L’Enfance à Paris/03

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L’Enfance à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 36-79).
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L’ENFANCE À PARIS

III.[1]
LES HOPITAUX D’ENFANS A LONDRES. — LES CONVALESCENS ET LES INFIRMES.

L’enfant sort de l’hôpital ou guéri, ou convalescent, ou infirme. S’il est convalescent, il faut, avant de le rendre à sa famille, raffermir sa santé ébranlée ; s’il est infirme, il faut, dans certains cas, lui trouver un asile. Ni la charité publique ni la charité privée ne sont ici en défaut, et la combinaison de leurs efforts a créé une organisation qui, sans être complète, vaut la peine d’être étudiée. Ce sont donc les maisons de convalescence, les asiles et les hospices destinés à l’enfance, qui feront l’objet de ce travail ; mais avant d’entrer en matière, je voudrais chercher quelques points de rapprochement dans l’étude des mesures hospitalières qui sont prises en faveur des enfans dans un grand pays voisin du nôtre. Les comparaisons entre la France et l’Angleterre ont été pendant un temps et sont encore aujourd’hui assez de mode. Ces comparaisons sont toujours aventureuses lorsqu’on les entreprend dans la pensée préconçue d’établir la supériorité d’un des deux pays sur l’autre. De quelque côté qu’on se prononce, on risque fort d’arriver à des conclusions injustes, faute d’avoir considéré le sujet sous tous ses aspects et d’avoir tenu un compte assez large de la différence profonde des mœurs ; mais lorsque, sans chercher à mettre systématiquement en relief les points de supériorité ou d’infériorité, on se borne à constater ce qui existe et à signaler ce qui pourrait être utilement emprunté, on fait une œuvre qui, pour être moins ambitieuse, n’en est peut-être que plus utile. C’est à cette tâche modeste que seront consacrées les premières pages de notre étude.


I

Les hôpitaux de Londres jouissent dans le monde médical d’une réputation qui, sous certains rapports, n’est pas imméritée. L’étranger qui passe devant leur façade admire leur solide et massive construction ; il s’étonne du vaste emplacement qu’ils occupent parfois dans les quartiers les plus riches de Londres, où le terrain à lui seul représente une grande valeur. Le visiteur qui aura franchi la porte d’entrée louera la hauteur et la bonne ventilation des salles, l’aménagement confortable des dépendances, le luxe même des bibliothèques, des amphithéâtres, des salles de cours ou de réunion qui y sont souvent annexés. S’il jette un coup d’œil sommaire et pas trop investigateur sur les comptes-rendus de la statistique annuelle, il sera probablement frappé d’un chiffre de mortalité en apparence moins élevé que celui de nos hôpitaux français, et s’il se retire après cette visite un peu superficielle, il ne tiendra qu’à lui de s’extasier sur l’excellente organisation des hôpitaux de Londres et de l’assistance médicale en Angleterre.

Cependant, si notre visiteur a l’esprit porté à l’observation et l’œil tant soit peu familier avec les aspects de la misère, une chose le frappera, sinon dans tous, du moins dans l’immense majorité de ces établissemens, c’est qu’il ne reconnaîtra pas dans les malades étendus sur l’étroite, mais propre couchette ces types d’hommes et de femmes épuisés par la misère, abrutis par le gin, qu’il rencontrera dans la rue voisine (fût-ce la plus élégante de Londres), cachant avec peine un corps usé et amaigri sous des haillons qui furent autrefois des vêtemens de drap ou de soie. La plupart des hôtes de l’hôpital, dont un certain nombre ne lui paraîtra pas atteint d’affections très graves, lui sembleront appartenir à cette classe intermédiaire entre la bourgeoisie et le peuple qui vit sans efforts de son travail ou de son petit commerce et qui oppose au mal un tempérament robuste dont les privations n’ont point à l’avance épuisé les forces. En un mot, il aura le sentiment de se trouver en présence de la maladie, mais non pas en présence de la misère, et il se demandera en sortant si les vrais pauvres de Londres échappent à la maladie, ou si l’assistance médicale, n’est pas organisée pour eux.

La réponse à cette question se trouve dans les règlemens des différentes fondations hospitalières qui s’élèvent en grand nombre dans la ville de Londres, et ces règlemens ne s’expliquent eux-mêmes que par l’histoire de ces fondations. Les hôpitaux de Londres ne sont point, comme ceux de Paris, réunis sous une administration unique qui en centralise les ressources et en règle souverainement l’existence. Ce sont autant d’établissemens séparés dont l’origine est en général assez ancienne, qui vivent de leur vie propre, et qui ont chacun, avec leurs règlemens particuliers, leurs ressources et leurs moyens d’existence. Les uns, et c’est le plus petit nombre, sont ce qu’on appelle endowed, c’est-à-dire qu’ils possèdent une fortune consolidée, sur les revenus de laquelle ils subviennent à leurs dépenses. Les autres ont pour ressource principale le produit de contributions volontaires qui sont versées annuellement dans la caisse de l’hôpital. Parmi leurs souscripteurs figurent d’abord les plus grands seigneurs de l’Angleterre, dont les souscriptions ont la régularité et l’importance d’une rente, et qui comptent au nombre des protecteurs de la maison, puis des bienfaiteurs plus modestes, auxquels le versement d’une somme dont le chiffre varie avec les règlemens de l’hôpital assure le titre de gouverneurs. C’est l’assemblée des gouverneurs qui nomme le comité directeur (board of directors), et c’est ce comité qui est chargé de l’administration de l’hôpital ; mais les statuts de certains établissemens assurent à chaque gouverneur le droit (dont heureusement il est fait peu d’usage) d’assister aux séances hebdomadaires du comité et d’y prendre la parole.

L’organisation des trois hôpitaux qui sont endowed (Saint-Thomas, Saint-Bartholomew et Guy’s hospital) est celle qui se rapproche le plus de l’organisation de nos hôpitaux français. L’entrée en est libre (free), c’est-à-dire que l’admission des malades dépend uniquement des médecins attachés à l’hôpital, qui l’accordent ou la refusent, suivant la nature et la gravité des affections. Sauf les cas d’urgence, un jour par semaine est généralement réservé au renvoi des malades qui sont considérés comme guéris, et à l’admission de ceux qui doivent prendre leur place, usage singulier qui prolonge inutilement le séjour des uns et retarde non sans danger l’admission des autres. De plus (mais ceci n’est point dans les règlemens) les médecins font, à ce qu’il paraît, un certain choix parmi les malades, et on les accuse de refuser l’entrée de l’hôpital à ceux dont le cas paraît tout à fait désespéré. Quand nous aurons dit que dans ces hôpitaux, comme au reste dans tous les hôpitaux de Londres, le nombre des lits de chirurgie est égal, sinon supérieur, aux lits de médecine, tendis que la proportion est ordinairement en France de un sur quatre, nous aurons signalé les principales différences qui séparent ces hôpitaux de nos hôpitaux de Paris.

Il n’en est pas de même des hôpitaux fondés et soutenus par dès contributions volontaires. Pour attirer et retenir les souscripteurs, il a été nécessaire de leur accorder, de par le règlement lui-même, un privilège considérable : celui de signer des lettres de recommandation qui donnent au porteur le droit d’être soigné à l’hôpital pendant un temps plus ou moins long (généralement deux mois), mais sans lesquelles les portes ne s’ouvriraient point devant lui. C’est le système de l’admission par lettre opposé au système de l’admission libre. Le Royal free hospital est le seul hôpital fondé par des contributions volontaires qui n’ait point assuré ce privilège à ses souscripteurs. Ce système a le singulier résultat de créer une sorte d’aristocratie dans la misère, celle des pauvres qui ont des relations. Aussi ceux-là qui obtiennent le plus facilement leur admission dans les hôpitaux sont-ils les domestiques, les employés de commerce, les ouvriers aisés ; quant aux vrais pauvres, à ceux qui grouillent en nombre immense, effrayant, dans les bas-fonds des inns) des courts, des lanes) dont l’enchevêtrement se cache derrière la façade des maisons les plus somptueuses de Londres, il est bien rare qu’ils émergent de ces bas-fonds et qu’ils puissent se présenter à la porte d’un hôpital, munis d’une lettre signée par un habitant de Belgravia ou par un commerçant de la Cité. Par là s’explique cet aspect particulier de la population des hôpitaux de Londres, si différente de la population misérable qui encombre les rues, et pour laquelle cet hôpital, à la porte duquel elle mendie, n’est même pas un lieu d’asile. Aussi une certaine réaction de l’opinion publique s’est-elle produite contre ce système, qui fait trop facilement passer l’intérêt des souscripteurs avant celui des malades, et la pratique se charge-t-elle de corriger ce que les règlemens ont de défectueux. En premier lieu, il est de principe que les lits chirurgicaux ne sont jamais refusés aux victimes d’accidens qu’on apporte inopinément à l’hôpital. Le nombre de ces accidens est toujours très grand dans une ville où la circulation est aussi intense et où s’exercent tous les genres d’industrie, et ces admissions constituent déjà une dérogation fréquente à la règle. Mais en outre les médecins qui sont attachés à ces hôpitaux, et qui comptent parmi les premiers de Londres, usent de plus en plus librement de la faculté d’admettre sous leur responsabilité des malades dont la situation leur paraît intéressante, choisissant, il est vrai, de préférence les cas, qui présentent à la fois un certain intérêt au point de vue de l’enseignement clinique et des chances favorables de guérison. Le chiffre de ces admissions extraordinaires, qu’on classe dans les comptes-rendus de certains hôpitaux sous cette rubrique : extra-cases for préservation of life, s’élève souvent, avec celui des admissions motivées par des accidens chirurgicaux, à la moitié du chiffre des entrées. Mais le système des lettres de recommandation n’en continue pas moins à fonctionner, entraînant ce double inconvénient, tantôt de laisser un certain nombre de lits vacans à l’époque où beaucoup de souscripteurs sont absens de Londres, tantôt d’encombrer les salles de malades atteints d’affections peu graves qui pourraient aussi avantageusement être soignés à domicile, mais que le comité des directeurs n’ose pas refuser, « crainte d’offense. » Aussi ce système est-il critiqué avec vigueur dans les rapports adressés au parlement, où il est traité de « mal sans compensation qui tend à réduire au minimum le bien que pourraient faire d’aussi vastes établissemens et une mise de fonds aussi considérable. »

Il faut aller plus loin et dire que ce système serait tout à fait inhumain, si la lettre de recommandation était l’indispensable condition des soins que la charité publique ou privée met à la disposition des classes pauvres. Heureusement il n’en est point tout à fait ainsi. Je ne parle pas seulement des admissions au traitement externe (put patient treatment) organisées dans toute la ville par l’entremise de dispensaires publics, et très libéralement accordées en outre dans la plupart des hôpitaux, trop libéralement même, puisque sur la porte de la salle de consultation on est obligé d’écrire en grosses lettres un avis rappelant que les pauvres seulement sont appelés à profiter de ce traitement ; mais je parle de l’asile qu’offrent en outre aux malades les infirmeries des workhouses. Tout le monde connaît le nom de ces institutions essentiellement anglaises, dont l’origine remonte au temps de la reine Elisabeth et la réorganisation à un acte de 1834 ; on ne sait pas aussi bien quelle est la complexité de leur destination. Le workhouse n’est pas seulement une maison de travail où l’on offre aux personnes qui se déclarent incapables de gagner leur vie un asile dont on s’efforce en même temps de les dégoûter par la grossièreté du régime et la rudesse du labeur ; c’est encore, et à la fois, un dépôt provisoire pour les enfans abandonnés, un asile pour les fous, une maison d’accouchement pour les femmes enceintes, un refuge pour les vieillards et les infirmes, enfin un asile pour les malades, tout cela réuni et presque confondu sous un même toit, avec une séparation illusoire entre les sexes, sous la surveillance souvent nominale d’un maître et d’une matrone. Ces institutions très décriées, non-seulement à l’étranger, mais en Angleterre, n’en rendent pas moins beaucoup de services, entre autres comme asiles pour la vieillesse. Lorsqu’on sait par expérience ce qu’il faut à Paris faire de démarches et attendre d’années pour obtenir l’admission d’un vieillard à Bicêtre, et combien pendant cette attente meurent sur un grabat, on se prend à envier la facilité avec laquelle les vieillards sont reçus en Angleterre dans les workhouses sur la seule constatation de leur indigence, et l’on se laisse aller à oublier que cette facilité même encourage chez les pareils l’imprévoyance et chez les enfans l’oubli de leurs devoirs. Les workhouses ne sont pas moins utiles comme asiles pour les malades, et nous allons voir que ce sont des critiques non point de principe, mais de détail, qu’on peut diriger contre leur organisation.

Les infirmeries des workhouses n’ont point eu pendant longtemps d’existence distincte du workhouse lui-même. Aucune disposition réglementaire spéciale n’était prise en faveur des malades, et le workhouse ne s’ouvrait devant eux qu’en vertu du principe général de l’acte de 1602, qui met à la charge de la paroisse tous ceux de ses habitans qui sont hors d’état de gagner leur vie. Longtemps ils ont été confondus dans les mêmes salles que les mendians et les vagabonds. Peu à peu, et au fur et à mesure que l’opinion publique, si puissante en Angleterre, s’est inquiétée avec plus d’exigence de l’organisation intérieure des workhouses, on leur a affecté des salles distinctes. Ce progrès considérable n’a pas tardé à paraître insuffisant, et un acte métropolitain de 1867 a imposé aux paroisses ou unions de paroisses[2] qui reconstruisent leur workhouse d’établir l’infirmerie dans un bâtiment séparé. Les prescriptions de cet acte ont été exécutées, et sur les trente paroisses ou unions de paroisses de Londres, il-y en a aujourd’hui vingt-quatre qui ont déjà construit ou qui sont en train de construire des infirmeries séparées. L’acte de 1867 a donc eu pour conséquence de créer dans la ville de Londres un nombre déjà assez considérable et qui ira s’accroissant encore de véritables hôpitaux, ceux-là beaucoup moins célèbres que les hôpitaux proprement dits de Londres, et peu connus des hommes de science, qui n’ont rien à y apprendre, mais dont la visite est indispensable à qui veut se rendre compte de la distribution des secours médicaux à Londres.

L’admission dans les infirmeries des workhouses s’opère avec la plus grande facilité. Un habitant indigent d’une paroisse se sent-il envahi par quelque maladie, il n’a qu’à se présenter devant le fonctionnaire chargé de la distribution des secours (relieving officer), Celui-ci lui remet un bulletin avec lequel il va trouver le médecin des pauvres du district. Si le médecin reconnaît chez lui les symptômes de quelque maladie ou l’existence de quelque infirmité, il signe le bulletin en y inscrivant la mention du mal reconnu par lui, et avec ce bulletin portant la double signature du relieving officer et du médecin, l’indigent se présente à l’infirmerie, où il est reçu immédiatement. On ne s’inquiète point, comme on le ferait en France, de savoir si l’affection dont il-souffre a un caractère aigu ou un caractère chronique, si c’est une maladie ou une infirmité, car l’infirmerie du workhouse est à la fois un hôpital et un hospice, et les affections chroniques pour lesquelles, il faut le dire, notre organisation hospitalière n’offre que des ressources insuffisantes, y trouvent un asile permanent. Aussi faut-il avoir visité les infirmeries des workhouses pour se faire une idée des misères qui travaillent la population pauvre de Londres. Il n’y a pas une de ces figures qu’on aperçoit reposant sur l’oreiller, dans le demi-sommeil de la fatigue et de la souffrance, sur laquelle on ne puisse lire la longue histoire des privations, des luttes, des angoisses qui ont conduit ces malheureux au workhouse. Chez les uns, les plus jeunes, c’est la tristesse qui paraît dominer ; chez les autres, c’est l’abrutissement et l’insouciance ; mais ces yeux caves, ces joues amaigries, ces teints échauffés ou livides montrent qu’ici la maladie est non pas un accident atteignant un tempérament dans sa force, mais une sorte d’état habituel, fruit de la misère et trop souvent de l’inconduite.

Peut-être se rend-on encore mieux compte de l’état profondément misérable de ces cliens du workhouse, lorsqu’on examine la physionomie de ceux qui, guéris ou à peu près, quittent l’infirmerie pour faire place à d’autres. Le hasard m’a rendu ainsi témoin, pendant une de mes visites, d’un douloureux spectacle. Dans la cour d’un workhouse, un groupe de femmes en haillons plus ou moins malpropres, qui quittaient l’infirmerie, attendaient l’accomplissement des formalités nécessaires à leur sortie. Parmi elles, je remarquai une femme assez jeune, vêtue d’une robe et d’un châle noirs, encore décens, mais usés jusqu’à la corde ; ses yeux, renfoncés dans leurs orbites, brillaient de l’éclat de la fièvre, ses pommettes saillantes, ses mains amaigries, trahissaient les désordres intérieurs de cette terrible maladie des pauvres, qu’on appelle en Angleterre la consomption, et qui, à en juger par son teint d’un jaune livide, paraissait se compliquer chez elle d’une maladie du foie. Pendant que je la regardais, attendant debout à la porte du bureau la délivrance de son bulletin de sortie, elle s’affaissa brusquement, et si ses voisines ne l’avaient soutenue, elle fût tombée sans connaissance sur le pavé de la cour. Laissant les femmes qui l’environnaient la faire asseoir sur une chaise et s’efforcer de la ranimer, je demandai à voir son bulletin, m’étonnant qu’on pût renvoyer de l’infirmerie une malade dont l’état paraissait aussi grave : le bulletin portait ces mots : sortie volontaire. À peine cette femme eut-elle repris ses sens qu’elle demanda d’une voix faible si l’on croyait pouvoir lui trouver un cab qui consentît à la ramener chez elle pour six pence ; c’était tout le contenu de sa bourse. Vainement on lui représenta le danger qu’il y avait pour elle à quitter le workhouse dans cet état en lui demandant quels motifs si pressans commandaient son départ. À tous les conseils, à toutes les questions, elle se bornait à répondre en pleurant qu’elle voulait retourner at home. De guerre lasse, on dut appeler un cocher aux soins duquel on la recommanda ; elle monta en chancelant dans la voiture, qui s’éloigna au grand trot. Qu’est-elle devenue ? Je serais étonné si à peine arrivée à ce home qu’elle désirait tant revoir, elle n’avait pas dû se coucher pour mourir, et si elle ne dormait pas aujourd’hui dans la fosse commune d’un de ces lugubres cimetières qui sont, à Londres comme ailleurs, le plus sûr asile des malheureux.

Comment sont aménagées les infirmeries de ces workhouses, et quels soins y reçoivent les malades ? Pour répondre avec exactitude à cette question, il faudrait en quelque sorte les décrire une à une, car elles sont loin de présenter, au point de vue de la distribution intérieure des salles et au point de vue de la composition du personnel, l’organisation sensiblement uniforme des hôpitaux. En 1866, une enquête fut ouverte sur l’état de ces infirmeries par le bureau du gouvernement local (local government board) et les résultats de cette enquête ont été consignés dans un rapport peu flatteur qui a été distribué au parlement ; mais c’est précisément depuis cette enquête qu’une inspection plus sévère a été exercée sur les infirmeries des workhouses, et que la reconstruction d’un grand nombre de ces infirmeries a été décidée. Il ne serait donc pas juste de juger de tenir état présent par certains détails que l’enquête a révélés : femmes couchées deux par deux, enfans quatre par quatre dans un même lit ; cuvettes remplacées par des vases ayant une toute autre destination, etc.. Pour donner une idée de l’organisation actuelle de ces infirmeries, je crois préférable d’en décrire deux : celle qu’on peut considérer comme la mieux organisée de Londres, et celle qui peut passer pour un spécimen des plus défectueuses. On aura ainsi une idée assez exacte de l’état un peu incohérent de ces établissemens à Londres.

L’infirmerie de Chelsea est une des plus nouvellement construites ; elle est indépendante comme bâtiment et comme administration du workhouse de cette paroisse populeuse avec lequel elle communique par un passage souterrain. Cette infirmerie se compose d’un long bâtiment rectangulaire, construit en briques, auquel se rattache un petit pavillon séparé, affecté aux femmes atteintes de maladies contagieuses. Au centre du bâtiment se trouvent les appartemens des employés, médecins, gardes-malades, etc.. Les ailes sont formées par quatre grandes salles, dont deux au rez-de-chaussée et deux au premier, qui tiennent toute la largeur de l’hôpital et qui sont éclairées des deux côtés par d’assez larges fenêtres. Ces quatre salles contiennent environ 250 lits, presque toujours remplis, tout à fait à l’extrémité, une cloison vitrée établit une sorte de salle de convalescence pour les malades qui peuvent se lever. Les lits, beaucoup plus étroits que nos lits d’hôpital, sont assez serrés les uns contre les autres. Il n’y a cependant aucune odeur, grâce au procédé énergique de ventilation qui est usité en Angleterre, et qui consiste à tenir ouverte pendant presque toute la journée la partie supérieure des fenêtres. En somme l’installation, très simple, comme on le voit, de cette infirmerie, sans présenter aucune particularité digne d’éloges, ne prête pas non plus à la critique. Le côté faible, c’est l’insuffisance du personnel. L’infirmerie n’a qu’un unique médecin, qui est en même temps chirurgien, directeur et économe. C’est en effet un principe dans l’administration de ces établissemens de ne pas séparer, comme en France, la partie administrative de la partie médicale, et de concentrer toute l’autorité en même temps que toute la responsabilité entre les mêmes mains. On comprend que ce médecin-chirurgien-économe, aux prises avec ses deux cent cinquante malades, soit littéralement accablé sous le poids de sa besogne. Lorsque j’ai visité l’infirmerie de Chelsea il était environ quatre heures du soir. C’est à peine si le médecin, qui est cependant un jeune homme plein d’activité et d’entrain, avait terminé sa visite quotidienne. Il est vrai que parmi ses malades il compte un très grand nombre de chroniques. Mais si les chroniques ont moins fréquemment besoin des secours du médecin, ils sont, non moins fréquemment que les malades atteints d’affections aiguës, obligés d’invoquer l’assistance de leurs gardes-malades. Or le personnel des gardes-malades est aussi insuffisant que le personnel médical. Il n’y a pour toute l’infirmerie que cinq nurses (c’est le nom qu’on leur donne), dont quatre pour le jour et une pour la nuit. Chaque nurse a donc pendant le jour la charge d’une salle d’environ soixante malades, et, non moins que le médecin, elle est dans l’impossibilité d’accomplir sa tâche d’une façon satisfaisante. On va voir cependant que sous le rapport du personnel, aussi bien que sous le rapport de l’installation, l’infirmerie de Chelsea est une des plus favorisées de Londres.

L’infirmerie de l’Union d’Holborn est située dans Gray’s Inn Lane, c’est-à-dire dans un des quartiers les plus populeux de Londres. C’est un ancien bâtiment qui n’avait pas été primitivement disposé pour cet usage et dont les cours sont privées d’air et de lumière. Cette infirmerie est moins exclusivement consacrée aux malades proprement dits que celle de Chelsea ; elle contient en plus grand nombre des infirmes et des imbéciles[3]. Aussi la maison est-elle bondée depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux combles. Elle abrite près de 500 malades de toute nature, répartis en vingt-six salles d’inégale grandeur, auxquelles on arrive par un véritable dédale d’escaliers et de corridors. De ces vingt-six salles, il n’y en a pas une seule dont l’installation ne soit défectueuse et qui ne contienne un plus grand nombre de lits que ne le permettent les règles de l’hygiène la plus élémentaire. Ces lits sont bas, étroits, serrés les uns contre les autres, séparés en deux rangées entre lesquelles subsiste à peine l’espace d’un étroit passage. Les salles sont insuffisamment éclairées par d’étroites fenêtres, et, lorsque le jour baisse, il y a des recoins tellement obscurs qu’on pourrait les croire inoccupés, si un gémissement ou une toux déchirante ne venait vous révéler l’existence d’un être humain. Ces salles servent aussi de lieu de réunion aux convalescens et aux infirmes qui ne sont point obligés de garder le lit. Ils se rassemblent près de la cheminée et causent plus ou moins bruyamment, sans égard aux souffrances de ceux qui les entourent. Lorsque j’ai visité l’infirmerie de Gray’s Inn, près d’un groupe ainsi réuni, un homme, un vieillard, se mourait. Assis sur son séant, il appuyait sa poitrine contre une table grossière qu’on avait approchée de son lit, et, la tête cachée entre ses mains, il tirait péniblement du fond de ses entrailles une respiration entrecoupée. Les convulsions de son râle n’interrompaient pas la conversation de ses compagnons de salle, qui, assis devant la cheminée, presque auprès de son lit, tournaient de temps en temps la tête pour jeter sur lui un regard de curiosité insouciante. Certes l’aspect de la mort, et surtout de la mort à l’hôpital, n’est jamais gai ; mais je n’ai rien vu de plus triste que le spectacle de cette agonie en public. Je ne pouvais m’empêcher de regretter pour ce malheureux les rideaux de notre lit d’hôpital, qui permettent au mourant d’assurer au moins la solitude de sa dernière heure, et ces emblèmes de la foi chrétienne adossés à la muraille vers lesquels il n’a qu’à tourner ses regards pour soulager par l’espérance les angoisses de sa pensée. Certes les petits autels que la dévotion de nos sœurs enjolive de statuettes et de fleurs en papier ne sont pas l’expression la plus élevée de la religion, et j’aimerais mieux qu’on mît tout simplement sous les yeux des malades l’image du Dieu crucifié ; mais rien n’est plus triste que ces murailles froides et nues des hôpitaux anglais, qui dans les infirmeries des workhouses suintent en quelque sorte la misère et n’entretiennent les nouveau-venus que des souffrances de ceux qui les ont précédés, sans y joindre une pensée de consolation et d’espérance.

J’ai parlé tout à l’heure de l’insuffisance du personnel à l’infirmerie de Chelsea. Que dire à ce point de vue de l’infirmerie de Gray’s Inn ? Pour ces 500 malades, il n’y a qu’un médecin ; encore ne réside-t-il pas dans l’infirmerie, où il ne vient faire qu’une visite quotidienne. Il n’y a que trois gardes-malades en titre ; les autres sont elles-mêmes des pensionnaires du workhouse qu’on emploie au soin des malades. Ce système des pauper nurses, — c’est le nom générique qu’on leur donne,-— n’est pas au reste particulier à l’infirmerie de Gray’s Ion, et nous verrons tout à l’heure quelles objections générales il soulève ; mais il n’y a même pas une pauper nurse par salle, et avec un personnel aussi restreint, il est de toute impossibilité que les malades atteints d’affections aiguës ou chroniques reçoivent les soins qui leur sont nécessaires. L’infirmerie de l’Union d’Holborn est au reste une de celles dont la reconstruction est décidée en principe. On ne peut donc en quelque sorte la citer que comme un spécimen du passé ; mais il y a quelques années, rien ne distinguait cette infirmerie des autres institutions du même genre. La grande enquête de 1866 n’a jeté aucun blâme particulier sur son installation. Le rapport ne reproche aux salles que d’être mal éclairées, basses et pas assez spacieuses. « Mais, ajoute l’enquête, les cours sont ornées de fleurs, et les murailles agréablement colorées. » Les fleurs ont disparu, et j’affirme que la couleur des murailles a singulièrement changé. Ce qui a surtout changé, ce sont les appréciations de nos voisins eux-mêmes, beaucoup plus sévères pour leurs propres défauts qu’ils ne l’étaient autrefois, et une nouvelle enquête ne porterait assurément pas sur l’infirmerie de Grays’ Inn un jugeaient moins sévère que le mien.


II

Cet exposé sommaire des procédés de l’assistance médicale et hospitalière à Londres était nécessaire pour l’intelligence des mesures qui, dans cette organisation, concernent en particulier les enfans. Pendant longtemps en effet il n’y a pas eu à Londres d’hôpitaux spéciaux pour les enfans, et ils étaient reçus dans les hôpitaux d’adultes, ils sont admis encore aujourd’hui sur la présentation de leurs parens dans les hôpitaux dont l’entrée est libre, par lettre de recommandation dans les hôpitaux fondés par souscriptions volontaires. Parfois on les réunit dans un même local, mais le plus généralement ils sont mêlés avec les adultes. Sans doute ils sont l’objet de soins particuliers de la part des illustres praticiens qui desservent les hôpitaux de Londres et des gardes-malades en chef qui les assistent ; il n’en est pas moins vrai que l’œil a peine à s’accoutumer à voir ces pauvres petits êtres perdus en quelque sorte dans ces vastes salles, disparaissant presque dans des lits trop grands pour eux, ou, lorsque la maladie commence à se relâcher, assis solitaires dans quelque coin. Il semble que cette séparation des compagnons de leur âge doive, augmenter pour ces enfans les tristesses de la maladie, et leur faire sentir plus durement leur misère.

On éprouve plus vivement encore cette impression pénible lorsqu’on rencontre un enfant dans une des salles de l’infirmerie d’un workhouse. Cette promiscuité présente même au point de vue moral de graves inconvéniens trop souvent cette population des malades du workhouse se recrute parmi des hommes dont le vagabondage et le gin ont ruiné la santé. Il est à craindre qu’un petit garçon de dix ou douze ans, devenu leur compagnon de jour et de nuit, avec une surveillance tout à fait insuffisante, ne soit pour eux un objet de coupable amusement. Au reste, il faut dire que depuis que les enfans orphelins et abandonnés, recueillis par les workhouses, sont envoyés à la campagne, le nombre des enfans malades reçus dans les infirmeries est tombé très bas. L’horreur profonde que le workhouse inspire avec juste raison à la population pauvre y est sans doute pour beaucoup, et bien des mères qui ne savent à qui s’adresser pour obtenir des lettres de recommandation préfèrent (la mortalité considérable qui sévit sur les enfans dans certains quartiers de Londres est là pour en témoigner) garder chez elles leurs enfans malades dans leurs taudis malsains que les confier à l’infirmerie du workhouse.

L’assistance médicale qui était donnée aux enfans dans les hôpitaux et les workhouses était donc insuffisante, le sentiment philanthropique de l’Angleterre l’a bien compris, et ces vingt dernières années ont vu se multiplier le nombre des hôpitaux consacrés aux enfans. Ainsi, tandis que dans des discussions récentes les partisans de la suppression des hôpitaux d’enfans invoquaient, avec une connaissance incomplète des faits, l’exemple de l’Angleterre, l’Angleterre au contraire prenait modèle sur ce que nous avons fait depuis longtemps en France. Le premier hôpital d’enfans qui ait été ouvert à Londres est the Royal Infirmary for Women and Children, dont l’origine remonte à 1816 ; mais cette institution n’a fonctionné longtemps que comme un dispensaire où les enfans n’étaient admis qu’au traitement externe. Ce n’est qu’à partir de 1856 qu’un legs fait à l’hôpital a permis d’y établir des lits, où sont reçus également les femmes et les enfans. Vient ensuite, par ordre de date, the Samaritan free hospital, qui reçoit aussi des femmes et des enfans au traitement externe, mais qui ne dispose que d’un très petit nombre de lits. Cet hôpital possède aussi, comme beaucoup d’autres hôpitaux anglais, ce qu’on appelle un fonds samaritain, c’est-à-dire un fonds destiné à pourvoir les malades à leur sortie de vêtemens, d’appareils, et à leur donner un secours eh argent ; Institution excellente qui complète heureusement, au point de vue charitable, l’œuvre de l’assistance médicale. L’hôpital de Vincent Square et the Home for sick Children and dispensary for Women, situé à Sydenham, reçoivent également des femmes et des enfans. Bien que ces hôpitaux n’admettent pas seulement des enfans en bas âge, ils paraissent surtout destinés à satisfaire aux besoins auxquels répondent dans nos hôpitaux les salles de crèche. Quant aux enfans plus âgés, ils sont recueillis (sans parler des asiles pour les enfans idiots ou incurables et des maisons de convalescence) dans sept hôpitaux spéciaux, qui tous à la vérité ne contiennent qu’un assez petit nombre de lits, et, en réunissant leurs ressources, reçoivent à peine par an un nombre d’enfans égal à celui qui est reçu dans nos deux hôpitaux d’enfans[4]. Tous ces hôpitaux ont été fondés par des souscriptions volontaires, et les enfans n’y sont généralement reçus que sur lettre de recommandation. Ne pouvant les décrire tous, je choisirai le plus considérable et le mieux aménagé, celui de Great Ormond street, pour y faire pénétrer le lecteur.

L’hôpital de Great Ormond street a été fondé en 1851. Il ne contenait à cette époque que cinquante lits ; mais, à une date récente, il a été considérablement agrandi, et depuis qu’un nouveau bâtiment a été inauguré le 19 novembre 1875, il en contient cent vingt-sept. Cet hôpital vit uniquement sur le produit de souscriptions volontaires et de legs, qui sont très fréquens. Le rapport annuel du comité de direction donne même aux annexes, suivant une habitude très anglaise, le modèle d’une formule de legs à l’usage des testateurs bienveillans, formule où rien n’est oublié, même la mention de la dispense du paiement des droits ; il ne manque que le chiffre du legs. A la qualité de souscripteur est attaché le droit de recommander des malades, soit pour le traitement externe, soit pour le traitement interne, et l’étendue de ce droit s’élève avec le montant de la souscription : c’est assez dire que cet hôpital ne reçoit que des enfans privilégiés. Cependant les médecins font fréquemment passer, de leur propre autorité, du traitement externe au traitement interne les enfans dont le cas leur paraît intéressant ; mais la lettre de recommandation n’en est pas moins le mode d’entrée le plus fréquent. Aussi l’hôpital de Great Ormond street a-t-il d’illustres patrons : d’abord la reine, qui a permis que chaque salle du nouveau bâtiment reçût le nom d’une de ses filles ; puis la princesse de Galles et la princesse Christian. Le président et les vice-présidens (fonctions tout à fait honoraires) sont le comte de Shaftesbury, le comte de Granville, les archevêques de Cantorbéry et de Londres. On voit tout de suite l’organisation en quelque sorte aristocratique de cet hôpital, organisation qui, au reste, ne lui est point particulière ; car il est peu d’œuvres en Angleterre qui ne recherchent le patronage des grands noms de l’aristocratie, sauf (comme c’est ici le cas) à confier à un comité de management, plus modestement composé, la direction effective des services. Le procédé réussit, car durant la seule année 1875, les souscriptions, dons et legs, recueillis par l’hôpital, de Great Ormond street, se sont élevés à une somme totale de 18,134 livres 11 shillings, soit environ 453,350 francs.

Ce revenu considérable sert non-seulement à pourvoir aux soins des enfans admis à l’intérieur de l’hôpital, mais encore aux frais du traitement externe très libéralement organisé : en effet les consultations aussi bien que les remèdes eux-mêmes sont gratuits ; ils sont distribués, après la consultation, à la pharmacie de l’hôpital, ceux qui se présentent munis d’une ordonnance du médecin n’ayant à fournir que les bouteilles et les bouchons. L’accès du traitement externe n’est pas seulement ouvert aux malades munis de lettres de recommandation ; ceux qui se présentent sans lettres sont admis à la consultation, mais pour une fois seulement. Pour être admis à suivre un traitement régulier, il faut qu’ils obtiennent une lettre revêtue de l’estampille de la Charity organisation Society, vaste société qui a été établie à Londres récemment pour introduire un certain contrôle dans la distribution des aumônes et pour prévenir l’exploitation des personnes charitables par des escrocs. Cette société possède à Londres 37 bureaux, et chacun de ces bureaux se charge de donner des renseignemens sur les pauvres du district où il est installé. L’organisation de ce système de contrôle ressemble beaucoup à celle de nos visiteurs de l’assistance publique. C’est ainsi que par un long circuit nos voisins en arrivent souvent à emprunter à notre administration ses procédés de centralisation, tout en conservant, il est vrai, le zèle et l’activité de la charité privée.

Ce double service du traitement externe et du traitement interne exige un personnel nombreux ; aussi comprend-il, outre 1 médecin honoraire, 1 médecin en chef et 5 médecins assistans, 1 chirurgien en chef et 3 chirurgiens assistans, dont 1 dentiste. Nous sommes loin de ce médecin unique des infirmeries de workhouse. Peut-être même peut-on se demander s’il n’y a pas là un certain luxe de personnel, quand on compare le nombre des médecins avec celui des lits. Les consultations du traitement externe ont lieu le matin. Quant aux visites à l’intérieur de l’hôpital, elles se font dans l’après-midi, suivant un usage général, des hôpitaux anglais qui n’est pas sans inconvénient Les heures qui suivent le repos de la nuit sont celles où l’on juge Le mieux de l’état des malades ; mais les médecins d’hôpitaux à Londres sont des médecins très courus, et peut-être dans cette circonstance font-ils passer leur clientèle payante avant leur clientèle gratuite.

Si maintenant nous pénétrons à l’intérieur de l’hôpital, si nous visitons les cinq salles qui le composent, nous nous trouverons en présence d’une installation assurément très supérieure à celle des hôpitaux d’enfans que nous connaissons en France, Dans les salles éclairées des deux côtés par de larges fenêtres, il n’y a aucune odeur. La combinaison de la ventilation naturelle et de la ventilation artificielle fait disparaître jusqu’à cette atmosphère un peu lourde qu’on respire : en général dans les salles d’hôpital les mieux aérées. Les lits sont séparés les uns des autres par de larges intervalles ; de chaque salle dépendent une salle de bains et un cabinet de toilette d’une propreté minutieuse. Si l’on pouvait se servir d’un mot pareil lorsqu’il s’agit d’un hôpital, tout est confortable, et certainement ces beaux enfans anglais, dont la maladie parvient à peine à pâlir les joues roses, doivent s’y trouver tout aussi bien que chez eux, quoique la plupart paraissent appartenir à la classe à demi aisée. Enfin on reconnaît les dispositions ingénieuses de la charité privée à ceci : les murailles, au lieu d’être nues, sont ornées d’images qui représentent les unes des sujets religieux, les autres des histoires propres à amuser les enfans ; sur chaque lit sont répandus des jouets, et au milieu de la salle réservée aux plus grands s’élève un magnifique cheval à bascule qui sert à la fois à la récréation et à l’exercice.

Au point de vus de la classification des maladies, les salles sont divisées, comme chez nous, en salles de médecine et salles de chirurgie ; mais la séparation entre les chroniques et les aigus y est inconnue. Je ne crois pas qu’il faille le regretter. Ce n’est pas au reste la suppression de cette distinction assez artificielle qui constitue la différence la plus profonde entre les hôpitaux d’enfans à Londres et à Paris : c’est le système adopté pour les maladies contagieuses. L’hôpital de Great Ormond street ne reçoit aucun enfant atteint de petite vérole, de fièvre typhoïde, de scarlatine ou même de rougeole. Les enfans qui sont amenés à la consultation présentant des symptômes de ces diverses maladies sont renvoyés à des hôpitaux spéciaux, où ils sont immédiatement admis avec ou sans lettres de recommandation. Ce n’est pas là au reste une règle spéciale à l’hôpital de Great Ormond street, ni même aux hôpitaux d’enfans ; c’est l’application générale d’une mesure d’hygiène publique commune à tous les hôpitaux. Les Anglais ont poussé très loin le système de la spécialisation des hôpitaux : outre Les maisons distinctes consacrées, comme chez nous, aux femmes en couche, aux maladies de la peau, aux maladies contagieuses, ils ont ouvert successivement des hôpitaux spéciaux plus ou moins considérables pour les maladies de poitrine, de la gorge, pour la pierre, pour les cancers, pour les ophthalmies, pour les fistules, pour la paralysie, etc. Enfin il existe dieux grands hôpitaux : the London Fever hospital, spécialement consacré aux malades atteints de fièvres contagieuses, et the Small Pox hospital, destiné aux malades atteints de la petite vérole. Dans ces deux hôpitaux, fondés par souscriptions volontaires, les malades sont reçus ou gratuitement, avec une lettre de recommandation des gouverneurs, ou moyennant paiement d’un prix de journée par la paroisse à laquelle ils appartiennent. Mais, comme ces deux hôpitaux, bien qu’assez vastes, ne suffisent pas à recevoir le grand nombre de malades atteints de fièvres contagieuses ou de petite vérole que contient la ville de Londres, il a été nécessaire de construire des asiles métropolitains, deux pour les fièvres et deux pour la petite vérole, dont les frais sont supportés par le fonds commun métropolitain des pauvres (metropalitan common poor fund), et qui reçoivent principalement cette classe de malades. Ordinairement recueillis dans les infirmeries des workhouses. Dans ces hôpitaux et dans ces asiles, où les autorités des paroisses ont même le droit d’envoyer d’office les malades, les enfans sont reçus comme les adultes, et c’est là certainement un moyen énergique d’empêcher les maladies contagieuses de se propager dans les hôpitaux d’enfans que de leur en fermer l’accès. Il n’y aurait qu’à louer cette organisation, si, allant encore un peu plus loin dans la voie où ils sont entrés, nos voisins créaient aussi des hôpitaux spéciaux pour les enfans atteints de maladies contagieuses.

Comme il faut toujours prévoir le cas où le médecin se serait trompé dans son diagnostic en admettant un enfant, et celui où une affection contagieuse viendrait tout à coup à se déclarer chez un malade déjà soigné appuie quelque temps à l’hôpital, toutes les précautions sont prises à Great Ormond street. Au troisième étage de la maison sont installées des salles particulières où des chambres isolées destinées à ces cas exceptionnels ; l’une de ces salles est consacrée aux enfans atteints de la coqueluche, les chambres aux maladies proprement dites. Lorsque j’ai visité l’hôpital, la fièvre scarlatine venait de se déclarer chez un enfant. Il avait été immédiatement transporté dans une de ces petites chambres, séparée du corridor par une double porte. Une garde-malade, qui lui était spécialement affectée, ne le quittait ni jour ni nuit, et ne soignait, par crainte de propager la contagion, aucun autre enfant. Je ne pus m’empêcher de penser à ce mélange de toutes les maladies, qui est une si grande cause d’insalubrité pour nos hôpitaux en France, et d’envier à l’Angleterre ce luxe et cette générosité des simples particuliers, qui permettent d’opposer à l’insuffisance de certains établissemens publics des modèles aussi accomplis de fondations privées.

Ce qui constitue aussi une des grandes supériorités de l’hôpital de Great Ormond street, c’est le personnel qui s’adonne au soin des malades. Je ne parle pas seulement des médecins qui comptent parmi les premiers de Londres, mais aussi des gardes-malades. Les femmes qui remplissent ici les fonctions tenues dans nos hôpitaux par les religieuses sont presque toutes des filles de médecins ou de pasteurs qui se sont consacrées par dévoûment au soin des enfans, sans autre rémunération que d’être logées et nourries à l’hôpital ; on leur donne le nom assez aristocratique de ladies, et elles sont sous l’autorité d’une lady superintendent. Les offices inférieurs sont remplis par des femmes à gages qui, sous le nom générique de scrubbers (frotteuses), s’acquittent de fonctions analogues, mais un peu inférieures cependant, à celles de nos infirmières.

Puisque je suis amené à parler de cette question du personnel des gardes-malades dans les hôpitaux anglais, peut-être trouvera-t-on un certain intérêt dans quelques renseignemens sommaires sur la composition et le mode de recrutement de ce personnel. Ce qu’il était il y a vingt ans, nous pouvons le demander aux documens officiels anglais : ils nous répondront qu’à cette époque les femmes qui embrassaient la fonction de gardes-malades dans les hôpitaux étaient généralement « trop vieilles, trop faibles, trop ivrognes, trop sales, trop bêtes où trop méchantes pour être capables de rien faire d’autre. » C’est à la personne qui a porté ce jugement sévère et dont le nom est bien connu en France, c’est à miss Florence Nightingale que revient l’honneur d’avoir entrepris la réforme de ce personnel. Le vrai titre de gloire de miss Nightingale n’est pas d’avoir fait avec un peu trop de bruit à l’époque de la guerre de Crimée ce que d’humbles sœurs de Saint-Vincent-de-Paul faisaient depuis longtemps, ce qu’à l’époque du siège de Paris a fait silencieusement pour des blessés qui n’étaient pas ses compatriotes une jeune femme, une Genevoise, dont la mémoire mérite de vivre dans tous les cœurs français, Mlle Hélène Vernet ; c’est d’avoir eu le courage de proclamer l’infériorité de son propre pays sur un point capital de l’organisation hospitalière et d’avoir adressé à l’opinion publique un appel qui n’est pas demeuré stérile. Sur le produit des sommes versées entre ses mains et réunies sous le nom de fonds Nightingale, on a pu établir à l’hôpital Saint-Thomas une école pour l’éducation professionnelle des gardes-malades. Des médecins éminens ne dédaignent pas d’adresser aux élèves de cette école des cours où ils leur inculquent, avec des préceptes d’hygiène et de médecine pratique, quelques notions élémentaires de chimie et de physiologie. C’est là une institution excellente que nous aurions grand avantage à emprunter à nos voisins. Il serait facile d’établir dans nos hôpitaux des cours semblables qui seraient suivis par les sœurs de l’hôpital et auxquels les communautés religieuses auraient le droit d’envoyer des élèves. On hausserait ainsi le niveau des connaissances théoriques chez le personnel si dévoué des hôpitaux, et nos sœurs n’auraient rien à envier sous ce rapport aux élèves de l’école de Saint-Thomas. Les élèves de cette école auxquelles on délivre une sorte de brevet sont ensuite réparties entre les principaux hôpitaux non-seulement de Londres, mais du royaume-uni, où, sous le nom de head-nurses ou de sisters (sans que ce nom implique aucun caractère religieux), on leur confie la direction et la responsabilité d’une salle. Elles sont assistées pour la portion médicale du service par des nurses qu’elles forment à leur tour et par des scrubbers qui font le gros ouvrage. Cette fondation a donné d’assez bons résultats pour que d’autres institutions se soient établies ou transformées d’après ce modèle : c’est ainsi que the British nursing Association, qui compte 60 membres, et the Bible Women Association envoient leurs élèves, la première au Royal free hospital, la seconde à l’hôpital de Guy, et à celui de Queen Charlotte. Une association importante qui vient de se former sous le nom de Metropolitan and national nursing Association et qui se propose d’entreprendre le soin des pauvres à domicile envoie ses élèves à l’hôpital de Westminster. On en pourrait encore citer d’autres, et il est juste de reconnaître que le personnel des gardes-malades dans les hôpitaux a fait depuis quelques années en Angleterre de sérieux progrès.

Ces progrès tiennent encore à une autre cause : à la fondation, au sein de l’église anglicane, de véritables congrégations religieuses qui s’adonnent aux soins des malades. C’est un fait curieux à noter dans l’état moral de l’Europe, que, tandis que les communautés religieuses sont l’objet d’attaques ardentes dans les pays catholiques, elles tendent au contraire à se développer et à se fortifier dans les pays protestais. Il y a longtemps qu’en Allemagne on emploie les diaconesses de Kaiserswerth dans le service hospitalier ; mais, pour ne pas sortir de l’Angleterre, de véritables communautés religieuses y ont été fondées dans ces derniers temps. Sans parler des diaconesses du diocèse de Londres (London Diocesan Deacones Institution) et des diaconesses de Mildmay House, dont l’institution à un caractère moitié religieux, moitié laïque, la communauté de Saint John Home, qui compte 115 sœurs, soigne les malades des deux hôpitaux de King’s-College et de Charing-Cross. Les sœurs de Saint John House ont une règle plus stricte que celle des diaconesses, moins stricte que celles des sœurs d’All Saints, de Saint Peter, de Saint Saviour, qui soignent également les malades soit dans leurs propres hôpitaux, soit dans les hôpitaux généraux de Londres. Ces communautés se rapprochent plus ou moins des communautés catholiques par leurs statuts, par leur costume et même par certaines pratiques religieuses ; toutefois il règne sur leur organisation intérieure, sur la nature et l’étendue des engagemens que les sœurs prennent, un certain mystère dont il n’est pas aisé de soulever le voile. Ces communautés ne sont pas vues en effet de très bon œil par tout le monde. Si on est d’accord pour rendre hommage au bien qu’elles font, on fait des réserves « sur leur caractère ecclésiastique. » On les accuse de prononcer en secret les trois vœux catholiques : obéissance, pauvreté, chasteté. Tout récemment une personne distinguée qui s’est beaucoup occupée des questions relatives à l’assistance publique, miss Stephens, a écrit un livre tout exprès pour se prononcer contre ces congrégations. Après avoir contesté qu’elles remplissent mieux leur tâche que des associations laïques, elle s’efforce de les enfermer dans ce dilemme : ou bien vous vous conformerez exactement au modèle que vous offrent les communautés catholiques et alors vous serez inconséquens (inconsistens) avec les principes de votre foi religieuse, ou bien vous vous écarterez de ce modèle et alors vous ferez moins bien. On voit que l’existence de ces communautés soulève une question théologique aussi bien qu’une question d’assistance, et que leur avenir dépend en partie du dénoûment de la crise que traverse en ce moment l’église anglicane. Mais, à ce double point de vue, il y a là un fait assez intéressant pour que j’aie cru devoir le signaler en passant.

Si depuis vingt ans le personnel des gardes-malades s’est considérablement amélioré dans les hôpitaux de Londres, il n’en est pas de même dans les infirmeries des workhouses : le nombre de celles qu’on appelle des trained nurses, c’est-à-dire qui ont reçu une certaine instruction professionnelle, est extrêmement restreint. Là où quelques-unes d’entre elles sont employées, elles sont obligées d’appeler à leur aide, non-seulement pour les décharger du gros ouvrage, mais pour les aider dans les soins médicaux, ces pauper nurses dont j’ai déjà parlé. On appelle ainsi des femmes valides qui ont été admises au workhouse, les unes pour une raison, les autres pour une autre, et qu’on y conserve indéfiniment à la condition qu’elles s’occupent gratuitement du soin des malades. Demandons à miss Nightingale ce qu’il faut penser de ces pauper nurses. Elle nous demandera à son tour « s’il est probable qu’on trouvera des femmes propres à remplir un emploi qui demande avant tout la sobriété, l’honnêteté, l’ordre, la propreté, une bonne réputation et une bonne santé parmi des femmes qui n’ont été admises au workhouse que parce qu’elles n’étaient les unes ou les autres ni sobres, ni honnêtes, ni ordonnées, ni propres, ni de bonne réputation, ni de bonne santé. » En admettant même une certaine exagération dans ce jugement rigoureux, il est certain que ce personnel offre bien peu de garanties, surtout lorsqu’au lieu d’être sous La surveillance d’une garde-malade en chef instruite et expérimentée, il ne se trouve, ainsi qu’il arrive souvent, que sous la surveillance de la matrone du workhouse. Celle-ci est parfois une femme de devoir et de conscience ; parfois aussi c’est tout simplement la femme du maître du workhouse, et elle ne remplit ces fonctions que par accident. On pourrait presque dire qu’un coup d’œil jeté sur la toilette de la matrone du workhouse suffit pour juger à laquelle de ces deux catégories, elle appartient. Si l’on en rencontre dont les vêtemens simples et décens conviennent à la tristesse du lieu, il en est d’autres que nos yeux français, accoutumés à l’austère propreté des sœurs, voient avec peine étaler au milieu de ces misères le contraste d’une robe de soie défraîchie et d’un chapeau à l’avant-dernière mode.

En résumé, si j’avais à mettre en relief le trait distinctif de l’organisation de l’assistance médicale à Londres, (et l’on pourrait ajouter en Angleterre), je dirais que ce trait distinctif est l’inégalité ; tant il est vrai que les institutions charitables d’un peuple ne sont que le reflet de ses institutions sociales et politiques. Pour les pauvres recommandés, toutes les ressources de la science et tous les ingénieux raffinemens de la charité privée ; pour les pauvres inconnus, l’insuffisance et la rudesse de la charité publique. Dans le détail, cette organisation peut paraître sur certains points supérieure, sur d’autres, inférieure à la nôtre. Quant à décider s’il se fait dans une ville ou dans l’autre une plus grande somme de bien, c’est un point qu’il est à la fois difficile et superflu de trancher. À quoi bon en effet ces comparaisons oiseuses et dont le résultat, même s’il nous était favorable, n’aurait jamais rien de définitif ? N’oublions pas que nos voisins sont un peuple de progrès, perpétuellement occupé à se juger lui-même, et que si nous nous endormions dans la pensée d’une supériorité acquise sur certains points, nous risquerions fort au réveil de nous trouver dépassés.


III

Revenons maintenant à notre sujet, c’est-à-dire aux enfans de Paris, et occupons-nous d’abord des convalescens. Il n’existe à Paris même que deux asiles qui leur soient ouverts, l’un pour les garçons, l’autre pour les filles, et ce sont deux asiles fondés par la charité privée. La maison de convalescence des garçons est située au no 67 de la rue de Sèvres. Cette maison est aujourd’hui exclusivement entretenue aux frais de trois hommes qui me sauraient mauvais gré de trahir ici le secret de leur bienfaisance. Leur œuvre est en effet moins connue que leurs noms, et, par sa modestie même, elle n’en mérite que plus d’intérêt. Cette œuvre avait à l’origine un caractère d’assistance à la fois médicale et religieuse. Ses fondateurs allaient eux-mêmes recruter dans les hôpitaux des petits malades pour les amener à leur maison de convalescence. Ils les choisissaient de préférence parmi les plus abandonnés, les plus ignorans, et après les avoir gardés assez longtemps pour leur donner quelques élémens d’instruction scolaire et religieuse, ils continuaient à les rassembler le dimanche par l’attrait d’un patronage. L’œuvre, en s’agrandissant, a changé de forme. Le patronage s’est transformé en une sorte d’asile-école pour les enfans vagabonds et abandonnés. Quant à la maison de la convalescence, elle a continué de subsister ; mais les enfans y sont envoyés directement par l’administration de l’assistance publique, qui paie à l’œuvre une somme de 40 fr. pour les garder pendant un mois. S’ils sont conservés passé ce délai, leur entretien tombe exclusivement à la charge de l’œuvre. C’est ce qui arrive fréquemment lorsque ces enfans sont à l’âge de la première * communion et que leur famille présente peu de garanties. On les garde alors jusqu’à l’accomplissement de cette cérémonie, qu’on est parfois obligé de faire précéder de l’administration du baptême. La maison, qui peut abriter en même temps 30 convalescens, n’en reçoit guère par an plus de 250 ou 300. Le séjour qu’y font les enfans est très profitable à leur santé ; mais il faut attribuer ce résultat plutôt aux bons soins dont ils sont l’objet de la part des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul qu’à l’aménagement même des bâtimens. Peut-être en effet l’emplacement de cette maison, qui est située dans un quartier populeux, non loin des élégans magasins du Bon-Marché, ne convient-il pas tout à fait à une œuvre de convalescence, ni même à une école ; mieux eût valu l’établir dans les faubourgs, auprès des fortifications. L’acquisition de la maison, qui est un ancien hôtel aristocratique, serait revenue moins cher aux fondateurs, et les enfans de la convalescence, comme ceux de l’asile, ne s’en trouveraient que mieux.

C’est dans ces conditions qu’a été ouverte la maison de convalescence des filles, située rue Dombasle, impasse Sainte-Eugénie, à l’extrémité de la rue de Vaugirard. Ces faubourgs de l’ouest de Paris ont en effet un air de campagne qui les rend singulièrement propres à recevoir des œuvres de charité. Lorsqu’on s’y promène au printemps, on se croirait en plein champ au parfum des lilas et à la senteur du terroir. La langue même du peuple se ressent de cet aspect rural. Si vous demandez à un habitant du quartier où est située l’impasse Sainte-Eugénie, il vous répondra qu’elle se trouve « tout à fait dans le haut du pays. » Le jour où j’ai visité cet établissement, on célébrait la première communion à la paroisse de Vaugirard. Les enfans sortaient de l’église, les rues étaient remplies de petites filles en robes blanches, et de petits garçons avec un ruban au bras ; les habitans, debout sur le pas de leurs portes, les suivaient de l’œil avec bienveillance, et l’on ne rencontrait partout que visages épanouis. Presque vis-à-vis de l’église, on aurait pu voir sur la muraille les affiches du dernier candidat à la députation dans l’arrondissement, qui avait été nommé à une majorité considérable. Celui-ci promettait naturellement à ses électeurs comme don de joyeux avènement la séparation de l’église et de l’état, l’instruction laïque et la suppression du budget des cultes. Je lisais cela, et je me prenais à penser à ce caractère singulier du peuple de Paris, qui choisit pour le représenter des adversaires passionnés des institutions religieuses, qui en supporterait probablement avec impatience la suppression, et qui, à tout prendre, vaut mieux que ceux auxquels il prodigue ses suffrages.

L’œuvre de l’impasse Sainte-Eugénie n’a que peu d’importance comme maison de convalescence ; elle ne reçoit guère que douze ou quinze enfans à la fois. C’est aussi une œuvre de première communion et de refuge pour les jeunes filles délaissées. Les femmes qui dirigent cette œuvre sont revêtues d’un costume laïque. Ne leur demandez pas quel esprit les anime, sous quels statuts elles vivent, comment elles pourvoient à leur recrutement ; elles vous répondraient d’une manière évasive. N’insistez pas ; vous les mettriez dans l’alternative de manquer à la vérité ou de trahir le secret d’un des plus beaux mystères de la charité, d’une œuvre qui se cache afin d’engager de plus près la lutte avec le vice, et de pouvoir lui ravir jusque dans ses bras les créatures qu’il a perdues et qu’elles ne renoncent pas à lui disputer. La maison de l’impasse Sainte-Eugénie dépend en partie comme administration d’une autre maison située rue Notre-Dame-des-Champs, no 19, qui est elle-même une maison de convalescence pour les jeunes filles sortant des hôpitaux d’adultes. Je n’ai donc point à m’en occuper ici, mais ce serait demeurer incomplet que de ne pas mentionner l’existence de la maison de convalescence établie dans l’asile Sainte-Hélène, à Épinay-sous-Sénart (Seine-et-Oise). Cette maison est confiée aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et placée sous le patronage de M. le curé de la Madeleine.

Il n’y a point d’établissement public affecté aux enfans convalescens comme les asiles de Vincennes et du Vésinet pour les convalescens adultes ; mais cette destination est en partie remplie par les trois hôpitaux que depuis un certain nombre d’années l’Assistance publique possède à la Roche-Guyon, à Forges-les-Bains et à Berck-sur-Mer. Cela est vrai surtout de l’établissement de la Roche-Guyon, que son fondateur le comte Georges de la Rochefoucauld, fidèle aux traditions philanthropiques de sa famille, avait élevé pour en faire une maison de convalescence pour les enfans. Cette maison a été léguée par le comte de la Rochefoucauld à l’Assistance publique, qui a affecté 40 lits aux enfans scrofuleux et en a réservé 60, dont en général 30 seulement sont occupés, pour les enfans convalescens. Cette maison est dirigée par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, L’établissement de Forges-les-Bains est, au point de vue administratif, une annexe de l’hôpital des Enfans-Malades. Il a le même directeur et il est confié à la même communauté de sœurs, celle des dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve. L’établissement de Forges contient 100 lits, qui sont tous réservés aux enfans scrofuleux dont un tiers vient de Sainte-Eugénie, et les deux autres tiers des Enfans-Malades. On n’y envoie que ceux dont l’état s’est assez amélioré pendant leur séjour dans ces deux hôpitaux pour qu’ils puissent profiter du grand air de la campagne et du traitement des eaux de Forges. C’est un bel établissement dont la création remonte à une dizaine d’années, mais qui pour l’importance et la perfection de l’installation le cède à l’hôpital de Berck-sur-Mer, où nous nous arrêterons un instant.

La pensée d’appeler les malades indigens à profiter de ce puissant agent de thérapeutique qu’on appelle l’air de la mer n’est pas nouvelle dans le domaine de la charité publique. Il y a quelque quatre-vingts ans qu’a été fondé au bord de la Manche l’hôpital anglais de Margate, destiné aux malades scrofuleux et en particulier aux enfans. Mais nous sommes si ignorans en France de ce qui se passe à l’étranger que ce n’est pas, ainsi qu’on pourrait le croire, l’exemple de nos voisins, c’est un fait d’expérience et on pourrait presque dire de hasard qui a attiré l’attention de l’assistance publique sur les bienfaits que les enfans malades pourraient recueillir d’un traitement continu au bord de la mer. On sait[5] que les enfans abandonnés sont confiés par l’Assistance publique à des familles de nourriciers qui les élèvent à la campagne. Les rapports d’un des médecins inspecteurs de l’Assistance publique, le docteur Perrochaud, avaient signalé l’amélioration qu’avaient éprouvée dans leur santé certains pupilles de l’Assistance publique atteints de scrofules qui avaient été placés par elle sur le littoral du Pas-de-Calais, entre autres dans la petite commune de Groffliers. Bien que la situation de cette commune fût peu favorable et que son éloignement de la mer contraignit d’amener les enfans en brouette deux fois par jour sur la plage, les bons effets de ce séjour se faisaient immédiatement sentir chez les petits scrofuleux, et les premiers symptômes de leur mal ne tardaient pas à disparaître. On résolut de tenter l’expérience dans des conditions encore très modestes, mais plus favorables. Sur la plage immense du petit hameau de Berck vivait, dans une cabane solitaire, une femme, venue on ne savait trop d’où, et à laquelle on n’avait jamais connu ni mari, ni enfans, ni famille. Aussi l’appelait-on Marianne-toute-seule. Malgré son isolement, Marianne n’était pas devenue sauvage ; elle aimait les enfans et s’employait volontiers à garder ceux des pêcheurs pendant que les pères étaient au large et que les mères ramassaient des crevettes sur la plage. Aussi l’idée vint-elle de la mettre à la tête d’une sorte de pensionnat, composé d’une douzaine d’enfans malades. L’expérience réussit tellement qu’on résolut de l’entreprendre sur un plus grand pied. Sur un relais de mer de 3 hectares, acheté à l’état, l’administration de l’Assistance publique construisit un hôpital provisoire en charpente à double cloison, auquel des enduits intérieurs au mortier de chaux, des couvertures en ardoise et des peintures de bonne qualité donnèrent un confortable plus que suffisant. L’hôpital, destiné à recevoir 100 enfans des deux sexes, fut commencé en février 1861 et inauguré en juillet. La construction avait demandé quatre mois, et coûté, terrain et mobilier compris, 102,118 francs. Les résultats obtenus dans cet hôpital et relevés dans le rapport d’un éminent praticien des hôpitaux de Paris, M. le docteur Bergeron, furent tellement satisfaisans que six ans après des ordres étaient donnés pour construire sur une beaucoup plus grande échelle un hôpital définitif destiné a recevoir près de 600 enfans. En s’en tenant à ce procédé simple, économique, mais très suffisamment solide de construction, on aurait pu pour une somme de 500,000 à 600,000 francs suffire à toutes les exigences de l’installation nouvelle. Mais ces façons modestes ne conviennent pas à nos administrations, qui aiment à faire grand et surtout à faire beau. L’administration de l’Assistance publique n’a pu résister au désir d’élever à Berck un bâtiment qui est à la vérité un modèle de construction hospitalière, mais qui a coûté déjà près de 3 millions, sans compter les dépenses assez considérables qu’on a été obligé de faire depuis pour en préserver l’existence compromise par les déplacemens du rivage de la mer. Cet établissement est magnifique : construit tout en briques, avec perrons et appuis de fenêtres en pierre de taille, il ressemble à s’y méprendre à ces grands hôtels qu’on construit en Angleterre au bord de la mer, et en particulier au Pavillon-Hotel de Folkestone. Le plan en est très simple. L’établissement a la forme d’une sorte de fer à cheval. Les bâtimens de droite et de gauche sont destinés à recevoir les garçons et les filles ; au premier étage sont les dortoirs, au rez-de-chaussée les réfectoires et ateliers, Au fond du fer à cheval sont situés les services généraux de l’hôpital, cuisine, buanderie, etc., et du côté de la plage le fer à cheval est fermé par un bâtiment plus bas pour ne pas faire obstacle à l’arrivée de l’air de mer. Les deux extrémités de ce bâtiment sont affectées aux logemens des employés et religieuses. Au centre s’élève la chapelle, qui sert en été aux baigneurs. Le bon aménagement intérieur répond à la disposition judicieuse du plan. Signalons, comme détails d’installation bien entendue, l’adoption du système des fenêtres anglaises dites familièrement à guillotine, qui permet d’aérer les salles par le haut, et la création d’une vaste piscine où les enfans peuvent en hiver prendre des bains de mer chauds.

D’après cette description sommaire, on voit tout de suite que, bien que l’établissement de Berck porte le nom administratif d’hôpital, l’installation en est fort différente de celle de Sainte-Eugénie et des Enfans-Malades. C’est beaucoup moins un hôpital qu’un asile hygiénique où, tout en soignant la santé des enfans, on s’efforce de les occuper, les filles à la couture, les garçons à diverses petites industries, et où on leur donne en même temps l’instruction primaire. On n’y envoie des hôpitaux de Paris que des enfans suffisamment valides pour n’être pas obligés de garder le lit habituellement, ce qui est la condition indispensable pour profiter du traitement ; le plus de temps possible doit être en effet passé en plein air. On mène les plus grands et les plus grandes en promenade le long des dunes, on fait asseoir les plus petits aux belles heures de la journée sur le bord de mer. Ils s’ébattent à leur aise, creusent des trous dans le sable et poussent des cris de joie en voyant la vague qui vient les remplir, tout comme ces jolis enfans brillans de vigueur et de santé qu’on voit jouer sur la plage de Trouville. Il y a quelque chose de consolant à penser que ces salutaires plaisirs sont communs aux enfans de toutes les classes, et que ceux qui en ont le plus besoin n’en sont pas les seuls déshérités.

L’hôpital de Berck se recrute, sur la proposition des médecins, parmi les enfans qui sont admis dans les services aigus ou chroniques des hôpitaux d’enfans de Paris. Il reçoit en outre un certain nombre de pupilles de l’Assistance publique qui viennent de l’hospice des Enfans-Assistés. Enfin il ouvre également ses portes aux enfans de la Seine et de Seine-et-Oise dont les parens sont en état de payer une pension de 1 fr. 80 cent, par jour. L’hôpital de Berck est porté sur les tableaux administratifs comme pouvant recevoir 600 lits, en y comprenant l’ancien hôpital qu’on a eu le bon esprit de ne pas démolir, et qui peut parfaitement servir. Malheureusement cet ancien hôpital, qui servait d’infirmerie, ayant été évacué à la suite d’une épidémie qui s’y était déclarée, on s’est demandé, avant de l’occuper de nouveau, s’il ne convenait pas de lui donner quelque destination particulière, en l’affectant soit aux enfans payans, soit aux pupilles de l’Assistance publique. Lorsque j’ai visité au mois d’octobre l’hôpital de Berck, la question était pendante depuis un an ; depuis un an aussi l’hôpital était vide, et 100 lits demeuraient inoccupés, tandis que des enfans soignés dans les hôpitaux de Paris attendaient leur envoi à Berck, et que la liste des expectans s’allongeait à la porte de ces hôpitaux. Il serait à désirer qu’on évitât des tâtonnemens aussi longs et des incertitudes aussi préjudiciables.

L’hôpital de Berck-sur-Mer a été confié aux sœurs du tiers ordre de Saint-François, qu’on appelle plus communément les franciscaines, dont la maison la plus voisine est à Calais. Cet ordre, extrêmement ancien et qui a devancé de plusieurs siècles les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul dans le soin des malades, mérite une mention particulière parmi les communautés religieuses que nous avons déjà eu l’occasion de rencontrer. La communauté s’en tient à l’ancienne défense de « recevoir à iceux services des malades aucune personne séculière, de quelque sexe ou condition qu’elle soit. » Les franciscaines de l’hôpital de Berck suffisent à tous les travaux depuis les plus relevés jusqu’aux plus grossiers. Aussi sont-elles au nombre de 70 ; revêtues « d’un habit de drap vil » (ce sont les termes de leurs statuts), la taille serrée par une corde à nœuds, la jambe emprisonnée dans une serte de houseau en laine blanche qui s’arrête à la cheville, et que portent également les femmes du pays, elles ont les pieds mis dans des sandales ou des sabots. On a même eu de la peine à leur faire accepter cet adoucissement contraire aux règles primitives de leur ordre, et pendant longtemps elles se sont obstinées à courir sans chaussures sur la dalle froide des couloirs. On les rencontre partout, à l’école comme à la buanderie, à l’infirmerie comme au bûcher, ployant sous des tas de linge ou des fardeaux de bois. La sœur qui dirige l’école des garçons paraît avoir été choisie avec discernement parmi les plus vieilles et les plus laides de l’établissement ; elle conduit sans difficulté une classe de près de 100 enfans, dont quelques-uns ont plus de quinze ans, et apportent sur les bancs de l’école l’expérience précoce du gamin de Paris. Cet ordre paraît, à en juger d’après les apparences, se recruter surtout dans les rangs un peu inférieurs de la société. Une certaine jovialité un peu rude est la manière d’être caractéristique des sœurs, mais si au point de vue de la distinction des manières elles ne valent pas les dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve ou même les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, elles ne le cèdent en revanche à aucun autre ordre pour l’accomplissement de tous les devoirs de leur tâche. C’est une grande sécurité pour le directeur de pouvoir s’en remettre uniquement à elles et de n’avoir pas à surveiller ce personnel toujours si douteux des infirmières. En résumé, l’établissement de Berck est un établissement modèle qui ne laisse absolument rien à désirer au point de vue des constructions et au point de vue de l’organisation intérieure du service. On ne saurait regretter qu’une chose : c’est la somme considérable qu’il a coûtée. Peut-être aurait-on pu au prix d’un moindre sacrifice d’argent obtenir des résultats thérapeutiques aussi satisfaisans et employer à l’amélioration des hôpitaux de Paris, une partie du capital considérable qui a été dépensé sur la plage de Berck. Ajoutons pour être complet, que la charité privée s’est inspirée des progrès réalisés par la charité publique. Sur la plage de Berck s’élève un petit hôpital qui contient aujourd’hui 24 lits et que les héritiers du baron Nathaniel de Rothschild ont fait construire pour les enfans israélites atteints de scrofules. Cet hôpital est destiné à s’agrandir encore et pourra recevoir environ une cinquantaine d’enfans.


IV

Les mesures d’assistance médicale prises en faveur des enfans ne seraient pas complètes si ceux-ci ne trouvaient d’asile que dans les hôpitaux et dans les maisons de convalescence. Il y a en effet un principe qui domine l’admission dans les hôpitaux et que le directeur de l’Assistance publique rappelait encore dans une circulaire du 28 juillet 1854, c’est que le malade soit atteint d’une affection curable. L’application de ce principe a ses rigueurs. C’est ainsi qu’on voit trop souvent de malheureux phthisiques renvoyés, d’hôpital en hôpital attendre dans la misère une mort certaine, mais souvent lente à venir. Peut-être est-on moins rigoureux en ce qui concerne les enfans. Dans les salles, des chroniques ou dans les hôpitaux réservés aux scrofuleux comme Forges ou Berck, on pourrait en trouver plus d’un, moins malade qu’infirme et conservé bien au-delà du temps qu’on conserverait un malade ordinaire dans un hôpital d’adultes. Il est vrai que pour les adultes atteints d’affections non guérissables s’ouvre un asile spécial : l’hospice des Incurables, tandis qu’aucun asile public d’incurables n’est affecté aux enfans. Nous aurions donc à signaler ici une grave lacune si la charité privée n’était venue la combler. Il existe en effet au no 223 de la rue Lecourbe une des maisons les plus intéressantes que j’aie visitées et dans laquelle, malgré sa tristesse, je demande à mes lecteurs la permission de les faire pénétrer un instant : c’est l’asile pour les jeunes garçons incurables fondé par les frères de Saint-Jean-de-Dieu.

L’asile de la rue Lecourbe a eu des débuts modestes comme tous les établissemens dont la création est due uniquement à la charité privée, et il s’est élevé peu à peu au rang important qu’il occupe maintenant dans nos œuvres de bienfaisance par la force cachée de l’ordre qui l’a fondé. J’ai parlé de l’intérêt qu’il y aurait à tenter une étude sur le développement et l’esprit différent des congrégations religieuses en France. Assurément l’ordre de Saint-Jean-de-Dieu mériterait bien quelques pages dans cette étude. Voici un ordre qui porte un nom illustre dans l’histoire du catholicisme. Lorsqu’il était dans toute sa force et son éclat, il avait divisé le monde chrétien en seize provinces et placé chacune de ces provinces sous la direction d’un supérieur appelé provincial, sous l’autorité duquel les différentes maisons situées dans les provinces étaient placées. Le nombre des établissemens possédés par l’ordre de Saint-Jean-de-Dieu s’élevait autrefois à près de 300. L’orage est venu ; les révolutions ont fermé et détruit un grand nombre de ces établissemens ; l’ordre a perdu de sa force et de sa richesse, mais l’organisation ancienne subsiste toujours. Pour le supérieur-général des frères de Saint-Jean-de-Dieu, qui réside à Rome, la France n’est qu’une province. Le provincial réside à Lyon, et c’est sous son autorité que sont placés les huit autres établissemens que l’ordre possède en France. Cet ordre fait partout un bien immense ; ici soignant les malades, là recevant des mains de l’état ou des départemens des aliénés qu’on lui confie, traitant par conséquent avec l’autorité publique, connu et apprécié par elle. Eh bien, cet ordre si puissant et si bienfaisant ne vit en France, comme au reste presque toutes les congrégations d’hommes, que d’une vie illégale et précaire. Il n’est pas reconnu ; il ne peut pas posséder, et, pour assurer la transmission de ses établissemens charitables, il est obligé d’avoir recours au subterfuge d’une société civile constituée entre vingt de ses membres choisis parmi les plus jeunes et les mieux portans. Ces entraves ne l’empêchent pas de prospérer et d’étendre son action bienfaisante. Je n’ai pu savoir le nombre des maisons que l’ordre des frères de Saint-Jean-de-Dieu possède dans la chrétienté. Les membres de l’ordre que j’ai interrogés ne le savaient pas eux-mêmes. Souvent ils n’apprennent le nom et l’existence de quelqu’une de leurs maisons que par un pieux usage. Lorsqu’un frère vient à mourir sous n’importe quels cieux, en Europe, en Amérique, ou ailleurs, toutes les autres maisons de l’ordre en sont informées dans le plus bref délai possible, et, aussitôt que la nouvelle est reçue, la messe doit être dite, et la communauté tout entière doit se mettre en prière pour le repos de l’âme du frère trépassé.

Le bâtiment où est situé aujourd’hui l’asile des jeunes garçons incurables est un bâtiment entièrement neuf qui a remplacé la modeste maison particulière où l’œuvre avait été d’abord installée. Cette réédification aurait été tôt ou tard rendue nécessaire par l’extension qu’avait prise l’œuvre elle-même ; mais ici c’est la nécessité qui a fait loi. On ne saurait s’imaginer tout ce que cette malheureuse maison a souffert pendant les événemens de 1870 et de 1871. Située à quelques centaines de mètres des fortifications, sous le feu des batteries de Châtillon et de Meudon, elle avait été exposée pendant un mois au bombardement prussien. Force avait été d’évacuer les bâtimens et de faire descendre les enfans dans les caves. À peine la paix avait-elle été signée, à peine le supérieur de la maison avait-il pu se rendre compte du dégât commis et songer au moyen de le réparer, que l’insurrection de la commune éclatait. Le feu des batteries de Meudon, occupées cette fois par des troupes françaises, s’ouvrait de nouveau, et force était de condamner une seconde fois à une existence souterraine, dans l’atmosphère humide d’une cave, tout ce personnel d’enfans infirmes et souffreteux. Pendant ce temps, une ambulance était établie dans le parloir de la maison, et les fédérés daignaient permettre, au prix de quelques grossièretés et de quelques injures, que les frères soignassent leurs blessés. Enfin, lorsque la résistance de l’insurrection paraissait à la veille d’expirer et que la communauté pouvait se croire arrivée au bout de ses tribulations, l’explosion de la cartoucherie du quai de Javel lézardait la maison du haut en bas et la rendait inhabitable. On pouvait craindre que l’œuvre, qui ne dispose d’aucune ressource assurée, ne succombât sous le poids de tant d’épreuves et de tant de charges ; mais il n’en fut rien, et aujourd’hui un bâtiment plus grand, plus solide, mieux installé, s’élève à la place de l’ancienne maison. Comment cela s’est-il fait ? « La Providence est venue à notre aide, » vous répondent les frères, et dans la bouche d’hommes qui ont passé par de pareilles angoisses, cette réponse, on peut le penser, n’a rien de banal.

Tel qu’il est aujourd’hui installé, l’asile de la rue Lecourbe peut recevoir 200 enfans. Il comprend trois divisions : les grands, les petits et les infirmes. On s’étonnera peut-être de trouver cette dernière catégorie dans un asile où l’existence d’une infirmité, et d’une infirmité incurable, est une condition sine qua non d’admission. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le personnel de l’établissement pour voir que cette condition n’est pas de celles par-dessus lesquelles on passe. Il est difficile d’imaginer une collection plus complète et plus triste de tous les désordres qui peuvent atteindre le pauvre corps humain, sans compter que de ces infirmités les plus cruelles et même les plus malsaines ne sont pas toujours les plus apparentes ; mais il y a cependant des degrés dans cette misère, et la division de ce qu’on appelle les infirmes se compose d’enfans qui sont absolument hors d’état de prendre aucun soin d’eux-mêmes, culs-de-jatte, paralytiques, etc., qu’il faut soigner, tourner et retourner comme des enfans au maillot. Si la sévérité d’une règle qui n’admet pas d’exception ne faisait obstacle au séjour sous le même toit de frères et de religieuses, ces enfans seraient assurément mieux confiés à des soins de femmes, et les religieuses parviendraient peut-être à réaliser avec eux ces miracles de propreté auxquels elles arrivent dans les hospices et dans les asiles d’aliénés avec ceux qu’on appelle les gâteux.

La division des grands est celle qui donne le moins de mal. On emploie ceux d’entre eux qui sont capables de travailler à deux industries sédentaires qui exigent peu de dépense de forces, la brosserie et la confection des habits. Il y a aussi une petite classe d’aveugles reçus contrairement à la règle en attendant qu’ils puissent être admis à l’institution des Jeunes-Aveugles, et auxquels un professeur aveugle lui-même donne des leçons de musique et de chant. Quant aux petits, sauf quelques élémens d’instruction primaire qu’on s’efforce d’inculquer à leurs intelligences lentes et rebelles, c’est surtout à améliorer leur santé qu’on s’emploie, en combattant les progrès de leurs infirmités par la bonne nourriture et l’exercice. C’est en effet une nécessité de combattre par le mouvement l’atrophie de leurs membres et l’aggravation de leurs infirmités. Le frère chargé de la division des petits, qui est un ancien soldat, prend le mot d’exercice au sens militaire. Il leur apprend à marcher au pas, les grands jours au son du tambour ; c’est à la fois merveille et pitié de voir l’amour-propre et l’ardeur fébrile que ces pauvres petits êtres mettent à marquer la cadence et à faire résonner les dalles de la cour, qui avec son pied-bot, qui avec sa jambe unique, qui avec ses deux béquilles. Parfois, lorsque les enfans sont pris très jeunes, leur santé parvient à peu près à se rétablir, et telle infirmité qui paraissait incurable disparait avec l’âge. Ce fut entre autres le cas d’un pauvre enfant qui avait été recueilli en bas âge, à la fois comme orphelin et comme infirme. Peu à peu sa santé s’était rétablie, son infirmité avait disparu, et rien ne militait plus pour son maintien à l’asile des jeunes garçons incurables, rien que l’abandon complet où il se serait trouvé, si on l’avait mis dans la rue. Force fut donc de le garder à la maison, où il devint un objet d’envie pour ses camarades et un sujet d’orgueil pour les bons pères qui admiraient naïvement en lui le seul enfant sain de corps et libre de membres qu’ils eussent élevé. L’infirme a quitté l’asile pour entrer dans un régiment d’artillerie et n’a jamais cessé d’être en relations avec ses parens d’adoption. C’est l’enfant des Incurables.

Les charges de la maison sont lourdes et sont destinées à s’accroître encore. En effet, lorsque les enfans atteignent l’âge de vingt et un ans, qui est celui de leur sortie réglementaire de la maison, une question se présente, qui préoccupe singulièrement les frères. Que vont-ils devenir ? Quelques-uns sont repris par leur famille, d’autres trouvent à se placer, d’autres, et c’est l’infiniment petit nombre, entrent aux Incurables ; mais que faire des autres, de ceux qui n’ont pas de famille, qui ne sont pas en état de gagner leur vie, et pour lesquels il s’y a pas de place aux Incurables ? À moins de se résigner à les voir mourir de faim à la porte de l’asile on est bien obligé de les garder. Les pensionnaires adultes de l’asile ainsi conservés sont déjà au nombre de douze, et ils deviendront de plus en plus nombreux avec le temps. Il y a là pour les finances de l’œuvre une lourde charge : aussi se demande-t-on sur quelles ressources elle peut vivre. Il ne faut guère compter sur la pension de 15 à 20 francs par mois qui, aux termes du règlement, est exigée par tête d’enfant. Lorsque cette pension n’est pas payée par un bienfaiteur étranger, il est rare que la famille s’en acquitte régulièrement. Souvent même elle n’est pas exigée. En dehors des ressources générales de l’ordre, l’œuvre vit donc de dons, de legs, de quêtes, c’est-à-dire du pain quotidien de la charité, dont la portion est parfois un peu exiguë. Mentionnons enfin, non pour l’importance de la somme, mais pour la rareté du fait, une subvention du conseil municipal de Paris. L’asile des jeunes garçons incurables est le seul établissement dirigé par des congréganistes qui ait échappé à l’hécatombe. Lorsque vint en discussion la question de savoir si la subvention accordée jusque-là à cet établissement serait retirée comme l’avaient été les autres, le conseiller municipal qui représente le quartier eut le courage de dire qu’étant entré par hasard dans cet établissement, il avait pu constater que ces frères faisaient vraiment beaucoup de bien. » Il est regrettable que MM. les conseillers municipaux ne prennent pas plus souvent la peine de visiter les établissement situés dans les quartiers qu’ils représentent. Chacun aurait pu rendre un pareil témoignage, et en maintenant les subventions qu’il a rayées, le conseil municipal aurait fait de ses fonds disponibles un emploi beaucoup plus judicieux qu’en les attribuant, à la soi-disant société de bienfaisance présidée par M. Greppo.

Un asile pour les jeunes filles incurables a été également fondé à Neuilly, avenue du Roule no 30, qui est, à quelque différence près, le pendant de l’asile de la rue Lecourbe. Cet asile n’a pas eu les débuts pénibles et difficiles de la maison des frères de Saint-Jean-de-Dieu ; il a été ouvert en 1853 sous le patronage efficace de Mme la princesse Mathilde et avec le concours de personnages éminens qui en sont demeurés les protecteurs. Mais le véritable fondateur de l’œuvre a été un homme de bien, M. l’abbé Moret, qui y avait consacré sa vie et qui y est mort, lui-même âgé et infirme, il y a deux ans. La maison, récemment construite à nouveaux est un bel établissement, très judicieusement aménagé, avec des dortoirs spacieux, des ateliers bien aérés, communiquant entre eux par des galeries extérieures qui donnent à la cour l’aspect d’un cloître. On peut y recevoir 300 pensionnaires ; l’établissement n’en contient aujourd’hui que 240. On admet des jeunes filles de six à vingt-deux ans, quelques-unes moyennant pension, le plus grand nombre gratuitement ; mais il n’y a pas d’âge réglementaire de sortie, et les pensionnaires une fois admises peuvent y demeurer le reste de leur vie. Cette clause des statuts que je n’entends pas critiquer, limite à 20 ou 30 par année le nombre des admissions nouvelles et aura pour résultat de transformer dans un temps donné le caractère de la maison en en faisant plutôt un hospice d’adultes. Il est vrai que ce personnel des infirmes se renouvelle vite et n’atteint guère la vieillesse. On voit, assises dans des chaises roulantes, affaissées sur elles-mêmes, les cheveux gris, le visage flétri, des femmes qui n’ont pas trente-cinq ans. Cependant, par une compensation singulière, les maladies aiguës sont très rares dans cet asile comme dans celui de la rue Lecourbe : l’infirmerie y est presque vide. La maison qui a été reconnue d’utilité publique, vit sur le revenu de legs qu’elle a reçus et sur le produit du travail, qui se compose d’articles de couture, d’ouvrages au crochet et de fleurs artificielles livrées aux magasins de mode. La maison est tenue par des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et paraît sous une direction intelligente.

Si larges que soient dans leurs admissions les deux maisons dont je viens de parler, il y a cependant certaines catégories d’enfans infirmes devant lesquelles leurs portes ne s’ouvrent point : ce sont les sourds-muets, les aveugles, les épileptiques et les idiots. La raison de cette exclusion, c’est qu’à Paris même ou dans les environs immédiats des maisons spéciales sont ouvertes aux enfans atteints de ces infirmités. Je n’aurais pas conduit jusqu’au bout la triste nomenclature que j’ai entreprise de toutes les souffrances physiques auxquelles l’enfance est sujette et des remèdes qu’on oppose à ces souffrances, si je ne disais un mot de chacun de ces établissemens, en m’arrêtant de préférence à ceux qui sont les moins connus. Je ne parlerai donc qu’en passant de la maison consacrée aux garçons sourds-muets, qui s’élève au no 254 de la rue Saint-Jacques. Cette maison a été, dans ce recueil même et à une date assez récente, l’objet d’une étude très détaillée de M. Maxime Du Camp, sur laquelle il serait téméraire à moi de revenir. Je rappellerai seulement que cette institution a été longtemps unique en Europe et que c’est à l’abbé de l’Épée que revient la gloire de s’être occupé le premier de l’instruction des sourds-muets, « avec la sollicitude d’un prêtre (pour employer ses belles paroles) qui, n’ayant éprouvé depuis soixante ans qu’il existe aucun des fléaux personnels auxquels tous les enfans des hommes sont exposés, et craignant avec justice de vivre trop à son aise en ce monde, cherche du moins à gagner le ciel en tâchant d’y conduire les autres. » Nous avons d’autant plus le droit de mettre ainsi en avant nos titres de gloire que dans certains pays voisins on semble systématiquement disposé à les oublier. C’est ainsi que dans un congrès qui a été tenu à Dresde en 1875, et auquel assistaient 146 sourds-muets et un certain nombre de professeurs, il n’a été fait aucune mention ni de l’École de sourds-muets de Paris ni de la méthode de l’abbé de l’Épée, et cela, bien qu’une réaction sensible se soit produite depuis vingt ans en Allemagne en faveur de cette méthode, à laquelle on avait opposé longtemps celle de Samuel Heinicke. On a fait plus et on a été chercher en Amérique des spécimens de l’application de cette méthode dans les écoles fondées par Laurent Clerc et sans dire que celui-ci était un élève de l’abbé Sicard, élève lui-même de l’abbé de l’Épée.

L’École de la rue Saint-Jacques n’est pas ouverte seulement aux enfans de Paris ; on y reçoit aussi des enfans de la province. Elle a un caractère mixte d’établissement d’instruction et d’établissement de bienfaisance, et les élèves se divisent en pensionnaires, demi-boursiers et boursiers, ces deux dernières catégories étant cependant beaucoup plus nombreuses que la première. Les industries qu’on leur enseigne sont toutes des professions manuelles (sauf celle du dessin), mais qui supposent cependant un degré assez développé d’intelligence ; ainsi la lithographie, la sculpture sur bois, etc. ; quant aux leçons qu’on leur donne, ce sont à peu près celles qu’ils recevraient dans une bonne école primaire, sauf, bien entendu, l’enseignement de la langue spéciale qu’ils parlent entre eux et qu’on appelle la dactylologie. On a beaucoup discuté sur le degré de développement que comportaient l’âme et l’esprit d’un sourd-muet. Des criminalistes ont plaidé leur irresponsabilité au point de vue légal. Des jurisconsultes ont soutenu la nullité de leurs actes. Des théologiens du moyen âge leur ont contesté, au nom d’un texte de l’Écriture judaïquement interprété, la possibilité de sauver leur âme. On est sans doute bien revenu de ces préjugés absurdes et barbares ; mais une visite à l’École des sourds-muets en dit plus là-dessus que bien des raisonnemens. À l’exception de quelques enfans chez lesquels la surdi-mutité congénitale n’est évidemment que la résultante d’une infériorité physique générale, il n’y a pas de différences très sensibles, au point de vue de l’aspect des physionomies, entre les enfans de l’École des sourds-muets, et ceux d’une école primaire de campagne. J’ai été surtout frappé de la différence qui existe entre la classe des plus grands, de ceux qui ont déjà passé quelques années dans l’institution, et celle des plus petits auxquels on apprend péniblement les premiers principes de la dactylologie. La mine éveillée et suffisamment intelligente des premiers, celle endormie et plutôt hébétée des seconds, montrent bien la vérité de cette maxime de l’abbé de l’Épée, « que les sourds-muets ne sont tels que parce qu’on ne cultive pas en eux le trésor d’une âme créée à l’image de Dieu, mais renfermée dans une obscure prison dont on n’ouvre ni la porte ni les fenêtres pour lui laisser prendre l’essor, et se dégager de la matière qui l’appesantit. » Un fait assez mince dont j’ai été témoin aurait suffi d’ailleurs pour établir ma conviction. Voulant faire montre devant moi des connaissances d’un enfant, on lui posa par écrit cette question au tableau : « Qu’as-tu fait dimanche dernier ? » Il répondit par écrit également : « J’ai été voir M. X. — Pourquoi ? » Après un moment d’hésitation l’enfant écrivit : « Parce que je l’aime beaucoup. » Pour moi, qui ne suis ni théologien, ni criminaliste, je n’en demande pas davantage : celui qui est capable d’aimer n’est-il pas capable de tout comprendre ?

L’assistance charitable des sourds-muets est complétée à Paris par trois sociétés : la Société centrale d’éducation et d’assistance, dont le siège est rue Saint-Jacques, à l’institution des Sourds-Muets et qui n’est en quelque sorte qu’une annexe de cette institution ; la Société générale d’éducation, de patronage et d’assistance, fondée par le docteur Blanchet, qui étend aussi sa protection aux enfans aveugles ; enfin la Société pour l’instruction des sourds-muets par l’enseignement simultané des sourds-muets et des entendans parlans. Cette société favorise l’envoi des sourds-muets dans des écoles spéciales qui sont fréquentées également par des enfans entendant parlans. On enseigne aux sourds-muets admis dans ces écoles à produire et à comprendre des sons par le simple mouvement des lèvres. Cette méthode, qu’on appelle la méthode phonomimique, et qui est mise en pratique par M. Auguste Grosselin, se rapproche de celle dont Heinicke a été l’inventeur en Allemagne. Je dois dire que l’efficacité en est vivement contestée par les partisans de la méthode de l’abbé de l’Épée. Quant aux sourdes-muettes, depuis 1859 elles ne sont plus reçues à l’École de Paris, mais envoyées dans celle de Bordeaux qui dépend également du gouvernement. Aussi la charité a-t-elle ouvert pour les sourdes-muettes du département de la Seine un asile qui est situé à Bourg-la-Reine et confié aux religieuses de Notre-Dame-du-Calvaire. Un ouvroir annexé au pensionnat permet de garder les sourdes-muettes sans famille, et quelques-unes sont même admises comme religieuses ; dans la communauté.

L’institution des Jeunes-Aveugles située sur le boulevard des Invalides est peut-être encore plus connue que l’institution des Sourds-Muets. Cette institution, qui reçoit des garçons et des filles, a également le double caractère d’une institution d’enseignement et d’un établissement de bienfaisance. Toutefois c’est ici renseignement qui paraît dominer, tandis qu’aux Sourds-Muets c’est la bienfaisance. Aux Jeunes-Aveugles, le nombre des boursiers est beaucoup moins considérable, et ceux-là même qui sont admis à la faveur assez rare d’une bourse entière doivent verser avant d’entrer le prix de leur trousseau, ce qui exclut les véritables indigens. La direction donnée à l’enseignement se ressent naturellement de ces conditions d’entrée. On cherche à faire de tous les élèves des joueurs d’orgue, ou sinon, des accordeurs de piano, professions qu’on pourrait presque qualifier de professions de luxe. Ce n’est qu’à défaut d’aptitudes qu’on fait de ces enfans des tourneurs, ou des empailleurs de chaises. Il n’y a pas à critiquer cette tendance, mais seulement peut-être à regretter que la charité publique ou privée ne se soit pas inquiétée de la création d’un asile ou les conditions d’admission seraient moins onéreuses, et où les parens à l’indigence complète desquels vient s’ajouter le malheur d’avoir un enfant aveugle pourraient lui procurer le moyen d’apprendre une profession usuelle. Quant à la maison elle-même, je m’arrêterai d’autant moins à en parler que M. Maxime Du Camp en a fait ici même une de ces descriptions auxquelles il n’y a rien à ajouter. Je n’ai pu que vérifier la parfaite exactitude de ses observations et entre autres constater comme lui chez les enfans aveugles l’existence de cette sorte de seconde vue de l’instinct qui supplée parfois à celle des yeux. J’en ai eu une preuve assez singulière. Deux petites filles étaient à travailler seules pendant la récréation dans une salle où j’entrais. L’une d’entre elles transcrivait une composition d’orthographe, l’autre copiait de la musique. La première fut invitée à nous donner lecture de sa composition. C’était, il m’en souvient, une description du boulevard et de ses boutiques ; comme la petite fille nous donnait lecture de cette description, sans hésitation, mais d’une voix traînante, et comme je l’écoutais un peu distraitement tout en me demandant si c’était là un sujet très bien choisi, je me pris à regarder sa compagne, gentille enfant, aux cheveux blonds, aux traits délicats et qui aurait été jolie si des yeux expressifs avaient animé son visage. Elle avait continué son travail de copie ; mais peu à peu et sans que j’eusse conscience d’avoir fait un mouvement qui pût lui indiquer que mon attention s’était portée sur elle, elle eut le sentiment que je la regardais ; elle rougit légèrement, cessa de copier sa musique et leva la tête comme si elle s’attendait à ce que je l’interrogeasse. J’avoue que je sentis expirer sur mes lèvres ces paroles banales d’encouragement qu’on adresse dans les écoles aux petites filles bien sages. Je ne sus que lui poser amicalement la main sur l’épaule, pour lui montrer qu’elle ne s’était pas trompée, et lui demander quel âge elle avait. Elle me répondit : Seize ans. Seize ans !

Moins connue et non moins intéressante’ est la maison des sœurs aveugles de Saint-Paul, située rue d’Enfer, no 88. Cette maison est établie sur un terrain qui a appartenu autrefois à Chateaubriand et qui a été légué par lui à l’archevêché de Paris. L’ancien salon de Mmû de Chateaubriand forme aujourd’hui une partie de la chapelle, et la salle à manger a été transformée en sacristie. La maison a un double but : recevoir des petites filles aveugles qui appartiennent à des familles indigentes ; donner aux jeunes filles aveugles qui se sentiraient animées de la vocation religieuse les moyens de satisfaire cette vocation, en les admettant à prononcer leurs vœux et à faire partie de la communauté. Cet ordre est unique en France et peut-être au monde. C’est en effet une règle générale des communautés religieuses de ne pas admettre dans leur sein des novices ayant une infirmité incurable. Aussi l’ordre a-t-il été fondé dans cette destination spéciale ; bien que, sur les 52 sœurs dont il se compose, il n’y en ait que 18 qui soient privées de la vue, la communauté n’en porte pas moins le nom de communauté des sœurs aveugles de Saint-Paul, pour mieux marquer son but et mettre ainsi sur un pied d’égalité les aveugles et les voyantes. Les sœurs aveugles sont de préférence employées à l’enseignement des enfans. Elles y acquièrent une très grande habileté. J’ai vu une jeune sœur qui est à la tête de l’imprimerie décomposer un placard et rejeter les lettres une à une dans leur casier respectif avec autant de précision et presque autant de rapidité qu’un compositeur ordinaire. Les procédés d’instruction pour l’écriture, la lecture, le calcul sont les mêmes que ceux employés à l’instruction des jeunes aveugles. On y pousse cependant moins loin l’étude de la musique, et on applique de préférence les enfans à des travaux de confection et de couture dont la vente sert à couvrir les frais de la maison. D’ailleurs les deux institutions ne préparent pas les enfans au même avenir. L’institution des Jeunes-Aveugles rend ses élèves à la vie commune une fois leur instruction terminée, et doit les mettre en mesure d’y faire leur chemin. La maison des sœurs de Saint-Paul offre au contraire aux enfans qu’elle reçoit un asile permanent où il en est bien peu qui ne restent pas, les unes parce que leur famille ne se soucie guère de les reprendre, les autres parce qu’elles préfèrent à une existence même passée dans l’aisance la sécurité d’une demeure familière où elles se sentent davantage chez elles. Aussi l’aspect de la maison des sœurs de Saint-Paul a-t-il quelque chose de moins scolaire et de plus maternel que celui de l’institution des Jeunes-Aveugles. Il est touchant de voir des petites bambines de cinq ans, qui, prévenues de l’entrée de la supérieure dans leur salle de classe par le moindre son de sa voix, l’arrêtent au passage qui par le pan de sa robe, qui par son chapelet, et se hissent sur leurs bancs pour se jeter à son cou. On sent qu’on n’est pas dans un pensionnat, mais dans une famille. Cette famille se compose de plus de 50 enfants. Pour les unes, ce sont leurs parens qui paient, au moins au début, une pension qui est fixée à 400 francs ; pour d’autres, ce sont des personnes charitables ; d’autres enfin sont admises gratuitement. Le nombre de celles-ci a naturellement un peu diminué depuis que le conseil municipal a supprimé la subvention de 1,900 francs que la maison touchait depuis sa fondation. Ce n’est là au reste qu’une petite tribulation comparée à celles dont la maison a eu à souffrir pendant la commune. Les sœurs ont été chassées de la maison et le fondateur de l’œuvre, le vénérable abbé Juge, emprisonné au dépôt de la préfecture de police, où il a été quelque temps le compagnon de captivité de l’archevêque de Paris, n’a dû qu’à l’arrivée de l’armée de Versailles de ne pas partager son sort. Pour compléter ce qui concerne l’assistance des enfans aveugles, ajoutons qu’une société de patronage s’occupe de les aider à trouver une place à leur sortie de l’institution nationale, et que les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul reçoivent dans leur maison de la Providence Sainte-Marie, qui est située rue de Reuilly, les jeunes filles aveugles qui n’ont point de famille pour les recueillir.

Les tristes infirmités dont je viens de parler, et qui paraissent encore plus douloureuses lorsqu’elles viennent fondre sur des enfans, peuvent retarder et même entraver le développement de l’intelligence ; mais du moins elles ne l’attaquent pas dans son germe. Il n’en est pas de même de l’idiotie. Ici nous descendons d’un degré et nous allons nous trouver en présence d’enfans qui n’ont de l’être humain que la forme, et encore dans certains cas singulièrement altérée. L’idiotie cependant a des degrés comme la folie ; on peut la combattre, sinon la guérir, et c’est un des progrès les plus intéressans de la science aliéniste que les tentatives faites pour l’éducation des enfans idiots. Avant d’en arriver à ce point particulier, donnons d’abord une idée rapide des mesures d’assistance prises en faveur des enfans idiots.

Il existe à Paris deux asiles publics d’enfans idiots : Bicêtre pour les garçons et la Salpêtrière pour les filles. Le quartier des enfans idiots est situé à Bicêtre dans la partie la plus vieille et la plus défectueuse de la maison. Les dortoirs et l’infirmerie sont situés dans un bâtiment qui est un des restes de l’ancienne prison. Ce bâtiment n’est même pas contigu au préau qui est réservé aux enfans. Une salle basse et à peine aérée, dans laquelle on respire une odeur nauséabonde, sert de salle de récréation aux enfans de l’infirmerie et de salle de visite à leurs parens. Les ateliers où l’on fait travailler les enfans sont de véritables échoppes. Il n’y a de satisfaisant que le gymnase ; le préau qui en dépend et le jardin potager sont situés dans un air excellent. Le quartier des idiots peut recevoir 130 enfans, qui tous ou presque tous y sont placés d’office par le préfet de police en vertu des pouvoirs que lui conférera loi de 1838, et appartiennent aux classes les plus pauvres de la société. Le département de la Seine paie à l’Assistance publique une somme de 1 fr. 80 c. par jour pour l’entretien de ces enfans, et cherche sans grand résultat à se faire rembourser par les parens. Ce quartier a quelque peu perdu de son intérêt pour le visiteur depuis qu’on a transféré à l’asile de Vaucluse, dont je parlerai tout à l’heure, une partie des enfans qu’il contenait et qui étaient les plus intelligens. Les enfans qu’on y a laissés y sont divisés en deux catégories : les bien portans et les malades. Par « malades » on désigne non pas ceux qui sont temporairement atteints de maladies aiguës, mais ceux dont l’état d’imbécillité est tel qu’ils ne peuvent se suffire à eux-mêmes pour les actes les plus simples de la vie, et qu’ils ont besoin de soins constans. Ces malheureux enfans partagent leur vie entre l’infirmerie et cette salle nauséabonde dont je parlais tout à l’heure. On ne saurait se défendre, en les voyant, d’un dégoût mélangé de pitié, moins pour eux qui sont affranchis de la plus cruelle des souffrances, celle de comprendre leur misère, que pour la nature humaine elle-même, dont on serait tenté de révoquer en doute la divine origine. On se trouve en effet en présence de toutes les monstruosités que pourrait accumuler dans son désordre une création inconsciente : hydrocéphale à la tête grosse deux fois comme celle d’un homme ordinaire ; microcéphales dont les cheveux joignent les yeux et dont l’enveloppe crânienne ne contient pas la place du cerveau, et bien d’autres infirmités encore que la plume se refuse à décrire. Ceux-là même sur lesquels quelque difformité apparente n’attire pas sur-le-champ l’attention ne vivent manifestement que de la vie animale, tantôt riant sans cause, tantôt pleurant à chaudes larmes, sans trahir d’autre sentiment et d’autre désir que celui de la gloutonnerie. Tout ce pauvre monde grouille sous les yeux d’une surveillante laïque et de deux infirmières qui ne parviennent pas, malgré leur bonne volonté, à les maintenir dans un état de propreté même relative. Je ne connais pas de spectacle plus triste et plus troublant. On sort le cœur serré en regrettant de ne pouvoir partager cette superstition touchante des peuples de l’Orient, qui considèrent les idiots comme visités de Dieu et comme étant de sa part l’objet d’une bénédiction spéciale.

La division des bien portans se compose presque exclusivement d’enfans épileptiques. À les voir jouer de loin, on les prendrait, avec leur uniforme bleu, pour les élèves d’un pensionnat mal tenu ; de près on ne tardera pas à remarquer sur la figure de chacun d’eux quelque symptôme soit d’abrutissement, soit au contraire d’excessive excitabilité. Si l’on assiste quelque temps à leurs exercices ou à leurs jeux, on verra probablement l’un d’entre eux s’arrêter, saisi d’un frisson subit et, lorsque les gardiens n’arrivent pas à temps pour l’enlever, se rouler en écumant sur le sable. Les chutes de quelques-uns sont si soudaines qu’on est obligé de leur garnir la tête d’un bourrelet, destiné à les empêcher de se briser le crâne en tombant sur le pavé. Si triste que soit la condition des épileptiques, leur mal n’est cependant pas sans remède. On parvient sinon à les guérir complètement, du moins à calmer les crises et à les rendre assez rares pour qu’ils puissent être rendus à leur famille sans danger. Au contraire, si les crises se rapprochent, l’intelligence s’affecte de plus en plus, et ils ; ne tardent pas à devenir de véritables idiots. Parfois ils sont sujets a ce qu’on appelle en style médical des impulsions instinctives, c’est-à-dire à des actes irréfléchis et dangereux. Leur manie la plus fréquente est celle des incendies, et ce sont souvent les craintes qu’ils inspirent aux voisins qui font demander et obtenir qu’on les envois d’office à Bicêtre. Disons à ce propos qu’il est regrettable que, faute d’installation pour les recevoir, les hôpitaux d’enfans ferment systématiquement leurs portes aux enfans épileptiques. La plupart des enfans admis d’office à Bicêtre sont déjà trop avancés dans la maladie pour pouvoir être traités avec un complet succès. Reçus plus tôt dans les hôpitaux d’enfans, ils auraient chance d’être radicalement guéris de cette terrible maladie qui, pour peu qu’on la laisse s’invétérer, défie les efforts de la science et réduit en quelque sorte à l’état animal ses infortunées victimes. Il y a là une amélioration urgente, réclamée depuis longtemps par la Société de chirurgie, et sur laquelle je me permets d’appeler, de mon côté, la sollicitude de l’administration.

L’espérance de rendre à leur famille un certain nombre d’enfans épileptiques sinon guéris, du moins améliorés, fait qu’on donne aussi des soins a leur éducation professionnelle et intellectuelle. On apprend à quelques-uns d’entre eux l’état de menuisier ou celui de cordonnier, et on leur constitue, en rémunérant leur travail, un petit pécule qu’ils dépensent, il est vrai, tout entier les jours de promenade à acheter des sucres d’orge et à monter sur les chevaux de bois. On les fait travailler au jardin, ceci surtout dans un intérêt d’hygiène et pour combattre leur tendance à la torpeur et à l’engourdissement. Dans le même dessein, on leur apprend la gymnastique, l’escrime, voire la danse. Leur professeur est un pensionnaire de l’institution, et il leur enseigne de préférence la danse qui était de mode en son temps : la gavotte. Plus grande est l’utilité des leçons qu’ils reçoivent à l’école ; mais l’enseignement des enfans épileptiques est une œuvre ingrate, non pas que leur intelligence soit plus rebelle que celle des enfans idiots, tout au contraire, mais parce que chaque attaque d’épilepsie leur fait oublier presque complètement ce qu’ils ont appris, et que la tâche est perpétuellement à recommencer. Cependant lorsque les attaques vont diminuant d’intensité et de fréquence, on arrive à des résultats assez satisfaisans et, grâce à ces leçons, grâce aux quelques élémens d’enseignement professionnel qu’on leur donne, le temps que passent dans ce triste séjour ceux qu’on peut rendre à la liberté n’est pas complètement perdu.

Le quartier des filles idiotes à la Salpêtrière présente, s’il est possible, des conditions d’installation encore plus défectueuses que le quartier des garçons idiots à Bicêtre. Une partie de ce quartier est même destinée à disparaître ; mais celle qui sera conservée, malgré quelques améliorations qui ont été apportées dans les dortoirs, n’en demeure pas moins absolument mauvaise. La population de ce quartier, qui s’élève environ à 120 enfans, ne se compose pas tout à fait des mêmes élémens que celle de Bicêtre ; outre les malades et les épileptiques, elle comprend un certain nombre de jeunes filles à demi idiotes qui correspond à cette catégorie de garçons qu’on envoie aujourd’hui à Vaucluse, et dont on s’efforce également de développer l’intelligence par des leçons suivies. La personne qui leur donne ces leçons est une femme admirable dont l’histoire touchante a été rapportée ici même[6]. Pour ne pas se séparer de sa mère idiote, elle a demandé à être admise avec elle à la Salpêtrière, où elle a été pendant longtemps employée gratuitement au soin des enfans. Si j’en parle à nouveau, c’est parce que j’ai eu assez souvent l’occasion de témoigner une certaine méfiance vis-à-vis des surveillantes laïques pour ne pas laisser échapper l’occasion de dire qu’on trouve aussi parfois dans ce personnel assez peu sûr d’admirables exemples de charité et de dévoûment. Les résultats qu’obtient l’institutrice de la Salpêtrière sont surprenans lorsqu’on a égard aux sujets ingrats qui lui sont confiés. Les cahiers qu’on vous montre ne sont pas très différens de ceux qu’on rencontrerait dans une école élémentaire ; mais ce qui est différent, c’est l’âge des enfans, et il faut se tenir pour satisfait lorsqu’une fille de quinze ans parvient à écrire à peu près correctement l’orthographe en grosse écriture ronde. Une distribution de prix récompense chaque année les plus méritantes.

En résumé, ces deux asiles constituent un spécimen déplorable de notre ancienne assistance hospitalière. Il est regrettable qu’au moment où on a construit les magnifiques asiles de Ville-Éverard et de Sainte-Anne l’on n’ait pas songé à y installer un quartier pour les enfans et pris son parti de supprimer dès cette époque ces deux quartiers de Bicêtre et de la Salpêtrière qui font véritablement peu d’honneur à la charité publique. Un asile spécial pour les enfans idiots vient, il est vrai, d’être ouvert à la colonie de Vaucluse ; mais cet asile, qui d’ailleurs ne reçoit que des garçons, n’est pas assez vaste pour remplacer les quartiers de Bicêtre et de la Salpêtrière. C’est à un autre point de vue qu’il faut en étudier l’organisation comme une tentative intéressante pour appliquer les enfans idiots à la culture de la terre et pour donner à leur intelligence voilée le développement qu’elle comporte.

Les premières tentatives qui ont été faites en France pour l’éducation intellectuelle des idiots remontent assez loin. C’est en 1842 que fut ouverte dans le quartier des idiots de Bicêtre une école où furent mis en pratique les principes professés par un médecin qui a laissé un nom honoré dans la science aliéniste, M. Félix Voisin, principes déjà mis en pratique par lui dans son établissement orthophrénique. Cette école ne tarda pas à être confiée à un homme dévoué dont le nom commence aujourd’hui à sortir de l’obscurité modeste où il a longtemps vécu : M. Delaporte. L’école de Bicêtre a longtemps végété dans le misérable local dont nous avons parlé, connue seulement des spécialistes et n’obtenant qu’une médiocre attention de la part de l’Assistance publique. Pendant ce temps, les médecins aliénistes anglais, s’emparant de cette idée, faisaient construire à Earlswood un magnifique asile qui contient aujourd’hui 800 enfans, et ils complétaient le système d’éducation intellectuelle mis en pratique à Bicêtre par l’emploi des enfans aux travaux agricoles et industriels. C’est à la suite d’une visite faite en 1861 à l’asile d’Earlswood que M. le docteur Billiod, l’éminent administrateur de la colonie d’aliénés de Vaucluse, conçut la pensée d’établir dans une ferme qui dépend de la colonie un asile pour les enfans idiots ou arriérés, mais susceptibles de recevoir une certaine éducation. La réalisation de cette pensée, poursuivie par lui avec persévérance, a été retardée par les événemens de la guerre. L’asile de Vaucluse n’a été ouvert que le 1er juillet 1876. Le noyau de la population a été formé au moyen de 30 enfans choisis dans le quartier de Bicêtre parmi ceux dont l’intelligence paraissait le plus facile à développer, à l’exclusion des épileptiques auxquels l’accès de la colonie est rigoureusement interdit. Ce noyau sera complété par des enfans qu’on recevra directement des familles comme pensionnaires. M. Delaporte a été mis à la tête de la colonie, et on n’aurait pu mieux marquer la pensée qui a présidé à cette fondation qu’en en confiant la direction à celui qui doit y remplir les fonctions d’instituteur. On ne compte pas seulement dans cette colonie enseigner aux enfans le travail agricole ; on cherchera aussi à faire de quelques-uns d’entre eux des cordonniers, des menuisiers, des tailleurs. J’ai visité la colonie de Vaucluse peu de temps après son inauguration. Je n’ai donc rien à dire des résultats de cet enseignement professionnel, et je ne puis parler que de l’installation matérielle de l’asile, qui est excellente sous tous les rapports ; mais ma visite n’a pas été perdue, car j’ai assisté à la classe des idiots. C’est un spectacle à la fois intéressant et pénible de voir au prix de quels efforts, presque douloureux, ces pauvres enfans parviennent à répondre aux questions les plus simples. Autant que j’ai pu en juger pendant la durée d’une leçon d’une heure, la grande difficulté de l’éducation des idiots provient de ce que rien ne vient en aide au maître, ni les suggestions instinctives de l’enfant, ni ses observations personnelles, ni les notions de cette expérience usuelle qu’on acquiert dès l’enfance. Il faut tout leur apprendre, même les choses les plus simples, même à se connaître eux-mêmes. On sait que l’exercice : tête droite, tête gauche, est le premier qu’on enseigne aux conscrits, et qu’il faut quelques jours pour les habituer à obéir promptement et sans se tromper à ce commandement. Ce sont des exercices analogues qui forment le commencement et la base de l’instruction des idiots. On ne saurait s’imaginer la peine et le temps qu’il faut prendre pour les accoutumer à désigner sans se tromper leurs yeux, leur bouche, leurs bras, leurs jambes, leurs pieds, etc.. Une bonne partie de la classe se passe ensuite en leçons de choses ; on leur enseigne le nom des animaux les plus usuels, et l’observation des phénomènes constants de la nature. À douze ans, ils ne savent pas que les feuilles poussent sur les arbres au printemps, et que c’est le grain de blé semé en automne qui donne la moisson en été. Aussi les premières promenades qu’on a fait faire dans les champs à ces pauvres petits êtres, qui avaient végété jusque-là dans les préaux de Bicêtre, étaient-elles pour eux une occasion perpétuelle d’étonnement et d’extase. On n’a pas seulement à lutter contre la lenteur de leur intelligence, mais aussi contre la grossièreté de leurs instincts. Il se livre chez eux une sorte de combat entre la bête et l’homme. Pour les aider à triompher dans ce combat, on compte beaucoup sur l’instruction religieuse. C’est sous la forme plus tangible des préceptes de la doctrine chrétienne que les premières notions morales arrivent à leur conscience engourdie ; c’est par là qu’on peut seulement parvenir à développer chez eux le sentiment de la responsabilité, dernier progrès qu’il faut les amener à accomplir pour qu’ils vivent de la même vie morale que les autres hommes. On peut penser tout ce que l’accomplissement d’une pareille tâche suppose de patience et réserve de déboires. Voilà trente-cinq ans que M. Delaporte s’y dévoue sans avoir reçu jusqu’à présent d’autre récompense que « a nomination comme officier d’académie. Puisse la reconnaissance des enfans qu’il a conduits des ténèbres à la lumière, et le modeste témoignage qui lui est rendu ici, lui tenir lieu de ce que cette récompense a eu peut-être d’insuffisant.

Arrivé au terme de ces deux[7] trop longues études, que j’ai dû consacrer aux souffrances physiques de l’enfance et aux remèdes qui sont apportés à ces souffrances, je les terminerai par l’expression d’un vœu qui en est en quelque sorte la conclusion naturelle. Il y a peu de temps, un riche banquier est mort en laissant 1 million à l’Assistance publique et en disposant que sur cette somme 500,000 francs seraient employés à la construction d’un nouvel hôpital. Le vœu que j’exprime est celui-ci : c’est que ces 500,000 francs soient affectés à la construction d’un hôpital d’enfans. Sans doute chaque service de notre Assistance publique a ses lacunes, et si j’avais étudié la question des hôpitaux d’adultes comme je viens d’étudier la question des hôpitaux d’enfans, j’aurais à signaler plus d’une amélioration qui serait un emploi utile du legs de M. Moïana. Mais une raison décisive doit, à mon avis, déterminer en faveur des enfans les préférences de l’administration de l’Assistance publique. Cette raison, la voici. L’ouverture prochaine du nouvel Hôtel-Dieu va mettre 800 lits nouveaux à la disposition de l’Assistance : publique pour le service des adultes. Si l’on veut bien par pur amour du beau architectural, ne pas condamner à mort les bâtimens de l’ancien Hôtel-Dieu, qui au point de vue hygiénique valent peut-être bien les nouveaux, et conserver au moins l’aile qui est située sur la rive gauche de la Seine, le service des adultes se trouvera sinon largement, du moins suffisamment assuré. N’est-il pas temps maintenant de songer aux enfans et de donner une satisfaction partielle aux vœux exprimés par la Société de chirurgie ? Ou bien, si, comme je le crains, cette somme est insuffisante pour l’érection et l’entretien d’un nouvel hôpital, ne pourrait-on l’employer à réaliser dans ceux déjà existans les réformes que j’ai eu occasion de signaler non-seulement comme utiles, mais comme indispensables : extension donnée au service des chroniques, ouverture de salles de rechange, de salles de récréation et de salles disposées pour recevoir des épileptiques, enfin, et par-dessus tout, adoption de dispositions sérieuses et permanentes pour l’isolement des maladies contagieuses. Si les hommes considérables dans l’administration et dans la science, si les publicistes et les personnes charitables qui se sont occupées bien avant moi de la condition de l’enfance souffrante, voulaient s’associer à l’expression de ce vœu en le fortifiant de leur autorité, l’écho en arriverait peut-être jusqu’à l’oreille de l’administration, et il aurait quelque chance d’être adopté. S’il devait en être ainsi, je ne regretterais ni la fatigue ni les impressions pénibles que j’ai dû parfois causer à mes lecteurs, et je me sentirais le courage nécessaire pour continuer quelque jour, au travers des aspects si variés de la misère chez l’enfance, un voyage dont la tristesse n’a parfois rappela ces cercles douloureux de l’Enfer du Dante, dont chacun enserre de nouveaux tourmens et de nouvelles victimes :

Nuovi tormenti e nuovi tormentati,
Mi veggio intorno, come, ch’ io mi muova.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre et du 1er décembre 1876.
  2. Lorsque plusieurs paroisses voisines sont trop petites ou trop pauvres pour supporter à elles seules les charges que la loi des pauvres fait peser sur elles, elles s’associent et forment ce qu’on appelle une union.
  3. D’après l’enquête de 1866, la proportion des maladies chroniques, par rapport aux maladies aiguës, serait environ de moitié.
  4. Voici, pour ceux que le détail de ces questions intéresse, l’indication exacte de ces hôpitaux :
    Noms des hôpitaux Date de la fondation Nombre d’enfans admis en 1875 - au traitement externe » - au traitement interne Nombre de lits
    Belgrave hospital for Children (Cumberland street) 1866 1,040 132 »
    East London hospital for Children (Ratcliff Cross E.) 1867 9,015 384 »
    Evelina hospital (Soulhwark Bridge Road). 1869 22,000 » 56
    Hospital for hip diseases in childhood (Queen Square Blomsbury) 1867 » 140 71
    Hospital for sick Children (Great Ormond street) 1851 12,721 519 127
    North Eastern hospital for Children (Hackney Road) 1867 13,677 260 21
    Victoria hospital for sick Children (Queen’s Road West-Chelsea) 1863 17,551 248 54
  5. Voyez la Revue du 1er octobre.
  6. Voyez l’étude de M. Maxime Du Camp sur les Aliénés à Paris, dans la Revue du 1er novembre 1872.
  7. Voyez la Revue du 1er décembre 1876.