L’Enfant du soldat
Apparence
A des combats anciens, mon histoire remonte : Nous étions en Espagne, au siège de Sagonte ; L’Empereur avait dit à ses vieux grenadiers : « Je vous amène ici pour cueillir des lauriers. Soldats, qu’à votre aspect le Léopard recule (1) Du fond du continent aux colonnes d’Hercule : Car nous avons encore une injure à venger… » Et l’on se mit en route, en riant du danger. J’avais auprès de moi ma bonne Catherine Dont l’humeur, ce jour-là, semblait un peu chagrine. Elle portait au dos le sac et le bidon, Et sur ses bras mon fils, dans son mol abandon. Il était frais, vermeil, au milieu de ses langes, Et sans crainte montrait son beau front pur aux anges. Au feu, depuis six mois, il était aguerri. Pauvre enfant !... Le matin ce fils m’avait souri Pour la première fois. Je lui disais : « Chère âme ! Ton sourire est pareil à celui de ma femme. Tu lui ressembleras pour les élans du cœur. Soleil de Mars ! je veux te léguer ma valeur : C’est toute ma fortune, hérite de ton père… » Mais Catherine était rêveuse ; car la guerre La faisait pour son fils trembler à tout moment. « Il sera militaire, ah ! pour moi quel tourment ! S’il est brave, en tous lieux je ne pourrai le suivre. La mort peut le frapper ; moi, je veux le voir vivre ! Que m’importent la gloire et les grands mots d’honneur Si je perdais mon fils, j’en mourrais de douleur !... » J’essayais de mon mieux à calmer Catherine ; Mais l’amour maternel est la flamme divine, On peut l’entretenir, on ne l’éteint jamais. Et notre chérubin, Dieu sait si je l’aimais ! Ah ! d’exposer ses jours je n’avais pas envie ; Mille bombes ! j’aurais donné pour lui ma vie. Nous marchions au combat d’un pas tranquille et fier, Et du canon déjà brillait plus d’un éclair. Tout à coup j’entendis siffler à mon oreille Une balle ennemie. « Ah, dis-je, on se réveille, Et nous, avant le jour, nous nous sommes levés… » Mais à peine ces mots étaient-ils achevés Que le sergent me dit : « Que fait la cantinière ?... Grenadier, pourquoi donc reste-t-elle en arrière ?... » Je cours vers Catherine, hélas ! et je pus voir Qu’elle épanchait du sang à l’aide d’un mouchoir. Malheur ! mon fils avait au front reçu la balle Qui venait de siffler… Alors je devins pâle. Sur mon crâne bouillant, je promenais les doigts, Disant : « Elle a frappé deux cerveaux à la fois… » Mais l’enfant du soldat portait seul la blessure. Je ne suis pas poltron, amis, je vous le jure ; L’émotion pourtant m’avait troublé les yeux ; Mes jambes qui tremblaient fléchirent toutes deux. « Bon, il se trouve mal devant la fusillade, dirent les compagnons. Qu’as-tu donc camarade ? - Oh ! je n’ai rien… Pardon !... » Et puis, je m’affaissai En murmurant tout bas : « Le petit est blessé !... » Quand je revins à moi, le tambour, sur la route, Excitait les soldats à prendre une redoute… J’aperçus Catherine, elle était près d’un bois ; Unissant au tambour les sanglots de sa voix. « Mon enfant !... » demandai-je : - Attends, que je le lave : Car devant l’ennemi ton fils mourut en brave. Tiens le voilà !... » Je pris un corps inanimé… « Féroces Espagnols ! C’est mon fils bien-aimé Que vous m’avez tué, m’écriai-je avec rage : Oh ! je la punirai, cette horde sauvage Qui dirigea son plomb sur un pauvre innocent. Oui, je me vengerai ! J’en fais à Dieu serment : Je serai sans pitié sur la terre étrangère, Et j’immolerai tout, oui, tout à ma colère !... » Le calme succédant aux flots du désespoir, D’enterrer le petit, j’acceptai le devoir. Catherine lui fit sa dernière toilette, Et lui couvrit le front d’une blanche serviette. Avec mon sabre, au pied d’un paisible coteau, Moi, je creusai la fosse, et je mis au tombeau Mes rêves d’avenir et mon amour de père. Le tertre eut une croix. Ce fut, hélas ! la mère Qui forma cette croix de branches d’oranger, Et je fis ma prière… avant de me venger. La prise de Sagonte avait été fort chaude. On permit aux soldats d’aller à la maraude. Moi, j’avais le cœur triste, et j’errai sans désir ; Un trésor en chemin ne m’eût pas fait plaisir. Ayant perdu mon fils, me fallait-il prétendre Au bien d’autrui ? Jamais je n’aurais su le prendre. Piller dans une église ou dans une maison, C’est un crime. L’honneur doit guider la raison. « Ne souillons pas nos mains après une bataille, Soupirais-je, il vaut mieux s’endormir sur la paille Qu’entre les draps des morts qu’on a su dépouiller… » Des cadavres épars semblaient me surveiller : J’en rencontrai partout. Leurs horribles visages Me faisaient détester la guerre et ses ravages. Où la guerre a passé que les champs sont donc laids ! On y heurte des corps, des têtes, des boulets, Des fusils, des schakos ou bien des baïonnettes, Des chevaux mutilés ou bien d’affreux squelettes. Les maisons n’offrent pas un plus tranquille aspect : J’en vis une, la bombe avait sans nul respect Mis à jour tous les murs et brisé la toiture. J’entrai pour m’assurer si quelque créature Y demeurait encore : Un robuste Espagnol, Gardien du logis, gisait là, sur le sol… Dans le fond de la chambre, assise sur un siège, Une femme, au corps froid et blanc comme la neige, Avait péri, surprise, allaitant son enfant. D’elle je m’approchai… L’enfant était vivant ; Avec calme, il dormait sur le sein de la morte… Alors je regardai du côté de la porte : « Personne… Si j’osais !... L’infortuné demain Mourra faute de soins… Ah ! quel cœur inhumain Ne s’attendrirait pas devant un sort semblable ? Je ne sais pas voler ; mais je me sens capable D’enlever cet enfant… Quel bonheur !... Le voici, La morte me le donne en me disant : « Merci !... » Maintenant, ah ! courons, de peur qu’on me le prenne… » Et je revins au camp, tout ému, hors d’haleine. Ma femme vit de loin quel était mon fardeau : « Ah, dit-elle, en pleurant, Dieu nous en a fait cadeau ; C’est une fille !... Elle a des droits à ma tendresse, Et de ton action, j’approuve la noblesse. » Quand le soir, au bivouac, les soldats valeureux Vantèrent leurs exploits, en se montrant joyeux, Je n’eus à raconter aucun brillant fait d’armes ; Mais entre mes cils bruns se glissèrent deux larmes… Deux larmes de bonheur ; car j’étais triomphant : Catherine embrassait notre nouvel enfant (2).
(1) Mots textuels de la proclamation dans laquelle Napoléon dit que la présence hideuse du Léopard souille le continent de l’Espagne et du Portugal.
(2) Le sujet de cette poésie avait déjà été traité en prose par l’auteur qui l’a publié, sous forme de nouvelle intitulée : Les Lauriers en Espagne, dans le Journal des Arts du 1er mars 1866.