire élévation : ἀνὰ, dans la composition des mots, signifie souvent au-dessus, en-haut, ἀγωγὴ veut dire conduite ; de ἄγω, je conduis : ainsi le sens anagogique de l’Ecriture-sainte est un sens mystique qui éleve l’esprit aux objets célestes & divins de la vie éternelle dont les saints jouissent dans le ciel.

» Le sens littéral est le fondement des autres sens de l’Ecriture-sainte. Si les explications qu’on en donne ont rapport aux mœurs, c’est le sens moral.

» Si les explications des passages de l’ancien Testament regardent l’Eglise & les mysteres de notre religion par analogie ou ressemblance, c’est le sens allégorique ; ainsi le sacrifice de l’agneau pascal, le serpent d’airain élevé dans le desert, étoient autant de figures du sacrifice de la croix.

» Enfin lorsque ces explications regardent l’Eglise triomphante & la vie des bienheureux dans le ciel, c’est le sens anagogique ; c’est ainsi que le sabbat des Juifs est regardé comme l’image du repos éternel des bienheureux. Ces différens sens qui ne sont point le sens littéral, ni le sens moral, s’appellent aussi en général Sens tropologique, c’est-à-dire sens figuré. Mais, comme je l’ai déja remarqué, il faut suivre dans le sens allégorique & dans le sens anagogique ce que la révélation nous en apprend, & s’appliquer sur-tout à l’intelligence du sens littéral, qui est la regle infaillible de ce que nous devons croire & pratiquer pour être sauvés ».

VIII. Sens adapté. C’est encore M. du Marsais qui va nous instruire, Ib. art. x.

« Quelquefois on se sert des paroles de l’Ecriture-sainte ou de quelque auteur profane, pour en faire une application particuliere qui convient au sujet dont on veut parler, mais qui n’est pas le sens naturel & littéral de l’auteur dont on les emprunte ; c’est ce qu’on appelle sensus accommodatitius, sens adapté.

» Dans les panégyriques des saints & dans les oraisons funebres, le texte du discours est pris ordinairement dans le sens dont nous parlons. M. Fléchier, dans son oraison funebre de M. de Turenne, applique à son héros ce qui est dit dans l’Ecriture à l’occasion de Judas Machabée qui fut tué dans une bataille.

» Le pere le Jeune de l’oratoire, fameux missionnaire, s’appelloit Jean ; il étoit devenu aveugle : il fut nommé pour prêcher le carême à Marseille aux Acoules ; voici le texte de son premier sermon : Fuit homo missus à Deo, cui nomen erat Joannes ; non erat ille lux, sed ut testimoniom perhiberet de lumine, Joan. j. 6. On voit qu’il faisoit allusion à son nom & à son aveuglement.

» Il y a quelques passages des auteurs profanes qui sont comme passés en proverbes, & auxquels on donne communément un sens détourné, qui n’est pas précisément le même sens que celui qu’ils ont dans l’auteur d’où ils sont tirés ; en voici des exemples :

» 1. Quand on veut animer un jeune homme à faire parade de ce qu’il sait, ou blâmer un savant de ce qu’il se tient dans l’obscurité, on lui dit ce vers de Perse, sat. j. 27. Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter. Toute votre science n’est rien, si les autres ne savent pas combien vous êtes savant. La pensée de Perse est pourtant de blâmer ceux qui n’étudient que pour faire ensuite parade de ce qu’ils savent :

En pallor, seniumque : o mores ! usque adeone
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ?


» Il y a une interrogation & une surprise dans le texte, & l’on cite le vers dans un sens absolu.

» 2. On dit d’un homme qui parle avec emphase, d’un style ampoulé & recherché, que

Projicit ampullas & sesquipedalia verba :


» il jette, il fait sortir de sa bouche des paroles enflées & des mots d’un pié & demi. Cependant ce vers a un sens tout contraire dans Horace, Art poët. 97. La tragédie, dit ce poëte, ne s’exprime pas toujours d’un style pompeux & élevé : Télephe & Pélée, tous deux pauvres, tous deux chassés de leurs pays, ne doivent pas recourir à des termes enflés, ni se servir de grands mots : il faut qu’ils fassent parler leur douleur d’un style simple & naturel, s’ils veulent nous toucher, & que nous nous intéressions à leur mauvaise fortune ; ainsi projicit, dans Horace, veut dire il rejette.

Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri
Telephus & Peleus, cum pauper & exul uterque
Projicit ampullas & sesquipedalia verba,
Si curat cor spectantis tetigisse querelâ
.

» M. Boileau, Art poétiq. ch. III. nous donne le même précepte :

Que devant Troie en flamme, Hécube desolée
Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée.

» Cette remarque, qui se trouve dans la plûpart des commentateurs d’Horace, ne devoit point échapper aux auteurs des dictionnaires sur le mot projicere.

» 3. Souvent pour excuser les fautes d’un habile homme, on cite ce mot d’Horace, Art poét. 359. Quandoque bonus dormitat Homerus ; comme si Horace avoit voulu dire que le bon Homere s’endort quelquefois. Mais quandoque est là pour quandocumque, (toutes les fois que) ; & bonus est pris en bonne part. Je suis fâché, dit Horace, toutes les fois que je m’apperçois qu’Homere, cet excellent poëte, s’endort, se néglige, ne se soutient pas.

Indignor quandoque bonus dormitat Homerus.

» M. Danet s’est trompé dans l’explication qu’il donne de ce passage dans son dictionnaire latin-françois sur ce mot quandoque.

» 4. Enfin pour s’excuser quand on est tombé dans quelque faute, on cite ce vers de Térence, Heaut. I. j. 25.

Homo sum, humani nihil à me alienum puto,


» comme si Térence avoit voulu dire, je suis homme, je ne suis point exempt des foiblesses de l’humanité ; ce n’est pas là le sens de Térence. Chrémès, touché de l’affliction où il voit Ménédème son voisin, vient lui demander quelle peut être la cause de son chagrin, & des peines qu’il se donne : Ménédème lui dit brusquement, qu’il faut qu’il ait bien du loisir pour venir se mêler des affaires d’autrui. Je suis homme, répond tranquillement Chrémès ; rien de tout ce qui regarde les autres hommes n’est étranger pour moi, je m’intéresse à tout ce qui regarde mon prochain.

» On doit s’étonner, dit madame Dacier, que ce vers ait été si mal entendu, après ce que Cicéron en a dit dans le premier livre des Offices.

» Voici les paroles de Cicéron, I. Offic. n. 29. à lin. IX. Est enim difficilis cura rerum alienarum, quanquam Terentianus ille Chremes humani nihil à se alienum putat. J’ajouterai un passage de Séneque, qui est un commentaire encore plus clair de ces paroles de Térence. Séneque ce philosophe payen, explique dans une de ses lettres comment les hommes doivent honorer la majesté des dieux : il dit que ce n’est qu’en croyant à eux, en pratiquant de bonnes œuvres, & en tâchant de les imiter dans leurs perfections, qu’on peut leur rendre un culte agréable ; il parle ensuite de ce que les hommes se doivent les uns aux autres. Nous devons tous nous regarder, dit-il, comme étant les membres d’un grand corps ; la nature nous a tirés de la même source, & par-là nous a tous faits parens les uns des autres ; c’est elle qui a établi l’équité & la justice. Selon l’institution de la nature, on est plus à plaindre quand on nuit aux autres, que quand on en reçoit du dommage. La nature nous a donné des mains pour nous aider les uns les autres ; ainsi ayons toujours dans la bouche & dans le cœur ce vers de Térence ; je suis homme, rien de tout ce qui regarde les hommes n’est étranger pour moi ».

Membra sumus corporis magni, natura nos cognatos edidit, cùm ex iisdem & in idem gigneret. Hæc nobis amorem indidit mutuum & sociabiles fecit ; illa æquum justumque composuit : ex illius constitutione miserius est nocere quam lœdi ; & illius imperio paratæ sunt ad juvandum manus. Iste versus & in pectore & in ore sit, Homo sum, humani nihil à me alienum puto. Habeamus in commune, quod nati sumus, Sénec. ep. xcv.

« Il est vrai en général que les citations & les applications doivent être justes autant qu’il est possible, puisqu’autrement elles ne prouvent rien, & ne servent qu’à montrer une fausse érudition : mais il y auroit du rigorisme à condamner tout sens adapté.

» Il y a bien de la différence entre rapporter un passage comme une autorité qui prouve, ou simplement comme des paroles connues, auxquelles on donne un sens nouveau qui convient au sujet dont on veut parler : dans le premier cas, il faut conserver le sens de l’auteur ; mais dans le second cas, les passages auxquels on donne un sens différent de celui qu’ils ont dans leur auteur, sont regardés comme autant de parodies, & comme une sorte de jeu dont il est souvent permis de faire usage ».

IX. Sens louche, Sens équivoque. Le sens louche naît plutôt de la disposition particuliere des mots qui entrent dans une phrase, que de ce que les termes en sont équivoques en soi. Ainsi ce seroit plutôt la phrase qui devroit être appellée louche, si l’on vouloit s’en tenir au sens littéral de la métaphore : « car, dit M. du Marsais, Trop. part. III. art. vj. comme les personnes louches paroissent regarder d’un côté pendant qu’elles regardent d’un autre, de même dans les constructions louches, les mots semblent avoir un certain rapport pendant qu’ils en ont un autre » : par conséquent c’est la phrase même qui a le vice d’être louche ; & comme les objets vus par les personnes louches ne sont point louches pour cela, mais seulement incertains à l’égard des autres, de même le sens louche ne peut pas être regardé proprement comme louche, il n’est qu’incertain pour ceux qui entendent ou qui lisent la phrase. Si donc on donne le nom de sens louche à celui qui résulte d’une disposition louche de la phrase, c’est par métonymie que l’on transporte à la chose signifiée le nom métaphorique donné d’abord au signe. Voici un exemple de construction & de sens louche, pris par M. du Marsais, dans cette chanson si connue d’un de nos meilleurs opéra :

Tu sais charmer,
Tu sais desarmer
Le dieu de la guerre :
Le dieu du tonnerre
Se laisse enflammer.

« Le dieu du tonnerre, dit notre grammairien, paroît d’abord être le terme de l’action de charmer & de désarmer, aussi bien que le dieu de la guerre : cependant quand on continue à lire, on voit aisément que le dieu du tonnerre est le nominatif ou le sujet de se laisse enflammer ».

Voici un autre exemple cité par Vaugelas, Rem. 119. « Germanicus, (en parlant d’Alexandre) a égalé sa vertu, & son bonheur n’a jamais eu de pareil…. On appelle cela, dit il, une construction louche, parce qu’elle semble regarder d’un côté, & elle regarde de l’autre ». On voit que ce puriste célebre fait tomber en effet la qualification de louche sur la construction plutôt que sur le sens de la phrase, conformément à ce que j’ai remarqué. « Je sais bien, ajoute-t-il en parlant de ce vice d’élocution, & j’adopte volontiers sa remarque : je sais bien qu’il y aura assez de gens qui nommeront ceci un scrupule & non pas une faute, parce que la lecture de toute la période fait entendre le sens, & ne permet d’en douter ; mais toujours ils ne peuvent pas nier que le lecteur & l’auditeur n’y soient trompés d’abord, & quoiqu’ils ne le soient pas long tems, il est certain qu’ils ne sont pas bien-aises de l’avoir été, & que naturellement on n’aime pas à se méprendre : enfin c’est une imperfection qu’il faut éviter, pour petite qu’elle soit, s’il est vrai qu’il faille toujours faire les choses de la façon la plus parfaite qu’il se peut, sur-tout lorsqu’en matiere de langage il s’agit de la clarté de l’expression ».

Le sens louche naît donc de l’incertitude de la relation grammaticale de quelqu’un des mots qui composent la phrase. Mais que faut-il entendre par un sens équivoque, & quelle en est l’origine ? Car ces deux expressions ne sont pas identiques, quoique M. du Marsais semble les avoir confondues (loc. cit.) Le sens équivoque me paroît venir sur-tout de l’indétermination essentielle à certains mots, lorsqu’ils sont employés de maniere que l’application actuelle n’en est pas fixée avec assez de précision. Tels sont les adjectifs conjonctifs qui & que, & l’adverbe conjonctif donc ; parce que n’ayant par eux-mêmes ni nombre ni genre déterminé, la relation en devient nécessairement douteuse, pour le peu qu’ils ne tiennent pas immédiatement à leur antécédent. Tels sont nos pronoms de la troisieme personne ; il, lui, elle, la, le, les, ils, eux, elles, leur ; parce que tous les objets dont on parle étant de la troisieme personne, il doit y avoir incertitude sur la relation de ces mots, dès qu’il y a dans le même discours plusieurs noms du même genre & du même nombre, si l’on n’a soin de rendre cette relation bien sensible par quelques-uns de ces moyens qui ne manquent guere à ceux qui savent écrire. Tels sont enfin les articles possessifs de la troisieme personne, son, sa, ses, leur, leurs ; & les purs adjectifs possessifs de la même personne, sien, sienne, siens, siennes ; parce que la troisieme personne déterminée à laquelle ils doivent se rapporter, peut être incertaine à leur égard comme à l’égard des pronoms personnels, & pour la même raison.

Je ne cirerai point ici une longue suite d’exemples, je renverrai ceux qui en desirent, à la remarque 547 de Vaugelas, ou ils en trouveront de toutes les especes avec les correctifs qui y conviennent ; mais je finirai par deux observations.

La premiere, c’est que phrase louche & phrase équivoque, sont des expressions, comme je l’ai déja remarqué, synonymes si l’on veut, mais non pas identiques ; elles énoncent le même défaut de netteté, mais elles en indiquent des sources différentes. Phrase amphibologique, est une expression plus générale, qui comprend sous soi les deux premieres, comme le genre comprend les especes ; elle indique encore le même défaut de netteté, mais sans en assigner la cause. Ainsi, les impressions qu’il prit depuis, qu’il tâcha de communiquer aux siens, &c. c’est une phrase louche, parce qu’il semble d’abord qu’on veuille dire, depuis le tems qu’il tâcha, au lieu que depuis est employé absolument, & qu’on a voulu dire, lesquelles il tâcha ; incertitude que l’on auroit levée par un & avant qu’il tâchât. Lisias promit à son pere de n’abandonner jamais ses amis, c’est une phrase équivoque, parce qu’on ne sait s’il s’agit des amis de Lysias, ou de ceux de son pere : toutes deux sont amphibologiques.

La seconde remarque, c’est que M. du Marsais n’a pas dû citer comme une phrase amphibologique, ce vers de la premiere édition du Cid. (III. 6.)

L’amour n’est qu’un plaisir, & l’honneur un devoir.

La construction de cette phrase met nécessairement de niveau l’amour & l’honneur, & présente l’un & l’autre comme également méprisables : en un mot, elle a le même sens que celle-ci.

L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur n’est qu’un devoir.

Il est certain que ce n’étoit pas l’intention de Corneille, & M. du Marsais en convient ; mais la seule chose qui s’ensuive de-là, c’est que ce grand poëte a fait un contre-sens, & non pas une amphibologie ; & l’académie a exprimé le vrai sens de l’auteur, quand elle a dit :

L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.

Il faut donc prendre garde encore de confondre amphibologie & contre-sens : l’amphibologie est dans une phrase qui peut également servir à énoncer plusieurs sens différens, & que rien de ce qui la constitue, ne détermine à l’un plutôt qu’à l’autre : le contre-sens est dans une phrase qui ne peut avoir qu’un sens, mais qui auroit dû être construite de maniere à en avoir un autre. Voyez Contre-Sens.

Résumons. La signification est l’idée totale dont un mot est le signe primitif par la décision unanime de l’usage.

L’acception est un aspect particulier sous lequel la signification primitive est envisagée dans une phrase.

Le sens est une autre signification différente de la primitive, qui est entée, pour ainsi dire, sur cette premiere, qui lui est ou analogue ou accessoire, & qui est moins indiquée par le mot même que par sa combinaison avec les autres qui constituent la phrase. C’est pourquoi l’on dit également le sens d’un mot, & le sens d’une phrase ; au lieu qu’on ne dit pas de même la signification ou l’acception d’une phrase. (B. E. R. M.)

Sens, (Métaphysique.) sens est une faculté de l’ame, par laquelle elle apperçoit les objets extérieurs, moyennant quelque action ou impression faite en certaines parties du corps, que l’on appelle les organes des sens, qui communiquent cette impression au cerveau.

Quelques-uns prennent le mot sens dans une plus grande étendue ; ils le définissent une faculté par laquelle l’ame apperçoit les idées ou les images des objets, soit qu’elles lui viennent de dehors, par l’impression des objets mêmes, soit qu’elles soient occasionnées par quelque action de l’ame sur elle-même.

En considerant sous ce point de vûe le mot sens, on en doit distinguer de deux especes, d’extérieurs & d’intérieurs ; qui correspondent aux deux différentes manieres dont les images des objets que nous appercevons, sont occasionnées & présentées à l’esprit, soit immédiatement du dehors, c’est-à-dire, par les cinq sens extérieurs, l’ouie, la vûe, le goût, le tact, & l’odorat ; soit immédiatement du dedans, c’est-à-dire, par les sens internes, tels que l’imagination, la mémoire, l’attention, &c. auxquelles on peut joindre la faim, la soif, la douleur, &c.

Les sens extérieurs sont des moyens par lesquels l’ame a la perception ou prend connoissance des objets extérieurs. Ces moyens peuvent être considérés tant du côté de l’esprit, que du côté du corps. Les moyens du côté de l’esprit sont toujours les mêmes : c’est toujours la même faculté par laquelle on voit, on entend. Les moyens du côté du corps sont aussi différens, que les différens objets qu’il nous importe d’appercevoir. De-là ces differens organes du sentiment ; chacun desquels est constitué de maniere à donner à l’ame quelque représentation & quelque avertissement de l’état des choses extérieures, de leur proximité, de leur convenance, de leur disconvenance, & de leurs autres qualités : & de plus à donner des avis différens, suivant le degré, l’éloignement, ou la proximité du danger ou de l’avantage ; & c’est de-là que viennent les différentes fonctions de ces organes, comme d’entendre, de voir, de sentir ou flairer, de goûter, de toucher.

Un excellent auteur moderne nous donne une notion du sens très-ingénieuse ; selon ses principes, on doit définir le sens une puissance d’appercevoir, ou une puissance de recevoir des idées. En quelques occasions, au lieu de puissance, il aime mieux l’appeller une détermination de l’esprit à recevoir des idées ; il appelle sensations, les idées qui sont ainsi apperçues, ou qui s’élevent dans l’esprit.

Les sens extérieurs sont par conséquent des puissances de recevoir des idées, à la présence des objets extérieurs. En ces occasions on trouve que l’ame est purement passive, & qu’elle n’a point directement la puissance de prévenir la perception ou l’idée, & de la changer ou de la varier à sa réception, pendant tout le tems que le corps continue d’être en état de recevoir les impressions des objets extérieurs.

Quand deux perceptions sont entierement différentes l’une de l’autre, ou qu’elles ne se conviennent que sous l’idée générale de sensation, on désigne par différens sens la puissance qu’a l’ame de recevoir ces différentes perceptions. Ainsi la vue & l’ouie dénotent différentes puissances de recevoir les idées de couleurs & de sons ; & quoique les couleurs comme les sons, ayent entre elles de très-grandes différences ; néanmoins’il y a beaucoup plus de rapport entre les couleurs les plus opposées, qu’entre une couleur & un son : & c’est pourquoi l’on regarde les couleurs comme des perceptions qui appartiennent à un même sens ; tous les sens semblent avoir des organes distingués, excepté celui du toucher, qui est répandu plus ou moins par tout le corps.

Les sens intérieurs sont des puissances ou des déterminations de l’esprit, qui se repose sur certaines idées qui se présentent à nous, lorsque nous appercevons les objets par les sens extérieurs. Il y en a de deux especes différentes, qui sont distinguées par les différens objets de plaisir, c’est-à-dire, par les formes agréables ou belles des objets naturels, & par des actions belles.

En réfléchissant sur nos sens extérieurs, nous voyons évidemment que nos perceptions de plaisir & de douleur, ne dépendent pas directement de notre volonté. Les objets ne nous plaisent pas comme nous le souhaiterions : il y a des objets, dont la présence nous est nécessairement agréable ; & d’autres qui nous déplaisent malgré nous : & nous ne pouvons, par notre propre volonté, recevoir du plaisir & éloigner le mal, qu’en nous procurant la premiere espece d’objets, & qu’en nous mettant à couvert de la derniere. Par la constitution même de notre nature, l’un est occasion du plaisir, & l’autre du mal-être. En effet, nos perceptions sensitives nous affectent bien ou mal, immédiatement, & sans que nous ayons aucune connoissance du sujet de ce bien ou de ce mal, de la maniere dont cela se fait sentir, & des occasions qui le font naître, sans voir l’utilité ou les inconvéniens, dont l’usage de ces objets peut être la cause dans la suite. La connoissance la plus parfaite de ces choses ne changeroit pas le plaisir ou la douleur de la sensation ; quoique cela pût donner un plaisir qui se fait sentir à la raison, très-distinct du plaisir sensible, ou que cela pût causer une joie distincte, par la considération d’un avantage que l’on pourroit attendre de l’objet, ou exciter un sentiment d’aversion, par l’appréhension du mal.

Il n’y a presque point d’objet, dont notre ame s’occupe, qui ne soit une occasion de bien ou de mal-être : ainsi nous nous trouverons agréablement affectés d’une forme réguliere, d’une piece d’architecture ou de peinture, d’un morceau de musique ; & nous sentons intérieurement que ce plaisir nous vient naturellement de la contemplation de l’idée qui est alors présente à notre esprit, avec toutes ses circonstances ; quoique quelques-unes de ces idées ne renferment rien en elles de ce que nous appellons perception sensible ; & dans celles qui le renferment, le plaisir vient de quelque uniformité, ordre, arrangement ou imitation, & non pas des simples idées de couleur, de son.

Il paroît qu’il s’ensuit de-là, que, quand l’instruction, l’éducation, ou quelque préjugé, nous fait naître des desirs ou des répugnances par rapport à un objet ; ce desir ou cette aversion sont fondés sur l’opinion de quelque perfection ou de quelque défaut, que nous imaginons dans ces qualités. Par conséquent, si quelqu’un privé du sens de la vue, est affecté du desir de beauté, ce desir doit naître de ce qu’il sent quelque régularité dans la figure, quelque grace dans la voix, quelque douceur, quelque mollesse, ou quelques autres qualités, qui ne sont perceptibles que par les sens différens de la vue, sans aucun rapport aux idées de couleur.

Le seul plaisir de sentiment, que nos philosophes semblent considérer, est celui qui accompagne les simples idées de sensation. Mais il y a un très-grand nombre de sentimens agréables, dans ces idées complexes des objets, auxquels nous donnons les noms de beaux & d’harmonieux ; que l’on appelle ces idée de beauté & d’harmonie, des perceptions des sens extérieurs de la vue & de l’ouie, ou non, cela n’y fait rien : on devroit plutôt les appeller un sens interne, ou un sentiment intérieur, ne fut-ce seulement que pour les distinguer des autres sensations de la vue & de l’ouie, que l’on peut avoir sans aucune perception de beauté & d’harmonie.

Ici se présente une question, savoir, si les sens sont pour nous une regle de vérité. Cela dépend de la maniere dont nous les envisageons. Quand nous voulons donner aux autres la plus grande preuve qu’ils attendent de nous touchant la vérité d’une chose, nous disons que nous l’avons vue de nos yeux ; & si l’on suppose que nous l’avons vue en effet, on ne peut manquer d’y ajouter foi ; le témoignage des sens est donc par cet endroit une premiere vérité, puisqu’alors il tient lieu de premier principe, sans qu’on remonte, ou qu’on pense vouloir remonter plus haut : c’est de quoi tous conviennent unanimement. D’un autre côté, tous conviennent aussi que les sens sont trompeurs ; & l’expérience ne permet pas d’en douter. Cependant si nous sommes certains d’une chose dès-là que nous l’avons vue, comment le sens de la vue peut-il nous tromper ; & s’il peut nous tromper, comment sommes-nous certains d’une chose pour l’avoir vue ?

La réponse ordinaire à cette difficulté, c’est que notre vue & nos sens nous peuvent tromper, quand ils ne sont pas exercés avec les conditions requises ; savoir que l’organe soit bien disposé, & que l’objet soit dans une juste distance. Mais ce n’est rien dire là. En effet, à quoi sert de marquer pour des regles qui justifient le témoignage de nos sens, des conditions que nous ne saurions nous-mêmes justifier, pour savoir quand elles se rencontrent ? Quelle regle infaillible me donne-t-on pour juger que l’organe de ma vue, de mon ouïe, de mon odorat, est actuellement bien disposé ? Nos organes ne nous donnent une certitude parfaite que quand ils sont parfaitement formés ; mais ils ne le sont que pour des tempéramens parfaits ; & comme ceux-ci sont très-rares, il s’ensuit qu’il n’est presque aucun de nos organes qui ne soit défectueux par quelque endroit.

Cependant quelque évidente que cette conclusion paroisse, elle ne détruit point une autre vérité, savoir que l’on est certain de ce que l’on voit. Cette contrariété montre qu’on a laissé ici quelque chose à démêler, puisqu’une maxime sensée ne sauroit être contraire à une maxime sensée. Pour developper la chose, examinons en quoi nos sens ne sont point regle de vérité, & en quoi ils le sont.

1°. Nos sens ne nous apprennent point en quoi consiste cette disposition des corps appellée qualité, qui fait telle impression sur moi. J’apperçois évidemment qu’il se trouve dans un tel corps une disposition qui cause en moi le sentiment de chaleur & de pesanteur ; mais cette disposition, dans ce qu’elle est en elle-même, échappe ordinairement à mes sens, & souvent même à ma raison. J’entrevois qu’avec certain arrangement & certain mouvement dans les plus petites parties de ce corps, il se trouve de la convenance entre ce corps & l’impression qu’il fait sur moi. Ainsi je conjecture que la faculté qu’a le soleil d’exciter en moi un sentiment de lumiere, consiste dans certain mouvement ou impulsion de petits corps au-travers des pores de l’air vers la rétine de mon œil ; mais c’est cette faculté même, où mes yeux ne voyent goutte, & où ma raison ne voit guere davantage.

2°. Les sens ne nous rendent aucun témoignage d’un nombre infini de dispositions même antérieures qui se trouvent dans les objets, & qui surpassent la sagacité de notre vue, de notre ouïe, de notre odorat. La chose se vérifie manifestement par les microscopes ; ils nous ont fait découvrir dans l’objet de la vue une infinité de dispositions extérieures, qui marquent une égale différence dans les parties intérieures, & qui forment autant de différentes qualités. Des microscopes plus parfaits nous feroient découvrir d’autres dispositions, dont nous n’avons ni la perception ni l’idée.

3°. Les sens ne nous apprennent point l’impression précise qui se fait par leur canal en d’autres hommes que nous. Ces effets dépendent de la disposition de nos organes, laquelle est à-peu-près aussi différente dans les hommes que leurs tempéramens ou leurs visages ; une même qualité extérieure doit faire aussi différentes impressions de sensation en différens hommes : c’est ce que l’on voit tous les jours La même liqueur cause dans moi une sensation desagréable, & dans une autre une sensation agréable ; je ne puis donc m’assurer que tel corps fasse précisément sur tout autre que moi, l’impression qu’il fait sur moi-même. Je ne puis savoir aussi si ce qui est couleur blanche pour moi, n’est point du rouge pour un autre que pour moi.

4°. La raison & l’expérience nous apprenant que les corps sont dans un mouvement ou changement continuel, quoique souvent imperceptible dans leurs plus petites parties, nous ne pouvons juger sûrement qu’un corps d’un jour à l’autre ait précisément la même qualité, ou la même disposition à faire l’impression qu’il faisoit auparavant sur nous ; de son côté il lui arrive de l’altération, & il m’en arrive du mien. Je pourrai bien m’appercevoir du changement d’impression, mais de savoir à quoi il faut l’attribuer, si c’est à l’objet ou à moi, c’est ce que je ne puis faire par le seul témoignage de l’organe de mes sens.

5°. Nous ne pouvons juger par les sens ni de la grandeur absolue des corps, ni de leur mouvement absolu. La raison en est bien claire. Comme nos yeux ne sont point disposés de la même façon, nous ne devons pas avoir la même idée sensible de l’étendue d’un corps. Nous devons considérer que nos yeux ne sont que des lunettes naturelles, que leurs humeurs font le même effet que les verres dans les lunettes, & que selon la situation qu’ils gardent entr’eux, & selon la figure du crystallin & de son éloignement de la rétine, nous voyons les objets différemment ; de sorte qu’on ne peut pas assurer qu’il y ait au monde deux hommes qui les voyent précisément de la même grandeur, ou composés de semblables parties, puisqu’on ne peut pas assurer que leurs yeux soient tout à-fait semblables. Une conséquence aussi naturelle, c’est que nous ne pouvons connoître la grandeur véritable ou absolue des mouvemens du corps, mais seulement le rapport que ces mouvemens ont les uns avec les autres. Il est constant que nous ne saurions juger de la grandeur d’un mouvement d’un corps que par la longueur de l’espace que ce même corps a parcouru. Ainsi puisque nos yeux ne nous font point voir la véritable longueur de l’espace parcouru, il s’ensuit qu’ils ne peuvent pas nous faire connoitre la véritable grandeur du mouvement.

Voyons maintenant ce qui peut nous tenir lieu de premieres vérités dans le témoignage de nos sens. On peut réduire principalement à trois chefs les premieres vérités dont nos sens nous instruisent. 1°. Ils rapportent toujours très-fidelement ce qui leur paroit. 2°. Ce qui leur paroit est presque toujours conforme à la vérité dans les choses qu’il importe aux hommes en général de savoir, à moins qu’il ne s’offre quelque sujet raisonnable d’en douter. 3°. On peut discerner aisément quand le témoignage des sens est douteux, par les réflexions que nous marquerons.

1°. Les sens rapportent toujours fidellement ce qui leur paroît ; la chose est manifeste, puisque ce sont des facultés naturelles qui agissent par l’impression nécessaire des objets, à laquelle le rapport des sens est toujours conforme. L’œil placé sur un vaisseau qui avance avec rapidité, rapporte qu’il lui paroît que le rivage avance du côté opposé ; c’est ce qui lui doit paroître : car dans les circonstances l’œil reçoit les mêmes impressions que si le rivage & le vaisseau avançoient chacun d’un côté opposé, comme l’enseignent & les observations de la Physique, & les regles de l’Optique. A prendre la chose de ce biais, jamais les sens ne nous trompent ; c’est nous qui nous trompons par notre imprudence, sur leur rapport fidele. Leur fidélité ne consiste pas à avertir l’ame de ce qui est, mais de ce qui leur paroît ; c’est à elle de démêler ce qui en est.

2°. Ce qui paroît à nos sens est presque toujours conforme à la vérité, dans les conjonctures où il s’agit de la conduite & des besoins ordinaires de la vie. Ainsi, par rapport à la nourriture, les sens nous font suffisamment discerner les besoins qui y sont d’usage : ensorte que plus une chose nous est salutaire, plus aussi est grand ordinairement le nombre des sensations différentes qui nous aident à la discerner ; & ce que nous ne discernons pas avec leur secours, c’est ce qui n’appartient plus à nos besoins, mais à notre curiosité.

3°. Le temoignage des sens est infaillible, quand il n’est contredit dans nous ni par notre propre raison, ni par un témoignage précédent des mêmes sens, ni par un témoignage actuel d’un autre de nos sens, ni par le témoignage des sens des autres hommes.

1°. Quand notre raison, instruite d’ailleurs par certains faits & certaines réflexions, nous fait juger manifestement le contraire de ce qui paroît à nos sens, leur témoignage n’est nullement en ce point regle de vérité. Ainsi, bien que le soleil ne paroisse large que de deux piés, & les étoiles d’un pouce de diametre, la raison instruite d’ailleurs par des faits incontestables, & par des connoissances évidentes, nous apprend que ces astres sont infiniment plus grands qu’ils ne nous paroissent.

2°. Quand ce qui paroît actuellement à nos sens est contraire à ce qui leur a autrefois paru ; car on a sujet alors de juger ou que l’objet n’est pas à portée, ou qu’il s’est fait quelque changement soit dans l’objet même, soit dans notre organe : en ces occasions on doit prendre le parti de ne point juger, plûtôt que de juger rien de faux.

L’usage & l’expérience servent à discerner le témoignage des sens. Un enfant qui apperçoit son image sur le bord de l’eau ou dans un miroir, la prend pour un autre enfant qui est dans l’eau ou au-dedans du miroir ; mais l’expérience lui ayant fait porter la main dans l’eau ou sur le miroir, il réforme bientôt le sens de la vûe par celui du toucher, & il se convainc avec le tems qu’il n’y a point d’enfant à l’endroit où il croyoit le voir. Il arrive encore à un indien dans le pays duquel il ne gele point, de prendre d’abord en ces pays-ci un morceau de glace pour une pierre ; mais l’expérience lui ayant fait voir le morceau de glace qui se fond en eau, il réforme aussi-tôt le sens du toucher par la vûe.

La troisieme regle est quand ce qui paroît à nos sens est contraire à ce qui paroît aux sens des autres hommes, que nous avons sujet de croire aussi-bien organisés que nous. Si mes yeux me font un rapport contraire à celui des yeux de tous les autres, je dois croire que c’est moi plûtôt qui suis en particulier trompé, que non pas eux tous en général : autrement ce seroit la nature qui meneroit au faux le plus grand nombre des hommes ; ce qu’on ne peut juger raisonnablement. Voyez logique du P. Buffier, à l’article des premieres vérités.

Quelques philosophes, continue le même auteur que nous venons de citer, se sont occupés à montrer que nos yeux nous portent continuellement à l’erreur, parce que leur rapport est ordinairement faux sur la véritable grandeur ; mais je demanderois volontiers à ces philosophes si les yeux nous ont été donnés pour nous faire absolument juger de la grandeur des objets ? Qui ne sait que son objet propre & particulier sont les couleurs ? Il est vrai que par accident, selon les angles différens que font sur la rétine les rayons de la lumiere, l’esprit prend occasion de former un jugement de conjectures touchant la distance & la grandeur des objets ; mais ce jugement n’est pas plus du sens de la vûe, que du sens de l’ouie. Ce dernier, par son organe, ne laisse pas aussi de rendre témoignage, comme par accident, à la grandeur & à la distance des corps sonores, puisqu’ils causent dans l’air de plus fortes ou de plus foibles ondulations, dont l’oreille est plus ou moins frappée. Seroit-on bien fondé pour cela à démontrer les erreurs des sens, parce que l’oreille ne nous fait pas juger fort juste de la grandeur & de la distance des objets ? il me semble que non ; parce qu’en ces occasions l’oreille ne fait point la fonction particuliere de l’organe & du sens de l’ouie, mais supplée comme par accident à la fonction du toucher, auquel il appartient proprement d’appercevoir la grandeur & la distance des objets.

C’est de quoi l’usage universel peut nous convaincre. On a établi pour les vraies mesures de la grandeur, les pouces, les piés, les palmes, les coudées, qui sont les parties du corps humain. Bien que l’organe du toucher soit répandu dans toutes les parties du corps, il réside néanmoins plus sensiblement dans la main ; c’est à elle qu’il appartient proprement de mesurer au juste la grandeur, en mesurant par son étendue propre la grandeur de l’objet auquel elle est appliquée. A moins donc que le rapport des yeux sur la grandeur ne soit vérifié par la main, le rapport des yeux sur la grandeur doit passer pour suspect : cependant le sens de la vûe n’en est pas plus trompeur, ni sa fonction plus imparfaite ; parce que d’elle-même & par l’institution directe de la nature, elle ne s’étend qu’au discernement des couleurs, & seulement par accident au discernement de la distance & de la grandeur des objets.

Mais à quoi bon citer ici l’exemple de la mouche, dont les petits yeux verroient les objets d’une grandeur toute autre que ne feroient les yeux d’un éléphant ! Qu’en peut-on conclure ? Si la mouche & l’éléphant avoient de l’intelligence, ils n’auroient pour cela ni l’un ni l’autre une idée fausse de la grandeur ; car toute grandeur étant relative, ils jugeroient chacun de la grandeur des objets sur leur propre étendue, dont ils auroient le sentiment : ils pourroient se dire, cet objet est tant de fois plus ou moins étendu que mon corps, ou que telle partie de mon corps ; & en cela, malgré la différence de leurs yeux, leur jugement sur la grandeur seroit toujours également vrai de côté & d’autre.

C’est aussi ce qui arrive à l’égard des hommes ; quelque différente impression que l’étendue des objets fasse sur leurs yeux, les uns & les autres ont une idée également juste de la grandeur des objets ; parce qu’ils la mesurent chacun de leur côté, au sentiment qu’ils ont de leur propre étendue.

On peut dire de nos sens ce que l’on dit de la raison. Car de même qu’elle ne peut nous tromper, lorsqu’elle est bien dirigée, c’est-à-dire, qu’elle suit la lumiere naturelle que Dieu lui a donnée, qu’elle ne marche qu’à la lueur de l’évidence, & qu’elle s’arrête là où les idées viennent à lui manquer : ainsi les sens ne peuvent nous tromper, lorsqu’ils agissent de concert, qu’ils se prêtent des secours mutuels, & qu’ils s’aident sur-tout de l’expérience. C’est elle sur-tout qui nous prémunit contre bien des erreurs, que les sens seuls occasionneroient. Ce n’est que par un long usage, que nous apprenons à juger des distances par la vue ; & cela en examinant par le tact les corps que nous voyons, & en observant ces corps placés à différentes distances & de différentes manieres, pendant que nous savons que ces corps n’éprouvent aucun changement.

Tous les hommes ont appris cet art, dès leur premiere enfance ; ils sont continuellement obligés de faire attention à la distance des objets ; & ils apprennent insensiblement à en juger, & dans la suite, ils se persuadent, que ce qui est l’effet d’un long exercice, est un don de la nature. La maniere dont se fait la vision, prouve bien que la faculté de juger des objets que nous voyons, est un art, qu’on apprend par l’usage & par l’expérience. S’il reste quelque doute sur ce point, il sera bientôt détruit par l’exemple d’un jeune homme d’environ quatorze ans, qui né aveugle, vit la lumiere pour la premiere fois. Voici l’histoire telle qu’elle est rapportée par M. de Voltaire.

« En 1729, M. Chiselden, un de ces fameux chirurgiens qui joignent l’adresse de la main aux plus grandes lumieres de l’esprit, ayant imaginé qu’on pouvoit donner la vue à un aveugle né, en lui abaissant ce qu’on appelle des cataractes, qu’il soupçonnoit formées dans ses yeux presqu’au moment de sa naissance, il proposa l’opération. L’aveugle eut de la peine à y consentir. Il ne concevoit pas trop que le sens de la vue pût beaucoup augmenter ses plaisirs. Sans l’envie qu’on lui inspira d’apprendre à lire & à écrire, il n’eût point desiré de voir. Quoi qu’il en soit, l’opération en fut faire & réussit. Le jeune homme d’environ 14 ans, vil la lumiere pour la premiere fois. Son expérience confirma tout ce que Loke & Barclai avoient si bien prévu. Il ne distingua de long-tems ni grandeurs, ni distances, ni situations, ni même figures. Un objet d’un pouce mis devant son œil, & qui lui cachoit une maison, lui paroissoit aussi grand que la maison. Tout ce qu’il voyoit, lui sembloit d’abord être sur ses yeux, & les toucher comme les objets du tact touchent la peau. Il ne pouvoit distinguer ce qu’il avoit jugé rond à l’aide de ses mains, d’avec ce qu’il avoit jugé angulaire, ni discerner avec ses yeux, si ce que ses mains avoient senti être en haut ou en bas, étoit en effet en haut ou en bas. Il étoit si loin de connoître les grandeurs, qu’après avoir enfin conçu par la vue que sa maison étoit plus grande que sa chambre, il ne concevoit pas comment la vue pouvoit donner cette idée. Ce ne fut qu’au bout de deux mois d’expérience, qu’il put appercevoir que les tableaux représentoient des corps solides ; & lorsqu’après ce long tatonnement d’un sens nouveau en lui, il eut senti que des corps & non des surfaces seules, étoient peints dans les tableaux ; il y porta la main, & fut étonné de ne point trouver avec ses mains ces corps solides, dont il commençoit à appercevoir les représentations. Il demandoit quel étoit le trompeur, du sens du toucher, ou du sens de la vue. »

Si au témoignage des sens, nous ajoutons l’analogie, nous y trouverons une nouvelle preuve de la vérité des choses. L’analogie a pour fondement ce principe extrêmement simple, que l’univers est gouverné par des lois générales & constantes. C’est en vertu de ce raisonnement que nous admettons la regle suivante, que des effets semblables ont les mêmes causes.

L’utilité de l’analogie consiste en ce qu’elle nous épargne mille discussions inutiles, que nous serions obligés de répéter sur chaque corps en particulier. Il suffit que nous sachions que tout est gouverné par des lois générales & constantes, pour être bien fondés à croire, que les corps qui nous paroissent semblables ont les mêmes propriétés, que les fruits d’un même arbre ont le même goût, &c. La certitude qui accompagne l’analogie retombe sur les sens mêmes, qui lui prêtent tous les raisonnemens qu’elle déduit.

En parlant de la connoissance, nous avons dit, que sans le secours des sens, les hommes ne pourroient acquérir aucune connoissance des choses corporelles ; mais nous avons en même tems observé, que les seuls sens ne leur suffisoient pas, n’y ayant point d’homme au monde qui puisse examiner par lui-même toutes les choses qui lui sont nécessaires à la vie ; que, par conséquent, dans un nombre infini d’occasions, ils avoient besoin de s’instruire les uns les autres, & de s’en rapporter à leurs observations mutuelles ; qu’autrement ils ne pourroient tirer aucune utilité de la plupart des choses que Dieu leur a accordées. D’où nous avons conclu, que Dieu a voulu que le témoignage, quand il seroit revêtu de certaines conditions, fut aussi une marque de la vérité. Or, si le témoignage dans certaines circonstances est infaillible, les sens doivent l’être aussi, puisque le témoignage est fondé sur les sens. Ainsi prouver que le témoignage des hommes en certaines circonstances, est une regle sûre de vérité, c’est prouver la même chose par rapport aux sens, sur lesquels il est nécessairement appuyé.

Sens commun ; par le sens commun on entend la disposition que la nature a mise dans tous les hommes, ou manifestement dans la plûpart d’entr’eux, pour leur faire porter, quand ils ont atteint l’usage de la raison, un jugement commun & uniforme, sur des objets différens du sentiment intime de leur propre perception ; jugement qui n’est point la conséquence d’aucun principe antérieur. Si l’on veut des exemples de jugemens qui se vérifient principalement par la regle & par la force du sens commun, on peut, ce semble, citer les suivans.

1°. Il y a d’autres êtres, & d’autres hommes que moi au monde.

2°. Il y a quelque chose qui s’appelle vérité, sagesse, prudence ; & c’est quelque chose qui n’est pas purement arbitraire.

3°. Il se trouve dans moi quelque chose que j’appelle intelligence, & quelque chose qui n’est point intelligence & qu’on appelle corps.

4°. Tous les hommes ne sont point d’accord à me tromper, & à m’en faire accroire.

5°. Ce qui n’est point intelligence ne sauroit produire tous les effets de l’intelligence, ni des parcelles de matiere remuées au hasard former un ouvrage d’un ordre & d’un mouvement régulier, tel qu’un horloge.

Tous ces jugemens, qui nous sont dictés par le sens commun, sont des regles de vérité aussi réelles & aussi sûres que la regle tirée du sentiment intime de notre propre perception ; non pas qu’elle emporte notre esprit avec la même vivacité de clarté, mais avec la même nécessité de consentement. Comme il m’est impossible de juger que je ne pense pas, lorsque je pense actuellement ; il m’est également impossible de juger sérieusement que je sois le seul être au monde ; que tous les hommes ont conspiré à me tromper dans tout ce qu’ils disent ; qu’un ouvrage de l’industrie humaine, tel qu’un horloge qui montre régulierement les heures, est le pur effet du hasard.

Cependant il faut avouer qu’entre le genre des premieres vérités tirées du sentiment intime, & tout autre genre de premieres vérités, il se trouve une différence ; c’est qu’à l’égard du premier on ne peut imaginer qu’il soit susceptible d’aucune ombre de doute ; & qu’à l’égard des autres, on peut alléguer qu’ils n’ont pas une évidence du genre suprème d’évidence. Mais il faut se souvenir que ces premieres vérités qui ne sont pas du premier genre, ne tombant que sur des objets hors de nous, elles ne peuvent faire une impression aussi vive sur nous, que celles dont l’objet est en nous-mêmes : de sorte que pour nier les premieres, il faudroit être hors de soi ; & pour nier les autres, il ne faut qu’être hors de la raison.

C’est une maxime parmi les sages, direz-vous, & comme une premiere vérité dans la morale, que la vérité n’est point pour la multitude. Ainsi il ne paroît pas judicieux d’établir une regle de vérité sur ce qui est jugé vrai par le plus grand nombre. Donc le sens commun n’est point une regle infaillible de la vérité.

Je réponds qu’une vérité précise & métaphysique ne se mesure pas à des maximes communes, dont la vérité est toujours sujette à différentes exceptions : témoin la maxime qui avance, que la voix du peuple est la voix de Dieu. Il s’en faut bien qu’elle soit universellement vraie ; bien qu’elle se vérifie à-peu-près aussi souvent que celle qu’on voudroit objecter, que la vérité n’est point pour la multitude. Dans le sujet même dont il s’agit, touchant les premiers principes, cette derniere maxime doit passer absolument pour être fausse. En effet, si les premieres vérités n’étoient répandues dans l’esprit de tous les hommes, il seroit impossible de les faire convenir de rien, puisqu’ils auroient des principes différens sur toutes sortes de sujets. Lors donc qu’il est vrai de dire que la vérité n’est point pour la multitude, on entend une sorte de vérité, qui, pour être apperçue, suppose une attention, une capacité & une expérience particulieres, prérogatives qui ne sont pas pour la multitude. Mais est-il question de premiere vérité, tous sont philosophes à cet égard. Le philosophe contemplatif avec tous ses raisonnemens n’est pas plus parfaitement convaincu qu’il existe & qu’il pense, que l’esprit le plus médiocre & le plus simple. Dans les choses où il faut des connoissances acquises par le raisonnement, & des réflexions particulieres, qui supposent certaines expériences que tous ne sont pas capables de faire, un philosophe est plus croyable qu’un autre homme : mais dans une chose d’une expérience manifeste, & d’un sentiment commun à tous les hommes, tous à cet égard deviennent philosophes : de sorte que dans les premiers principes de la nature & du sens commun, un philosophe opposé au reste du genre humain, est un philosophe opposé à cent mille autres philosophes ; parce qu’ils sont aussi bien que lui instruits des premiers principes de nos sentimens communs. Je dis plus ; l’ordinaire des hommes est plus croyable en certaines choses que plusieurs philosophes ; parce que ceux-là n’ont point cherché à forcer ou à défigurer les sentimens & les jugemens, que la nature inspire universellement à tous les hommes.

Le sentiment commun des hommes en général, dit-on, est que le soleil n’a pas plus de deux piés de diametre. On répond qu’il n’est pas vrai que le sentiment commun de ceux qui sont à portée de juger de la grandeur du soleil, soit qu’il n’a que deux ou trois piés de diametre. Le peuple le plus grossier s’en rapporte sur ce point au commun, ou à la totalité des philosophes ou des astronomes, plutôt qu’au témoignage de ses propres yeux. Aussi n’a-t-on jamais vu de gens, même parmi le peuple, soutenir sérieusement qu’on avoit tort de croire le soleil plus grand qu’un globe de quatre piés. En effet, s’il s’étoit jamais trouvé quelqu’un assez peu éclairé pour contester là-dessus, la contestation auroit pu cesser au moment même, avec le secours de l’expérience ; faisant regarder au contredisant un objet ordinaire, qui, à proportion de son éloignement, paroît aux yeux incomparablement moins grand, que quand on s’en approche. Ainsi les hommes les plus stupides sont persuadés que leurs propres yeux les trompent sur la vraie étendue des objets. Ce jugement n’est donc pas un sentiment de la nature, puisqu’au contraire il est universellement démenti par le sentiment le plus pur de la nature raisonnable, qui est celui de la réflexion.

Sens moral, (Moral.) nom donné par le savant Hutcheson à cette faculté de notre ame, qui discerne promptement en certains cas le bien & le mal moral par une sorte de sensation & par goût, indépendamment du raisonnement & de la réflexion.

C’est-là ce que les autres moralistes appellent instinct moral, sentiment, espece de penchant ou d’inclination naturelle qui nous porte à approuver certaines choses comme bonnes ou louables, & à en condamner d’autres comme mauvaises & blâmables, indépendamment de toute réflexion.

C’est ainsi, qu’à la vue d’un homme qui souffre, nous avons d’abord un sentiment de compassion, qui nous fait trouver beau & agréable de le secourir. Le premier mouvement, en recevant un bienfait, est d’en savoir gré, & d’en remercier notre bienfaiteur. Le premier & le plus pur mouvement d’un homme envers un autre, en faisant abstraction de toute raison particuliere de haine ou de crainte qu’il pourroit avoir, est un sentiment de bienveillance, comme envers son semblable, avec qui la conformité de nature & de besoins lient. On voit de même que, sans aucun raisonnement, un homme grossier se récrie sur une perfidie comme sur une action noire & injuste qui le blesse. Au contraire, tenir sa parole, reconnoître un bienfait, rendre à chacun ce qui lui est dû, soulager ceux qui souffrent, ce sont-là autant d’actions qu’on ne peut s’empêcher d’approuver & d’estimer, comme étant justes, bonnes, honnêtes & utiles au genre humain. De-là vient que l’esprit se plaît à voir & à entendre de pareils traits d’équité, de bonne-foi, d’humanité & de bénéficence ; le cœur en est touché, attendri. En les lisant dans l’histoire on les admire, & on loue le bonheur d’un siecle, d’une nation, d’une famille où de si beaux exemples se rencontrent. Mais pour les exemples du crime, on ne peut ni les voir, ni en entendre parler sans mépris & sans indignation.

Si l’on demande d’où vient ce mouvement du cœur, qui le porte à aimer certaines actions, & à en détester d’autres sans raisonnement & sans examen, je ne puis dire autre chose, sinon que ce mouvement vient de l’auteur de notre être, qui nous a faits de cette maniere, & qui a voulu que notre nature fût telle, que la différence du bien ou du mal moral nous affectât en certains cas, ainsi que le fait celle du mal physique. C’est donc là une sorte d’instinct, comme la nature nous en a donné plusieurs autres, afin de nous déterminer plus vîte & plus fortement là où la réflexion seroit trop lente. C’est ainsi que nous sommes avertis par une sensation intérieure de nos besoins corporels, pour nous porter à faire promptement & machinalement tout ce que demande notre conservation. Tel est aussi cet instinct qui nous attache à la vie, & ce desir d’être heureux, qui est le grand mobile de nos actions. Telle est encore la tendresse presqu’aveugle, mais très-nécessaire, des peres & des meres pour leurs enfans. Les besoins pressans & indispensables demandoient que l’homme fût conduit par la voie du sentiment, toujours plus vif & plus prompt que n’est le raisonnement.

Dieu donc a jugé à propos d’employer aussi cette voie à l’égard de la conduite morale de l’homme, & cela en imprimant en nous un sentiment ou un goût de vertu & de justice, qui décide de nos premiers mouvemens, & qui supplée heureusement chez la plûpart des hommes au défaut de réflexion ; car combien de gens incapables de réfléchir, & qui sont remplis de ce sentiment de justice ! Il étoit bien utile que le Créateur nous donnât un discernement du bien & du mal, avec l’amour de l’un & l’aversion de l’autre par une sorte de faculté prompte & vive, qui n’eût pas besoin d’attendre les spéculations de l’esprit ; & c’est-là ce que le docteur Hutcheson a nommé judicieusement sens moral. Princip. du droit naturel. (D. J.)

Sens de l’Écriture, (Théolog.) est la signification que présentent ou que renferment les paroles de l’Écriture sainte.

On peut distinguer cinq sens dans l’Ecriture ; 1°. le sens grammatical ; 2°. le sens littéral ou historique ; 3°. le sens allégoriqué ou figuré ; 4°. le sens anagogique ; 5°. le sens tropologique ou moral.

I. Le sens grammatical est celui que les termes du texte présentent à l’esprit, suivant la propre signification des termes. Ainsi quand on dit que Dieu se repent, qu’il se met en colere, qu’il monte, qu’il descend, qu’il a les yeux ouverts & les oreilles attentives, &c. Le sens grammatical conduiroit à croire que Dieu seroit corporel & sujet aux mêmes infirmités que nous, mais comme la foi nous apprend qu’il n’a aucune de nos foiblesses & de nos imperfections, & que la raison même le dicte, on n’en demeure jamais au sens grammatical, & l’on pense avec fondement que les auteurs sacrés n’ont employé ces expressions que pour se proportionner à la foiblesse de notre intelligence.

II. Le sens littéral & historique est celui qui s’attache à l’histoire, au fait, au sens que le récit & les termes de l’Ecriture présentent d’abord à l’esprit. Ainsi, quand on dit qu’Abrabam épousa Agar, qu’il la renvoya ensuite, qu’Isaac naquit de Sara, qu’il reçut la circoncision, &c. tous ces faits pris dans le sens historique & littéral ne disent autre chose sinon ce qui est exprimé dans l’histoire, le mariage d’Abraham avec Agar, la répudiation de celle-ci, la naissance d’Isaac & sa circoncision.

III. Le sens allégorique & figuré est celui qui recherche ce qui est caché sous les termes ou sous l’événement dont il est parlé dans l’histoire. Ainsi le mariage d’Abraham avec Agar, qui fut ensuite répudiée & chassée à cause de son insolence & de celle de son fils, est une figure de la synagogue qui n’a été qu’une esclave, & qui a été reprouvée à cause de son ingratitude & de son infidélité. Sara est la figure de l’Eglise, & Isaac la figure du peuple choisi.

IV. Le sens anagogique ou de convenance, est celui qui rapporte quelques expressions de l’Ecriture à la vie éternelle, à la béatitude, à cause de la conformité ou proportion entre les termes dont on se sert pour exprimer ce qui se passe en ce monde, & ce qui arrivera dans le ciel. Par exemple, à l’occasion du sabbat ou du repos qui étoit recommandé au peuple de Dieu, on parle du repos dont les saints jouissent dans le ciel. A l’occasion de l’entrée des Israelites dans la terre promise, on traite de l’entrée des élus dans la terre des vivans, &c.

V. Le sens moral ou tropologique est celui qui tire des moralités ou des réflexions pour la conduite de la vie & pour la réforme des mœurs, de ce qui est dit & raconté historiquement ou littéralement dans l’Ecriture. Par exemple, à l’occasion de ces paroles du Deutéronome, ch xxv. vers. 4. Vous ne lierez point la bouche du bœuf qui foule le grain, S. Paul dit dans sa premiere épitre aux Cotinthiens, ch. ix. vers. 10. qu’il faut fournir aux prédicateurs & à ceux qui nous instruisent de quoi se nourrir & s’entretenir.

Le sens littéral a pour objet les faits de l’histoire ; l’allégorique, ce que nous croyons, ou les mysteres de notre foi ; l’anagogique, la béatitude & ce qui y a rapport ; le tropologique, le réglement de nos mœurs : ce qu’on a compris dans ces deux vers :

Littera gesta docet : quid credas allegoria ;
Moralis quid agas, quo tendas anagogia.

On peut remarquer les cinq sens dons nous venons de parler dans le seul mot Jérusalem ; selon le sens grammatical il signifie union de paix ; selon le littéral, une ville capitale de Judée ; selon l’allégorique, l’église militante ; selon l’anagogique, l’église triomphante ; selon le moral, l’ame fidele, dont Jerusalem est une espece de figure. Voyez Allégorie, Anagogique, Litteral, Figuré, Mystique, &c.

Tous les théologiens conviennent qu’on ne peut tirer d’argumens directs & concluans en matiere de religion que du seul sens littéral. Jamais, dit S. Jerome, les paraboles & le sens douteux des énigmes, c’est-à-dire, des allégories que chacun imagine à son gré, ne peuvent servir pour établir les dogmes ; & S. Augustin dans son épitre à Vincent le donatiste, reconnoît qu’on ne peut se sonder sur une simple allégorie, à moins qu’on n’ait des témoignages clairs pour expliquer ceux qui sont obscurs. D’ailleurs, comme chacun peur imaginer des sens mystiques, selon sa pénétration ou sa piété, chacun par la même raison a droit de les rejetter ou d’en imaginer de contraires. Il faut cependant observer que dès qu’un sens mystique est autorisé par l’église ou par le concert unanime des peres, ou qu’il suit naturellement du texte, & que l’Ecriture même le favorise, on en peut tirer des preuves & des raisonnemens solides. Mais le plus sur en matiere de controverse est de s’attacher au sens littéral, parce qu’il est fort aise d’abuser du sens allégorique.

Sens externes, (Physiol.) organes corporels, sur lequels les objets extérieurs causent les différentes especes de sensations, que nous appellons le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe, la vûe, &c. L’auteur de l’histoire naturelle de l’homme vous expliquera mieux que moi comment ces différentes especes de sensations parviennent à l’ame. Elles lui sont transmises, nous dit-il, par les nerfs qui forment le jeu de toutes les parties & l’action de tous les membres. Ce sont eux qui sont l’organe immédiat du sentiment qui se diversifie & change, pour ainsi dire, de nature, suivant leur différente disposition ; ensorte que, selon leur nombre, leur finesse, leur arrangement, leur qualité, ils portent à l’ame des especes différentes de manieres de sentir qu’on a distinguées par le nom de sensations, qui semblent n’avoir rien de semblable entr’elles.

Cependant si l’on fait attention que tous ces sens externes ont un sujet commun, & qu’ils ne sont que des membranes nerveuses, différemment étendues, disposées & placées ; que les nerfs sont l’organe général du sentiment ; que, dans le corps animal, nul autre corps que les nerfs n’a cette propriété de produire le sentiment, on sera porté à croire que les sens ayant tous un principe commun, & n’étant que des formes variées de la même substance, n’étant en un mot que des nerfs différemment ordonnés & disposés, les sensations qui en résultent ne sont pas aussi essentiellement différentes entr’elles qu’elle le paroissent.

L’œil doit être regardé comme une expansion du nerf optique, ou plutôt l’œil lui-même n’est que l’épanouissement d’un faisceau de nerfs, qui étant exposé à l’extérieur plus qu’aucun autre nerf, est aussi celui qui a le sentiment le plus vif & le plus délicat ; il sera donc ébranlé par les plus petites parties de la matiere telles que sont celles de la lumiere, & il nous donnera par conséquent une sensation de toutes les substances les plus éloignées, pourvu qu’elles soient capables de produire ou de réfléchir ces petites particules de matiere.

L’oreille qui n’est pas un organe aussi extérieur que l’œil, & dans lequel il n’y a pas un aussi grand épanouissement de nerf, n’aura pas le même degré de sensibilité, & ne pourra pas être affectée par des parties de matieres aussi petites que celles de la lumiere ; mais elle le sera par des parties plus grosses qui sont celles qui forment le son, & nous donnera encore une sensation des choses éloignées, qui pourront mettre en mouvement ces parties de matieres. Comme elles sont beaucoup plus grosses que celles de la lumiere & qu’elles ont moins de vîtesse, elles ne pourront s’étendre qu’à de petites distances, & par conséquent l’oreille ne nous donnera la sensation que de choses beaucoup moins éloignées que celles dont l’œil nous donne la sensation.

La membrane qui est le siege de l’odorat étant encore moins fournie de nerfs que celle qui fait le siege de l’ouïe, elle ne nous donnera la sensation que des parties de matiere qui sont plus grosses & moins éloignées, telles que sont les particules odorantes des corps qui sont probablement celles de l’huile essentielle, qui s’en exhale & surnage, pour ainsi dire, dans l’air.

Comme les nerfs sont encore en moindre quantité & plus grossiers sur le palais & sur la langue, les particules odorantes ne sont pas assez fortes pour ébranler cet organe ; il faut que les parties huileuses & salines se détachent des autres corps, & s’arrêtent sur la langue pour produire la sensation qu’on appelle le goût, & qui differe principalement de l’odorat, parce que ce dernier sens nous donne la sensation des choses à une certaine distance, & que le goût ne peut la donner que par une espece de contact, qui s’opere au moyen de la fonte de certaines parties de matieres, telles que les sels, les huiles, &c.

Enfin, comme les nerfs sont le plus divisés qu’il est possible & qu’ils sont très-légerement parsemés dans la peau, aucune partie aussi petite que celles qui forment la lumiere, les sons, les odeurs, les saveurs, ne pourra les ébranler, ni les affecter d’une maniere sensible, & il faudra de très-grosses parties de matiere, c’est-à-dire des corps solides, pour qu’ils puissent en être affectés. Aussi le sens du toucher ne nous donne aucune sensation des choses éloignées, mais seulement de celles dont le contact est immédiat.

Il paroît donc que la différence qui est entre nos sens vient de la position plus ou moins extérieure des nerfs, de leur vêtement, de leur exilité, de leur quantité plus ou moins grande, de leur épanouissement dans les différentes parties qui constituent les organes. C’est par cette raison qu’un nerf ébranlé par un coup, ou découvert par une blessure, nous donne souvent la sensation de la lumiere, sans que l’œil y ait part ; comme on a souvent aussi par la même cause des tintemens & des sensations des sons, quoique l’oreille ne soit affectée par rien d’extérieur.

Lorsque les petites particules de la matiere lumineuse & sonore se trouvent réunies en très-grande quantité, elles forment une espece de corps solide qui produit différentes especes de sensations, lesquelles ne paroissent avoir aucun rapport avec les premieres ; car toutes les fois que les parties qui composent la lumiere sont en très-grande quantité, elles affectent non-seulement les yeux, mais aussi toutes les parties nerveuses de la peau ; & elles produisent dans l’œil la sensation de la lumiere ; & dans le reste du corps, la sensation de la chaleur qui est une autre espece de sentiment différent du premier, quoiqu’il soit produit par la même cause.

La chaleur n’est donc que le toucher de la lumiere qui agit comme corps solide, ou comme une masse de matiere en mouvement ; on reconnoît évidemment l’action de cette masse en mouvement, lorsqu’on expose les matieres légeres au foyer d’un bon miroir ardent ; l’action de la lumiere réunie leur communique, avant même que de les échauffer, un mouvement qui les pousse & les déplace ; la chaleur agit donc comme agissent les corps solides sur les autres corps, puisqu’elle est capable de les déplacer en communiquant un mouvement d’impulsion.

De même lorsque les parties sonores se trouvent réunies en très-grande quantité, elles produisent une secousse & un ébranlement très-sensible ; & cet ébranlement est fort différent de l’action du son sur l’oreille. Une violente explosion, un grand coup de tonnerre ébranle les maisons, nous frappe & communique une espece de tremblement à tous les corps voisins ; c’est par cette action des parties sonores qu’une corde en vibration en fait remuer une autre, & c’est par ce toucher du son que nous sentons nous-mêmes, lorsque le bruit est violent, une espece de trémoussement fort différent de la sensation du son par l’oreille, quoiqu’il dépende de la même cause.

Toute la différence qui se trouve dans nos sensations ne vient donc que du nombre plus ou moins grand, & de la position plus ou moins extérieure des nerfs. C’est pourquoi nous ne jugeons des choses que d’après l’impression que les objets font sur eux ; & comme cette impression varie avec nos dispositions, les sens nous en imposent nécessairement : les plus importans ne font souvent que de légeres impressions ; & pour notre malheur, le méchanisme de tout le mouvement de la machine dépend de ces ressorts délicats qui nous échappent.

Cependant les sens nous étoient absolument nécessaires, & pour notre être & pour notre bien-être : ce sont, dit M. le Cat, autant de sentinelles qui nous avertissent de nos besoins & qui veillent à notre conservation. Au milieu des corps utiles & nuisibles qui nous environnent, ce sont autant de portes qui nous sont ouvertes pour communiquer avec les autres êtres, & pour jouir du monde où nous sommes placés. Ils ont enfanté des arts sans nombre pour satisfaire leurs délices, & se garantir des impressions fâcheuses. On a tâché dans cet ouvrage de développer avec briéveté le méchanisme & des arts & des sens ; peut-être même trouvera-t-on qu’on s’y est trop étendu ; mais quand cela seroit vrai, comment résister au torrent des choses curieuses qui s’offrent en foule sur leur compte ; & combien n’en a-t-on pas supprimé avec quelque regret ? Car enfin les arts sont précieux, & les sens offrent le sujet le plus intéressant de la physique, puisque ce sont nos moyens de commerce avec le reste de l’univers.

Ce commerce entre l’univers & nous se fait toujours par une matiere qui affecte quelque organe. Depuis le toucher jusqu’à la vûe, cette matiere est de plus en plus subtile, de plus en plus répandue loin de nous, & par-là de plus en plus capable d’étendre les bornes de notre commerce. Des corps, des liqueurs, des vapeurs, de l’air, de la lumiere, voilà la gradation de ses correspondances ; & les sens par lesquels elles se font nos interpretes & nos gazettiers. Plus leurs nouvelles viennent de loin, plus il faut s’en défier. Le toucher qui est le plus borné des sens est aussi le plus sûr de tous ; le goût & l’odorat le sont encore assez, mais l’ouïe commence à nous tromper très-souvent ; pour la vûe, elle est sujette à tant d’erreurs, que l’industrie des hommes, qui sait tirer avantage de tout, en a composé un art d’en imposer aux yeux ; art admirable, & poussé si loin par les peintres, que nous y aurions peut-être perdu à avoir des sens moins trompeurs. Mais que dire des conjectures dans lesquelles ils nous entraînent ? Par exemple, la lumiere, fluide particulier qui rend les corps visibles, nous fait conjecturer un autre fluide qui les rend pesans, un autre qui les rend électriques, ou qui fait tourner la boussole au nord, &c. Tant de suppositions prouvent assez que ce que les sens nous montrent, est encore tout ce que nous savons de mieux.

Qu’on juge par-là des bornes étroites & du peu de certitude de nos connoissances, qui consistent à voir une partie des choses par des organes infideles & à deviner le reste. D’où vient, direz-vous, cette nature si bonne, si libérale, ne nous a-t-elle pas donné des sens pour toutes ces choses que nous sommes contraints de deviner, par exemple, pour ce fluide qui remue la boussole, pour celui qui donne la vie aux plantes & aux animaux ? C’étoit le plus court moyen de nous rendre savans sur tous ces phénomenes qui deviennent sans cela des énigmes : car enfin les cinq especes de matieres qui sont comme députées vers nous, des états du monde matériel ne peuvent nous en donner qu’une vaine ébauche ; imaginons un souverain qui n’auroit d’autre idée de tous les peuples que celles que lui donneroient un françois, un persan, un égyptien, un créole, un chinois, qui tous cinq seroient sourds & muets ; c’est ainsi tout au-moins que sont toutes ces especes de matieres. En vain la physique moderne fait ses derniers efforts pour interroger ces députés ; quand on supposeroit qu’ils diront un jour tout ce qu’ils sont eux-mêmes, il n’y a pas d’apparence qu’ils disent jamais ce que sont les autres peuples de matiere dont ils ne sont pas.

Le créateur n’a pas voulu nous donner un plus grand nombre de sens ou des sens plus parfaits, pour nous faire connoître ces autres peuples de matiere, ni d’autres modifications dans ceux-mêmes que nous connoissons. Il nous a refusé des aîles, il a fixé la médiocrité de la vûe qui n’apperçoit que les seules surfaces des corps. Mais de plus grandes facultés eussent été inutiles pour notre bonheur & pour tout le système du monde. Accuserons-nous le ciel d’être cruel envers nous & envers nous seuls ?

Le bonheur de l’homme, dit Pope, (qui emprunte pour le peindre, le langage des dieux) le bonheur de l’homme, si l’orgueil ne nous empêchoit point de l’avouer, n’est pas de penser ou d’agir au-delà de l’homme même, d’avoir des puissances de corps & d’esprit, au-delà de ce qui convient à sa nature & à son état. Pourquoi l’homme n’a-t-il point un œil microscopique ? C’est par cette raison bien simple, que l’homme n’est point une mouche. Et quel en seroit l’usage, si l’homme pouvoit considérer un ciron, & que sa vue ne pût s’étendre jusqu’aux cieux ? Quel seroit celui d’un toucher plus délicat, si trop sensible, & toujours tremblant, les douleurs & les agonies s’introduisoient par chaque pore ? D’un odorat plus vif, si les parties volatiles d’une rose, par leurs vibrations dans le cerveau, nous faisoient mourir de peines aromatiques ? D’une oreille plus fine, si la nature se faisoit toujours entendre avec un bruit de tonnere, & qu’on se trouvât étourdi par la musique de ses spheres roulantes ? O combien nous regreterions alors que le ciel nous eût privé du doux bruit des zéphirs & du murmure des ruisseaux ! Qui peut ne pas reconnoitre la bonté & la sagesse de la Providence, également & dans ce qu’elle donne, & dans ce qu’elle refuse ?

Regardons pareillement les sensations qui affligent ou qui enchantent l’ame comme de vrais présens du ciel. Les sensations tristes avertissent l’homme de se mettre en garde contre l’ennemi qui menace le corps de sa perte. Les sensations agréables l’invitent à la conservation de son individu & de son espece.

Peut-être que des sens plus multipliés que les nôtres, se fussent embarrassés, ou que l’avide curiosité qu’ils nous eussent inspiré, nous eût procuré plus d’inquiétude que de plaisir. En un mot, le bon usage de ceux que nous avons, suffit à notre félicité. Jouissons donc, comme il convient, des sens dont la nature a bien voulu nous gratifier : ceux de l’ouïe & de la vue me semblent être les plus délicats & les plus chastes de tous. Les plaisirs qui les remuent, sont les plus innocens ; & les arts à qui nous devons ces plaisirs, méritent une place distinguée parmi les arts libéraux, comme étant des plus ingénieux, puisqu’on y emploie toute la subtilité des combinaisons mathématiques. La peinture reveille l’imagination & fixe la mémoire ; la musique agite le cœur, & souleve les passions. Elles font passer les plaisirs dans l’ame : l’une par les yeux, l’autre par l’oreille. On diroit même que les pierreries ont un charme singulier, dont la mode se sert pour fixer la curiosité. Il le faut bien ; car sans cet éclat impérieux, notre folie auroit des bornes, du moins celles que l’inconstance a soin de mettre à tous nos goûts. Est-ce que ces étincelles pures qui petillent au sein du diamant, seroient une espece de collyre pour la vue ? Les lustres & les glaces seroient à ce prix une merveilleuse invention, & peut-être ces choses ont-elles avec nous une douce sympathie, dont nous sentons l’effet sans le deviner ? Les plaisirs des autres sens peuvent être plus vifs, mais je les crois moins dignes de l’homme. Ils s’émoussent, ils se blasent, quand on les irrite ; & quand on en abuse, ils laissent dans la vieillesse un triste repentir ou de fâcheuses infirmités. (Le chevalier de Jaucourt.)

Sens internes, (Physiol.) actions de l’ame ou de l’intellect, auxquelles il est excité par la perception des idées.

Les seules voies par où les connoissances arrivent dans l’entendement humain, les seuls passages, comme dit Loke, par lesquels la lumiere entre dans cette chambre obscure, sont les sens externes & internes.

Les sens internes sont les passions, l’attention, l’imagination & la mémoire. Telle est l’énumération ordinaire, & à mon avis, peu exacte, qu’on fait des sens internes ; mais ce n’est pas ici le lieu de la rectifier ; nous ne traitons qu’en physiologiste, & seulement ce qu’il convient au médecin de connoitre, pour entendre, expliquer, & guérir, s’il est possible, les fâcheuses affections du cerveau.

Il semble que les perceptions de notre intellect naissent de la différence des nerfs affectés, de la différente structure de l’organe du sentiment, des différentes parties de la moëlle du cerveau d’où les nerfs prennent leur origine, & du cours différent des esprits animaux. Nous sommes tellement formés, qu’à l’occasion des divers états de l’ame il se fait dans le corps des mouvemens musculaires, une circulation ou une stagnation d’humeurs, de sang & des esprits.

Les mouvemens musculaires dépendent de l’influx du suc nerveux que le cerveau porte dans les muscles ; la partie du cerveau du sensorium commune, où les esprits animaux se trouvent rassemblés, est peut-être la moëlle du cerveau dans la tête. Cette partie a différens territoires, dont chacun a son nerf & sa loge pour les idées ; le nerf optique donne l’idée des couleurs ; l’olfactif, des odeurs ; les nerfs moteurs, ceux des mouvemens. Une goutte de liquide, sang ou autre, épanchée sur l’organe des nerfs, produit l’apoplexie. Dès-lors plus d’idées simples ni accessoires, plus de mémoire, plus de passion, plus de sens internes, plus de mouvemens musculaires, si ce n’est dans le cœur où ils sont passés. Qu’on ne craigne point qu’il soit trop humiliant pour l’amour propre, de savoir que l’esprit est d’une nature si corporelle ? Comme les femmes sont vaines de leur beautés, les beaux esprits seront toujours vains du bel-esprit, & les philosophes ne se montreront jamais assez philosophes, pour éviter cet écueil universel.

Les passions sont des affections fortes qui impriment des traces si profondes dans le cerveau, que toute l’économie en est bouleversée, & ne connoit plus les lois de la raison. C’est un état violent qui nous entraîne vers son objet. Les passions supposent 1°. la représentation de la chose qui est hors de nous : 2°. l’idée qui en résulte & qui l’accompagne, fait naître l’affection de l’ame : 3°. le mouvement des esprits ou leur suspension en marque les effets. Le siege des affections de l’ame est dans le sensorium commune. Un sommeil profond sans rêves doit donc assoupir, comme il arrive, toute passion. Un homme en apoplexie ou en léthargie n’a ni joie ni tristesse, ni amour ni haine. Après avoir passé deux jours dans cet état, il ressuscite, & n’a pas senti la peine de mourir. Les médecins entendent un peu l’effet des passions sur les liquides & les solides du corps humain. Ils expliquent assez bien leur méchanisme sur la machine par l’accélération ou le retardement dans le mouvement du suc nerveux qui agit ensuite sur le sang, ensorte que le cours du sang réglé par celui des esprits s’augmente & se retarde avec lui. Que n’ont-ils le secret du remede !

Chaque passion a son langage. Dans la colere, cette courte fureur, suivant la définition d’Horace, tous les mouvemens augmentent, celui de la circulation du sang, du pouls, de la respiration ; le corps devient chaud, rouge, tremblant, tenté tout-à-coup de déposer quelque sécrétion qui l’irrite. De-là ces inflammations, ces hémorrhagies, ces plaies r’ouvertes, ces diarrhées, ces icteres, dont parlent les observations.

Dans la terreur, cette passion, qui en ébranlant toute la machine, la met quelquefois en garde pour sa propre défense, & quelquefois hors d’état d’y pourvoir, naissent la palpitation, la pâleur, le froid subit, le tremblement, la paralysie, l’épilepsie, le changement de couleur des cheveux, la mort subite. Dans la peur, diminutif de la terreur, la transpiration diminuée dispose le corps à recevoir les miasmes contagieux, produit la pâleur, le relâchement des sphincters & les excrétions.

Dans le chagrin, tous les mouvemens vitaux & animaux sont retardés, les humeurs croupissent, & produisent des obstructions, la mélancolie, la jaunisse, & autres semblables maladies. De grands chagrins n’ont que trop souvent causé la mort.

En rapportant tous ces effets à leurs causes, on trouvera que dans les passions dont on vient de parler, & dans toutes les autres, dont le détail nous meneroit trop loin, les nerfs doivent nécessairement agir sur le sang, & produire du dérangement dans l’économie animale. Les nerfs qui tiennent les arteres comme dans des filets, excitent dans la colere & la joie, la circulation du sang artériel, en animant le ressort des arteres ; le fluide nerveux coule aussi plus promptement ; toutes les fibres ont plus de tension ; la vitesse du pouls & de la respiration croissent ; la rougeur, l’augmentation de chaleur & de force en résultent. Les parties extérieures se resserrent dans la terreur ; de sorte que les vaisseaux comprimés font refluer le sang vers l’intérieur, & dans les grands vaisseaux du cœur & du poumon ; d’où naissent la palpitation, la pâleur, le froid des extrémités, &c. La tristesse suspend le cours des esprits, resserre & comprime les filets nerveux. Or où ne trouve-t-on pas de ces filets ? Fideles compagnons de la carotide interne, de l’artere temporale, de la grande méningienne, de la vertébrale, de la souclaviere, des brachiales, de la céliaque, de la mésentérique, des arteres qui sortent du bassin, ils sont partout capables d’être lésés, & suivant leur lésion, de produire différens maux.

La pudeur, cette honte honnête, qui répand sur le visage le rouge qu’on a nommé le vermillon de la vertu, est une espece de petite crainte qui resserre la veine temporale, là où elle est environnée des rameaux de la portion dure ; & par leur action, elle retient, fixe & arrête le sang au visage. Il est donc vrai que les médecins éclairés de la connoissance du corps humain peuvent se former une théorie des passions par leurs effets.

L’attention est l’impression des objets qui frappent le sensorium commune, au moyen des esprits animaux qui s’y portent en abondance. L’attention s’explique par le même méchanisme que les passions ; son effet est de produire une idée distincte, vive & durable.

Quand les fibres du cerveau extrèmement tendues (comme on s’imaginoit les voir au-travers de la phisionomie du p. Malebranche, lorsqu’il écoutoit), ont mis une barriere qui ôte tout commerce entre l’objet choisi & les idées indiscretes qui s’empressent à le troubler ; il en résulte la plus claire, la plus lumineuse perception qui soit possible : c’est en ce sens que l’attention est la mere des sciences, & le meilleur moyen pour les acquérir.

Nous ne pensons qu’à une seule chose à la fois dans le même tems ; ensuite une autre idée succede à la premiere avec une vitesse prodigieuse, quoique différente, en diverses personnes & sujets. La nouvelle idée qui se présente à l’ame, en est apperçue, si elle succede, lorsque la premiere a disparu. D’où vient donc la promptitude de ceux qui résolvent si vite les problèmes les plus composés ? De la facilité avec laquelle leur mémoire retient comme vraie la proposition la plus proche de celle qui expose le problème ; ainsi tandis qu’ils pensent à la onzieme proposition, par exemple, ils ne s’inquietent plus de la vérité de la dixieme ; & ils regardent comme un axiome les choses précédentes démontrées auparavant, & dont ils ont un recueil clair dans la tête.

C’est ainsi qu’un habile médecin voit d’un coup d’œil, les symptomes, les causes de la maladie, les remedes & le pronostic. C’est par cette vigueur des organes du cerveau, qu’Archimede ayant découvert tout-à-coup dans le bain que la couronne d’or du roi Hiéron n’étoit pas entierement composée de ce métal, s’écria de joie : je l’ai trouvé. Heureux ceux qui ont reçu de la nature cette prompte facilité de combiner une foule d’idées & de propositions, qu’un cerveau borné ne pourroit concevoir qu’avec le tems, avec beaucoup de peine, & seulement l’une après l’autre ! Faut-il qu’entre deux êtres semblables, Newton & son secrétaire, l’un ne soit qu’un homme du commun, & l’autre paroisse d’une organisation presque angélique ? L’éducation seule fait-elle les frais d’une diversité si frappante ? Non sans doute !

L’attention profonde & trop suivie détruit la force des fibres, cause des maux de tête par le resserrement des membranes du cerveau, un desséchement dans le sang & les esprits, & finalement une imagination dépravée. Voyons donc ce que c’est que l’imagination.

L’imagination est la représentation d’un objet absent par des images tracées dans le cerveau. C’est une perception née d’une idée que des causes internes ont produites, semblables à quelques-unes de celles que les causes externes ont coutume de faire naître. Haller raconte qu’ayant la fievre, il voyoit, les yeux fermés, de terribles incendies, & le monde tomber en ruine ; il dit qu’il n’étoit pas la dupe de ces sortes d’illusions, qu’il dissipoit d’ailleurs en ouvrant les yeux, & que ses sens externes lui découvroient l’erreur de ses sens internes. Son imagination étoit alors échauffée par des phantômes, c’est-à-dire, que les nerfs agités dans leur origine augmentoient la force de la circulation du sang dans le cerveau. Paschal épuisé d’étude & de méditation, voyoit toujours, étant au lit, un précipice de feu dont il falloit le garantir par quelque rempart. C’étoit-là une sorte de vertige de l’espece de celui de Haller ayant la fievre. Le sang agité, épanché, ou prêt à l’être, donne lieu à de tels spectres. Galien, jeune encore, se fit un grand honneur à Rome, pour avoir prédit dans une pareille circonstance, une hémorrhagie salutaire.

Quand l’ame ne peut se détromper par les sens externes, de la non-existence des phantômes que les sens internes lui présentent, comme étoit celui qui croyoit avoir un nez de verre ; ceux qui se persuadent être obligés de suivre tel régiment, dans l’idée qu’ils y ont été engagés, & autres chimeres : c’est dans ce cas une espece de manie, mal qui demande des remedes, & qui y cede quelquefois. Quiconque jettera les yeux sur les tristes effets du dérangement de l’imagination, comprendra combien elle est corporelle, & combien est étroite la liaison qu’il y a entre les mouvemens vitaux & les mouvemens animaux.

La mémoire, qui est le souvenir des choses qui ont fait des traces dans le cerveau, est un quatrieme sens interne, si dépendant des organes du corps, qu’elle se fortifie, & s’affoiblit, selon les changemens qui arrivent à la machine. Ni la conversation, ni la connoissance des choses, ni le sentiment interne de notre propre existence ne peuvent résider en nous sans la mémoire. Wepfer parle d’un malade qui avoit perdu les idées des choses ; il prenoit le manche pour le creux de la cueillere ; il en a vu un autre qui ne pouvoit jamais finir sa phrase, parce qu’il perdoit d’abord la mémoire du commencement de son idée. Il donne l’histoire d’un troisieme, qui voyant les lettres, ne pouvoit plus les épeler.

Un homme qui perdroit toute mémoire, ne seroit pas même un être pensant ; car peut on penser sans elle ? Cela ne répugne point aux phénomenes des maladies dans lesquelles nous voyons les malades faire plusieurs actions, dont ils n’ont aucune réminiscence, lorsqu’ils sont rétablis ; or ces actions que l’ame fait sans connoissance, sans jugement, doivent être rangées parmi les mouvemens automatiques qui se trouvent partout pour conserver la machine. M. Jean le Clerc si connu dans la république des lettres, & frere de M. Daniel le Clerc non moins célebre par son histoire de la Médecine, a écrit que la fievre suffisoit pour boulverser toutes les traces des images dans le cerveau, & causer un oubli universel ; il a été lui-même un triste exemple de cette vérité ; après une petite fievre de deux ou trois jours, il tomba dans l’oubli total de tout ce qu’il avoit jamais fait & su ; l’enfance & l’imbécillité succéderent ; le savant ne fut plus qu’un objet de pitié !

Thucidide raconte que dans la peste d’Afrique, plusieurs personnes perdirent entierement la mémoire. Mais tous les jours la perte de cette faculté n’est-elle pas dépendante du sommeil, du vin, de l’apoplexie, de la chaleur excessive ? Et puis, elle se rétablit avec le tems par des remedes convenables. Enfin l’hydrocéphale, la mollesse aqueuse du cerveau, toutes dégénérations de cette partie, une chûte, un ulcere trop tôt fermé, ces causes & plusieurs autres, font perdre la mémoire, suivant l’observation de tous les auteurs. Cependant puisqu’elle revient aussi méchaniquement qu’elle se dissipe, elle appartient donc au corps, elle est donc presque corporelle. Mais alors quelle place infiniment petite, tient la mémoire dans le sensorium commune ? Cette exilité infinie effrayera l’imagination de ceux qui calculeront les millions de mots, de faits, de dates, de choses différentes, existantes dans le cerveau de ces hommes dont parle Baillet, si fameux par leur mémoire, & qui sembloient ne rien oublier. Tant de choses résidoient donc dans la moële du cerveau de ces gens-là, & ne l’occupoient pas même toute entiere ? Que cette faculté est immense, & que son domicile est réellement borné !

On fait bien des questions insolubles sur les sens internes ; en voici quelques-unes qu’il semble qu’on peut résoudre.

Pourquoi les signes corporels qui n’ont rien que d’arbitraire, affectent-ils, changent-ils si fort les idées ? Il falloit à l’homme un grand nombre de termes pour exprimer la foule de ses idées ; ces termes qui sont arbitraires, deviennent tellement familiers par l’habitude où l’on est de les prononcer, qu’on ne se souvient pas davantage le plus souvent des idées mêmes des choses, que des termes qui sont des caracteres expressifs de ces idées ; & les mots & ces idées sont si intimement liés ensemble, que l’idée ne revient point sans son expression, ni le mot sans l’idée. D’ailleurs, en pensant nous sommes moins occupés des mots que des choses, parce qu’il en coûte à l’imagination pour trouver des idées complexes, au lieu que les mots simples & faciles, se présentent d’eux-mêmes.

D’où vient que l’attention, l’imagination suspendent l’action des sens externes & les mouvemens du corps ? Parce qu’alors rien ne distrayant les sens externes, l’imagination en est plus vive & la mémoire plus heureuse. Ceux qui sont devenus aveugles, sont fort propres à combiner à la fois un grand nombre d’idées.

Pourquoi est-on si foible lorsqu’on a trop long-tems, ou fortement exercé les sens internes ? Parce qu’il s’est fait une très-grande consommation des esprits du cerveau ; & par la même raison, toutes les parties du corps humain trop long-tems tendues, se fatiguent.

Pourquoi les alimens, les boissons, les médicamens, les poisons, les passions, le repos, le mouvement, l’air, le chaud, le froid, l’habitude, pourquoi, dis-je, toutes ces choses ont-elles tant de pouvoir sur tous les sens ? Parce qu’ils dépendent du bon état, ou du mauvais état des organes du corps. Tout le justifie, l’éducation, les mœurs, les lois, les climats, les breuvages, les maladies, les aveux de foiblesses & de passions qu’on fait aux médecins & aux confesseurs, les remedes, les poisons, &c. Tout indique l’empire de ce corps terrestre ; tout confirme l’esclavage, l’obscurcissement de cette ame qui devroit lui commander.

Est-ce là ce rayon de l’essence suprème
Que l’on nous peint si lumineux ?
Est-ce là cet esprit survivant à lui-même ?

Hélas ! on ne reconoît plus sa spiritualité au milieu du tumulte des appétits corporels, du feu des passions, du dérangement de l’économie animale. Quel flambeau pour nous conduire, que celui qui s’éteint à chaque pas ! (Le chevalier de Jaucourt.)

Sens (le bon), Gout (le bon), (Belles-Lettres.) le bon sens & le bon goût, ne sont qu’une même chose, à les considérer du côté de la faculté. Le bon sens est une certaine droiture d’ame qui voit le vrai, le juste & s’y attache ; le bon goût est cette même droiture, par laquelle l’ame voit le bon & l’approuve. La différence de ces deux choses ne se tient que du côté des objets. On restraint ordinairement le bon sens aux choses plus sensibles, & le bon goût à des objets plus fins & plus relevés. Ainsi le bon goût, pris dans cette idée, n’est autre chose que le bon sens, raffiné & exercé sur des objets délicats & relevés ; & le bon sens n’est que le bon goût, restraint aux objets plus sensibles & plus matériels. Le vrai est l’objet du goût, aussi-bien que le bon ; & l’esprit a son goût, aussi-bien que le cœur. (D. J.)

SENS, (Géogr. mod.) en latin Agendicum, Agetineum, Agenniacum ; ville de France en Champagne, capitale du Sénonois, au confluent de l’Yonne & de la Vanne, à 12 lieues au nord d’Auxerre, à 13 au couchant de Troyes, & à 25 au sud-est de Paris.

Cette ville autrefois capitale du peuple Sénonois, fort peuplée & connue des Romains, est aujourd’hui assez chétive, & contient à peine dans toute son étendue six mille habitans. Ils ne purent arrêter les progrès des conquêtes de César dans les Gaules, & se trouverent mal de leur révolte contre ce général ; mais l’empereur Julien n’étant encore que césar, soutint avec succès un siege dans cette ville contre les Germains. Toutes les antiquités de Sens se bornent aujourd’hui à quelques monnoies de Charlemagne & de sa postérité, qui ont été battues à Sens.

Vers l’an 940 elle étoit au pouvoir de Hugues le grand, duc de France. En 1015 le roi Robert prit cette ville, & la réunit à la couronne. L’archevêché de Sens fut érigé, selon M. de Marca, vers l’an 380 ; son archevêque prend le titre de primat des Gaules, mais la primatie est demeurée provisionnellement à l’archevêque de Lyon. Celui de Sens n’a pour suffragans actuels que les évêques de Troyes, d’Auxerre & de Nevers ; il avoit encore autrefois les évêques de Paris, de Chartres, de Meaux & d’Orléans. Son archevêché vaut au moins 70000 livres de revenu, & son diocèse est d’une grande étendue ; car il renferme suivant le pouillé, 766 cures, tant séculieres que régulieres ; 26 abbayes, tant d’hommes que de filles ; & 11 chapitres, sans compter celui de la métropole, dont l’église a quelques privileges particuliers.

Le chapitre de Sens a une bibliotheque qui renferme quelques manuscrits, & entr’autres l’original de l’ancien office des Fous, tel qu’il se chantoit autrefois dans l’église de Sens. C’est un in-folio long & étroit, écrit en lettres assez menues, & couvert d’ivoire sculpté : on y voit des bacchanales & autres folies de l’ancienne fête des Fous représentés grossierement ; on y lit au commencement une prose rimée au sujet de l’âne, qu’on fêtoit aussi dans quelques diocèses. Le reste de l’office est composé de prieres de l’église, confondues les unes dans les autres, pour répondre au titre de la fête des Fous. Voyez Fête des Fous.

Entre plusieurs conciles tenus à Sens, le plus célebre est le premier, de l’an 1140. Le roi Louis le jeune y assista, & S. Bernard, ennemi d’Abailard, fit condamner dans ce concile ce fameux docteur, qui n’avoit aucun tort dans sa doctrine, & qui appella de sa condamnation au pape.

Sens est le siege d’un présidial, d’une élection & d’un bailliage. Il y a dans cette ville deux abbayes de bénédictins, un college, un séminaire dirigé par les PP. de la mission, & plusieurs couvens. La situation de Sens seroit très-propre pour le commerce, & cependant il ne s’y en fait presque aucun. Long. suivant Cassini, 20. 45. 30. lat. 48. 11.

Malingre (Claude), né à Sens dans le xvij. siecle, publia sur l’histoire de France, un grand nombre d’ouvrages qui ne sont point estimés, & qui ne l’ont jamais été. Le premier qu’il mit au jour en 1635, est une Histoire des dignités honoraires de France, & c’est le seul de ses livres qui ait une certaine utilité, parce qu’il a eu soin de citer ses garans. Il est mort entre les années 1652 & 1655.

Loiseau (Charles), son compatriote, est un des plus habiles jurisconsultes de la France, & a donné plusieurs ouvrages excellens sur des matieres de droit. Il est mort à Paris, en 1627, âgé de 63 ans. (D. J.)