L’Enfance à Paris/01

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L’Enfance à Paris
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 481-511).
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L’ENFANCE À PARIS

I.
LA CRIMINALITÉ. — L’ABANDON.

Il y a quelques années, une bande de malfaiteurs comparaissait devant le jury de la Seine sous le poids d’une horrible accusation, l’assassinat d’une femme âgée et veuve, avec des détails de férocité tels que la plume se refuse à les rapporter. Le président des assises ayant demandé au principal accusé, Maillot, dit le Jaune, comment il avait été entraîné à commettre un pareil forfait, celui-ci répondit : « Que voulez-vous que je vous dise, monsieur le président ? Depuis l’âge de sept ans, je me suis trouvé seul sur le pavé de Paris. Je n’ai jamais rencontré personne qui se soit intéressé à moi. Enfant, j’étais abandonné à tous les hasards, je me suis perdu. J’ai toujours été malheureux. Ma vie s’est passée dans les prisons et dans les bagnes. Voilà tout. C’est une fatalité. Je suis arrivé ainsi où vous savez. Je ne dirai pas que j’ai commis ce crime par des circonstances indépendantes de ma volonté ; mais enfin… (ici la voix de Maillot devint tremblante) je n’ai jamais eu personne à qui me recommander ; je n’avais en perspective que le vol. J’ai volé, j’ai fini par tuer. »

Rien de plus attristant, mais aussi rien de plus fidèle que le récit fait par ce malheureux du voyage qui conduit périodiquement un certain nombre d’enfans de Paris du vagabondage au meurtre à travers les différentes haltes du crime et de la prison. Pour peu, en effet, qu’on ait eu l’occasion ou la curiosité de soulever le voile brillant sous lequel se cachent les plaies de notre civilisation, on arrive bien vite à constater l’existence, sur le pavé de nos rues, d’un certain nombre de petits êtres nomades qui errent, sans domicile fixe, sans parens, sans protection, qui vivent de hasards, de souffrances, de méfaits, et dont le plus grand nombre, après avoir encombré maintes fois la salle du dépôt de la préfecture de police, affronte la solitude des cellules de la Petite-Roquette et goûté les charmes de la camaraderie prisonnière à Poissy ou à Melun, finit par s’embarquer sans retour pour les plages de la Nouvelle-Calédonie ; heureux quand ce chemin battu du crime ne les a pas conduits jusqu’à l’échafaud. On s’explique ainsi que le département de la Seine figure au premier rang sur la liste des départemens classés d’après l’ordre de leur criminalité et fournisse à nos établissemens d’éducation correctionnelle le plus grand nombre de jeunes détenus. Mais si à Paris, comme au reste dans presque toutes les grandes villes, l’enfance est en proie à beaucoup de tentations et de souffrances, d’un autre côté d’énergiques efforts sont faits pour lui venir en aide, et à un mal assurément très grand, la prévoyance publique ainsi que la charité privée apportent des remèdes énergiques, bien qu’encore insuffisans. C’est ce double aspect de la question que je voudrais envisager dans une série d’études qui auront pour objet la condition de l’enfance à Paris. Je n’ai cependant pas la prétention d’examiner sous toutes ses faces ce vaste sujet, dans le cadre duquel il faudrait faire rentrer, si l’on voulait être complet, la distribution de l’instruction à tous ses degrés. Je m’en tiendrai à ce qu’on pourrait appeler en quelque sorte le côté aigu de la question, et je rechercherai quelles mesures sont prises à Paris pour soulager la misère de l’enfance sous ses formes les plus douloureuses : l’abandon, la maladie, les infirmités, le vagabondage, et pour prévenir ou réprimer utilement ses infractions. Mais on saisira mieux l’intérêt que ces mesures présentent au point de vue social lorsqu’on saura, par quelques chiffres empruntés à la dernière statistique des prisons, quel rôle jouent dans le développement de la criminalité chez l’enfance ces trois élémens : la corruption des grandes villes, la mauvaise éducation et la pauvreté.

Au 31 décembre 1872, la population de ceux de nos établissemens pénitentiaires qui sont consacrés à l’éducation des enfans condamnés ou envoyés en correction comme ayant agi sans discernement, s’élevait à 8,016. Sur ce nombre, plus de la moitié, près des deux tiers étaient originaires des villes. La population rurale étant en France beaucoup plus nombreuse que la population urbaine, elle fournirait également à la criminalité des enfans un contingent beaucoup plus élevé, si l’existence des grands centres de population n’exerçait sur les enfans une influence pernicieuse à laquelle ils succombent plus facilement encore que les adultes. Dans ce contingent des grandes villes, la part du département de la Seine est considérable. Elle s’élevait en 1872 à 1,139 enfans (soit une proportion d’environ 15 pour 100), auxquels il faut encore ajouter le chiffre des enfans détenus à la Petite-Roquette, ce qui donne un total de 1,370 enfans criminels fournis par le département de la Seine. Lorsque nous en serons arrivés à la question de la mendicité et du vagabondage à Paris, nous verrons combien il y a en outre d’enfans qui pourraient être traduits sous l’inculpation de ces deux délits, et que la main indulgente de la police remet annuellement en liberté. Il suffit de savoir au reste que 651 enfans au-dessous de seize ans ont été arrêtés les armes à la main parmi les défenseurs de la commune, pour se faire une idée approximative des vices qui travaillent, dès leur naissance, les futurs citoyens de la capitale.

En examinant de près l’origine de la plupart de ces enfans, la vie qu’ils ont menée, l’éducation qu’ils ont reçue, on constate que l’explication des infractions qu’ils ont été amenés à commettre, un certain nombre (572 pour les garçons, 59 pour les filles) au-dessous de dix ans, réside la plupart du temps dans la misère et le mauvais exemple. Je dis la plupart du temps, il ne faudrait cependant pas s’imaginer que les cas de perversité précoce et excessive soient chose tout à fait anormale chez les enfans. Sans parler ici de quelques causes célèbres, 15 enfans étaient détenus en 1872 dans les établissemens d’éducation correctionnelle pour assassinat et empoisonnement, et 137 pour meurtre, coups et blessures. Assurément l’accomplissement de ces infractions au-dessous de l’âge de seize ans suppose chez ces enfans une nature pervertie ou tout au moins singulièrement violente et rebelle. À ces deux catégories, il faut en joindre une troisième, celle des incendiaires, dont le chiffre élevé (157) a lieu de surprendre ; la manie incendiaire est en effet très fréquente chez les enfans. Cette manie n’est souvent que l’indice avant-coureur de certains désordres cérébraux, quand elle n’en est pas le résultat. En visitant un jour à Bicêtre le quartier réservé aux enfans aliénés, je fus frappé de voir travailler dans un coin du jardin quelques petits garçons à la mine éveillée, au regard intelligent, dont l’activité un peu fébrile contrastait singulièrement avec la torpeur des autres enfans qui peuplent ce triste quartier. J’eus la curiosité de consulter en sortant leurs dossiers. C’étaient tous des enfans épileptiques qui s’étaient signalés par des tentatives fréquentes d’incendie, et qui étaient soumis à un traitement, hélas ! sans grande espérance de guérison. Peut-être, parmi ces incendiaires que renferment les établissemens d’éducation correctionnelle, y en a-t-il déjà quelques-uns qui portent le germe de cette maladie fatale et qui seraient mieux à leur place dans une maison de santé que dans une maison de correction.

En dehors de ces infractions que je viens de signaler et auxquelles on peut encore en ajouter quelques autres (attentats à la pudeur, vols qualifiés[1], fausse monnaie, etc.), qui supposent une perversion précoce et, pour ainsi dire, individuelle, les autres infractions, vol simple, mendicité, vagabondage, dont les auteurs sont, par rapport aux premiers, dans la proportion de 8 contre 1, supposent au contraire beaucoup plutôt la misère, le mauvais exemple, les mauvaises habitudes prises et peut-être encouragées dès l’enfance. On est confirmé au reste dans cette appréciation par la recherche de l’origine sociale de ces enfans et de la condition de leurs parens. Sur 8,016 enfans, 134 seulement étaient issus de parens aisés, c’est-à-dire avaient (suivant toute probabilité du moins), obéi aux suggestions perverses de leur nature. Par contre, 2,351 étaient issus de parens mendians, vagabonds, disparus, ou de prostituées ; 5,536 seulement étaient nés de parens vivant de leur travail ; mais pour combien de parens cette désignation cache-t-elle autre chose qu’une véritable misère ? Pour combien même cette nécessité de vivre de leur travail, en les tenant toute la journée hors du logis, ne crée-t-elle pas une impossibilité véritable d’éducation et de surveillance ? Il est probable que toutes les prévisions qu’on pourrait faire demeureraient au-dessous de la réalité. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater les traces de souffrance et de misère que portent empreintes sur leurs figures la plupart de ces petits êtres lorsqu’ils entrent dans les établissemens d’éducation correctionnelle, et de se rappeler cette réponse que faisait un enfant détenu aux questions d’un visiteur qui lui demandait s’il était malheureux en prison ? — Oh ! non, monsieur, ici on mange tous les jours.

Ajoutons que sur ces 8,016 enfans, 2,972 étaient orphelins d’un de leurs parens, ou de père et mère, c’est-à-dire avaient perdu leurs protecteurs naturels ; 213 étaient élèves des hospices c’est-à-dire avaient été privés de toute éducation de famille ; 1,350 étaient enfans naturels, c’est-à-dire avaient été élevés au milieu de la débauche ; 1,328 étaient nés de parens ayant subi des condamnations, c’est-à-dire avaient reçu les leçons de l’immoralité. Remarquons enfin que, dans toutes ces catégories, la proportion des filles est beaucoup plus élevée que celle des garçons, ce qui est facile à expliquer par l’action plus grande sur les jeunes filles des mauvaises influences, mais ce qui prouve bien le rôle de ces influences dans la criminalité.

Un dernier chiffre va enfin nous montrer la triste condition sociale de ces enfans, auxquels on en vient véritablement à se demander si l’on peut appliquer la qualification de criminels : c’est celui des illettrés. Le nombre de ceux qui ne savaient ni lire ni écrire, ou qui savaient lire seulement, c’est-à-dire qui en réalité n’avaient reçu que les rudimens de l’instruction primaire, s’élevait à 4,930 sur 6,512 pour les garçons, c’est-à-dire à une proportion de près de 76 pour 100, et pour les filles à 1,271 sur 1,512, c’est-à-dire à une proportion de plus de 84 pour 100. Ce serait cependant se placer à un faux point de vue que de considérer l’ignorance de ces enfans comme la cause directe de leur criminalité. Un écrivain qui s’est occupé avec beaucoup d’ardeur de ces questions, M. Charles Robert, a développé. avec chaleur, dans une conférence faite à Paris, la nécessité d’envoyer les enfans à l’école, et il a fait paraître cette conférence en brochure sous ce titre : École ou Prison, Le dilemme est juste, si on veut dire que les enfans qui vagabondent au lieu de fréquenter l’école, finiront par devenir les hôtes de la prison ; il est excessif si l’on entend dire que les notions reçues à l’école ont par elles-mêmes une vertu suffisante pour les préserver du vice. L’impitoyable statistique est là pour dire qu’il n’y a aucune corrélation entre l’état du développement de l’instruction primaire dans les départemens et ce qu’on pourrait appeler leur moralité légale. Les départemens qui fournissent le moindre contingent criminel, comme la Nièvre, l’Ariège, le Cher, l’Indre, occupent un rang très défavorable sur la liste des départemens classés d’après l’ordre décroissant de l’instruction des habitans : la Nièvre le soixante-septième, l’Ariège le quatre-vingt-deuxième, le Cher le quatre-vingt-huitième, l’Indre le quatre-vingt-septième. Par contre, sur les dix départemens classés les premiers au point de vue de l’instruction, dix sont au-dessous de la moyenne de la probité légale, et un atteint à peine à cette moyenne. Il n’y a donc pas de présomption absolue à tirer de l’ignorance à la criminalité. Ce qui est vrai, c’est que l’ignorance est presque toujours l’indice d’une extrême misère, et que la plupart des enfans criminels sont des enfans misérables qui n’ont reçu aucune éducation ni morale, ni intellectuelle.

Telle est la conclusion à laquelle conduit forcément le dépouillement peut-être un peu aride des tableaux statistiques. C’est ce qui m’a déterminé à ouvrir par quelques renseignemens sur la criminalité la série d’études que je me propose de consacrer sur un terrain circonscrit aux différens aspects de la misère physique et morale chez l’enfance. Si ces observations ont surtout Paris pour théâtre, c’est que nulle part l’enfance n’est exposée à plus de tentations et de souffrances ; nulle part aussi la charité ne se montre plus active et plus ingénieuse pour lui venir en aide. Paris n’est pas seulement un centre commual d’activité politique et intellectuelle, c’est aussi un foyer ardent où la vie est poussée à son extrême intensité, aussi bien la vie de la misère et du crime que la vie de la charité. Nous en trouverons la preuve au début de ce travail, dont la première partie sera consacrée aux enfans abandonnés.


I

D’après une publication récente, le nombre des enfans assistés dans toute la France était en 1875 de 93,048. Sur ce nombre le département de la Seine en comptait à lui seul 37,563, soit plus du tiers. Peut-être, il est vrai, tous ces enfans ne sont-ils pas, par leurs parens du moins, Parisiens d’origine ; mais le département de la Seine ne porte pas moins le fardeau de leur entretien, ce qui fait peser sur lui au point de vue moral une grave responsabilité, et au point de vue financier une lourde charge. Pour bien comprendre comment il parvient à s’acquitter de cette double obligation, un court exposé de la législation est ici nécessaire.

Les difficultés que présente la question des enfans assistés (c’est le nom qui prévaut aujourd’hui) ne sont pas neuves. Lorsque Charles VII fondait, par lettres-patentes du 7 août 1445, l’hôpital du Saint-Esprit, il défendait en ces termes d’y recevoir des enfans trouvés : « Si on les recevait, il y en aurait une si grande quantité parce que moult gens feraient moins de difficultés de s’abandonner à pécher quand ils verraient que tels enfans bâtards seraient nourris davantage et qu’ils n’en auraient pas les charges premières et sollicitudes. » On voit qu’il y a plus de quatre cents ans que la charité publique se trouve aux prises avec ce dilemme : augmenter le nombre des naissances illégitimes en recueillant les enfans trouvés, ou augmenter le nombre des infanticides en refusant les secours aux enfans naturels. Il faut remonter jusqu’à l’an 1188, date de l’ouverture du tour de Marseille, pour rencontrer la première des mesures hospitalières qui ont été prises en faveur des enfans abandonnés. Depuis cette date, leur condition a singulièrement varié entre l’époque où on les forçait à porter le costume incommode et bizarre qui leur a valu le nom d’Enfans rouges, sans que ce costume leur assurât toujours l’affectueuse protection qu’il leur garantit dans les pays où cet usage est conservé, en Hollande par exemple, et celle où la convention, dans son langage emphatique, a proclamé tous les bâtards « enfans de la patrie » et les « mis sur le pied des enfans légitimes, non sans leur témoigner même une certaine prédilection. Aujourd’hui la condition des enfans assistés est régie par le décret du 9 janvier 1811 et par la loi du 5 mai 1869. Entre ces deux documens se placent plusieurs circulaires ministérielles s’abrogeant les unes les autres ; plus deux enquêtes, celles de 1849 et de 1860, et quatre ou cinq projets de loi qui n’ont jamais abouti. C’est au milieu de ce chaos qu’il faut se reconnaître, et il n’est pas téméraire de penser qu’un jour prochain viendra où le besoin d’une législation nouvelle se fera sentir. Quoi qu’il en soit, l’état actuel est celui-ci. Le décret de 1811 avait établi trois classes d’enfans : les enfans trouvés, les enfans abandonnés et les enfans orphelins, en faveur desquels il avait créé un véritable droit à l’assistance. Les dépenses d’entretien de ces enfans, qui avant la révolution incombaient aux seigneurs hauts justiciers, étaient réparties entre l’état, qui s’engageait à fournir une subvention annuelle de 4 millions, et les hospices dépositaires, qui devaient pourvoir à la dépense sur leurs revenus. Le nombre de ces hospices était limité à un par arrondissement, et chacun d’eux devait ouvrir un tour destiné à recevoir les enfans qu’on viendrait y déposer. Tel est le système inauguré par le décret de 1811, dont les dispositions principales n’ont point été formellement abrogées. Ce système a eu un résultat incontestable, celui d’augmenter prodigieusement le nombre des abandons. Le chiffre des enfans assistés, de 62,000 auquel il s’élevait en l’an IX, atteignait 106,000 en 1821 et 131,000 en 1833. En même temps une effroyable mortalité sévissait sur ces petits êtres, et l’humanité, pas plus que l’économie, ne trouvait son compte à l’application du décret de 1811. Il faut reconnaître que ce fut au nom de l’économie que la réaction commença, et qu’on s’inquiéta d’abord de savoir ce que la trop grande facilité des abandons coûtait aux finances publiques avant de se demander ce que les abandons coûtaient aux enfans eux-mêmes. Ce furent les départemens sur lesquels des lois postérieures avaient fait retomber les charges primitivement acceptées par l’état qui réclamèrent les premiers au nom de leur budget obéré. En même temps l’institution des tours trouvait, au point de vue social et économique, des adversaires convaincus dans Jean-Baptiste Say et dans M. de Gérando, auxquels M. de Lamartine s’efforçait de répondre avec plus d’éloquence que d’autorité. Comme l’intérêt financier des départemens se trouvait par extraordinaire d’accord avec les conclusions des économistes, les défenseurs des tours furent vaincus dans la lutte, et chaque année fut marquée par la fermeture de quelque nouveau tour. L’enquête de 1860 n’en a trouvé ouverts que 25, et les conclusions de cette enquête leur ayant porté le dernier coup, ils sont aujourd’hui partout supprimés et remplacés par des bureaux d’admission.

Dans la pratique, on avait inauguré un nouveau système, celui des secours temporaires accordés aux mères d’enfans naturels dont l’indigence était constatée et qui consentaient à conserver leurs enfans. C’est ce système qu’est venu consacrer la loi du 5 mai 1869, en classant au nombre des dépenses des enfans assistés « les secours temporaires destinés à prévenir ou faire cesser l’abandon. » Cette même loi a définitivement exonéré les hospices de la dépense et de la surveillance des enfans assistés, dont elle a fait une dépense et une administration départementale, et elle a posé de nouveau le principe de la contribution de l’état, en lui faisant supporter un cinquième des dépenses faites à l’intérieur de l’hospice et la totalité des dépenses d’inspection et de surveillance.

Si grave que fût cette dernière innovation au point de vue financier, je ne m’y arrêterais pas, si les dispositions de la loi de 1869 n’avaient eu pour résultat de bureaucratiser le service des enfans assistés, suivant une expression très juste de M. Husson, l’ancien directeur de l’Assistance publique. Les membres des commissions administratives des hospices, qui n’ont accepté le plus souvent que par esprit de dévoûment leurs fonctions laborieuses, apportaient par cela même dans le service des Enfans-Assistés plus de zèle et de charité que n’en pourra mettre un inspecteur départemental agissant, ajoute M. Husson, sans contrôle sérieux. La tendance de l’inspecteur départemental sera toujours de mériter les éloges de l’administration préfectorale en diminuant à tout prix les charges de son budget, et il ne cessera d’être encouragé dans cette tendance par l’économie des conseils-généraux. Les enfans en souffriront, et dans quelques départemens en ont déjà souffert. Aussi le principe de la part contributive de l’état étant admis, aurait-on dû peut-être proclamer que le service des Enfans-Assistés n’est ni un service municipal, ni un service départemental, mais un service d’intérêt public, dont l’état a le droit d’assumer la direction et de revendiquer les ressources. On est frappé surtout de ce point de vue lorsqu’on songe qu’un des principaux motifs de l’assistance accordée à ces enfans est de diminuer l’effroyable mortalité des enfans nouveau-nés, qui est une des causes de cette dépopulation de la France que M. de Lavergne signalait naguère en termes alarmés. D’après des calculs un peu approximatifs, il est vrai, on estime que, si on pouvait, par des mesures bien entendues, réduire la mortalité des enfans assistés au chiffre relativement peu élevé qu’elle atteint dans certains départemens, on sauverait par an près de 16,000 enfans, soit plus de 300,000 en vingt ans. Le jour où le service des enfans assistés, devenu un grand service public, aurait à sa tête un conseil composé d’hommes éclairés, et emploierait dans les départemens les commissions administratives des hospices comme agens d’exécution, on verrait, j’en suis convaincu, se réaliser des progrès considérables et diminuer cette affligeante mortalité. L’idée peut paraître hardie et choquera les décentralisateurs ; mais ce système est en tout cas plus logique que celui en vertu duquel, après avoir dérogé à ce vieux principe du droit coutumier qui fait de toutes les dépenses de bienfaisance une dépense municipale, on s’est arrêté à mi-chemin, et l’on a jeté brusquement ce fardeau sur les épaules du département, la personne la moins charitable, la plus absorbée dans les intérêts matériels qui fut et sera jamais au monde.

Cette innovation n’est rien cependant auprès de celle que la loi de 1869 a consacrée en inscrivant les secours temporaires au nombre des dépenses des enfans assistés, et en donnant par là une sanction implicite à la suppression des tours. Cette question si délicate se trouve donc, de par la loi, résolue en fait aujourd’hui ; mais il n’en est pas de même en théorie, et la discussion vient, tout récemment encore, d’être reprise à ce sujet, non sans vivacité et sans éclat, par M. le docteur Brochard, à qui ses travaux sur la mortalité des enfans assistés, inspirés par une courageuse franchise, ont valu le sort le plus divers : d’une part, des récompenses académiques et une couronne civique décernée par la Société d’encouragement au bien, et d’autre part, la perte de son emploi d’inspecteur des crèches à Lyon, une demande en radiation des registres de la Légion d’honneur, repoussée à l’unanimité par la chancellerie, et même des voies de fait de la part de M. l’inspecteur départemental du Rhône. Dans un livre intitulé la Vérité sur les enfans trouvés, livre qui a fait quelque bruit, M. le docteur Brochard a soulevé de nouveau la question, et il s’est prononcé avec beaucoup de vivacité contre la suppression des tours. Mais c’est surtout contre le système des secours temporaires que M. le docteur Brochard s’élève avec le plus d’ardeur. Il qualifie ce système de prime à la débauche, et cite bon nombre de circonstances où ces secours n’ont servi, suivant lui, qu’à favoriser l’inconduite de la mère, et sont devenus de la part des filles-mères un véritable objet de spéculation. On ne saurait nier en effet qu’il n’y ait au premier abord quelque chose d’un peu choquant dans le principe même de cette assistance. Quand on sait tout ce que dans un ménage régulier d’ouvriers ou de paysans la prévision de la naissance d’un nouvel enfant entretient de soucis, tout ce que l’achat de la plus modeste layette représente d’économies, tout ce que l’acquittement des mois de nourrice coûte de privations, on ne peut se défendre d’être un peu froissé à la pensée que, si cet enfant était un enfant naturel, il suffirait d’une déclaration dans un bureau et d’une enquête sommaire pour que la dépense de cet enfant incombât presque toute entière, pendant un temps plus ou moins long, à la charge du département. On répond, il est vrai, à cette objection en disant que des secours peuvent être également accordés à des mères d’enfans légitimes, dont l’indigence serait constatée ; mais cette réponse est plus théorique que pratique, car le nombre des départemens qui étendent ainsi leur libéralité est bien petit, et le secours beaucoup plus modique et plus difficile à obtenir. Aussi le bon sens populaire ne s’y trompe pas. On a pu transformer l’appellation primitive de secours aux filles-mères en celle de secours temporaires aux enfans nouveau-nés ; mais on ne peut pas empêcher que le fonctionnaire par l’intermédiaire duquel ce secours est délivré, ne soit désigné dans la langue du peuple sous ce nom trivial et énergique : « le père aux bâtards. » Toutefois ce n’est pas dans cette vivacité d’impression première qu’il faut chercher la solution d’une question aussi délicate ; c’est dans les faits, dans les chiffres et dans les résultats que la mesure a produits ; nous n’avons qu’à consulter pour cela l’enquête de 1860.

De cette enquête ressortent deux conclusions qui ne sont pas admises toutes deux par le rapporteur de l’enquête, mais, qui s’affirment à mes yeux avec une égale évidence. La première, c’est que la suppression des tours a augmenté le nombre des infanticides. Je ne crois pas, malgré les dénégations du rapport, qu’on puisse utilement contester ce fait, en présence de l’augmentation progressive des condamnations pour infanticides, qui de 1828 à 1858 se sont élevées de 92 à 224, et aussi de l’augmentation des poursuites pour ce même crime, qui en 1858 se sont élevées à 691 et n’ont été la plupart arrêtées que faute de preuve certaine. Il y a là un de ces chiffres positifs, indiscutables, avec l’impertinence desquels (comme disait Royer-Collard) il faut compter. Il n’est pas admissible de l’expliquer uniquement, ainsi qu’on s’est efforcé de le faire, par l’augmentation du nombre des agens de la police judiciaire, gendarmes, gardes champêtres et douaniers compris. D’ailleurs ce qui paraît concluant, c’est que, depuis la suppression des derniers tours, le nombre des infanticides a cessé d’augmenter, et qu’il est aujourd’hui stationnaire aux environs de deux cents. C’est donc mal à propos s’obstiner que de contester l’influence de la suppression des tours sur l’augmentation progressive des infanticides, et les adversaires des tours feraient mieux de chercher la justification de cette mesure dans la seconde conclusion de l’enquête : la diminution du nombre des abandons par le moyen des secours temporaires.

La théorie des secours temporaires repose tout entière sur ce fait d’expérience, que sur 100 enfans abandonnés, 70 l’ont été avant qu’ils eussent atteint l’âge d’un an, et sur ces 70, 50 alors qu’ils n’avaient pas encore quinze jours. Partant de cette donnée, on a pensé que, s’il était possible de prévenir les abandons pendant cette première période d’un jour à un an, on en diminuerait considérablement le nombre total, et que le meilleur moyen de les prévenir était de mettre à la disposition de la mère un secours qui la déchargeât en fait de la majeure partie des dépenses d’entretien de son enfant. De là l’expédient des secours aux filles-mères (c’est bien la dénomination la plus exacte), dont l’idée première se trouvé au reste dans le préambule d’un décret par lequel la convention attribuait un secours à l’enfant naturel d’une fille X : « Considérant, disait ce décret, qu’il importe à la régénération des mœurs, à la propagation des vertus et à l’intérêt public d’encourager les mères à remplir elles-mêmes le devoir sacré d’allaiter et de soigner leurs enfans ; que tous les enfans appartiennent indistinctement à la société, quelles que soient les circonstances de leur naissance ; qu’il importe également d’anéantir les préjugés qui faisaient proscrire ou abandonner, au moment même de leur existence, ceux qui n’étaient pas le fruit d’une union légitime ; par ces motifs, etc. »

Longtemps combattu dans son principe, ce mode de secours a fini par triompher dans la pratique des objections qu’on lui opposait, et il a donné et au-delà les résultats qu’on en espérait quant à la diminution du nombre des abandons. En 1833, alors que le système des secours temporaires ne fonctionnait que dans un très petit nombre de départemens, le nombre des enfans à la charge de l’assistance publique était de 130,945. En 1859, alors que ce système était adopté par environ les deux tiers de nos départemens, ce chiffre tombait à 100,719, dont 92,647 élèves des hospices et 8,072 enfans secourus et conservés par leurs mères. En 1859, il descendait à 91,134 enfans, dont 76,530 élèves des hospices et 14,614 enfans secourus. En 1870, il était de 84,378, dont 56,158 élèves des hospices et 28,220 enfans secourus. En 1875, il était de 93,048, dont 65,381 élèves des hospices et 27,667 enfans secourus. Malgré cette légère augmentation, qu’expliquent peut-être en partie les malheurs de la guerre, on ne saurait nier que le système des secours temporaires n’ait considérablement diminué le nombre des abandons, et l’on se trouve en présence de ce dilemme, qu’il faut savoir regarder en face : l’augmentation des infanticides qui résulte de la suppression des tours est-elle compensée par l’avantage qui résulte de la diminution des abandons ? C’est bien ainsi que la question se pose, et il ne faudrait pas espérer d’en trouver la solution dans le rétablissement des tours s’alliant avec le maintien des secours temporaires, la nécessité où la mère se trouve placée de se présenter au bureau d’admission étant précisément le moyen de la déterminer à accepter les secours temporaires.

Si cette question ne devait être examinée qu’au point de vue de la morale abstraite, on comprendrait l’hésitation, bien que, à ce point de vue, la solution ne fût pas à mes yeux un seul instant douteuse. Il faudrait en effet envisager le problème sous toutes ses faces et ne pas oublier que, s’il y a quelque chose d’assurément très regrettable dans l’augmentation d’un crime aussi grand que l’infanticide, d’un autre côté, en déterminant les mères naturelles à conserver leurs enfans, on travaille (quoi qu’en dise M. le docteur Brochard) à la moralisation générale ; mais au point de vue social et économique aucune hésitation n’est possible. Il suffit de se rendre compte que, tandis qu’un enfant abandonné demeure à la charge de la fortune publique jusqu’à douze ans, parfois même au-delà, les secours accordés aux mères naturelles ne dépassent presque jamais trois ans. Une considération d’un tout autre ordre est à mon avis plus décisive encore ; c’est que la mortalité est beaucoup moins grande chez les enfans d’un jour à un an secourus temporairement que chez ceux élevés par les hospices. La proportion de la mortalité chez les uns n’est que de 29 pour 100, tandis qu’elle est de 57 pour 100 chez les autres. La question de la mortalité des enfans nouveau-nés est pour la France d’une importance telle que cet argument me paraît un des meilleurs qu’on puisse invoquer en faveur du système des secours temporaires. En résumé, ce système paraît donc triompher en pratique des critiques qu’on peut diriger contre lui en théorie. Il est entré profondément dans nos mœurs administratives, et, quelques efforts qu’on fasse, on n’amènera pas les départemens à consentir au rétablissement des tours. Il en est, à vrai dire, des tours, comme de beaucoup d’institutions du passé qui ont eu, en l’absence d’une organisation plus réfléchie, leur utilité et leur raison d’être, dont la suppression est inséparable de certains inconvéniens qu’il est facile de mettre en relief, mais qu’on ne reverra jamais parce que le rétablissement de ces institutions entraînerait des inconvéniens plus grands encore. Laissons donc de côté les controverses théoriques, et voyons comment le service des Enfans-Assistés fonctionne dans le département de la Seine.


II

Dans un drame populaire qui faisait autrefois couler bien des larmes et dont le principal rôle avait été créé par Mme Dorval, une ouvrière était contrainte par la misère et par l’inconduite de son mari d’abandonner son enfant. Le décor représentait, à la clarté d’un réverbère fumeux, une longue muraille basse, percée de rares fenêtres grillées, et au milieu l’ouverture béante du tour. La pauvre mère s’approchait en chancelant, déposait l’enfant dans la boîte du tour et tirait la sonnette d’une main hésitante. Le tour pivotait brusquement sur lui-même, l’enfant disparaissait, et la mère, après avoir poussé un grand cri, tombait évanouie sur la scène, au milieu de l’émotion du public et des sanglots des femmes, dont quelques-unes connaissaient peut-être ce triste chemin.

Sauf le tour, qui a disparu, ce décor donnerait encore aujourd’hui une idée très exacte de l’ancienne maison des oratoriens qui est devenue l’hospice des Enfans-Assistés. C’est bien cette même muraille basse et longue qui s’élève au numéro 100 de la rue d’Enfer. Quant au tour, il a été remplacé par un bureau d’admission ; c’est là que s’opèrent aujourd’hui les abandons, qui se sont élevés en 1875 à 2,106. Si l’on joint à ce chiffre celui de 42 enfans trouvés et 190 orphelins, on arrive à un total de 2,338 enfans rentrant dans la catégorie proprement dite des enfans assistés qui sont tombés en 1875 à la charge du département de la Seine. Le bureau d’admission[2] est installé dans une petite salle claire et froide où un employé se tient nuit et jour. L’enfant est presque toujours apporté par sa mère. Celle-ci est soumise alors à un interrogatoire minutieux, dont les questions, au nombre de plus de trente, sont imprimées à l’avance. Je me suis imposé l’obligation d’assister à ce douloureux spectacle. Après s’être informé de son domicile, de l’état civil de l’enfant, de son père (question à laquelle il n’est presque jamais répondu d’une façon précise), on lui demande : — Pourquoi voulez-vous abandonner votre enfant ? — À cette question directe, l’une répond avec cynisme : — Parce que je veux continuer à m’amuser. — L’autre pleure et allègue sa misère. Une troisième parlera de la nécessité où elle est de cacher sa faute, excuse souvent peu sincère. Quelle que soit la réponse de la mère, on s’efforce de la détourner de ce parti désespéré. On lui fait connaître qu’elle ne saura jamais où son enfant aura été placé, qu’elle ne pourra obtenir de ses nouvelles que tous les trois mois et savoir seulement s’il est mort ou vivant. On lui demande ensuite si elle sait qu’elle peut obtenir de l’Assistance publique un secours temporaire, à la charge de conserver son enfant, et, dans le cas où elle l’aurait ignoré, si elle est disposée à solliciter ce secours. Lorsqu’elle a résisté à toutes les exhortations et qu’elle a répondu aux autres questions d’une façon qui paraît satisfaisante, la conviction de l’employé chargé de la réception est faite ; l’abandon est inévitable, et l’enquête qui a lieu après la réception de l’enfant n’a pour objet que de s’assurer si la mère a bien son domicile de secours à Paris, et s’il n’y aura pas lieu d’exercer une répétition contre le département dont elle est originaire. Mais lors même que l’abandon ne paraîtrait pas justifié à l’employé chargé des réceptions, il est de principe que jamais on ne laisse repartir une mère avec son enfant, dans la crainte qu’exaspérée par un refus d’admission elle n’attente à la vie de celui-ci. L’enfant est donc toujours admis en fait, et c’est lorsque les renseignemens fournis par l’enquête ne justifient pas l’abandon qu’on s’efforce de le faire reprendre par la mère.

Des difficultés beaucoup plus grandes sont opposées à l’abandon lorsque l’enfant présenté au bureau d’admission est un enfant légitime. En principe, l’enfant légitime n’est pas admis, à moins que la mère ne soit veuve ou abandonnée de son mari. Le nombre des enfans légitimes ainsi admis pendant l’année 1875 s’est élevé à 84 contre 193 enfans naturels reconnus, et 1,811 non reconnus, ce qui donne pour les enfans naturels non reconnus une proportion de 77 pour 100.

L’abandon des enfans naturels effectué par leurs parens s’opère, on le voit, sans trop de formalités. Des précautions plus minutieuses sont prises pour les abandons opérés par des intermédiaires ou par l’entremise des commissariats de police. Parmi les intermédiaires qui se chargeaient le plus volontiers d’effectuer les abandons se trouvaient autrefois les sages-femmes. Plusieurs de ces femmes avaient fait même de cet office une véritable industrie. Elles suggéraient aux filles-mères qui avaient eu recours à leurs soins la pensée d’abandonner leurs enfans, et se chargeaient, moyennant salaire, de porter le nouveau-né à l’hospice. Parfois, pour triompher des scrupules de la mère, elles l’induisaient en erreur sur les conditions de l’abandon, qu’elles représentaient comme un simple placement provisoire, et les bureaux de l’hospice ont été souvent le théâtre de scènes douloureuses occasionnées par le désespoir de mères qui venaient réclamer leur enfant, déclarant avoir été trompées par la sage-femme à laquelle elles l’avaient confié. Pour éviter le retour de ces abus, on a remis tout récemment en vigueur un arrêté du conseil des Hospices de 1837, qui défend à l’hospice des Enfans-Assistés de recevoir un enfant des mains d’une sage-femme ; mais d’autres intermédiaires subsistent, parens, voisins, amis, des mains desquels on reçoit toujours l’enfant, sauf à faire procéder par les visiteurs de l’Assistance publique à une enquête sérieuse sur les causes de l’abandon. On agit de même lorsque l’enfant est arrivé à l’hospice par l’envoi d’un commissaire de police, les commissaires de police étant préoccupés surtout d’éviter les infanticides et ne refusant jamais un abandon. Que l’enfantait été au reste apporté par sa mère ou par un intermédiaire, la décision de l’employé qui siège au bureau des admissions n’est jamais que provisoire ; elle ne devient définitive, et l’enfant n’est immatriculé sur les registres des Enfans Assistés qu’après la décision du directeur général de l’Assistance publique, qui statue sur le vu des pièces et sur un rapport rédigé par le directeur de l’hospice. Le va-et-vient de ces pièces s’opère avec une grande rapidité, et souvent une journée entière ne s’écoule pas entre l’admission provisoire d’un enfant et son immatriculation définitive. Pendant ce laps de temps, cet enfant est considéré comme étant l’objet d’une mesure hospitalière dont la dépense, purement municipale, doit rester à la charge du budget de l’Assistance publique[3].

Telles sont les formes qu’on pourrait appeler officielles de l’abandon ; mais à côté se présentent certains cas réservés dont le contrôle échappe aux bureaux, et dont l’examen s’opère en dehors et au-dessus d’eux. Que de tristes confidences ont été versées dans l’oreille des différens directeurs de l’hospice ou de la supérieure, qu’on prend souvent comme intermédiaire vis-à-vis d’eux ! Aujourd’hui c’est une jeune fille victime d’une séduction dont sa haute situation sociale aurait dû la préserver, et qui veut à tout prix cacher son déshonneur et sa faute. Demain il s’agira d’un enfant né d’une tragédie de famille, dont le père s’est tué fou de remords, dont la mère est devenue idiote, et dont on veut faire disparaître l’origine incestueuse. Pourtant ces espèces demeurent, à tout prendre, assez rares, et c’est, ainsi qu’on peut le supposer, aux classes les moins aisées de la population qu’appartiennent les mères qui abandonnent leurs enfans. Sur la liste des professions les domestiques figurent toujours au premier rang, ce qui souvent n’est pas à l’honneur de la moralité de leurs maîtres ; puis viennent les couturières et les journalières, professions que s’attribuent souvent celles qui n’en ont aucune. Quant aux mères qui se sont déclarées sans profession, elles sont en 1875 au nombre de 69.

Lorsqu’un enfant a été reçu au bureau d’admission, une fille de service vient et l’emporte sous les yeux de la mère. C’est peut-être affaire de sentiment, mais j’aimerais mieux qu’une des sœurs fût chargée de ce service, et qu’au seuil même de la maison la charité chrétienne apparût sous sa personnification la plus élevée et la plus douce. L’enfant est conduit dans une salle commune qui s’appelle la Crèche ou la Couche, salle spacieuse, voûtée, éclairée par de larges fenêtres, qui servait autrefois de chapelle aux oratoriens. Cette salle, qui contient 85 petits lits, est en quelque sorte le vestibule de la maison. C’est là que l’enfant attend son immatriculation. Jusqu’à ce qu’elle soit accomplie, jusqu’à ce qu’on ait attaché à son cou le collier formé de dix-sept olives en os qui a remplacé l’ancienne boucle d’oreille et auquel est suspendue une petite plaque de métal où son numéro est gravé, ce numéro est inscrit en gros chiffres sur un carré de papier qui est fixé à ses langes avec une épingle. Ce frôle lien est, pendant une demi-journée, le seul qui rattache encore l’enfant abandonné à sa famille. Qu’un accident se produise et soit maladroitement réparé, que la substitution d’un petit carré de papier à un autre ait lieu par inadvertance, et l’enfant échangera peut-être le peu qu’il possède d’état civil contre celui d’un compagnon d’infortune plus ou moins déshérité que lui ; mais aucune négligence de cette nature n’est à craindre avec le personnel dévoué et vigilant de l’hospice des Enfans-Assistés. Je ne parle pas seulement des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, auxquelles est confiée la direction de tous les services de l’hospice et qui sont, là comme ailleurs, toujours égales à elles-mêmes ; je parle du personnel, des infirmières et filles de service laïques, qui est ici très supérieur à ce qu’il est dans les autres établissemens hospitaliers. Rien ne laisse à désirer dans les hôpitaux comme la race des infirmières, et en général de toutes celles et de tous ceux qui font dans un esprit mercenaire un service qui a besoin d’être fait dans un esprit de charité. S’il n’en est pas de même des filles de service à l’hospice des Enfans-Assistés, cela tient au soin particulier avec lequel est opéré leur recrutement. On les fait venir presque toutes directement de province, par l’intermédiaire des sœurs et de la supérieure, une de ces femmes de cœur et d’intelligence dont les ordres féminins fournissent si souvent à la charité publique l’indispensable concours. Ces braves filles acceptent avec bonne humeur de faire pour un salaire dérisoire un service plein de rebuts et même de dangers, dont elles se dégoûteraient bien vite, si elles n’étaient soutenues dans leur tâche par l’esprit de religion et de charité, en même temps qu’elles sont encouragées par l’affection maternelle des sœurs, chez lesquelles elles retrouvent presque toujours des payses. Il est vrai qu’on les maintient dans une ignorance factice des conditions de la vie parisienne en leur faisant mener une existence en quelque façon claustrale : elles ne sortent presque jamais et toujours accompagnées, ce qui les préserve en particulier des tentations qu’étale devant leurs yeux la Closerie des Lilas, dont les bosquets artificiels s’ouvrent à peu de distance de l’hospice des Enfans-Assistés. Le soin des enfans est leur unique pensée, et elles y apportent un dévoûment qui va jusqu’à l’imprudence. « J’ai dû, me disait le directeur, me mettre une fois en colère contre une fille d’infirmerie qui s’obstinait à promener dans ses bras un enfant moribond, atteint d’une petite vérole confluente, dont elle appuyait contre sa joue la figure tuméfiée. »

L’infirmerie joue malheureusement un grand rôle dans la vie des enfans abandonnés, qui viennent souvent au monde scrofuleux, rachitiques ou déjà travaillés par des maladies héréditaires. Aussi beaucoup ne font-ils que traverser la crèche pour être portés immédiatement à l’infirmerie, qui constitue un service commun pour les garçons et pour les filles. L’emplacement et l’organisation de l’infirmerie ne satisfont pas aux conditions d’une bonne hygiène en raison du peu d’élévation des plafonds et du défaut d’aération. Les médecins se plaignent aussi de ce que le nombre des infirmières n’est pas assez grand, ce qui, entre autres inconvéniens, prolonge le séjour des enfans au lit, non sans détriment pour leur santé. Pour remédier à cette insuffisance (au moins en ce qui concerne les plus jeunes), on les étale au nombre de 8 à 10 sur une sorte de lit de camp, à quelque distance du feu ; on les recouvre presque entièrement d’un drap très mince, et on les laisse là pendant quelques heures. Comme ils finissent presque tous, après avoir pleuré plus ou moins longtemps, par s’endormir, ce n’est guère qu’en soulevant le drap que le visiteur s’aperçoit de leur existence. Je ne connais pas de spectacle plus attristant que celui de cette lignée d’enfans malades et silencieux sous une sorte de suaire ; rien ne donne un pressentiment plus douloureux de l’isolement qui les attend dans la vie.

L’infirmerie est divisée en deux parties : l’une réservée aux affections médicales, l’autre aux affections chirurgicales. Dans la classe de ces dernières affections, on range les ophthalmies, maladie très fréquente chez les enfans dont le tempérament est malsain. Beaucoup de ces petits êtres sont couchés solitaires avec un bandeau sur les yeux, et le traitement qu’on leur fait subir ne les préserve souvent pas du bandeau plus épais encore qui s’étend à tout jamais sur leur vue. Cette maladie est aussi très contagieuse, et les soins qu’elle nécessite très périlleux. Il suffit qu’une goutte d’humeur purulente tombe dans l’œil de l’infirmière, religieuse ou laïque, qui tient l’enfant dans ses bras pour que la perte ou tout au moins l’affaiblissement de la vue puisse en résulter pour elle. De pareils cas d’infection ne sont pas rares, ainsi que ceux de contamination des nourrices par des enfans atteints de maladies héréditaires. L’administration encourt dans ce cas, au point de vue moral, une responsabilité incontestable, et bien qu’une jurisprudence rigoureuse ait refusé de consacrer cette responsabilité par une sanction pécuniaire, j’aime à croire qu’on continuera à ne pas la méconnaître.

Un grand principe domine l’administration intérieure de l’hospice des Enfans-Assistés : c’est que l’hospice n’est jamais qu’un lieu de dépôt. Tous les efforts sont combinés pour abréger autant que possible le séjour des enfans, qui est à la fois une cause de dépenses et une cause de mortalité. De grands progrès ont été réalisés sous ce rapport, et grâce à un système inauguré sous la surveillance du directeur habile et dévoué qui est depuis un an à la tête de l’hospice des Enfans-Assistés, la durée moyenne du séjour des enfans à l’hospice est tombée à 76/100es de journée. Il est impossible d’aller plus vite. Aussi la population journalière de l’hospice se maintiendrait-elle à un chiffre peu élevé, si cette population ne s’accroissait encore d’un grand nombre d’enfans qui y séjournent à divers titres pendant un temps plus ou moins long et dont il faut dire un mot.

Parmi ces enfans figurent d’abord ceux dont les pères et mères sont malades à l’hospice ou détenus en prison. Ces enfans ne sont point à la vérité compris dans les trois catégories d’enfans assistés que prévoit le décret de 1811, et ils ne sont l’objet que d’une mesure hospitalière. Aussi les dépenses dont leur séjour à l’hospice est l’occasion ne tombent-elles point à la charge du budget départemental, mais demeurent au compte de l’Assistance publique. Ce n’est que dans le cas où soit la maladie, soit la condamnation des parens dure plus de six mois, qu’ils sont considérés comme abandonnés en fait, et immatriculés au nombre des enfans assistés pour être placés à la campagne. Le séjour de ces enfans à l’hospice n’excède donc pas six mois, mais la durée de ce séjour est encore assez longue ; et bien qu’ils soient l’objet de très bons soins, bien qu’une école leur soit ouverte, où ils apprennent parfois plus en quelques mois qu’ils n’en savaient avant d’entrer, cependant ces enfans accumulés les uns sur les autres se trouvent dans des conditions hygiéniques peu satisfaisantes. On s’est donc préoccupé de leur situation, et l’on a proposé de construire pour eux, sur les terrains dépendant de l’hospice de Bicêtre, un établissement spécial où ils vivraient en bon air et seraient employés aux travaux du jardinage. Ce projet, dont le principe paraissait avoir été agréé par le conseil municipal, n’a pas encore été mis à exécution ; il est à désirer qu’il ne soit pas abandonné.

Parmi les enfans placés ainsi en dépôt provisoire (c’est l’expression administrative), il s’en trouve aussi un certain nombre qui ont été arrêtés en état de vagabondage, et que la Préfecture de police serait en droit de livrer à la justice, si elle ne répugnait à user de prime abord, vis-à-vis d’eux, de cette mesure rigoureuse. Elle préfère se livrer à des recherches pour découvrir le domicile de leurs parens et user de son influence pour les déterminer à réclamer leurs enfans, qui souvent ont lassé leur patience. Lorsque le temps que durent ces recherches ou ces négociations se prolonge, ces enfans ne sauraient rester au dépôt de la Préfecture. Ils sont envoyés à l’hospice des Enfans-Assistés, à l’état de dépôt provisoire, et ne sont régulièrement immatriculés que si leurs parens n’ont pu être découverts ou s’ils ont refusé de les reprendre, Nous les retrouverons lorsque nous nous occuperons du vagabondage et de la mendicité des enfans à Paris.

Enfin la population journalière de l’hospice se compose d’un certain nombre d’enfans, ceux-là définitivement immatriculés au nombre des enfans assistés, et qui, traversant de nouveau, pour une raison ou pour une autre, l’hospice où ils ont été autrefois déposés, y font un séjour plus ou moins long. Il y a d’abord les enfans en bas âge, qui sont rapportés ou apportés pour la première fois à l’hospice à ce moment toujours périlleux où l’on change le procédé de leur nutrition, et qui séjournent quelques jours en commun dans un quartier assez mal disposé, dit quartier des sevrés. « C’est ici le quartier des larmes, » me disait la supérieure. Assis en effet dans des petites chaises, où ils sont retenus par un barreau de bois, ces enfans pleurent presque toute la journée, les uns bruyamment, les autres en silence, et ne prêtent qu’une attention distraite aux efforts qu’on fait pour les amuser à l’aide de quelques jouets. Leurs regards errans semblent chercher un visage ami ; on dirait qu’ils sentent vaguement leur solitude et qu’ils font pour la première fois connaissance avec les tristesses de l’abandon.

Viennent ensuite des enfans de tous les âges, filles et garçons, qui font à l’hospice un séjour de quelques jours, attendant le plus souvent qu’on les envoie dans une résidence nouvelle. Deux grandes ailes, qui ont été annexées à l’ancienne maison des oratoriens, l’une pour les filles, l’autre pour les garçons, leur sont affectées. Ils séjournent dans des dortoirs spacieux, dans de vastes salles et dans des jardins où l’on s’efforce de les utiliser à quelque travail. On se préoccupe toujours, pour des raisons d’économie, de diminuer la durée de leur séjour à l’hospice. Cependant, lorsque le moment de leur passage au travers de l’hospice coïncidait avec l’époque de leur instruction religieuse, qui se trouvait par là même forcément interrompue, l’habitude s’était introduite de les garder à l’hospice pendant le temps nécessaire pour compléter cette instruction et pour leur faire faire leur première communion. Mais ce mode de procéder n’a pas eu l’heur de plaire au rapporteur chargé par le conseil-général de la Seine d’examiner le budget des enfans assistés. « Si l’administration veut continuer, dit M. le docteur Clemenceau dans son rapport, à imposer à nos élèves les pratiques d’une religion officielle, il faut qu’elle le fasse à meilleur marché. Si l’opération de la première communion est jugée nécessaire, il faut qu’elle se fasse à la campagne, où elle doit être aussi efficace et où elle a l’avantage d’être moins dispendieuse. » Il est regrettable d’avoir à dire qu’on a cru devoir céder devant cette injonction : et qu’aujourd’hui on ne conserve plus les élèves de passage à l’hospice jusqu’au moment de leur première communion, non sans détriment peut-être pour leur instruction religieuse.

Parmi les enfans qui séjournaient à l’hospice pendant un temps assez long, se trouvaient aussi, il n’y a pas bien longtemps, un certain nombre de jeunes filles dont la conduite avait donné lieu à des plaintes de la part des familles auxquelles elles avaient été confiées. On les retenait pendant un ou plusieurs mois, suivant les circonstances, dans une sorte de disciplinaire situé dans un quartier à part de la maison. Cette correction paternelle, exercée par l’administration elle-même, pouvait avoir pour quelques-unes de ces jeunes filles l’avantage de leur éviter un jour la triste connaissance de nos maisons de correction. Il est regrettable également que, pour des raisons d’économie, ce disciplinaire ait été supprimé.

L’économie, tel est maintenant le grand mot du service, depuis qu’il est devenu un service départemental. Telle est la considération qui domine le rapport, très consciencieusement fait du reste, de M. le docteur Clemenceau, et à laquelle toutes les autres préoccupations, sauf peut-être les préoccupations hygiéniques, sont sacrifiées. Les dépenses faites à l’intérieur de l’hospice, et qu’on appelle à cause de cela dépenses intérieures, ne sont cependant pas très considérables. Pour une population dont le mouvement a été en 1875 de 3,225[4], cette dépense s’est élevée à 128,423 francs 13 centimes. Le chiffre demandé pour 1877 est de 123,000 francs, et sera largement compensé par les revenus des fondations faites en faveur des enfans assistés, qui s’élèvent à 182,908 francs, d’après les travaux de la commission qui a été chargée d’établir la fortune des enfans assistés. L’état sera même déchargé en 1876 de sa part contributive du cinquième, car malgré les réclamations du département, la part de l’état n’est établie qu’après la balance des recettes et des dépenses intérieures. Ce n’est donc pas cette branche du service qui fait peser de lourdes charges sur le budget départemental, et toute nouvelle réduction de dépenses qu’on se proposerait d’obtenir ne pourrait de ce côté être achetée qu’au prix d’une désorganisation du service.


III

L’hospice n’étant qu’un lieu de passage, ce sont les dépenses occasionnées par le placement des enfans à l’extérieur qui constituent la presque totalité des frais du service des enfans assistés. Si depuis longtemps on est d’accord que l’éducation en commun dans un hospice et dans une grande ville est essentiellement défavorable aux enfans, on a discuté beaucoup sur le meilleur mode de traitement auquel il convenait de les soumettre. Un procédé qui a obtenu pendant un temps beaucoup de faveur était celui des colonies agricoles. La pensée très juste qu’il importait de soustraire ces enfans à l’influence des grandes villes et de les attacher à la terre, avait inspiré à des personnes charitables, peut-être aussi à des spéculateurs la pensée de fonder à la campagne des établissemens où l’on solliciterait l’envoi d’enfans appartenant à la catégorie des enfans assistés, et où ils seraient employés aux travaux agricoles. L’enquête de 1860 a constaté l’insuccès presque général de ces établissemens, dont le nombre s’élevait dans toute la France à dix-huit, et celui plus grand encore des colonies situées en Algérie, qui avaient été fondées cependant avec tous les avantages du patronage et des subventions officielles. Au bout de quelques années, le fondateur même de ces colonies, le père Brumauld, dans un rapport très sincère adressé à l’empereur, déclarait avoir fait fausse route, et un directeur d’hospice interrogé sur les résultats que donnait en général l’éducation dans les colonies agricoles pouvait répondre avec vérité : un seul, l’évasion. Aussi ce système d’éducation a-t-il été avantageusement remplacé par celui du placement à la campagne chez des familles de cultivateurs qu’on appelle des nourriciers. C’est le système usité aujourd’hui pour les enfans assistés du département de la Seine qui, au nombre de 26,508, sont aujourd’hui tous placés à la campagne et répartis entre quatorze départemens[5].

L’enfant, s’il est encore en bas âge, est d’abord placé en nourrice. L’administration de l’Assistance publique apporte un grand soin et un grand scrupule dans le choix des nourrices, qui doivent satisfaire à la fois à des conditions d’hygiène et à des conditions de moralité. Elles sont recrutées dans onze des quatorze départemens dont je viens de parler, qui sont divisés eux-mêmes en circonscriptions plus ou moins étendues. À la tête de chacune de ces circonscriptions est un sous-inspecteur départemental, par les soins duquel s’opère le recrutement des nourrices, et qui lui-même est assisté dans cette tâche par un médecin. Lorsque chacune des nourrices qui ont été envoyées à Paris par convois et sous la surveillance d’une meneuse revient avec un enfant, cet enfant doit être visité fréquemment par le sous-inspecteur, et des instructions récentes enjoignent même au médecin attaché au service de la circonscription de lui rendre visite, pendant qu’il est encore en bas âge, au moins une fois par mois. Grande est la difficulté de déshabituer ces femmes des pratiques absurdes qui sont parfois en usage dans la campagne à l’endroit des enfans nouveau-nés, et d’exercer sur elles une surveillance assez active pour qu’elles donnent à ces enfans, auxquels elles n’ont pas encore eu le temps de s’attacher, les soins nécessaires. Ajoutez à ces chances de mortalité celles que ces enfans apportent avec eux en naissant et qui résultent de la misère où ils ont été engendrés et des maladies constitutionnelles dont ils ont souvent recueilli l’héritage. Aussi, d’après l’enquête de 1860, la mortalité, sur la généralité des enfans assistés d’un jour à un an, s’élevait-elle dans toute la France à la proportion de 50,04 pour 100, et dans le département de la Seine à 49,84 pour 100. Depuis cette date, de sérieux efforts ont été faits pour abaisser cette mortalité. Quels résultats ont été obtenus dans l’ensemble de la France ? Les documens d’ensemble manquent pour l’apprécier ; mais pour les enfans du département de la Seine ces efforts n’ont point été infructueux. Leur mortalité, d’après un chiffre qui ne présente peut-être pas, il est vrai, un caractère de certitude absolue, serait descendue aujourd’hui aux environs de 30 pour 100.

Ce chiffre est encore élevé, et assurément on ne saurait faire trop d’efforts pour le diminuer. Est-il équitable cependant, ainsi que l’a fait M. Brochard, de chercher dans la comparaison avec les peuples étrangers la preuve de l’infériorité de la France et d’opposer à ce chiffre le chiffre de 18 pour 100, qui serait celui de la mortalité des enfans recueillis par la Maison-Impériale de Moscou ? C’est dans le compte-rendu publié par cette maison en 1871 que M. le docteur Brochard dit avoir relevé ce chiffre ; mais il a manifestement commis une erreur qui a consisté à ne considérer que la mortalité des enfans à l’intérieur de l’hospice de Moscou où leur séjour est de courte durée, en négligeant totalement leur mortalité à l’extérieur. Or cette mortalité s’est élevée en cette même année 1871 à 61,69 pour 100. D’après le dernier compte-rendu publié en 1874, la mortalité pour les enfans d’un jour à un an, à l’intérieur et à l’extérieur de l’hospice, s’est même élevée à 74 pour 100[6]. On voit combien il faut procéder avec prudence dans ces comparaisons, puisqu’un homme de l’expérience de M. Brochard a pu s’y tromper. On doit sans doute chercher à améliorer notre service, mais ce serait une erreur de croire que les peuples étrangers soient arrivés à des résultats beaucoup plus satisfaisans que les nôtres.

Il est presque superflu de dire que les soins que donnent aux enfans assistés les familles des nourriciers ne sont point gratuits et qu’ils reçoivent une juste rémunération. La pension que l’Assistance publique paie pour ces enfans, et qui varie suivant leur âge, variait autrefois également, suivant qu’il s’agissait d’un orphelin ou d’un enfant abandonné. Ce n’est que tout récemment que, sur la proposition du directeur de l’Assistance publique, le conseil-général a fait cesser cette injuste inégalité et élevé la pension des orphelins au taux de la pension des enfans abandonnés. Cette pension s’abaisse progressivement de la somme de 18 francs par mois, qui est payée pour les enfans d’un jour à un an, à la somme de 6 francs, qui est payée pour les enfans de neuf à douze ans. À partir de douze ans, l’Assistance publique ne paie plus rien pour ses pupilles, dont le travail est censé compenser l’entretien. Ils passent alors dans la catégorie dite des élèves hors pension, mais ils n’en demeurent pas moins jusqu’à leur majorité sous la surveillance et la tutelle légale de l’Assistance publique. Cette tutelle impose à l’Assistance publique l’obligation de payer une pension extraordinaire pour les enfans qui sont réduits par quelque infirmité à l’impossibilité de gagner leur vie. Cette obligation légale s’arrête lorsque l’enfant a atteint l’âge de vingt et un ans ; mais des considérations d’humanité déterminent toujours la continuation de cette pension extraordinaire, qui cesse alors de figurer au budget départemental pour retomber sur celui de l’Assistance publique. Ajoutons enfin, pour être complet, que l’Assistance publique fournit aux nourriciers des vêtures qui étaient autrefois au nombre de onze et qui ont été portées depuis peu jusqu’à douze.

Lorsque l’enfant assisté continue d’être élevé par la famille de la femme qui l’a nourri, sa condition, triste encore à raison du préjugé qui pèse sur lui dans les campagnes, n’est point cependant trop malheureuse. Un lien assez étroit, qui devient parfois aussi fort que le lien du sang, s’établit généralement entre lui et sa mère nourrice. Il grandit avec les enfans de la maison, il est associé à leur existence, à leurs jeux, à leurs peines, à leurs travaux, et le petit Parisien finit par être considéré comme étant en quelque sorte de la famille. Le traitement auquel sont soumis ces enfans et l’éducation qu’on leur donne sont au reste l’objet d’une surveillance assez exacte de la part des sous-inspecteurs départementaux et des inspecteurs. Cette surveillance n’est point inefficace, et l’on obtient que ces enfans vivent de la même vie que les enfans légitimes, au milieu desquels ils sont élevés. Là où les parens envoient régulièrement leurs enfans à l’école, les petits Parisiens y sont envoyés régulièrement ; là où l’école n’est pas très en honneur, ils n’y sont guère envoyés moins fréquemment que leurs compagnons d’âge, et ces mœurs publiques de la commune paraissent avoir sur l’éducation donnée à ces enfans beaucoup plus d’influence que la prime, assez modique il est vrai, allouée aux nourriciers dont les élèves fréquentent l’école. Quant à l’instruction religieuse, pour laquelle une prime un peu supérieure est également accordée, elle est donnée très régulièrement aux enfans assistés, et il est heureusement presque sans exemple que leurs nourriciers ne leur fassent pas faire leur première communion. Cette différence contrarie vivement M. le docteur Clemenceau, qui veut mal de mort à la première communion. Puisse son irritation s’apaiser à la pensée que cette différence ne s’explique pas seulement par l’importance plus grande attachée dans nos campagnes à l’instruction religieuse qu’à l’instruction primaire, mais aussi par ce fait, que les catéchismes, ne durant que deux ans et ayant toujours lieu l’hiver, peuvent être fréquentés par les enfans au prix de moindres sacrifices pour les parens.

Moins heureuse est la destinée des enfans qui pour une raison quelconque ont dû être retirés aux nourriciers qui avaient pris soin de leurs premières années. Lorsque ce passage d’une famille à une autre a été opéré pendant leur bas âge, les liens d’une certaine tendresse peuvent encore les rattacher à leurs nouveaux nourriciers ; mais lorsque c’est vers l’âge de dix ans à douze ans que ce changement a lieu, ils sont considérés dans la famille nouvelle où ils entrent comme de petits serviteurs, et font connaissance de bonne heure avec les rudesses de la domesticité rurale. Ils sont employés comme gardeurs d’oies, conducteurs de vaches, compagnons, etc., sans qu’au retour d’une longue journée passée dans les champs une parole de tendresse les accueille jamais au foyer. À partir de douze ans, beaucoup sont placés aussi en apprentissage, si leur famille nourricière n’a pas d’intérêt à les employer. L’administration intervient aujourd’hui dans la rédaction de ces contrats d’apprentissage, qui étaient jusqu’à présent verbaux, mais qui à l’avenir seront rédigés par écrit sous la surveillance des sous-inspecteurs. Une somme sera prélevée sur le salaire convenu, déduction faite des frais d’entretien personnel, et versée à la caisse d’épargne au nom de l’enfant. On s’efforce de lui créer ainsi un petit pécule dont la première mise de fonds est parfois une somme de 50 francs allouée à titre de récompense au nourricier qui a élevé un enfant jusqu’à l’âge de douze ans, et qui est presque toujours abandonné par lui au profit de l’enfant. Les professions auxquelles sont destinés les élèves de l’assistance publique sont généralement des professions manuelles ou agricoles. Cependant, si quelque enfant dénote une intelligence ou des dispositions particulières, on s’efforce de lui ouvrir l’accès d’une carrière libérale, et on applique aux frais de son éducation le produit de certaines fondations. Plusieurs élèves de l’assistance publique ont pu entrer ainsi dans l’enseignement primaire, dans les pharmacies des hôpitaux, et l’un même au séminaire.

Quelle est, en résumé, et c’est là que je voulais en venir, l’existence qui attend les enfans assistés du département de la Seine ? Il faut se garder à ce sujet de toute illusion en bien comme en mal. Quoi qu’on fasse, cette existence sera toujours triste. Sans doute on pourra citer l’exemple de tel ou tel enfant qui aura fini par trouver une famille véritable dans sa famille adoptive, qui aura épousé son frère ou sa sœur de lait, ou qui aura été choisi par ses nourriciers comme légataire universel. On pourra citer aussi des exemples du dévoûment et de l’affection de certains nourriciers pour leurs élèves. J’ai moi-même été témoin et confident du désespoir d’une femme à laquelle l’Assistance publique avait cru devoir, à la suite de revers de fortune, retirer son pupille, et qui ne pouvait obtenir même de ses nouvelles, comme si elle eût été sa mère et l’eût volontairement abandonné. Mais ce ne sont là que des exceptions, et il ne faut pas se dissimuler que l’avenir qui attend le plus grand nombre de ces enfans n’est pas très riant. Ce serait cependant tomber dans un excès opposé que de les croire fatalement voués à une vie de misère et d’inconduite. C’est une opinion généralement répandue que les élèves de nos hospices, garçons et filles, vont en grand nombre les uns grossir la population des établissemens pénitentiaires, et les autres allonger les registres de la prostitution. Il y a là une exagération que les résultats de l’enquête de 1860 auraient du en partie détruire. Sur 52,595 détenus que renfermaient en 1860 les établissemens pénitentiaires de toute nature, 1,206 seulement étaient d’anciens élèves des hospices, ce qui donne la proportion assez faible de 2,23 pour 100. En ce qui concerne les élèves des hospices inscrites sur les registres de la prostitution, leur nombre s’élevait (autant qu’un pareil relevé peut présenter de certitude) à 537 sur 14,211, soit une proportion de 3,77 pour 100. Enfin, dans son curieux ouvrage sur la Prostitution à Paris, M. Lecour relevait il y a quelques années 77 élèves des hospices sur 3,726 filles inscrites. D’un autre côté un mode de calcul, il est vrai très arbitraire et approximatif, donne la proportion de 1 détenu sur 348 enfans assistés, tandis que la moyenne est de 1 sur 693 pour le total de la population. Le même calcul donne une fille inscrite sur 366 enfans assistés, tandis que la proportion, pour la population agricole est de 1 sur 1,200. Il n’est pas étonnant que l’absence d’une véritable éducation de famille conduise un assez grand nombre d’enfans assistés au crime et à l’inconduite ; mais, si le mal existe, il ne faut cependant pas le grossir, ni faire aux élèves des hospices une réputation plus mauvaise qu’ils ne méritent.

En regard des pupilles de l’Assistance publique qui font cette triste fin, mettons tout de suite ceux qui, plus heureux, sont réclamés par leurs parens avant leur majorité. Le nombre des retraits s’est élevé en 1875 à 566, ce qui est à peu près le chiffre des années précédentes, sauf l’année 1872, où le chiffre des retraits s’est élevé à 783, à raison du grand nombre d’abandons effectués pendant le siège de Paris. L’Assistance publique a mis une certaine rigueur à poursuivre contre les parens le remboursement des frais occasionnés par les enfans retirés. Ces remboursemens se sont élevés en une année de la somme de 2,699 francs à celle de 24,804. L’administration, en exigeant ces remboursemens, ne poursuit pas seulement un bat d’économie ; elle veut aussi détruire cette idée encore trop répandue dans les classes inférieures que l’abandon d’un enfant équivaut à un placement gratuit et temporaire aux frais de l’état. Toutes les demandes de retrait ne sont point au reste accueillies par l’administration, et elle en rejette annuellement un certain nombre, les unes parce que la famille ne lui paraît pas présenter des garanties suffisantes de moralité, les autres parce qu’elles semblent surtout dictées par une pensée de lucre et de spéculation sur l’enfant. Lorsque l’enfant paraît très attaché à ses nourriciers, on remet parfois à sa décision l’option entre sa famille naturelle et sa famille adoptive. L’intention est humaine sans doute, mais n’est-ce pas soumettre à une épreuve trop cruelle l’âme débile d’un enfant, obligé de résoudre ainsi à lui seul un des plus redoutables problèmes qui puissent se poser devant une conscience humaine : le choix entre les devoirs de la reconnaissance et ceux de la famille ? Il ne faut pas croire en effet que la perspective de retourner auprès de leurs parens cause à tous ces enfans une joie égale. Visitant un jour l’hospice de la rue d’Enfer, j’aperçus dans un coin une jeune fille de douze ou treize ans qui pleurait silencieusement. Comme je lui demandais la cause de son chagrin, elle éclata en sanglots bruyans et me dit avec un fort accent du Morvan : « C’est parce que mes parens vont venir me quérir. » Cette répulsion instinctive d’une enfant pour la mère qui l’a abandonnée n’est-elle pas le plus cruel des châtimens ?

Mentionnons enfin, pour avoir examiné sous toutes ses faces l’avenir qui attend les enfans assistés, le fait assez fréquent de demandes d’adoption adressées à l’Assistance publique. Ces demandes émanent le plus souvent de ménages sans enfans, qui cherchent dans cette paternité fictive la consolation d’un regret cuisant. Ce sont généralement des petites filles de un à trois ans, d’un extérieur agréable et d’une bonne santé, qui en forment l’objet. Ces demandes sont instruites avec beaucoup de soin, et lorsque les pétitionnaires présentent des garanties suffisantes, il leur est toujours donné suite, autant dans l’intérêt de l’administration, qui réalise ainsi une économie, que dans l’intérêt des enfans, devant lesquels s’ouvre ainsi la perspective d’une existence inattendue. Par une précaution très sage, l’administration ne donne jamais en adoption que des orphelins. Il y a quelques années, les parens naturels d’une petite fille donnée en adoption avaient fini par découvrir sa retraite et se livrèrent à un odieux chantage auprès des parens adoptifs, auxquels ils ne laissaient plus un moment de repos. Grâce au parti prudent adopté par l’administration, cette situation douloureuse ne pourrait plus se reproduire aujourd’hui.

Parmi les dépenses de toute nature que supporte le budget des dépenses extérieures, et qui se sont élevées à 3,228,638 fr. 43 c, figurent les secours pour prévenir les abandons. J’ai exposé dans la première partie de ce travail la théorie de ce mode d’assistance, les objections qu’on peut lui opposer en principe, les avantages incontestables qu’il présente dans la pratique. Je n’ai donc plus qu’à en faire saisir brièvement le mécanisme dans le département de la Seine. L’instruction rédigée en 1860 sur le service des enfans assistés porte (art. 7) : « Des secours pourront être accordés aux enfans naturels reconnus légalement, ainsi qu’aux enfans légitimes dont l’abandon serait imminent, lorsque les mères les allaiteront elles-mêmes ou continueront à en prendre soin. » C’est pour sauver le principe qu’il est fait ici mention des enfans légitimes. En réalité, la totalité du crédit porté au budget départemental pour prévenir les abandons passe en secours aux filles-mères, et si les mères légitimes chargées de famille obtiennent aussi des secours, ce sont des secours municipaux distribués avec plus de parcimonie et moins de régularité. La somme dépensée en secours en 1875 a été de 357,218 francs et s’est répartie entre 7,900 enfans. En 1874, la somme dépensée s’était élevée à 626,379 francs, dépassant de près de 300,000 francs le crédit alloué par le conseil-général, et avait été répartie entre 38,962 enfans. Malgré une réduction aussi importante dans le chiffre des secours, le nombre des abandons ne s’est élevé qu’à 2,106, en décroissance de 800 sur le chiffre de l’année 1874. Pour trouver un chiffre d’abandon aussi faible, il faut remonter jusqu’à l’année 1725, c’est-à-dire à une époque où la population de Paris n’excédait pas 600,000 habitans. L’explication de cette singularité apparente est dans l’effroyable désordre qui s’était introduit depuis plusieurs années dans la distribution des secours, dont la majeure partie allait à une toute autre destination que celle de secourir les filles-mères. Aussi est-ce avec raison que M. le rapporteur du conseil-général a traité de fantastique ce chiffre de 38,962 enfans entre lesquels les secours auraient été distribués. Une enquête vigoureusement conduite par l’administration préfectorale a amené la découverte de ces malversations, dont les auteurs ont eu à répondre de leur conduite devant la justice. Contenue dans des limites plus étroites et surveillée avec plus de soin dans sa répartition, la somme des secours distribués en 1875 n’a point produit des résultats moins fructueux. Cette répartition est en elle-même une opération très délicate. Elle est effectuée par l’intermédiaire du bureau des Enfans-Assistés, qui lui-même se renseigne par le moyen des visiteurs de l’Assistance publique. Il faut à la fois ne pas être dupe d’une misère affectée, ne pas se montrer non plus d’une exigence trop rigoureuse, et savoir à propos tantôt ouvrir et tantôt fermer les yeux. Aussi une grande latitude doit-elle être laissée aux distributeurs, et ce serait une erreur que de vouloir, ainsi qu’on l’a proposé, les renfermer dans des catégories étroites. Parfois un minime secours, qui aura surtout le caractère d’un encouragement moral, suffira pour déterminer une mère à conserver son enfant ; parfois au contraire il faudra, pour prévenir l’abandon, que le secours soit assez considérable et fréquemment renouvelé. C’est là une question d’appréciation qu’il faut laisser à l’expérience des distributeurs ; mais le contrôle au point de vue financier doit être sérieux, et il faut avoir au moins la certitude que la totalité du crédit ouvert profite à ceux auxquels il est destiné.

Les secours destinés à prévenir les abandons affectent trois formes différentes. Il y a d’abord le secours en argent, délivré directement aux filles-mères qui conservent et allaitent elles-mêmes leur enfant. C’est cette forme de secours qu’il faut tendre à multiplier, car l’expérience a établi que la mortalité pour les enfans élevés par leur mère est beaucoup moindre que pour ceux placés en nourrice, même par les soins de l’Assistance publique. Ces secours se divisent en secours uniques, qui varient de 5 à 20 francs, et secours mensuels, qui varient de 10 à 30 francs par mois, et sont continues, suivant les circonstances, pendant un temps plus ou moins long, qui n’excède généralement pas dix mois. On tend avec raison à augmenter les secours mensuels et à diminuer les secours uniques, qui ont cependant aussi leur utilité. La somme des secours en argent s’est élevée en 1875 à 128,366 francs, dont 95,923 francs dépensés en secours uniques et 32,443 dépensés en secours mensuels. Aux uns et aux autres, on ajoute presque toujours le don d’une layette.

Lorsque la mère se refuse à nourrir son enfant ou lorsqu’elle n’est pas en état de le faire, le secours prend alors la forme d’un bon de nourrice, qui est tantôt valable pour dix mois, et représente alors la valeur d’un secours de 215 francs, tantôt pour un mois, et représente alors la valeur d’un secours de 35 francs. Ces bons étaient autrefois valables, soit sur des bureaux particuliers, soit sur la direction municipale des nourrices. Cette dernière institution, qui n’avait pas donné de bons résultats, vient d’être supprimée, et ce service va devenir un service départemental. La condition des enfans ainsi placés en nourrice est la moins favorable. D’abord leurs chances de vivre sont beaucoup moins grandes ; la proportion de la mortalité s’élève pour eux jusqu’à près de 50 pour 100, tandis qu’elle ne dépasse pas 30 pour 100 pour ceux conservés à domicile. Souvent aussi il arrive qu’ils sont abandonnés par leur mère, soit que celle-ci disparaisse sans laisser de ses nouvelles, soit qu’elle se refuse à reprendre son enfant des mains de la nourrice, de sorte qu’en réalité le secours n’a eu pour résultat que de retarder l’abandon ; mais c’est là un inconvénient qui paraît difficile à éviter, et auquel il faut peut-être se résigner.

Enfin les secours pour prévenir les abandons revêtent une troisième forme : celle des secours d’orphelins. On appelle ainsi un secours qui est servi par l’administration à des parens collatéraux ou à des étrangers qui consentent à demeurer chargés d’un orphelin qui, s’il était abandonné par eux, retomberait totalement à la charge de l’administration. La somme ainsi dépensée a été en 1875 de 68,446 francs, et représente en réalité une économie pour le budget départemental. Disons à ce propos que, si la limite d’âge de douze ans, au-dessus de laquelle l’administration n’accepte pas le fardeau de l’entretien d’un enfant, ne paraît pas sujette à critique en ce qui concerne un enfant volontairement abandonné, on n’en saurait dire autant-en ce qui concerne les orphelins. La fiction d’après laquelle un enfant de douze ans qui a perdu son père et sa mère serait en mesure de subvenir à ses besoins est dans beaucoup de cas trop contraire à la vérité pour pouvoir être acceptée sans réserve. La charité privée vient heureusement ici en aide à l’insuffisance de la charité publique. L’on ne compte pas dans le département de la Seine, et suivant une énumération probablement incomplète, moins, de 68 orphelinats qui reçoivent des enfans de tous les âges. Sur ces orphelinats, 6 sont ouverts aux enfans des deux sexes, 8 aux garçons et 54 aux filles. Une inégalité aussi frappante s’explique par le fait que ces orphelinats sont presque toujours tenus par des congrégations religieuses, et que le personnel nombreux des ordres féminins permet de multiplier les orphelinats pour les filles. Aussi le chiffre des garçons orphelins qui tombent à la charge de l’Assistance publique est-il tous les ans sensiblement plus élevé que celui des filles orphelines, recueillies en plus grand nombre dans les établissemens charitables. Nos édiles parisiens, qui sont si hostiles aux congrégations religieuses, et qui les poursuivent de leur malveillance, ne se sont jamais avisés de l’économie dont sur ce point ils leur sont redevables.

Ce serait demeurer incomplet dans l’énumération des mesures qui sont dictées à la charité publique ou privée par la préoccupation du sort des enfans abandonnés, que de laisser de côté les œuvres ou les institutions qui ont pour but de venir en aide à la mère au moment de sa délivrance, car les secours accordés à la mère profitent directement à l’enfant en le préservant de cette misère des premiers jours, qui est une des causes de l’abandon. Au premier rang de ces œuvres, on compte cette grande société de charité maternelle, dont la fondation remonte à 1788, et qui est devenue presqu’une œuvre historique. Cette société compte un comité par arrondissement et secourt annuellement à domicile un grand nombre de mères indigentes. Dans des proportions. plus modestes, l’Association des mères de famille rend à la population pauvre les mêmes services ; mais ces œuvres ne distribuent des secours qu’aux femmes mariées. Il est vrai que la maison d’accouchement dite la Maternité et l’hôpital des cliniques offrent un asile gratuit à toute femme qui est sur le point de mettre un enfant au monde ; mais que deviendront les filles-mères qui, venues, à Paris pour cacher leur grossesse ou ayant perdu leur place à la suite de leur faute, attendent pendant deux ou trois mois sur le pavé de Paris l’instant de leur délivrance ? Que deviendront-elles, lorsqu’à peine remises de leurs couches, trop faibles pour trouver encore de l’ouvrage, elles ont cependant à subvenir, non pas seulement à leurs besoins, mais à ceux de leur enfant placé en nourrice ? Aux unes l’asile Sainte-Madeleine, aux autres l’asile Gérando ouvrent en silence et dans l’ombre la porte d’un refuge discret.

En résumé, si de toutes les misères qui assaillent l’enfance à Paris, l’abandon est celle à laquelle il faut pourvoir tout d’abord et qui à l’imagination paraît la plus cruelle, c’est aussi celle qui est le plus efficacement soulagée. La charité publique, qui a recueilli sur ce point les traditions de la charité chrétienne, remplit ici largement son devoir et n’a que des progrès de détails à réaliser ; mais si au point de vue matériel on met les enfans abandonnés en état de se tirer d’affaire dans l’existence, au point de vue moral, on ne saurait leur assurer ce qui leur a été refusé à leur entrée dans le monde : la famille. Presque toujours il leur manquera ces affections qui font sinon aimer, du moins supporter la vie, et ils échapperont bien rarement à cette défaveur que, préjugé ou non, la seule épithète d’enfant trouvé attire sur leur tête. Aussi ne saurait-on s’empêcher d’envisager les efforts qu’on fait dans leur intérêt d’un œil assez différent, suivant qu’on se place au point de vue de la société ou au point de vue d’une certaine philosophie. Un de nos critiques littéraires, dont la pensée hardie ne recule devant aucun problème, faisait remarquer tout récemment quelles contradictions et (pour parler un langage d’école) quelles antinomies se cachent au fond de cette loi du progrès, dont on prétend de nos jours faire une religion, et combien d’améliorations apparentes sont achetées en réalité au prix d’un mal latent. « Nous nous donnons beaucoup de peine, disait M. Schérer, pour faire vivre les enfans chétifs et pour prolonger l’existence des débiles et des infirmes ;… mais nous ne nous sommes pas aperçus que nous compromettions ainsi la santé, la beauté et la force des générations futures. » Ces réflexions ne peuvent-elles pas aussi bien s’appliquer aux efforts qu’on fait pour disputer à la mort les enfans abandonnés, sans songer à la tristesse probable de l’existence qu’on leur prépare ? Aussi, après s’être assuré par acquit de conscience que la science hygiénique et la prévoyance administrative associent leurs ressources pour diminuer la mortalité des enfans abandonnés, peut-on se consoler de l’insuffisance des résultats en se reportant à cette pensée d’un poète ancien traduite par un poète moderne, et en se rappelant

Ce que disaient nos pères, Que, quand on meurt si jeune, on est aimé des dieux.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. On appelle vols qualifiés les vols accompagnés des qualifications aggravantes : effraction, escalade, etc., qui pour les majeurs déterminent la compétence de la cour d’assises.
  2. L’hospice des Enfans-Assistés a déjà été décrit par M. Maxime Du Camp dans la Revue du 1er septembre 1870. J’aurai parfois l’occasion de me rencontrer avec lui dans le cours de ces études, et je n’ai pas la prétention d’égaler la précision et la vivacité de ses descriptions.
  3. L’Assistance publique est une administration municipale qui a ses ressources propres et qui reçoit une subvention de la ville de Paria ; mais elle est chargée du service départemental des Enfans-Assistés, et produit chaque année au département un compte après examen duquel elle est remboursée de ses avances, sauf au département à réclamer ensuite à l’état sa part contributive.
  4. Ce chiffre de 3,225 se décompose ainsi :
    Enfans présens à l’hospice au 1er janvier trouvés «
    « abandonnés 73
    « orphelins 24 97
    Admissions effectuées pendant l’année trouvés 42
    « abandonnés 2,106
    « orphelins 190 2,338
    Réintégration pour causes diverses 790
    Total 3,225


    Les enfans déposés provisoirement demeurant à la charge de l’Assistance publique, ne sont point compris dans ces chiffres. Leur nombre s’est élevé en 1875 à 3,748 ; 2,166 ont été rendus à leurs parens ou à la préfecture, 319 sont sortis pour des causes diverses, 1,263 ont été immatriculés comme enfans abandonnés.

  5. Ces quatorze départemens sont le » suivans : Aisne, Allier, Côte-d’Or, Cher, Ille-et-Vilaine, Loir-et-Cher, Nièvre, Nord, Pas-de-Calais, Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire, Sarthe, Somme, Yonne.
  6. Voici les chiffres exacts tels que je les relève page 26 du compte-rendu de 1874 :
    Admissions 43,975
    Mortalité intérieure 11,128
    Mortalité extérieure 21,660
    Proportion pour 100 des 2 catégories 74,10