L’Enfant (Vallès)/19

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G. Charpentier (p. 274-284).

XIX

LOUISETTE


M. Bergougnard a été le camarade de classe de mon père.

C’est un homme osseux, blême, toujours vêtu sévèrement.

Il était le premier en dissertation, mon père n’était que le second, mais mon père redevenait le preu en vers latins. Ils ont gardé l’un pour l’autre une admiration profonde, comme deux hommes d’État qui se sont combattus, mais ont pu s’apprécier.

Ils ont tous les deux la conviction qu’ils sont nés pour les grandes choses, mais que les nécessités de la vie les ont tenus éloignés du champ de bataille.

Ils se sont partagé le domaine.

« Toi, tu es l’Imagination, dit Bergougnard, une imagination brûlante… »

Mon père se rengorge et se donne un mal du diable pour se mettre un éclair dans les yeux, il jette un regard un peu trouble dans l’espace — et se dépeigne en cachette.

« Tu es l’Imagination folle… »

Mon père joue l’égarement et fait des grimaces terribles.

« Moi, reprend Bergougnard, je suis la Raison froide, glacée, implacable. » Et il met sa canne toute droite entre ses jambes.

Il ajuste en même temps, sur un nez jaunâtre, piqué de noir comme un dé, il ajuste une paire de lunettes blanches qui ressemblent à des lentilles solaires, et me font peur pour mon habit un peu sec.

On croit qu’elles vont faire des trous. Je me demande même quelquefois si elles ne lui ont pas cuit les yeux, qui ont l’air d’une grosse tache noire, là-dessous.

« Je suis la Raison froide, glacée, implacable… »

Il y tient. Il dit cela presque en grinçant des dents, comme s’il écrasait un dilemme et en mâchait les cornes.

Il a été dans l’Université aussi, ça se voit bien ; mais il en est sorti pour épouser une veuve, — qui crut se marier à un grand homme et lui apporta des petites rentes, avec lesquelles il put travailler à son grand livre De la Raison chez les Grecs.

Il y travaille depuis trois ans ; toujours en ayant l’air de grincer des dents ; il tord les arguments comme du linge, il veut raisonner serré, lui, il ne veut pas d’une logique lâche, — ce qui le constipe, il paraît, et lui donne de grands maux de tête.

« Le cerveau, vois-tu, dit-il à mon père, en se tapotant le front avec l’index…

— Pas le cerveau, » dit le médecin, qui croit à une affection du gros intestin ; si bien qu’il ne sait pas au juste si M. Bergougnard est philosophe parce qu’il est constipé, ou s’il est constipé parce qu’il est philosophe.

On en parle ; il s’élève quelques petites discussions très aigres à ce propos dans les cafés. Le cerveau a ses partisans.

Ma mère s’était d’abord prononcée avec violence.

Mon père, un certain jour, avait eu l’idée de prendre M. Bergougnard comme orateur et de le dépêcher à elle, solennel, les dents menaçantes, venant, avec l’arme de la raison, essayer de la convaincre qu’elle s’écartait quelquefois, vis-à-vis de son mari, des lois du respect tel que les anciens et les modernes l’ont compris, en lui faisant des scènes dont on n’avait pas l’équivalent dans les grands classiques.

« Je viens vous poser un dilemme.

— Vous feriez mieux de vous mettre des sinapismes quelque part. »


Il était parti, et il ne serait jamais revenu si ma mère n’avait surmonté ses répugnances à cause de moi.

Elle mit sa réponse un peu verte sur le compte d’une gaieté de paysanne qui aime à rire un brin, et elle qui ne faisait jamais d’excuses, en avait fait pour que M. Bergougnard revînt — dans mon intérêt — par amour pour son fils.

C’est pour son Jacques qu’elle s’abaissait jusqu’à l’excuse, et faisait encore asseoir près d’elle, — autant que s’asseoir se pouvait, — cette statue vivante de la constipation.

Pour moi, oui ! — parce que M. Bergougnard m’apprenait, me montrait dans les textes, me prouvait, livre en main, que les philosophes de la vieille Grèce et de Rome battaient leurs fils à tour de bras ; il rossait les siens au nom de Sparte et de Rome, — Sparte les jours de gifles, et Rome les jours de fessées.

Ma mère, malgré son antipathie, par amour pour son Jacques, s’était rejetée dans les bras horriblement secs de M. Bergougnard, qui avait les entrailles embarrassées, comme homme, mais qui n’en avait pas comme philosophe, et qui mouillait des chemises à graver les principes de la philosophie sur le chose de ses enfants, — comme on cloue une enseigne, comme on plante un drapeau.

Ma mère avait deviné que je n’avais pas la foi cutanée.

« Demande à M. Bergougnard ! vois M. Bergougnard, regarde les côtes du petit Bergougnard ! »

En effet, après avoir mis quatre ou cinq fois le nez dans le ménage de M. Bergougnard, je trouvais ma situation délicieuse à côté de celles dans lesquelles les petits Bergougnard étaient placés journellement : tantôt la tête entre les jambes de leur père, qui, du même coup, les étranglait un peu et les fouettait commodément ; tantôt en face, enlevés par les cheveux et époussetés à coups de canne, mais à fond, — jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de cheveux ou de poussière.

On entendait quelquefois des cris terribles sortir de là-dedans.

Des hommes du pays montraient la Villa Bergougnard à des illustrations :

« C’est là que demeure le philosophe, disaient-ils en étendant les bras vers la villa, — c’est là que M. Bergougnard écrit : De la Raison chez les Grecs… C’est la maison du sage. »

Tout d’un coup ses fils apparaissaient à la fenêtre en se tordant comme des singes et en rugissant comme des chacals.


Oui, les coups qu’on me donne sont des caresses à côté de ceux que M. Bergougnard distribue à sa famille.

M. Bergougnard ne se contente pas de battre son fils pour son bien, — le bien de Bonaventure ou de Barnabé, — et pour son plaisir à lui Bergougnard.

Il n’est pas égoïste et personnel, — il est dévoué à une cause, c’est à l’humanité qu’il s’adresse, en relevant d’une main la chemise de Bonaventure, en faisant signe de l’autre aux savants qu’il va exercer son système.

Il donne une fessée comme il tire un coup de canon, et il est content quand Bonaventure pousse des cris à faire peur à une locomotive.

Il aurait apporté aux rostres le derrière saignant de son fils ; en Turquie, il l’eût planté comme une tête au bout d’une pique, et enfoncé à la grille devant le palais.


Je ne suis qu’un isolé, un déclassé, un inutile, — je ne sers à rien, — on me bat, je ne sais pas pourquoi ; tandis que Bonaventure est un exemple et entre à reculons, mais profondément dans la philosophie.

Je ne plains pas Bonaventure.

Bonaventure est très laid, très bête, très méchant. Il bat les petits comme son père le bat, il les fait pleurer et il rit. Il a coupé une fois la queue d’un chat avec un rasoir et on la voyait dégoutter comme un bâton de cire à la bougie ; il faisait mine de cacheter les lettres avec les gouttes de sang. Une autre fois, il a plumé un oiseau vivant.

Son père était bien content.

« Bonaventure aime à se rendre compte, Bonaventure aime la science… »

Depuis qu’il a coupé la queue du chat, depuis qu’il a plumé l’oiseau, je le déteste. Je le laisserais écraser à coups de pierre comme un crapaud. Est-ce que je suis cruel aussi ? L’autre jour il tordait le poignet d’un petit ; je l’ai bourré de coups de pied et tapé le nez contre le mur.


Mais sa petite sœur ! — ô mon Dieu !


Elle était restée chez une tante, au pays. La tante est morte, on a renvoyé l’enfant. Pauvre innocente, chère malheureuse !

Mon cœur a reçu bien des blessures, j’ai versé bien des larmes ; j’ai cru que j’allais mourir de tristesse plus d’une fois, mais jamais je n’ai eu devant l’amour, la défaite, la mort, des affres de douleur, comme au temps où l’on tua devant moi Louisette.

Cette enfant, qu’avait-elle donc fait ? On avait raison de me battre, moi, parce que, quand on me battait, je ne pleurais pas, — je riais quelquefois même parce que je trouvais ma mère si drôle quand elle était bien en colère, — j’avais des os durs, du moignon, j’étais un homme.

Je ne criais pas, pourvu qu’on ne me cassât pas les membres, — parce que j’aurais besoin de gagner ma vie.

« Papa, je suis un pauvre, ne m’estropie pas ! »

Mais la petite Louisette qu’on battait, et qui demandait pardon, en joignant ses menottes, en tombant à genoux, se roulant de terreur devant son père qui la frappait encore… toujours !…

« Mal, mal ! Papa, papa ! »

Elle criait comme j’avais entendu une folle de quatre-vingts ans crier en s’arrachant les cheveux, un jour qu’elle croyait voir quelqu’un dans le ciel qui voulait la tuer !

Le cri de cette folle m’était resté dans l’oreille, la voix de Louisette, folle de peur aussi, ressemblait à cela !

« Pardon, pardon ! »

J’entendais encore un coup ; à la fin je n’entendais plus rien, qu’un bruit étouffé, un râle.

Une fois je crus que sa gorge s’était cassée, que sa pauvre petite poitrine s’était crevée, et j’entrai dans la maison.

Elle était à terre, son visage tout blanc, le sanglot ne pouvant plus sortir, dans une convulsion de terreur, devant son père froid, blême, et qui ne s’était arrêté que parce qu’il avait peur, cette fois, de l’achever.


On la tua tout de même. Elle mourut de douleur à dix ans.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De douleur !… comme une personne que le chagrin tue.

Et aussi du mal que font les coups !

On lui faisait si mal ! et elle demandait grâce en vain.

Dès que son père approchait d’elle, son brin de raison tremblait dans sa tête d’ange…

Et on ne l’a pas guillotiné, ce père-là ! on ne lui a pas appliqué la peine du talion à cet assassin de son enfant, on n’a pas supplicié ce lâche, on ne l’a pas enterré vivant à côté de la morte !

« Veux-tu bien ne pas pleurer, » lui disait-il, parce qu’il avait peur que les voisins entendissent, et il la cognait pour qu’elle se tût : ce qui doublait sa terreur, et la faisait pleurer davantage.


Elle était gentille, tout rose, toute gaie, toute contente, quand elle arriva, tendant ses petits bras, donnant son petit sourire.

Au bout de quelque temps, elle n’avait plus de couleurs déjà, et elle avait des frissons comme un chien qu’on bat, quand elle entendait rentrer son père.

Je l’avais embrassée en caressant ses joues rondes et tièdes ! aux Messageries, où nous avions accompagné M. Bergougnard, pour la recevoir comme un bouquet.

Dans les derniers temps (ah ! ce ne fut pas long, heureusement pour elle !) elle était blanche comme la cire ; je vis bien qu’elle savait que toute petite encore elle allait mourir, — son sourire avait l’air d’une grimace. — Elle paraissait si vieille, Louisette, quand elle mourut à dix ans, — de douleur, vous dis-je !

Ma mère vit mon chagrin le jour de l’enterrement.

« Tu ne pleurerais pas tant, si c’était moi qui étais morte ? »

Ils m’ont déjà dit ça quand le chien est crevé.

« Tu ne pleurerais pas tant. »

Je ne dis rien.

« Jacques ! quand ta mère te parle, elle entend que tu lui répondes… — Veux-tu répondre ? »

Je n’écoute seulement pas ce qu’ils disent, je songe à l’enfant morte, qu’ils ont vu martyriser comme moi, et qu’ils ont laissé battre, au lieu d’empêcher M. Bergougnard de lui faire mal ; ils lui disaient à elle qu’elle ne devait pas être méchante, faire de la peine à son papa !

Louisette, méchante ! cette miette d’enfant, avec ce sourire, ces menottes…

Voilà que mes yeux s’emplissent d’eau, et j’embrasse je ne sais quoi, un bout de fichu, je crois, que j’ai pris au cou de la pauvre assassinée.


« Veux-tu lâcher cette saleté ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma mère se précipite sur moi. Je serre le fichu contre ma poitrine ; elle se cramponne à mes poignets avec rage.

« Veux-tu le donner !

— C’était à Louisette…

— Tu ne veux pas ? — Antoine, vas-tu me laisser traiter ainsi par ton fils ? »

Mon père m’ordonne de lâcher le fichu.

« Non, je ne le donnerai pas.

— Jacques ! crie mon père furieux. »

Je ne bouge pas.

« Jacques ! » Et il me tord les bras.

Ils me volent ce bout de soie que j’avais de Louisette.

« Il y a encore une saleté dans un coin que je vais faire disparaître aussi, dit ma mère. »

C’est le bouquet que me donna ma cousine.

Elle l’a trouvé au fond d’un tiroir, en fouillant un jour.

Elle va le chercher, l’arrache et le tue. Oui, il me sembla qu’on tuait quelque chose en déchirant ce bouquet fané…

J’allai m’enfermer dans un cabinet noir pour les maudire tout bas ; je pensais à Bergougnard et à ma mère, à Louisette et à la cousine…

Assassins ! assassins !

Cela sortait de ma poitrine comme un sanglot, et je le répétai longtemps dans un frisson nerveux…

Je me réveillai, la nuit, croyant que Louisette était là, assise avec son drap de morte, sur mon lit. Il y avait son petit bras qui sortait, avec des marques de coups !…