L’Enfant supposé

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IV

L’ENFANT SUPPOSÉ

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −


ARGUMENT

La tradition mentionnée dans ce chant, qui est encore relatif aux fées, est une des plus populaires de la Bretagne. C’est, le plus souvent, un récit en prose mêlé de couplets, forme accusant évidemment une modification postérieure. Nous avons donc recherché s’il n’existait sur le même thème aucune œuvre complètement en vers, et nous avons été assez heureux pour découvrir le précieux fragment qu’on va lire.

Une mère perd son fils ; les fées l’ont dérobé en lui substituant un nain hideux. Ce nain passe pour muet, et il se garde bien, en parlant, de démentir cette opinion, car il trahirait sa voix qui est cassée comme celle d’un vieillard. Cependant il faut que la mère l’y contraigne pour ravoir son enfant. Elle feint donc de préparer à dîner dans une coque d’œuf pour dix laboureurs ; le nain étonné se récrie; la jeune femme le fouette impitoyablement ; la fée l’entend, elle accourt pour le délivrer, et l’enfant qu’elle a dérobé est rendu à sa mère.




Marie la belle est affligée ; elle a perdu son cher Loïk ; la Korrigan l’a emporté.

— En allant à la fontaine puiser de l’eau, je laissai mon Loïk dans son berceau ; quand je revins à la maison, il était loin ;

Et à sa place on avait mis ce monstre ; dont la face est aussi rousse que celle d’un crapaud, qui égratigne, qui mord sans dire mot ;

Et toujours demande à teter, et a sept ans passés, et n’est pas encore sevré.

— Vierge Marie, sur votre trône de neige, avec votre fils entre vos bras, vous êtes dans la joie, moi dans la tristesse.

Votre saint enfant, vous l’avez gardé ; moi, j’ai perdu le mien. Pitié pour moi, mère de la Pitié !

— Ma fille, ma fille, ne vous affligez pas ; votre Loïk n’est pas perdu ; votre cher Loïk sera retrouvé.

Qui feint de préparer le repas dans une coque d’œuf pour dix laboureurs d’une maison, force le nain à parler.

Quand il a parlé, fouettez-le, fouettez-le bien ; quand il a été bien fouetté, il crie ; quand il a été entendu, il est enlevé promptement.

— Que faites-vous là, ma mère ? disait le nain avec étonnement ; que faites-vous là, ma mère ?

— Ce que je fais ici, mon fils ? Je prépare à dîner dans une coque d’œuf pour dix laboureurs de ma maison.

— Pour dix, chère mère, dans une coque d’œufs !
J’ai vu l’œuf avant de voir la poule blanche ; j’ai vu le gland avant de voir l’arbre.

j’ai vu le gland et j’ai vu la gaule ; j’ai vu le chêne dans les bois de l’autre Bretagne, et n’ai jamais vu pareille chose.

— Tu as vu trop de choses, mon fils ; clic ! clac ! clic ! clac ! vieux gaillard, ah ! je te tiens !

— Ne le frappe pas, rends-le-moi ; je ne fais pas de mal à ton fils ; il est notre roi dans notre pays. —

Quand Marie s’en revint à la maison, elle vit son enfant endormi dans son berceau, bien doucement.

Et comme elle le regardait toute ravie, et comme elle allait le baiser, il ouvrit les yeux ;

Il se leva sur son séant, et lui tendant ses deux petits bras :

— Hé ! mère, j’ai dormi bien longtemps ! —




NOTES


Dans une tradition galloise analogue, la pauvre mère, trouvant aussi un nain hideux et vorace à la place de son enfant, va consulter le sorcier, et le sorcier lui dit : « Prenez des coques d’œufs, fuites semblant d’y préparer à dîner pour les moissonneurs : si le nain témoigne de l’étonnement, fouettez-le jusqu’au sang ; sa mère accourra à ses cris pour le délivrer, en vous ramenant votre enfant ; s’il n’en témoigne pas, ne lui faites aucun mal. »

La mère suit le conseil, et tandis qu’elle remplit de soupe ses coques d’œufs, elle entend le nain se parler ainsi à lui-même d’une voix cassée : « J’ai vu le gland avant de voir le chêne ; j’ai vu l’œuf avant de voir la poule blanche : je n’ai jamais vu pareille chose[1]. »

Tercet curieux, unique débris de je ne sais quel antique rituel, dont les vers, à trois mots et au dialecte près, cadrent exactement avec ceux de la ballade bretonne. Cela nous porte à croire que cette ballade remonte pour le fond à une époque antérieure à la séparation définitive des Bretons insulaires et des Bretons armoricains, opinion que rien ne parait contredire, et que confirme, à notre avis, la forme ternaire des strophes, et l’allitération régulière qu’elle présente d’un bout à l’autre.

Par un hasard extraordinaire, un écrivain latin du douzième siècle, l’auteur de la légende de Merlin, met les paroles que nous venons de citer dans la bouche de son barde sorcier.

« Il y a dans cette forêt, dit Merlin, un chêne chargé d’années ; je l’ai vu lorsqu’il commençait de croître... J’ai vu le gland dont il est sorti, germer et s’élever en gaule... J’ai donc vécu longtemps[2]. »

Si cette remarquable coïncidence n’était pas l'effet du hasard, elle prouverait que l’écrivain gallois, qui faisait ainsi parler Merlin, connaissait le chant populaire, et serait pour notre ballade une nouvelle preuve d’antiquité.



  1. Gwelais mes kys gwelet derwen;
    Gwelais wy kyn gwelet iar wenn
    Ericed ni welais efelhenn

  2. Vita Merlini Caledoniensis, p. 47. Cf. Myrdhinn ou l'enchanleur Merlin; p. 137.