L’Enfant de la balle (Yver)/1

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 7-17).

L’ENFANT DE LA BALLE


I

SÉPARATION.

C’était assourdissant d’entendre le grondement de la foule, la cacophonie de tous les orchestres qui se mêlaient en un tout bizarre, les stridents gémissements des chevaux de bois à vapeur, et puis, comme la note triste au milieu de ce tintamarre affolant, les cris désespérés que les pauvres lions du désert lançaient aux barreaux de leur cage. Tout cela vous bourdonnait aux oreilles avec une sorte de cadence qui rythmait les pas de ces gens venus là naturellement pour rire.

Dans un coin plus désert, où le brouhaha arrivait modéré, confus, un petit homme, en maillot rose défraîchi, tapait à coups redoublés ses cymbales. La foule formait autour de lui un cercle bien maigre, et, de temps à autre, il levait les yeux pour voir si les spectateurs s’amassaient. Malheureusement, le cercle ne s’augmentait pas, et, quand l’homme rose s’aperçut que les gens pressés s’en allaient impatientés avant le commencement de la séance, il laissa là ses cymbales, appela : « Roland ! » et se mit à débiter son boniment avec une prestesse remarquable.

Roland, celui qui avait été appelé, arriva bientôt, traînant un chariot en mauvais état, où s’entassait une nichée de chiens qui se blottissaient, on ne sait comment, dans le véhicule. Leur conducteur était un garçonnet, qui portait de quatorze à quinze ans, dont le maillot paraissait dater de la même époque que celui de l’homme aux cymbales, et n’en différait que par sa couleur bleue.

L’enfant dressa en un tour de main quelques escabeaux, une table qu’il installa sur le vieux tapis, et la représentation commença par le travail d’un caniche… Les badauds arrivèrent ; on venait là quand on était trop abasourdi par le bruit de la pleine foire, et les spectateurs étaient surtout recrutés parmi les gens sérieux, les mamans traînant leurs bébés s’y voyaient en grand nombre.

Discrètement à l’écart, derrière quelques arbres, était le logis de la troupe l’humble voiture si misérable, si pittoresque. Toujours la même — si jamais vous en avez visité une, vous les connaissez toutes — avec ses petits rideaux blancs, sa cloison en cretonne devenue incolore par le temps, avec ses lits peu confortables et son éternel désordre. La vie du saltimbanque est entourée de mystère ; on se fait de lui une idée fantastique, on le met à part, il a peu d’amis ; mais sa voiture roulante, si vieille, si sale qu’elle soit, lui ouvre chaque soir hospitalièrement sa porte, et alors, le bohémien a au moins cela de commun avec les « gens bien » la jouissance du home

Elle est donc là la voiture du montreur de chiens ; mais comme elle est petite, très petite, on ne peut y faire la cuisine, et les ustensiles, casseroles, fourneau, grils, etc., sont épars tout alentour, avec les débris du dernier repas. — On ne peut pas non plus y faire la lessive voilà pourquoi, d’un arbre à l’autre, des cordes sont tendues, balançant au vent le linge rapiécé de la troupe.

Où donc est la ménagère — car il doit y en avoir une — qui a lavé ce linge, cousu ces pièces, cuisiné ce dernier repas ?

Pour monter dans la voiture, il y a un escabeau, et sur l’escabeau, assise à la dernière marche, une fillette absorbée profondément par un ouvrage de couture ; sa petite main va vite dans l’étoffe ; elle ne lève pas les yeux, ce doit être un travail pressé. Cette petite femme de dix ans serait-elle la ménagère ?

Il n’y en a point d’autre.

Pendant que, là-bas, la représentation continue, l’enfant poursuit sa tâche, empressée, active, sans distractions ; elle ne voit même pas ce vieux monsieur qui, séparé de la foule, a, lui, l’étrange idée de visiter la foire à rebours et de passer derrière les boutiques.

De loin, il avait aperçu l’enfant, et, son application l’amusant, il s’était arrêté un moment pour l’examiner ; et puis, comme la petite était gentille sous ses cheveux blonds, il s’approcha et lui dit :

— C’est toi qui gardes la voiture ?

L’enfant, toute surprise, leva vers le monsieur des yeux interrogateurs, de grands yeux bleus, candides, qu’on aimait à regarder, et d’un joli petit accent étranger.

— Oui, monsieur, c’est moi.

— C’est ton père qui montre les chiens là-bas ?

— Non, monsieur, c’est mon…, c’est mon…, c’est lui qui m’a prise quand maman est morte.

— Y a-t-il longtemps de cela ?

— Il y aura bientôt deux ans.

— C’est toi qui fais le ménage. Quel âge as-tu donc ?

— Dix ans…

Et le vieux monsieur quitta la fillette pour aller voir les chiens ; celle-ci reprit vite son travail interrompu.

Quand tous les artistes eurent, l’un après l’autre, fait briller leur talent avec une fidélité obéissante et résignée, Roland, muni d’une sébile, parcourut le cercle des spectateurs cela voulait dire que la représentation était finie. Les pauvres bêtes, joyeuses, sautèrent en se bousculant dans leur chariot, mis un instant de côté ; le maillot rose ramassa ses cymbales, et, dès que le maillot bleu eut achevé sa quête, bêtes et gens regagnèrent leur domicile.

Le lendemain, la troupe achevait son repas de midi, quand elle vit s’avancer le vieux monsieur.

Après avoir paru regarder les chiens avec beaucoup d’intérêt, il s’adressa au chef de la troupe, et, d’un air bienveillant :

— Vous avez adopté cette enfant ? demanda-t-il en montrant la petite fille, qui s’était levée à son approche.

— On ne pouvait pas la laisser, reprit l’homme d’un ton bourru ; mais comment le savez-vous ?

— Nous avons déjà causé hier au soir.

— Sa mère était dans un cirque anglais, qui faisait sa tournée en France et se trouvait dans la même ville que nous. Un beau jour, elle s’est cassé le cou en tombant d’un trapèze ; on a quêté pour la petite, mais chez les banquistes on n’est pas riche, la quête n’a monté qu’à 200 fr., ce n’était pas assez. Alors, moi, je venais de perdre ma femme, j’ai dit : « Je vais prendre l’enfant, avec Roland cela ne paraîtra pas à la dépense. » Voilà comment s’est fait la chose.

Le vieux monsieur, qui s’appelait M. Patrice, lui tendit la main.

— Brave homme !…

— Bah ! elle nous fait la popote, et puis c’est une bonne fille ? n’est-ce pas, Jen ?

L’enfant leva sur son père adoptif son regard bon et aimant.

Mais vous ne devez pas gagner grand’chose, continua M. Patrice.

— Il y a des jours où le métier est dur.

— Et c’est une charge de plus pour vous.

— Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois…

Après lui avoir encore adressé quelques questions sur le genre de vie qu’ils menaient et avoir donné quelques caresses à l’enfant, il partit.

Deux jours après, la troupe, était encore réunie autour de la table de famille ; ils étaient, en tout, dix : le père Mousse, Roland, Jen et sept chiens, quand M. Patrice arriva de nouveau.

— Ah vous déjeunez, dit-il au dresseur de chiens ; finissez, mon brave homme…

— Avez-vous besoin de quelque chose ?

— J’ai à vous parler ; mais plus tard, si vous voulez…

Sans mot dire, le père Mousse se leva, poussa son tabouret sous la table et dit à M. Patrice :

— Tout de suite, monsieur, qu’y a-t-il pour votre service ?

Ils s’écartèrent un peu, pendant que les deux enfants, restés en tête-à-tête, se regardaient stupéfaits.

Le vieux monsieur, lorsqu’il fut à une petite distance, dit au forain :

— Voilà ce qui m’amène j’ai quelque chose à vous proposer. Voulez-vous me donner la petite ?

— Jen ! s’écria le bonhomme effaré.

— Oui, cette enfant me plaît. Moi aussi, j’ai eu une fille autrefois elle était blonde comme Jen, elle avait les mêmes yeux bleus ; à présent, elle est morte, ma femme est morte, je suis seul avec leur souvenir. Voilà longtemps que l’idée me hante de prendre chez moi une enfant dont je ferais ma fille, que je cajolerais à mon aise, qui m’appellerait son père ; et, depuis que j’ai vu votre Jen, mes désirs augmentent.

Pendant que M. Patrice parlait, de grosses larmes étaient venues aux paupières du père Mousse.

— Jen, répétait-il, mais à présent je l’aime comme ma fille !

— Toute ma fortune sera à elle, continua le vieux monsieur ; plus tard, elle trouvera un bon mari…

— Mais, qui êtes-vous ? dit alors le bonhomme d’un ton brusque ; comment vous nommez-vous ? êtes-vous d’ici ? Pardonnez-moi ces questions ; mais vous savez, une petite qu’on a presque élevée…

— Je comprends très bien que vous ayez besoin de ces renseignements, repartit le monsieur. J’habite cette ville, où j’étais autrefois négociant. Du reste, voilà ma carte, et, si vous voulez vous rendre avec moi chez mon notaire et apporter les papiers de l’enfant, nous arrangerons les choses en règle.

Le saltimbanque passa sur ses yeux sa grosse main, et, sans pouvoir réprimer un soupir de souffrance :

— Vous êtes riche, vous ; elle sera plus heureuse chez vous que chez nous, prenez-la… J’aurai encore Roland, ajouta-t-il avec une sorte de fierté paternelle. Jen ! cria-t-il, viens ici.

Docilement, la fillette arriva.

— Voudrais-tu bien venir avec moi ? demanda doucement le vieux monsieur.

— Pourquoi faire ?

— Pour y rester toujours.

— Sans le père Mousse et Roland ?

— Tu seras dans une belle maison…

— Oh ! mon Dieu ! cria la pauvre petite en se cramponnant à la main de son père adoptif. Quitter le père Mousse ! jamais, jamais !

Et elle se mit à sangloter. Le vieux M. Patrice était désolé d’avoir causé ce déluge de larmes, il câlina l’enfant tant qu’il put ; mais la petite pleurait toujours.

— Allons allons ! cria le montreur de chiens, comme s’il n’avait pas été ému lui-même, ne fais pas la nigaude ; puisque le monsieur veut te prendre, tu iras chez lui.

Ce fut un second désespoir pour la fillette, qui croyait, dans le bonhomme, trouver un soutien. Alors, elle courut près de la voiture, où était resté son petit ami Roland, et, se jetant à son cou :

— Oh ! mon petit Roland, le monsieur veut m’emmener chez lui, je ne te verrai plus jamais ; oh ! je veux rester ! je veux rester !

— Je ne la prendrai que demain, objecta M. Patrice ; cela lui ferait trop de peine de vous quitter si brusquement.

— Non, non, reprit le père Mousse, j’aime mieux que cela se fasse de suite ; et, d’ailleurs, demain nous partons.

— Eh bien ! je viendrai la chercher ce soir, à cinq heures.

— À cinq heures, c’est conclu ! fit l’homme, dont la voix tremblait d’émotion.

L’accès de désespoir de la fillette était loin d’être passé ; cet événement, qui venait inopinément l’arracher à sa vie ordinaire pour l’emmener dans un milieu qu’elle ne connaissait pas, au lieu d’être une heureuse chance, lui paraissait un affreux malheur ; elle éprouvait ce même sentiment qu’ont les enfants volés par des saltimbanques ; au fond, s’était la même chose, mais en sens contraire. Pourtant, ce n’était pas l’heure de se livrer à son chagrin les artistes devaient s’habiller pour la représentation, et, pour la dernière fois, Jen dut peigner les chiens, les pomponner de rubans, leur passer au cou leur collier neuf, et, à chaque objet dont elle les attifait, la petite disait :

— Mon pauvre Faraud, tu vas m’oublier, je ne t’habillerai plus jamais ; qui est-ce qui te mettra cela maintenant ? Qui te peignera, Frisk, mon bon chien ? j’allais si doucement, que je ne te faisais pas de mal ; ce sera peut-être Roland, mais il ne sait pas, il t’arrachera ton beau poil blanc !

Et quand tout le monde fut sous les armes, que le père Mousse eut revêtu le maillot rose, et Roland le maillot bleu, que les artistes très fringants se furent installés dans le chariot, Jen, libre enfin, remonta dans la voiture et put se laisser aller à tout son chagrin.