L’Enfant (Vallès)/8

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G. Charpentier (p. 79-86).


VIII

LE FER-À-CHEVAL


Le Fer-à-cheval…

J’y vais avec ma cousine Henriette.

C’est pour voir Pierre André, le sellier du faubourg, qu’elle y vient.

Il est de Farreyrol comme elle et elle doit lui donner des nouvelles de sa famille, des nouvelles intimes et que je ne puis pas connaître ; car ils s’écartent pour se les confier, et elle les lui dit à l’oreille.

Je le vois là-bas qui se penche ; et leurs joues se touchent.

Quand Henriette revient, elle est songeuse et ne parle pas.


Il y a aussi la promenade d’Aiguille, toute bordée de grands peupliers. De loin ils font du bruit comme une fontaine.

C’est l’automne ; — ils laissent tomber des feuilles d’or, qui ont encore la queue vivante et la peau tendre comme des poires.

Je m’amuse à bouleverser ces tas de feuilles sous mes pieds.

Plus loin, de hauts marronniers, avec les marrons tombés.

J’en ramasse plein mes poches pour en faire des chapelets ; mais je ne pensais pas au bon Dieu en les enfilant !

Je me figure que je troue des rognons, de ces beaux rognons frais, violets, luisants que j’entrevois chez les bouchers…


Ce que j’aime, c’est le soleil qui passe à travers les branches et fait des plaques claires, qui s’étalent comme des taches jaunes sur un tapis ; puis les oiseaux qui ont des pattes élastiques comme des fils de fer, avec une tête qui remue toujours ; — et surtout cet air frais, ce silence !

On ne distingue que la cloche du couvent de Sainte-Marie, et le bruit que fait un attelage à grelots dans la route blanche, là-bas…

« Écoute, mademoiselle Balandreau, on n’entend que moi… »

Et je jette un cri, ou je lance une pierre bien haut, qui emplit tout l’horizon et retombe.

C’est comme un coup sur la poitrine.

Quelquefois sur les bancs du fond un monsieur et une dame s’asseyent et causent tout bas.

Mademoiselle Balandreau m’éloigne, mais je me retourne.

Comme ils s’embrassent !


LE PLOT.


Mes tantes y arrivent le samedi pour vendre du fromage, des poulets et du beurre.

Je vais les y voir, et c’est une fête chaque fois.

C’est qu’on y entend des cris, du bruit, des rires !

Il y a des embrassades et des querelles.

Il y a des engueulades qui rougissent les yeux, bleuissent les joues, crispent les poings, arrachent les cheveux, cassent les œufs, renversent les éventaires, dépoitraillent les matrones et me remplissent d’une joie pure.

Je nage dans la vie familière, grasse, plantureuse et saine.

J’aspire à plein nez des odeurs de nature : la marée, l’étable, les vergers, les bois…

Il y a des parfums âcres et des parfums doux, qui viennent des paniers de poissons ou des paniers de fruits, qui s’échappent des tas de pommes ou des tas de fleurs, de la motte de beurre ou du pot de miel.

Et comme les habits sont bien des habits de campagne !

Les vestes des hommes se redressent comme des queues d’oiseaux, les cotillons des femmes se tiennent en l’air comme s’il y avait un champignon dessous.

Des cols de chemise comme des œillères de cheval, des pantalons à ponts, couleur de vache avec des boutons larges comme des lunes, des chemises pelucheuses et jaunes comme des peaux de cochons, des souliers comme des troncs d’arbre…

Les parapluies énormes, couleur sang de bœuf, les longs bâtons qui ont le bout comme un oignon, les petites poules noires qui se cognent contre les cages, les coqs fiers, à la queue en cercle et aux pattes à la hussarde…

C’est l’arche de Noé en plein vent, déballée sur un lit de fumier, de paille et de feuillage.

La fontaine claire vomit par la gueule de ses lions des nappes de fraîcheur.


Un homme qui a une tête de belette, la mine triste, qui n’a pas l’air d’un paysan, ni d’un ouvrier, mais d’un mendiant endimanché ou d’un prisonnier libéré de la veille, montre dans un panier des petits loups vivants.

Prisonnier ! Mendiant !

Il appartient, bien sûr, à cette race.

On ne veut pas de lui dans les fermes, parce qu’il y a quelque histoire dans sa vie.

Il est le fils d’un guillotiné ou d’un galérien ; ou bien il a lui-même eu affaire aux gendarmes.

Il rôde sur la marge des bois, sur le bord des rivières, dans la montagne.

Quand il peut attraper un renard, un loup, — quelquefois il blesse un aigle, — il montre sa bête ou sa nichée pour deux sous à la ville ; pour un morceau de lard dans les villages.

J’ai eu peur de lui jusqu’au jour où mon oncle Joseph lui a donné dix sous et lui a parlé :

« Comment ça va, Désossé ? »

Et en s’en allant il a dit : « Pauvre bougre ! il ne mange pas tous les jours. »


SUR LE BREUIL


J’ai eu bien des émotions au Breuil.

On a planté une tente de toile comme une grosse toupie renversée, et, en allant faire une commission, j’ai vu par-là un grand nègre.

C’est le cirque Boutor, qui vient s’installer dans la ville.

Ils ont un éléphant et un chameau, une bande de musiciens à schakos et à tuniques rouges, avec des parements d’or et des épaulettes comme des pâtés.

Ils ont fait le tour de la ville en battant de la grosse caisse ; les écuyères sont en amazones et les écuyers en généraux.

Les paysans regardaient, la bouche ouverte ; les gamins suivaient en trottant.

Une écuyère a laissé tomber sa cravache.

Nous nous sommes jetés dix pour la ramasser, et on s’est battu à qui la rendrait. L’écuyère riait ; son œil a rencontré le mien ; et j’ai senti comme quand ma tante de Bordeaux m’embrassait…

J’veux la revoir, cette femme !

Puis je reverrai aussi le chameau et l’éléphant.

Sur l’affiche on les montre qui se mettent à genoux, dansent sur deux jambes, débouchent des bouteilles — avec un clown bariolé qui fait le saut périlleux par-dessus.

Je les ai revus, tous ; et même le clown m’a donné, en se jetant, par farce, sur le parterre, un coup de tête dans l’estomac.

« C’est sur moi qu’il est tombé !

— Pas vrai, sur moi !

— À preuve qu’il m’a laissé du blanc sur ma veste !

— Il ne t’a pas écorché, toi — j’ai du rouge à la joue, c’est lui qui m’a fait ça ! »

Et de là, dispute à qui a été bousculé, blanchi, ensanglanté par le clown !


Au tour de l’écuyère !

Elle arrive ! — Je ne vois plus rien ! Il me semble qu’elle me regarde…

Elle crève les cerceaux, elle dit : Hop ! hop !

Elle encadre sa tête dans une écharpe rose, elle tord ses reins, elle cambre sa hanche, fait des poses ; sa poitrine saute dans son corsage, et mon cœur bat la mesure sous mon gilet.

« Qu’est-ce que tu as donc, Jacques, tu es blanc comme le clown ! »


Je suis amoureux de Paola ! — C’est le nom de l’écuyère.

J’ai envie de la voir encore. Il le faut ! Mais je n’ai pas les dix sous, prix des troisièmes.

J’irai tout de même.


Je me fais beau, je prends en cachette dans l’armoire mon gilet des dimanches, je mets des manchettes de ma mère et je pars pour le Breuil, en disant que je vais jouer chez le petit Grélin.

Il fait nuit. Je traverse la place toute noire jusqu’à ce que j’aperçoive les lampions qui brûlent rouge dans la brume. La musique est rentrée dans l’intérieur ; on a commencé. J’entends claquer la chambrière à travers la toile qui sert de mur.

Elle est là !

Je n’ai pas dix sous, rien, rien !… que mon amour !

Je fais le tour du manège, je colle mon œil à des fentes, je me dresse sur mes orteils à m’en casser les ongles ; pas un trou pour mon regard de flamme !


Par ici…

Par ici la toile est plus courte. Elle est déchirée près du poteau, et en déchirant encore un peu…

J’ai élargi la déchirure, mis le pied — je veux dire passé la tête — dans le chemin qui conduit à l’écurie.

Je suis à plein ventre par terre, dans la boue et je me glisse comme un voleur, comme un assassin, la nuit, dans un cirque habité !

M’y voici ! Je rampe sous les planches, je me racle au poteau, je me fais des écorchures aux mains ; mon nez, qui s’est aplati contre un madrier, ne donne plus signe de vie ; je ne le sens plus, j’ai peur de l’avoir perdu en route ; ce que je tiens n’y ressemble guère ; mais encore un effort, encore une blessure, et je pourrai la voir en passant derrière cette grosse bonne.

Je vais grimper !… Je grimpe, — un point d’appui me manque… je me raccroche à ce que je trouve…

Un cri !… tumulte !

Une femme serre ses jupes, appelle au secours !

On croit que le cirque s’écroule !

J’ai pris la bonne à pleine chair, je ne sais où ; elle a cru que c’était le singe ou la trompe égarée de l’éléphant.

On me prend moi-même par la peau de ce qu’on peut, on me pousse comme du crottin dans l’écurie, on m’interroge, je ne réponds pas !

On m’entoure. Elle est là près de moi. ELLE ! Je l’entends, mais je ne peux pas la voir à cause de mon nez qui gonfle.


Je me retrouve à temps à la maison pour m’entendre avec madame Grélin, qui m’empêchera d’être fouetté, — (oh Paola !) et à qui je dis tout, — tout, moins le secret de mon amour ! Compromettre une femme ! J’ai tout mis sur le compte du chameau qui a bon dos, et de l’éléphant dont on a soupçonné la trompe.

Et quand quelquefois je tâche de me rappeler le Breuil, c’est toujours Paola et le gras de la bonne que ma mémoire empoigne. Le Breuil tient dans ce cirque, sous ce maillot et cette jupe…