L’Enfant de la balle (Yver)/2

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Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 18-32).

II.

UN HOMME HEUREUX.

— Rosalie, vous n’avez pas oublié la couturière ?

— Non, monsieur, elle viendra demain matin.

— Croyez-vous que la petite mette des bonnets de nuit ?

— Mais, monsieur, est-ce que je connais les habitudes des saltimbanques, moi ?

— Surtout, Rosalie, ne prononcez jamais ce mot devant elle.

— Enfin elle en est ou elle n’en est pas.

— Allons ! raisonneuse, commandez-en toujours.

M. Patrice était dans une agitation fébrile ; dans sa maison, tout s’en ressentait, et les domestiques étaient sur les dents depuis le matin ; et, maintenant, il attendait anxieusement l’ébéniste qui devait venir arranger la chambre de la fillette.

Il avait choisi lui-même l’ameublement ; il voulait quelque chose de très simple, les jeunes filles ne devant pas avoir des goûts de luxe ; mais il fallait aussi que ce fut joli, et il avait enfin jeté son dévolu sur une chambre de bambou et des rideaux en damas bleu.

Mais cela serait-il prêt pour le soir ? « Non jamais ! c’est l’affaire d’une grande journée », a dit l’homme. Décidément, il mettra sa fille dans la chambre verte ; ce sera bien un peu grand, mais, pour un jour, cela n’est pas important.

Rosalie est arrivée chargée de paquets, c’est le trousseau de Jen. La bonne fille maugrée un peu : cette petite inconnue, cette foraine, qui vient s’implanter chez son maître, cela lui paraît bien drôle ; et, vraiment, c’est bien ennuyeux à son âge de changer des habitudes qu’on a depuis si longtemps. M. Patrice a eu là une idée baroque, mais enfin, il l’a voulu, il est le maître ; elle, la cuisinière, n’a rien à dire. Et, bon gré, mal gré, elle est allée faire les commissions prescrites.

— Regardez, monsieur, cette cretonne ; c’est vraiment magnifique, et cela ne change pas au lavage.

— Je ne m’y connais pas, Rosalie ; que ferez-vous de cela ?

— Des chemises de nuit.

— Vous n’aurez jamais fini ce soir.

— Soyez, tranquille, monsieur, je trouverai bien quelque chose à la lingerie.

— Mettez un peu de broderies dans le trousseau, les fillettes aiment cela.

— Si monsieur le veut, j’en mettrai ; mais, vraiment, la petite n’en aurait pas besoin.

— Rosalie, n’est-il pas bientôt cinq heures ? Hé ! si, courez vite chercher une voiture.

La pauvre Rosalie dut encore une fois s’exécuter, elle était pourtant bien fatiguée de sa rude journée ; mais monsieur était si content, elle le voyait si gai, si rajeuni, qu’elle en rajeunissait elle-même et qu’elle en prenait du courage.

Un quart d’heure après, le fiacre emportait M. Patrice vers la foire ; le véhicule fit sa trouée dans la foule qui se bousculait devant les parades, traversa les lueurs blafardes de la lumière électrique et laissa derrière lui tout ce tumulte pour aller s’arrêter dans un endroit moins animé, qu’éclairaient seulement de fumeuses petites lampes à pétrole.

Là, le vieux monsieur descendit et s’en fut frapper à la porte de la voiture roulante, qui stationnait toujours à la même place.

— Es-tu prête, petite ? demanda-t-il à l’enfant, qui vint lui ouvrir.

Elle avait les yeux tout gonflés de larmes, la pauvre Jen ; on voyait que l’après-midi lui avait été bien douloureuse. Maintenant, elle paraissait un peu plus calme ; les chagrins d’enfants ne peuvent pas se soutenir longtemps avec la même intensité, puis la pensée de la belle maison qu’elle allait habiter désormais la consolait un tant soit peu. Mais, lorsqu’en voyant son protecteur elle se souvint qu’il fallait dire adieu à sa famille d’adoption, au père Mousse, à Roland, la scène du matin fut près de recommencer.

— Oui, monsieur, dit-elle en tâchant de retenir ses larmes.

— Eh bien ! tu vas venir, n’est-ce pas ?

Cette fois, malgré tous ses efforts, elle n’y tint plus ; ce fut au père Mousse qu’elle alla en premier, tout en sanglotant, elle lui jeta ses petits bras autour du cou, et, ne trouvant rien à lui dire dans son émotion, elle l’embrassa silencieusement pendant longtemps. Le bonhomme lui-même ne pouvait s’empêcher de fondre en larmes. C’était honteux à lui, le montreur de chiens, de pleurer ainsi ; mais son brave cœur avait été plus fort que son respect humain. Le monsieur lui-même faisait comme tout le monde et s’essuyait les yeux en contemplant ce spectacle.

Quand le père Mousse détacha de son cou les bras qui le serraient, Jen courut au pauvre Roland ; qui, sans qu’on fit attention à lui, personnage très secondaire dans cette scène, pleurait en silence dans un coin de la voiture.

— Mon petit Roland, tu m’écriras et je ne t’oublierai jamais, je t’assure. Soigne bien les chiens ; caresse beaucoup le petit Frisk, qui s’ennuiera quand je ne serai plus là ; donne du sucre à Faraud, qui l’aime tant ; parle quelquefois de moi à Capi…

Pendant les épanchements de la petite fille avec son frère d’adoption, M. Patrice s’était approché du père Mousse.

— Écoutez, mon ami, lui dit-il, je vous conserverai toujours l’affection de Jen, affection qui est toute légitime après votre dévouement pour l’enfant, et que vous avez le droit de réclamer. Mais vous comprenez que, maintenant, sa position changeant, elle ne pourra plus conserver ses habitudes d’autrefois…

— Monsieur, interrompit le forain, je le savais, et je m’attendais en vous la donnant à ce qu’elle devienne une demoiselle, tandis que moi je ne serai jamais qu’un pauvre dresseur de chiens. Seulement, si nous pouvions en avoir quelquefois des nouvelles, cela nous ferait plaisir.

— Je crois bien, mon brave homme ! je vous écrirai, et elle-même, au besoin, pourra vous envoyer un petit mot…

— Oh ! merci, monsieur, dit le bonhomme à M. Patrice, qui lui tendait la main ; tenez ! je suis heureux tout de même de la savoir avec vous.

Il fut entendu que, le lendemain matin, le père Mousse et le nouveau protecteur de la petite Jen iraient ensemble remplir les formalités nécessaires à l’adoption.

Puis, il fallut s’en aller ; le monsieur était pressé, et le père Mousse, le plus vaillant dans son chagrin, avait signifié à l’enfant de partir immédiatement ; elle aurait bien désiré donner une dernière caresse à ses bons chiens, prolonger un peu ces derniers moments de l’adieu ; mais quand le bonhomme avait parlé, il fallait obéir, et Jen s’installa avec M. Patrice dans le fiacre, qui rebroussa chemin.

Comme l’enfant ne soufflait mot, absorbée qu’elle était d’abord dans sa tristesse, et intimidée par la présence de celui qui allait devenir son père adoptif.

— Tu sais, ma petite Jen, lui dit celui-ci, il ne faut pas avoir peur avec moi. Si tu as envie de quelque chose, demande-le ; ne crains jamais de m’ennuyer surtout.

— Non, monsieur, répliqua doucement la fillette.

— Tu trouveras à la maison, je veux t’en prévenir, ma vieille bonne Rosalie, qui t’aimera bien ; seulement, elle a de petites habitudes qu’il ne faudra pas déranger ; tu veilleras à ne jamais lui faire de peine.

— Oui, monsieur.

— Tu auras une jolie chambre demain ; pour ce soir, elle n’est pas prête ; tu coucheras dans un appartement que je destine à mes amis. Tu n’auras pas peur ?

— Non, monsieur.

— Dis-moi, es-tu contente d’être venue.

La question était embarrassante. L’âme de l’enfant était très délicate ; elle sentait qu’elle ne devait pas blesser M. Patrice, et, pourtant, elle n’aurait pas menti.

— Monsieur, dit-elle après un moment de réflexion, oui, je serai bien contente d’être avec vous ; mais ce qui me fait de la peine, c’est de quitter le père Mousse et Roland.

— Tu as raison, ma petite, reprit le vieux monsieur, ce serait mal de ne pas les regretter, le père Mousse a été très bon pour toi ; mais il faudra m’aimer à présent comme tu l’aimais.

— Oui, monsieur, dit-elle très timidement et très bas, je vous aimerai bien.


Illustration, la vie du Saltimbanque, une charette tirée par un cheval, un homme assis sur la charette derrière le cheval


Il fut si heureux de cette phrase, le pauvre vieux ; monsieur, qu’il en pleura ; il embrassa longuement, la fillette, et, à ce moment, il entrevit tout un avenir de bonheur sa maison égayée par cette enfant qu’il adorerait, sa vie ayant maintenant un ; but, un seul but, la petite Jen qui allait devenir son enfant. Et puis, quand il serait très vieux, il aurait près de lui une jeune fille pleine de dévouement, qui broderait à ses côtés pendant les soirs d’hiver…

Le fiacre, s’arrêtant devant la vieille maison de pierre grise, coupa court à ses rêveries ; il prit la fillette par la main et la conduisit dans la petite pièce, coquettement drapée de bleu, qui devait être sa chambre.

— C’est là que tu coucheras, Jen, lui dit-il ; les meubles ne sont pas encore arrivés, aussi, tu ne t’y installeras que demain. Voyons ! trouves-tu ta chambre jolie ?

— Très jolie, monsieur, répondit gentiment la petite, et je vous remercie beaucoup.

De là, il lui montra la maison entière, et Jen promenait ses yeux éblouis sur toutes les belles choses qu’elle y voyait. Quant à M. Patrice, il regardait comme s’il ne connaissait pas ; c’est que, maintenant, tout prenait pour lui un aspect nouveau ces grands bahuts enveloppés d’ombre, et toujours les mêmes depuis la Renaissance ; ces chaises Louis XV, aux bras guindés, aux dossiers rigides rappelant les marquises de leur siècle ; ces femmes grecques, dormant blotties dans leurs tentures de peluche ; tout ce luxe froid et silencieux allait enfin s’éveiller et prendre de la vie par la venue de cette petite, et il lui sembla que sa Diane chasseresse souriait et se penchait pour regarder cette enfant blonde et belle comme elle.

Vint ensuite la présentation à Rosalie. Le rôle de Rosalie ne devait pas être peu important auprès de Jen, seule femme dans la maison, elle pourrait seule lui donner les petits soins maternels qu’aiment les enfants et que les hommes ne connaissent pas : cette présentation était décisive, il fallait à tout prix que la fillette plût à la vieille bonne, et il était bien à souhaiter que la vieille bonne plût à la fillette. Le vieux monsieur avait pensé à tout cela, et ce ne fut pas sans anxiété qu’il amena sa fille à la cuisine, disant :

— Eh bien ! Rosalie, la voilà notre petite Jen.

Rosalie tournait le tapioca, opération assez délicate, et, sans lâcher son ustensile culinaire, elle se retourna pour examiner la petite. Mais celle-ci, par un heureux élan, s’avança vers la vieille cuisinière, lui tendit son front, disant doucement :

— Bonjour, mademoiselle Rosalie.

Une telle politesse chez une foraine étonna fort la bonne fille, et Jen lui parut si gentille, qu’elle confia son tapioca à tous les hasards, laissa là sa cuillère, et, sans essuyer ses mains dans son tablier, les posa crânement sur les épaules de l’enfant en lui donnant deux gros baisers bien sonnants.

— Ça ! bonjour, ma petite ; allons ! nous ferons bon ménage toutes deux, pas vrai ?

— Oui, mademoiselle Rosalie.

L’affaire était gagnée ; car, pendant que Jen sortait, la cuisinière, retournant à sa casserole, lança à son maître un regard significatif qui voulait dire (le vieux monsieur le comprit) :

— Est-elle assez gentille !

Le dîner se passa on ne peut mieux. L’enfant, toujours très timide, commençait cependant à parler un peu, et renseigna son père adoptif sur la vie qu’elle avait menée jusqu’alors.

Cette pauvre petite vie de dix ans avait été bien agitée. Au début, dans le temps heureux de son existence, son père était acteur en Angleterre, puis le théâtre avait fait faillite, les artistes avaient été congédiés sans appointements, ç’avait été la ruine pour Bertrand Smoker ; avec la misère était venue la maladie, et le pauvre homme était mort quelque temps après. Sa jeune femme, ayant inutilement tenté de se faire une position dans l’art lyrique, en avait été réduite, pour sauver sa fille de la faim, à s’engager dans un cirque qui partait pour la France.

Pendant deux ans elle avait couru de ville en ville, avec la petite Jen, qui elle, ne travaillait pas, sa mère l’ayant défendu. Puis un jour — Jen ne savait pas trop comment cela était arrivé — pendant la représentation, comme elle s’amusait avec les clowns, elle avait entendu une grande rumeur dans l’assemblée joyeuse, et on avait apporté sa mère évanouie et bien malade ; malgré ses cris, on avait vite emmené l’enfant, et lorsque le lendemain en s’éveillant elle avait demandé à voir sa mère, on avait bien été forcé de lui dire qu’elle était morte. Après, le père Mousse l’avait prise, et puis encore après, M. Patrice… Ce fut ce que le vieux monsieur débrouilla du récit un peu embarrassé de la petite fille.

Pour lui faire oublier ce douloureux passé, il lui traça de l’avenir un tableau très riant. L’heure passait doucement pour M. Patrice, et le dîner se prolongeait très avant dans la soirée, lorsque apercevant la pendule, il s’écria :

— Il est neuf heures et demie, ma petite Jen, il faut que tu ailles te coucher.

Jen se leva vite, vint présenter son front à son père adoptif ; mais, pendant que Rosalie l’emmenait, M. Patrice lui dit :

— Tout à l’heure, j’irai te dire bonsoir dans ton lit.

Aller, le soir, près du chevet de leur fille qui s’endort paisiblement, mettre un baiser sur les paupières qui se ferment, sentir des bras de fillette s’enlacer autour de leur cou et s’entendre dire : Bonsoir, papa ! c’est une volupté des pères. Bien des fois, le vieux négociant avait rêvé ce bonheur ; et, quand il songeait à cela, sa pensée se reportait avec un regret douloureux vers ce chérubin blond qui avait été sa fille et qui avait passé si peu de temps ici-bas. Aujourd’hui, c’était la réalisation de son rêve, et il avait hâte de pénétrer dans l’appartement de la petite Jen.

L’enfant, dans la nouvelle pièce, était seule pour la première fois et elle se mit à penser… Bouleversée par les événements qui venaient de se succéder, ses idées se heurtaient sans ordre dans son cerveau, et elle eut toutes les peines du monde à en saisir une suite qui lui rappelât ce qui s’était passé depuis quelques jours. Alors, elle revit d’abord la première apparition du vieux monsieur et sa conversation avec lui, la seconde visite de M. Patrice, les tristesses de la dernière représentation, les adieux au père Mousse, la figure navrée du pauvre Roland, la course en voiture, les beautés de sa nouvelle demeure, la bienveillance de son protecteur. Puis, fatiguée de cet effort et des émotions de la journée, elle s’enfonça dans le grand lit, où sa petite tête blonde se perdait, et se laissa envahir par l’engourdissement qui prélude au sommeil.

Ce fut à ce moment que M. Patrice entrait rayonnant.

— Bonsoir, ma petite Jen, dit-il.

— Bonsoir, monsieur, fit la fillette.

— Dis-moi, mignonne, demanda le vieillard, comment appelais-tu le père Mousse.

— Je l’appelais « père », comme Roland.

— Eh bien ! il faudrait que tu me dises comme au père Mousse.

— Bonsoir, père, dit l’enfant, si bas, si bas, que M. Patrice dut se pencher pour l’entendre ; et, toute confuse de ces mots, elle se replongea en rougissant dans son grand oreiller. Lui ne voulut pas l’empêcher plus longtemps de dormir, il l’embrassa une dernière fois et s’en fut très ému… Ce soir-là, il était parfaitement heureux.

Chacun a ses goûts spéciaux et particuliers : M. Patrice, lui, avait la passion de la paternité.