L’Encyclopédie/1re édition/RUTLAND

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RUTLAND, (Géog. mod.) province méditerranée d’Angleterre, dans le diocese de Peterborough, avec titre de duché. C’est la plus petite province d’Angleterre, car elle n’a que 40 milles de tour ; mais elle est très-fertile, abondante en blé & en bétail ; elle a beaucoup de bois, de parcs, & est arrosée de plusieurs petites rivieres, ce qui fait qu’elle nourrit quantité de brebis, dont la laine est rougeâtre, ainsi que le terroir. Oakham est la principale ville de cette province.

Elle a été bien illustrée par la naissance de Jacques Harrington, fils du chevalier Sapcote Harrington. Il naquit en 1611, & donna dès sa tendre jeunesse de grandes espérances de ce qu’il deviendroit un jour. Après avoir étudié à Oxford, il quitta l’université pour aller voyager en Hollande, en France, en Italie, en Danemark & en Allemagne, & il apprit la langue de ces divers pays. Lorsqu’il fut de retour, le roi Charles I. le fit gentilhomme privé extraordinaire, & il accompagna le monarque en cette qualité dans sa premiere expédition contre les Ecossois. Il servit toujours ce prince fidelement, & il employa son crédit pour amener les choses à un accommodement général qui ne réussit pas. En 1661, après le rétablissement de Charles II. il fut arrêté par son ordre, ayant été accusé de trahison & de mauvaises pratiques ; mais comme les commissaires des deux chambres, ne purent jamais rien trouver à sa charge, on le mit en liberté. Il mourut à Westminster en 1677, âgé de 66 ans.

Entre ses ouvrages politiques, son oceana, ou la république qui parut à Londres en 1656, in-fol. est extrémement célebre en Angleterre. Lorsque l’auteur fit voir à ses amis le manuscrit de cet ouvrage, avant qu’il fût imprimé, il leur dit, que depuis qu’il avoit commencé à penser sérieusement, il s’étoit attaché principalement à l’étude du gouvernement, comme à un objet de la derniere importance pour le bonheur du genre humain ; & qu’il avoit réussi, du moins à son gré, s’étant convaincu qu’il n’y a aucune sorte de gouvernement qui soit aussi accidentel qu’on se l’imagine d’ordinaire, parce qu’il y a dans les sociétés des causes naturelles, qui produisent aussi nécessairement leurs effets, que celles de la terre & de l’air.

Fondé sur ce principe, il soutenoit que les troubles de l’Angleterre ne devoient pas être absolument attribués à l’esprit de faction, au mauvais gouvernement du prince, ni à l’opiniâtreté du peuple ; mais au défaut d’équilibre entre les différentes autorités ; le roi & les seigneurs ayant trop perdu depuis le tems de Henri VIII. & la balance panchant trop de jour en jour du côté des communes : non qu’il prétendît approuver les infractions que le roi avoit faites aux lois, ni excuser la maniere dure dont quelques-uns des sujets avoient traité ce prince, mais pour montrer que tant que les causes du desordre subsisteroient, elles produiroient nécessairement les mêmes effets.

Il ajoutoit que d’un côté, pendant que le roi chercheroit toujours à gouverner de la même maniere que ses prédécesseurs, le peuple feroit surement tous ses efforts pour se procurer de nouveaux privileges, & pour étendre sa liberté, aussi souvent qu’il réussiroit heureusement, comme le passé le démontroit. Son principal dessein étoit donc de trouver un moyen de prévenir de pareils dérangemens, ou d’y appliquer les meilleurs remedes lorsqu’ils arriveroient.

Il soutenoit que tant que la balance demeureroit inégale, il n’y a pas de prince qui pût être hors d’atteinte (quelqu’attentif qu’il fût à se rendre agréable au peuple), & que quoiqu’un bon roi pût ménager passablement les choses pendant sa vie, cela ne prouvoit point que le gouvernement fût bon, puisque sous un prince moins prudent, l’état ne pourroit manquer de tomber en desordre ; au lieu que dans un état bien réglé, les méchans deviennent gens de bien, & les fous se conduisent sagement. Il est le premier qui ait prouvé que l’autorité suit la propriété, soit qu’elle réside entre les mains d’un seul, d’un petit nombre, ou de plusieurs.

Il n’eut pas plutôt commencé à répandre son système, ayant beaucoup de connoissances, que tout le monde s’attacha à examiner la matiere, chacun selon ses préjugés ; mais plusieurs personnes chercherent à disputer avec lui sur cette matiere dans la vue de s’en mieux instruire.

Harrington trouva de grandes difficultés à faire paroître son ouvrage, parce que tous les partis, opposés les uns aux autres, s’étoient comme réunis contre lui. Les principaux obstacles vinrent de la part du défenseur de la tyrannie de Cromwel, d’autant plus que l’auteur en faisant voir qu’une république est un gouvernement dirigé par les lois, & non par le pouvoir militaire, dévoiloit la violente administration du protecteur par ses majors-généraux. D’un autre côté, les cavaliers le taxoient d’ingratitude à la mémoire du feu roi, & préféroient la monarchie même sous un usurpateur, à la république la mieux réglée.

Il répondit à ces derniers, que c’étoit assez qu’il eût évité de publier ses sentimens pendant la vie du roi ; mais que la monarchie étant absolument détruite, & la nation dans un état d’anarchie, ou plutôt sous l’usurpation ; il étoit non-seulement libre, mais obligé en qualité de bon citoyen, de communiquer à ses compatriotes le modele de gouvernement, qui lui paroissoit le plus propre à assurer leur tranquillité, leur bonheur & leur gloire. Il ajoutoit qu’il n’y avoit personne à qui son plan dût plaire davantage qu’aux cavaliers, puisque s’il étoit reçu, ils se verroient délivrés de toute oppression ; parce que dans une république bien réglée, il ne peut y avoir de distinction de partis, le chemin des emplois étant ouvert au mérite. D’ailleurs, si le prince étoit rétabli, sa doctrine de la balance l’éclaireroit sur ses devoirs, ce qui le mettroit en état d’éviter les fautes de son pere, puisque son système ne convenoit pas moins à une monarchie gouvernée par les lois qu’à une véritable démocratie.

Cependant, quelques courtisans ayant su que l’ouvrage d’Harrington étoit sous presse, ils firent tant de recherches, qu’ils découvrirent le lieu où il s’imprimoit. On se saisit du manuscrit, & on le porta à Whitehall. Tous les premiers mouvemens que l’auteur se donna pour le recouvrer furent inutiles. Il réfléchit enfin que myladi Claypole, fille du protecteur, & qui avoit beaucoup de crédit sur son esprit, étoit d’un caractere plein de bonté pour tout le monde, & qu’elle s’intéressoit très-souvent pour les malheureux. Quoique cette dame lui fût inconnue, il résolut de s’adresser à elle, & se fit annoncer, s’étant rendu dans son antichambre.

Pendant qu’il y étoit, quelques-unes des femmes de Mylady Claypole entrerent dans la chambre, suivies de sa petite fille, âgée d’environ trois ans ; cette enfant s’arrêta auprès de lui, & il se mit à badiner avec elle, de maniere qu’elle souffrit qu’il la prît dans ses bras, où elle étoit, lorsque sa mere parut. Harrington s’avança vers Mylady Claypole, & mit l’enfant à ses piés, en lui disant : Madame, vous êtes arrivée fort à-propos, sans quoi j’aurois certainement volé cette charmante petite demoiselle. Volée ! reprit la mere avec vivacité, hé pourquoi, je vous prie ; car elle est trop jeune pour être votre maîtresse. Madame, répondit Harrington, quoique ses charmes l’assurent d’une conquête plus importante que la mienne, je vous avouerai que je ne me serois porté à ce larcin, que par un motif de vengeance, & non d’amour. Quelle injure vous ai-je donc fait, repliqua la dame, pour vous obliger à me dérober mon enfant ? Aucune, reprit Harrington, mais c’auroit été pour vous engager à porter mylord votre pere à me rendre justice, & à me restituer mon enfant, qu’il m’a dérobé. Mylady Claypole repliqua que cela ne pouvoit point être, son pere ayant lui-même assez d’enfans, & ne songeant certainement pas à en voler à personne au monde.

Harrington lui apprit alors qu’il étoit question de la production de son esprit, dont on avoit donné de fausses idées à son altesse, & qui avoit été enlevé par son ordre de chez l’Imprimeur. Elle lui promit sur le champ qu’elle lui feroit rendre son ouvrage, pourvû qu’il n’y eût rien de contraire au gouvernement de son pere. Il l’assura que c’étoit une espece de roman politique, qui contenoit si peu de choses préjudiciables aux interêts du protecteur, qu’il espéroit qu’elle voudroit bien l’informer, qu’il avoit même dessein de le lui dédier, & il lui promit qu’elle auroit un des premiers exemplaires. Mylady Claypole fut si contente du tour qu’il avoit pris, qu’elle lui fit bientôt rendre son livre.

Il le dédia, suivant sa parole à Cromwell, qui, après l’avoir lû, dit que l’auteur avoit entrepris de le dépouiller de son autorité ; mais qu’il ne quitteroit pas pour un coup de plume, ce qu’il avoit acquis à la pointe de l’épée. Il ajouta, qu’il approuvoit moins que qui que ce fût, le gouvernement d’un seul ; mais qu’il avoit été forcé de prendre la fonction d’un commissaire supérieur, pour maintenir la paix dans la nation, convaincu que si on l’eût laissée à elle-même, ceux qui la composoient ne se seroient jamais accordé sur une forme de gouvernement, & auroient employé leur pouvoir à se perdre les uns les autres.

Pour parler à présent de l’ouvrage, il est écrit en forme de roman, à l’imitation de l’histoire Atlantique de Platon. L’Occana, est l’Angleterre ; Adoxus, est le roi Jean ; Convallium, c’est Hampton-court ; Corannus, est Henri VIII ; Dicoitome, Richard II ; Emporium, Londres ; Halcionia, la Tamise ; Halo, Whitehall ; Hiera, Westminster ; Leviathan, Hobbes ; Marpesia, l’Ecosse ; Morphée, le roi Jacques I ; le mont Célia, Windsor ; les Neustriens, sont les Normands ; Olphans Mégaletor, c’est Olivier Cromwel ; Panopoea, l’Irlande ; Panthéon, la grande salle de Westminster ; Panurge, Henri VIII ; Parthenio, la reine Elisabeth ; les Scandiens, sont les Danois ; les Teutons, les Saxons ; Turbon, c’est Guillaume le conquérant ; Verulamius, est mylord Bacon.

Cet ouvrage est composé de trois parties ; les préliminaires, accompagnés d’une section intitulée : le conseil des Législateurs. Suit le plan de la république ou le corps de l’ouvrage, & enfin les corollaires ou la conclusion.

Les préliminaires contiennent les fondemens, l’origine & les effets de toutes sortes de gouvernemens, monarchique, aristocratique ou démocratique. Il parle de la corruption de ces diverses especes de gouvernemens, d’où naissent la tyrannie, l’oligarchie & l’anarchie.

Dans la premiere partie, il traite en particulier de ce qu’il appelle la prudence ancienne, c’est-à-dire de cette espece de gouvernement qui fut la plus commune dans le monde jusqu’au tems de Jules-César. Il s’agit dans la seconde partie, des préliminaires, de la prudence moderne, c’est-à-dire de cette espece de gouvernement qui a prévalu dans le monde, après que Rome eut perdu sa liberté. L’auteur s’attache particulierement aux lois établies, depuis que les peuples barbares eurent commencé à inonder l’empire romain. Il donne une idée claire & juste de la maniere dont l’Angleterre a été gouvernée par les Romains, les Saxons, les Danois & les Normands, jusqu’à l’entiere ruine de ce gouvernement sous Charles I.

On voit ensuite le conseil des législateurs, car l’auteur travaillant à donner le modele d’un gouvernement parfait, avoit étudié à fond les gouvernemens anciens & modernes, pour en prendre tout ce qui lui paroîtroit praticable, & pour éviter tout ce qu’il y trouveroit d’impraticable. Dans ce dessein, il introduit sous des noms feints, neuf législateurs parfaitement instruits des diverses especes de gouvernemens, qu’ils doivent faire connoître. Le premier est chargé d’exposer le gouvernement de la république d’Israël ; le second, celui d’Athènes ; le troisieme, Lacédemone ; le quatrieme, Carthage ; le cinquieme, les Achéens, les Æoliens & les Lyciens ; le sixieme, Rome ; le septieme, Venise ; le huitieme, la Suisse ; & le neuvieme, la Hollande. Il tire ce qu’il y a de bon de ces divers gouvernemens, & en y joignant ses propres idées, il en forme le plan de son océana. La méthode dans son plan de gouvernement, est d’établir d’abord une loi, d’y joindre ensuite l’explication, & de l’accompagner d’un discours qu’il fait faire à quelqu’un des législateurs.

Les divers corps de la république (qu’il en appelle les roues, the orbs) étant civils, militaires ou provinciaux, sont fondés sur la division du peuple en quatre ordres. Le premier, des citoyens & des domestiques ; le second, des anciens & des jeunes gens ; le troisieme, de ceux qui ont un revenu annuel de 100 liv. sterling en terres, en argent ou autres effets ; ceux-là composent la cavalerie, & ceux qui ont un moindre revenu, l’infanterie. En quatrieme lieu, ils sont partagés selon les lieux de leur demeure ordinaire, en paroisses, centuries & tribus.

Le peuple est le tribunal suprème de la nation, ayant droit d’entendre & de décider les causes d’appel de tous les magistrats, & des cours provinciales ou domestiques ; il peut aussi appeller à compte tout magistrat, quand il est sorti de charge, si les tribuns ou quelqu’un d’entr’eux propose la chose.

L’auteur détaille ensuite ses idées sur le corps militaire, sur l’armée, & sur les polémarques.

Enfin dans les corollaires, il explique comment on peut achever l’ouvrage de sa république ; il ne se contente pas d’y développer ce qui concerne le sénat & l’assemblée du peuple, la maniere de faire la guerre, & de gouverner en tems de paix ; il y parle encore de ce qui regarde la discipline à l’égard de la religion, des moyens d’assurer la liberté de conscience, de la forme du gouvernement particulier pour l’Ecosse, l’Irlande, & les autres provinces de la république ; du gouvernement de Londres & de Westminster, qui doivent être le modele du gouvernement des autres villes & communautés.

Il y donne des directions pour faire fleurir & pour augmenter le commerce ; des lois pour régler les universités ; des avis pour l’éducation de la jeunesse ; des conseils pour faire utilement la guerre sur mer, pour établir des manufactures, pour encourager l’agriculture. Il propose des réglemens sur le droit, la médecine, la religion, & sur-tout sur la maniere de former un gentilhomme accompli. Il y parle du nombre, du choix, du devoir, des revenus des magistrats, de tous ceux qui ont quelque charge dans l’état ; enfin de toutes les dépenses de la république.

Je me suis étendu contre ma coutume, sur cet ouvrage profond, parce qu’il est peu ou point connu des étrangers. A peine eut-il paru, qu’il fut attaqué bien ou mal par divers écrivains. Pour moi, je pense avec l’auteur de l’esprit des Lois, que M. Harrington, en examinant le plus haut point de liberté où la constitution de l’Angleterre pouvoit être portée, a bâti Chalcédoine, ayant le rivage de Bysance devant les yeux. Je ne sai comment il pouvoit espérer qu’on regarderoit son ouvrage, autrement qu’on regarde un beau roman. Il est certain que tous les efforts ont été inutiles en Angleterre, pour y fonder la démocratie ; car il arriva qu’après bien des mouvemens, des chocs & des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avoit proscrit, où d’ailleurs la liberté politique est établie par les lois, & l’on n’en doit pas chercher davantage.

Quoi qu’il en soit, l’auteur donna en 1659, un abregé in-8°. de son Océana. Il est divisé en trois livres, dont le premier roule sur les fondemens & la nature de toutes sortes de gouvernemens. Dans le second, il s’agit de la république des Hébreux ; & on trouve dans le troisieme, un plan de république propre à l’état où se trouvoit la nation angloise. Il a mis à la fin une petite dissertation intitulée : Discours touchant une chambre de pairs.

Le recueil de tous les ouvrages de ce beau génie, a paru à Londres en 1737, in-folio ; sur quoi, voyez biblioth. Britan. tom. IX. part. II. art. 10.

Au reste, l’Océana d’Harrington, comme le dit M. Hume, convenoit parfaitement au goût d’un siecle, où les plans imaginaires de républiques faisoient le sujet continuel des disputes & des conversations, & de nos jours même ; on accorde à cet ouvrage le mérite du génie & de l’invention. Cependant la perfection & l’immortalité dans une république, paroîtront toujours aussi chimériques, que dans un homme. Il manque au style d’Harrington, d’être plus facile & plus coulant ; mais ce défaut est avantageusement compensé par l’excellence de la matiere. (Le chevalier de Jaucourt.)