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L’Enfer (Barbusse)/XVI

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L’Enfer (1908)
G. Crès (p. 285-311).

XVI


Je suis allé dans les rues comme un exilé, moi l’homme ordinaire, moi qui ressemble tant, moi qui ressemble trop, à tous. J’ai parcouru les rues, j’ai traversé les places, les yeux fixés sur ce qui m’échappe. J’ai l’air de marcher ; mais il semble que je tombe, de rêve en rêve, de désir en désir… Une porte entr’ouverte, une fenêtre ouverte, d’autres qui s’orangent doucement sur les façades bleuies par le soir, m’angoissent… Une passante me frôle : une femme qui ne me dit rien de ce qu’elle aurait à me dire… C’est à la tragédie d’elle et de moi que je songe. Elle est entrée dans une maison ; elle a disparu ; elle est morte.

… Le corps ébloui par un autre parfum qui vient de s’enfuir, je reste là, assailli de mille pensées, étouffé, sous la robe du soir… De la fenêtre fermée d’un rez-de-chaussée, à côté de laquelle je me trouve, une harmonie s’élève. Je perçois, comme je percevrais des paroles humaines distinctes, la beauté d’une sonate, avec son mouvement profond ; et un instant, j’écoute ce que ce piano confie à ceux qui sont là.

Puis je me suis assis sur un banc. De l’autre côté de l’avenue parcourue par le soleil couchant, est un autre banc sur lequel ont pris place deux hommes. Je les aperçois nettement. Ils paraissent tous deux accablés par un même sort, et une ressemblance de tendresse les unit ; on voit qu’ils s’aiment. L’un parle, l’autre écoute.

J’imagine quelque tragédie secrète qui monte au jour… Pendant toute leur jeunesse ils se sont infiniment aimés ; leurs idées étaient pareilles et tout échangées. L’un s’est marié. C’est celui qui parle et semble alimenter la tristesse commune. L’autre a fréquenté avec discrétion le ménage, peut-être a-t-il désiré vaguement la jeune femme, mais il a respecté sa paix et son bonheur. Ce soir, son ami raconte que sa femme ne l’aime plus, alors que lui l’adore encore de tout son être. Elle se désintéresse de lui, se détourne ; elle ne rit et ne sourit que toutes les fois qu’ils ne sont pas seuls. Il avoue cette détresse, cette blessure à son amour, à son droit. Son droit ! Il croyait en avoir sur elle, et vivait dans cette inconsciente notion ; puis il a bien regardé et il a vu qu’il n’en avait pas… Et alors, l’ami réfléchit, à quelque parole de choix qu’elle lui a dite, à un sourire qu’elle lui a montré. Bien qu’il soit bon et candide, et encore parfaitement pur, une tendre, chaude et irrésistible espérance s’insinue en lui ; peu à peu, à mesure qu’il entend la confidence désespérée, sa figure s’élève et il sourit à cette femme !… Et rien ne peut empêcher que le soir, gris maintenant, qui entoure ces deux hommes, ne soit en même temps une fin et un commencement.

Un couple, un homme et une femme — les pauvres êtres sont presque toujours deux par deux, — vient, passe et s’en va. On voit l’espace vide qui les sépare : dans la tragédie de la vie, la séparation est la seule chose qu’on voie. Ils furent heureux et ils ne le sont plus. Ils sont déjà presque vieux ; il ne tient pas à elle, et pourtant il sait bien que le moment approche où il la perdra… Que disent-ils ? En un moment d’abandon, se fiant à la grande paix présente, il lui avoue la faute ancienne, la trahison, scrupuleusement et religieusement cachée jusque-là… Hélas ! ses paroles creusent une irréparable détresse : le passé ressuscite ; les jours écoulés qu’on croyait heureux sont devenus tristes, et c’est le deuil de tout.

Ces passants sont effacés par deux autres tout jeunes, ceux-là, et dont je me figure également le colloque. Ils commencent : ils vont s’aimer… Leurs cœurs mettent, à se reconnaître, une telle timidité ! « Voulez-vous que je parte pour ce voyage ? Voulez-vous que je fasse ceci et cela ? » Elle répond : « Non. » Un sentiment d’inexprimable pudeur donne au premier aveu, si humblement sollicité, la forme d’un désaveu… Mais déjà, secrètement, hardiment, la pensée se réjouit de l’amour emprisonné dans les vêtements.

Et d’autres, et d’autres… Ceux-ci… Elle se tait ; lui, il parle ; il est à peine et douloureusement maître de lui. Il la supplie de lui dire ce qu’elle pense ! Elle répond. L’autre écoute, puis, comme si elle n’avait rien dit, supplie à nouveau, plus fort. Il est là, incertain, trébuchant entre la nuit et le jour ; elle n’aurait qu’un mot à dire, pourvu qu’il le crût. On le voit, dans l’immense ville, cramponné à ce seul corps.

Quelques instants après, je suis séparé de ces deux amants qui pensent, de ces deux amants qui se regardent et qui se persécutent.

De toutes parts, l’homme et la femme apparaissent et se dressent l’un contre l’autre : l’homme qui aime cent fois, la femme qui a la force de tant aimer et de tant oublier.

Je me mets en route. Je vais et viens au milieu d’une réalité nue. Je ne suis pas l’homme des choses étranges et des exceptions. Désireur, crieur, appeleur, je me reconnais partout. Je reconstitue avec tout le monde la vérité épelée dans la chambre surprise, la vérité qui est ceci : « Je suis seul, et je voudrais ce que je n’ai pas et ce que je n’ai plus. » C’est de ce besoin qu’on vit, et qu’on meurt.

Je passe près de boutiques basses. J’entends crier, hurler : « Oui ! non ! » Je m’arrête, étonné de la puissance de cet accent. Je distingue, dans une cage, un peu d’ombre agitée. C’est un perroquet, et le cri entendu n’est qu’un grand bruit aveugle, le son émis par une chose…

Mais parce qu’il est en dehors de l’humanité, tout en ayant forme humaine, il me remet dans l’esprit l’importance du cri des hommes. Jamais je n’ai pensé avec tant de force à tout ce que peut contenir l’affirmation ou la négation qui sort d’une bouche pensante : le don ou le refus de l’être humain dont j’ai sans cesse devant mes yeux croyants, pour m’attirer et me guider, dans le jour, le cœur de ténèbres ; dans l’ombre, la figure.

Mais, rien pour moi. Maintenant, je suis las d’avoir trop désiré ; je me sens vieux tout d’un coup. Je ne guérirai jamais cette plaie que j’ai à la poitrine… Le rêve de calme que j’avais tout à l’heure ne m’avait attiré et tenté que parce qu’il était loin de moi. Je le vivrais que j’en rêverais un autre, puisque mon cœur, c’est un autre rêve.

Maintenant, je cherche une parole. Ces gens qui vivent ma vérité, qu’est-ce qu’ils disent quand ils parlent d’eux-mêmes ? De leur bouche sort-il l’écho de ce que je pense, ou de l’erreur, ou du mensonge ?

La nuit est tombée. Je cherche une parole semblable à la mienne, une parole où m’appuyer, où me soutenir. Et il me semble que je m’avance à tâtons comme si, au coin d’une rue, quelqu’un allait surgir pour me dire tout !

Je ne rentrerai pas dans ma chambre, ce soir. Je ne veux pas, ce soir, quitter la foule des hommes. Je cherche un lieu vivant.

J’ai pénétré dans un grand restaurant pour m’entourer de voix. A peine eus-je franchi la grande porte miroitante — qu’une livrée ouvrait et fermait continuellement — que je fus saisi par mille couleurs, mille parfums, mille murmures. Il me sembla que l’élégante assistance — dessins nets et impeccables des habits noirs, nuances brillantes et comme variées à plaisir des toilettes féminines — accomplissait une sorte de cérémonie précieuse dans cette haute serre de luxe au tapis rouge. Des lampes partout, en guirlandes d’argent, en points d’or, en doux abat-jour orangés qui faisaient de petites aurores au milieu de chaque groupe de dîneurs.

Peu de places étaient libres ; je m’assis dans un coin, à côté d’une table occupée par trois convives. J’étais étourdi de la bruissante illumination, et mon âme, patiemment habituée et initiée aux grandes choses nocturnes, était comme un hibou déraciné du large azur noir et jeté par dérision au milieu d’un feu d’artifice.

J’allais essayer de me chauffer à cette grande lumière… Après que j’eus, d’une voix que je dus d’abord affermir, commandé mon menu, je voulus m’intéresser à des physionomies. Mais il était difficile de saisir celles qui m’entouraient. Les glaces les multipliaient en même temps que le décor : je voyais la même rangée, de face et de profil, éclatante… Des couples, des groupes se retiraient parmi l’empressement des garçons qui tenaient à bout de bras des pelisses ou des manteaux fragiles, complexes comme des femmes. De nouveaux arrivants se présentaient. Je remarquai que les femmes étaient, au premier coup d’œil, adorablement jolies, et d’ailleurs se ressemblaient toutes avec leurs figures blanchies et leurs bouches en forme de cœur ; à mesure qu’elles approchaient, un ou plusieurs défauts apparaissaient et effaçaient cet idéal prestige dont le premier regard les avait ornées. La plupart des hommes, conformément à la mode qui régnait en cet instant du temps, étaient entièrement rasés, avaient des chapeaux à bords plats, des paletots aux épaules tombantes.

Tandis que mon œil suivait machinalement la main gantée de fil blanc qui versait dans mon assiette le potage présenté dans une écuelle argentée, je prêtai l’oreille au brouhaha de conversations qui m’entouraient.

Je n’entendais que ce que disaient mes trois voisins. Ils parlaient de personnes qu’ils connaissaient dans la salle, puis de plusieurs amis, sur un ton dont l’ironie et le persiflage constants me surprirent.

Je ne trouvais rien dans ce qu’ils disaient ; cette soirée serait inutile comme les autres.

Quelques instants après, le maître d’hôtel, en prélevant pour les déposer dans mon assiette les filets d’une sole qu’une épaisse sauce rose noyait dans son plat oblong de métal, me désigna d’un mouvement de la tête et d’un clin d’œil en coulisse un des convives :

— C’est M. Villiers, l’écrivain si connu, me souffla-t-il orgueilleusement.

C’était lui, en effet ; il ressemblait assez à ses portraits et portait avec grâce sa jeune gloire. J’enviai cet homme qui savait écrire et dire ce qu’il pensait. Je considérai avec quelque admiration la distinction de sa silhouette mondaine, la jolie ligne moderne et fine de son profil perdu, d’où sortait l’effilement soyeux de sa moustache, la courbe parfaite de son épaule, et l’aile de papillon de sa cravate blanche.

Je portais à mes lèvres mon verre — si fragile que le vent du plein air l’eût brisé sur sa tige — lorsque je m’arrêtai brusquement et sentis tout mon sang affluer à mon cœur.

J’avais entendu ceci :

— Sur quoi, ton prochain roman ?

— Sur la vérité, répondit Pierre Villiers.

— Hein ? fit l’ami.

— Un défilé d’êtres surpris tels qu’ils sont.

— Quel sujet ? demanda-t-on.

On l’écoutait. Deux jeunes gens qui dînaient non loin se taisaient, l’air oisif, l’oreille évidemment tendue. Dans un coin de pourpre somptueuse, un homme en frac fumait un gros cigare, l’œil affaissé, les traits tirés, toute sa vie concentrée dans le foyer odorant du tabac, et sa compagne, son coude nu sur la table, environnée de parfums et étincelante de bijoux, surchargée de la lourde royauté artificielle du luxe, tournait vers le parleur sa figure de nature et de lune.

— Voici, dit Pierre Villiers, le sujet qui me permet de faire amusant et vrai à la fois : un homme perce un trou dans le mur d’une chambre d’hôtel et regarde ce qui se passe dans la chambre voisine !

Je dus à ce moment considérer les causeurs d’un œil égaré et pitoyable… Puis, vite, je baissai la tête, dans le geste naïf des enfants qui ont peur qu’on les voie…

Ils avaient parlé pour moi, et je sentis autour de moi quelque étrange intrigue policière. Puis, tout d’un coup, cette impression dans laquelle mon bon sens s’était totalement affolé, tomba. Évidemment, coïncidence. Mais il resta la vague appréhension qu’on allait s’apercevoir que je savais, me reconnaître.

Ils continuaient à parler de l’idée émise… Insensible à tout le reste, tendu dans l’unique effort de les entendre et de ne pas avoir l’air de les écouter, je m’attachai à leur conversation comme un parasite.

Un des amis du romancier le pria de parler plus en détail de son œuvre. Il consentit… Il allait dire cela avant moi !

Il a raconté le livre qu’il a fait. Avec un art admirable de mots, de gestes et de mimique, avec une élégance spirituelle et vive, et un rire communicatif, il a évoqué devant les yeux de ses auditeurs une suite de scènes imprévues, brillantes, étourdissantes. À la faveur de son original sujet, qui donnait à toutes les scènes tant de relief et d’intensité, il a étalé des ridicules, des travers amusants, multiplié des détails pittoresques et piquants, des noms propres typiques et spirituels, enchevêtré des situations ingénieuses, fait jaillir d’irrésistibles effets, et le tout est à la dernière mode. On disait : « Ah ! » « Oh ! » On écarquillait les yeux.

— Bravo ! Gros succès sûr. Le sujet est rudement drôle.

— Tous ces bonshommes qui passent devant le voyeur sont amusants, même celui qui se tue ! Rien d’oublié ! C’est toute l’humanité !

Mais moi je n’avais rien reconnu dans tout ce qu’il montrait.

De la stupeur, et une sorte de honte m’accablaient, à mesure que j’entendais cet homme chercher quel jeu on pourrait tirer de la sombre aventure qui, depuis un mois, me martyrisait.

Je me rappelai la grande voix, maintenant éteinte, qui avait proclamé avec un accent si définitif et si fort que les écrivains d’aujourd’hui imitent les caricaturistes. Moi qui avais pénétré au milieu de l’humanité et en revenais, je ne trouvais rien d’humain dans cette caricature qui dansait ! Cela était si superficiel que c’était du mensonge.

Devant moi, témoin terrible, il disait :

— L’homme dépouillé de l’apparence, voilà ce que je veux qu’on voie. D’autres sont l’imagination, je suis la vérité.

— Cela a même une portée philosophique.

— Peut-être… En tout cas, je ne l’ai pas cherchée ! Dieu merci, je suis un écrivain, je ne suis pas un penseur !

Et il continua à travestir la vérité, sans que j’y pusse rien, — la vérité, cette chose profonde, dont j’avais la voix aux oreilles, l’ombre aux yeux, et le goût à la bouche.

Suis-je à ce point délaissé ?… Personne ne me fera l’aumône ?

Je suis parti, parmi les larges glaces battantes des portes. J’entre dans un théâtre où l’on joue une pièce dont l’apparition a été saluée, une huitaine auparavant, comme un important événement, et il me reste, de ce succès, quelque écho dans la mémoire. Le titre : Le Droit du Cœur, me tente, m’appelle.

Je prends une place, et me voici au milieu de la grande salle de spectacle, ballotté dans la chaude foule éclairée.

Le rideau se lève, envoyant un large souffle frais sur l’installation du public, et chacun est remué d’une sorte d’espérance, dans l’attente des êtres qui vont vivre là.

Je regarde cette scène, exactement comme j’ai regardé la chambre. J’écoute, j’enregistre mot à mot, j’épelle…

… Le jeune sculpteur Jean Darcy qui vient de Rome, avec ses rêves de marbre, est en soirée chez le banquier Lœwis. Une assistance brillante se presse dans les salons dorés. Des membres de l’Institut, avec des cravates de commandeur de la Légion d’honneur, y coudoient de richissimes mondains ; toutes les célébrités de l’art, des lettres, de la magistrature, de la politique et de la finance, s’y disputent la palme de la médisance et le sourire des jolies femmes.

La conversation des invités se centralise en un petit clan où l’on baisse légèrement la voix ; on parle du maître de la maison :

— Vous savez qu’il va être noble : le comte Loewis ! — Il a rendu de grands services au pape, en ces temps durs et troublés ; Sa Sainteté lui est très attachée. — Il paraît, fait une jeune dame naïve, qu’il l’appelle en italien « papa » tout court. — Un nouveau blason ! Le besoin s’en faisait sentir ! — Oh ! celui-là n’aura pas d’odeur, et pour cause ! — Et quelle devise à son blason ? Je propose : « Qui se perd gagne ». — Et moi : « Sauve-toi, le ciel te sauvera ». — Et moi, dit un personnage, au profil de Levantin : « Nihil circonscire sibi. » (Une dame du monde, désignant de la tête le dernier parleur, dit à mi-voix, à son voisin, derrière l’éventail) : Il voit la paille qui est dans l’œil de son voisin, et ne voit pas la pioutre qui est dans le sien. — Trêve de plaisanterie ; vous savez, une chose confidentielle : le futur comte fonde un journal. — Non, je ne le savais pas. — Moi non plus. C’est curieux comme cela se sait peu pour une chose confidentielle. — Un journal de grande information. Mais, au fond, des affaires : lancements de projets, et… — La fuite au prochain numéro. — Ah ! on pourrait en dire sur le maître de la maison, si on était mauvaise langue. Et la maîtresse… du maître de la maison ? — C’est une nouvelle : elle ne le quitte pas, le suit partout. — Elle a envie de voir la Belgique. — On affirme qu’il fait la basse noce ? — Superficiellement seulement, malgré son désir ; c’est un ambitieux, mais un peu fatigué. Il a de la tête et de l’estomac, mais ça s’arrête là. Vous savez comment on le surnomme ? Le satyre… pas à conséquence. — Sa femme ne s’en plaint pas ? — Oh ! vous savez, ça lui est égal : elle a subi une petite opération, alors maintenant, c’est… c’est le tonneau des Danaïdes. — Il paraît qu’elle avait cinquante millions de dot ; mais lui devait avoir quelque chose par lui-même… — Vous le calomniez. Il avait, à vrai dire, hérité, à vingt ans, dix millions de son… — Du seul homme qui, indiscutablement, n’était pas son père ?… — Lui-même. Eh bien, tout était envolé ; mais il savait plaire. — Je sais bien que la médaille a son revers, et qu’il a été, paraît-il, cruellement puni de passer de l’une à l’autre. — Oui… que voulez-vous, les femmes ne savent pas garder une maladie secrète ! — Enfin, toujours est-il qu’à part cela, il avait raison de dire : « Les femmes m’ont toujours réussi », au marquis de Canossa qui lui a d’ailleurs répondu simplement : « Excepté Madame votre mère ». — Sa mère ! c’était un type, celle-là ! Quand elle est morte, la situation n’était pas brillante. Ils avaient fait disposer à son enterrement un tas de tables avec d’innombrables cahiers de papier écolier pour les signatures. — Ça masquait l’absence du mobilier, vendu. Toujours est-il qu’il n’y a eu en tout que trois signatures. — Pauvre vieille, heureusement que cette dernière tape lui a été épargnée ! — Oui, je me rappelle : c’était maigre comme assistance. Il fallait être comme moi, forcé, pour y aller. Pas drôle ! Par bonheur, j’avais mal au pied, ça me distrayait. — Enfin, elle est morte. Elle est au ciel. Tant mieux : au moins, elle, elle nous entend. — Il a fait de la politique il y a dix ans. Après une série d’échecs minables, il a dit à ceux qui l’avaient soutenu et qui montraient les dents : « De quoi vous plaignez-vous ; je n’ai pu rien faire pour vos idées, mais du moins, je vous ai donné un chef. » — C’est lui aussi qui disait (on n’a jamais déterminé si c’était ignorance de la valeur des mots ou trop de connaissance de sa propre valeur) : « Je pourrai, comme tant d’autres, me vanter d’avoir apporté à l’édifice social ma petite pierre d’achoppement !… » — N’a-t-on pas parlé d’une histoire à cause de miss Lemmon avec laquelle il était du dernier bien ? — Je la croyais confite en dévotion : on dit couramment que c’est une béguine. — Précisément, c’était lui le béguin. — Ah ! oui, l’amante religieuse ; et l’histoire ? — Elle le bernait ; il a fini par la surprendre avec des Renaudes ; les écailles lui sont tombées des yeux. — Ça en fait toujours quelques-unes de moins. — Il a voulu se retirer en bon ordre, n’aimant pas les histoires ; mais patatras, l’affaire se corse, altercation publique et coup de pied. Il était très embêté de tout ce potin fait autour de ce pauvre petit coup de pied qui, pour lui, ne valait pas qu’on y prît garde. Quand on lui a annoncé les témoins du monsieur, il s’est écrié : « Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, tous ces gens, à venir me déranger à propos de bottes ! » — Si au moins on mangeait bien chez lui ! Quel dîner ! Avez-vous remarqué les petits pois ? — Parfaitement, ils déteignaient ; et puis quelle grosseur ! on aurait dû n’en servir qu’un. Et le café ! Il était tellement faible, que je n’ai pas eu la force de protester. — De l’eau filtrée. — Mais non, on n’a pas si mal mangé que cela ; au contraire, ce dîner me réconcilie avec lui : la sauce fait passer le maître de la maison. — Moi, j’ai trouvé ce dîner excellent ; je le recommencerais bien ! — Il commande ses dîners dans des maisons de tout second ordre et démodées : chez X… Je ne cite pas les noms, si je les connaissais, je passerais pour un ignorant. — Il paraît que l’autre jour, sur le menu, il y avait « Hors-d’œuvre à discrétion ». C’est son fils, le jeune Paul, qui lui a dit : « Ah non, cette fois, papa, c’est trop ! » — En voilà encore un ! Il fait des vers. Poète ! Poète moderne, féroce et arriviste : le luth pour la vie. — On le surnomme aussi, par suite de son originalité : François Copié. — Il commandite des petites revues féministes, pour vierges de vingt ans ou demi-vierges de quarante. — Il paraît qu’il est avec la maigre Mme X . . . — Celle qui joue le Cid avec le lugubre Z… — Le saule pleureur, la sole pleureuse. — Prenez garde ! Elle a bec et angles. — Allons donc ! Elle est très gentille ! elle ne fait de mal à personne.— Au contraire, elle ne fait que les femmes. — D’ailleurs, lui est fort ennuyé de sa liaison. — Parce que c’est une femme du monde ? — Surtout parce que c’est une femme. — Ah oui ! il paraîtrait qu’il est tout à fait avéré qu’il a des mœurs spéciales… Je n’ose pas en parler devant les dames… parce que ça ne les intéresse pas. — Vous savez qu’il écrit pour le théâtre ; il a fait un acte pour le théâtre des Italiens. — Lui, un acte ? Un acte contre nature, oui ! — Il faut être juste, il n’a pas que ces goûts-là… quand il y trouve son intérêt — Oh ! c’est un malin ; il sait se retourner. — Je comprends pourquoi sa mère disait l’autre jour : « C’est une girouette ! » — Qu’est-ce qu’il fera dans le journal de son père ? — Chef de la mise en ventre. — Non, metteur en pages. — Méchant ! Jamais il ne dit du mal des autres. — Non, surtout quand ils ont le dos tourné. — En tout cas, c’est un goujat, un malappris : l’autre jour, chez moi, il a dit que c’était bas de plafond ! — Il se croyait encore sous la table. — Bas de plafond, chez moi ! — Le fait est, chère Madame, qu’il y a des réverbères dans votre antichambre. — D’ailleurs toute la famille de notre amphitryon est d’une insigne grossièreté : je suis trop leur ami pour ne pas m’en être aperçu depuis longtemps. — C’est encore la nièce qui détient la palme. — Et puis quel genre elle a ! Elle est si peinturlurée qu’on ne sait jamais si c’est elle ou son portrait. — Elle est établie à son compte, n’est-ce pas ? — Oui, oui. Elle a dit l’autre jour (elle était dans une minute d’attendrissement) à cette sale petite journaliste qui ressemble à une cuisinière et qu’on appelle la Victoire de Chamocrasse, qu’elle gagnait à être connue. « Personne à Paris n’en doute », a répondu la rosse. Elle a des rêves de pureté, mais on ne peut pas redevenir comme ça une demi-vierge. — Il paraît, je vous dis ceci en grand secret, qu’elle est depuis quelque temps avec un vieux monsieur. Eh bien, on espère que c’est son père…

Ce « on espère » amena pour la première fois un léger murmure dans la salle, mais c’était une protestation qu’on sentait uniquement formelle et, au fond, toute chatouillée… Le reste aurait été accueilli avec une vive et grandissante joie, à mesure que les malpropres plaisanteries s’épandaient et touchaient ces hommes en habit noir et ces femmes décolletées.

Après le premier acte où s’ébauchent les amours de Jean Darcy avec la belle et compréhensive Jeanne de Floranges (rôle tenu par une grande actrice), on pouvait constater dans les couloirs ce mouvement fébrile qui accompagne les succès :

— Des mots, des mots ! disait-on avec ravissement. Rien que des mots !

Le second acte. Il était pareil au premier. Bien qu’il fût mouvementé et varié, il était construit de la même façon : par de légères et artificielles combinaisons d’épisodes et de dialogues, visant à l’effet. D’ailleurs, cet effet était parfois brutal et poignant à cause de la violente illusion que produit à notre sensibilité le spectacle des émotions d’un être semblable à nous qui se meut à quelques pas. Mais la vanité du procédé perçait partout. Oui, ce n’étaient que des mots, des phrases, qui se dissipaient. Oui, ces gens « jouaient » et imitaient mal, pour nous la montrer, quelque vérité sérieuse. Mais ils ne me trompaient pas.

Le second acte se termine. Le troisième commence. Jeanne de Floranges se demande si elle a le droit d’enchaîner sa destinée à celle du jeune artiste qui l’aime autant qu’elle l’aime, mais qui est très pauvre et lui sacrifiera s’il l’épouse — à cause des accaparantes nécessités matérielles — son génie et sa gloire future. La femme supérieure qu’est l’héroïne, après un débat de conscience qui s’aggrave d’une intrigue de jalousie, estime qu’elle n’a pas ce droit, et elle éloigne d’elle à tout jamais le sculpteur Jean Darcy en lui faisant croire qu’elle partage le caprice du brillant Jacques de Linières. Jean méprisera celle qu’il croyait son ange et son inspiratrice, mais il guérira. Il épousera Rachel Loewis, qui nonobstant le milieu riche et corrompu où elle a été élevée, est une jeune fille parfaite et qui, dans l’ombre, aime l’artiste. Il fera son œuvre. Le droit du cœur est vaincu par le droit de l’avenir.

Dans la salle, c’est du délire. Après le dernier acte où la thèse du sacrifice est discutée, puis résolue par l’affirmative, où la trahison héroïque est, en un oppressant et inattendu mouvement de vire-volte, présentée violemment, comme un coup à l’amoureux et au public, lorsque le rideau tombe, on acclame, on se meurtrit les mains à force de les frapper l’une contre l’autre, on donne des coups de pieds sur le bois des loges, des coups de canne par terre, on trépigne, on aboie.

… La foule s’écoule, et la petite gravité du succès fond, dans les groupes de messieurs en pelisse et de dames renveloppées qui se pressent lentement vers la sortie.

— C’est toujours un peu la même chose, toutes ces pièces. En fin de compte, il n’en reste rien dans la mémoire.

— Et puis après ? Tant mieux. Moi, je vais au théâtre pour me distraire, et non pour me charger l’esprit.

— Je ne sais si elle ira jusqu’à la centième… En tous cas, nous l’avions déjà vue plus de cent fois.

J’entends nommer le monsieur qui a parlé ainsi. C’est M. Pierre Corbière, l’auteur dramatique dont la pièce Le Zig-Zag, tient l’affiche d’un grand théâtre voisin : trois actes fourmillant, dit-on, d’allusions à des personnalités vivantes.

On reconnaît l’écrivain : un mouvement circulaire de chapeaux autour de lui comme s’ils se soulevaient au vent de son passage ; et les mains favorisées s’avancent pour l’honneur de toucher la sienne : Il va, adulé et triomphant. Lui aussi est comme l’autre : argent et renommée, il a gagné cela par la basse flatterie de sa virtuosité facile, de son bagout de parisianisme et d’actualité — vis-à-vis de la populace riche qui hante les salles de spectacle. Je le méprise et je le hais.

Maintenant je marche sous le ciel, dans les plaines du ciel où tant de paroles vides sont jetées.

Toutes ces choses que je viens de voir moisiront vite. Tout cela est trop à la mode pour n’être pas démodé demain. Où sont-ils, les brillants auteurs de ces dernières années ? Leurs noms surnagent on ne sait sur quoi.

Le contact de la vérité m’a appris à la fois l’erreur et l’injustice, et me force à détester ces distractions légères d’un moment, parce qu’elles singent l’œuvre d’art. Certes, leur succès n’est pas sérieux. L’enthousiasme d’une prestigieuse première n’est, la plupart du temps, qu’un événement insignifiant, et toutes ces pièces — titres, sujets et interprètes — s’effacent vite et s’ensevelissent les unes dans les autres. Mais en attendant, elles s’étalent pendant quelques soirs ; elles profitent, elles jouissent d’un triomphe effectif. Je voudrais qu’elles fussent tuées aussitôt sorties.

La chambre ruisselait des rayons de la lune qui traversaient la fenêtre comme l’espace. Dans le magnifique décor, il y avait un groupe obscur et blanc : deux êtres silencieux avec leurs figures de marbre.

Le feu était éteint. À bout de travail, l’horloge s’était tue, elle écoutait avec son cœur.

La figure de l’homme dominait le groupe. La femme était à ses pieds : ils ne faisaient rien, tendrement. Ils regardaient la lune, comme des monuments.

Il parla. Je reconnus cette voix qui éclaira tout d’un coup à mes yeux sa figure ensevelie ; c’était l’amant et le poète sans nom que j’avais vu deux fois.

Il disait à sa compagne que le soir, en rentrant, il avait rencontré une femme, une pauvresse, avec son enfant dans les bras.

Elle allait, poussée, portée, par la foule du retour, car certaines rues populeuses coulent tout entières dans le même sens, le soir. Jetée sous un porche de pierre, près d’une borne semblable à un récif, elle s’était arrêtée, cramponnée.

— Je me suis approché, dit-il, et j’ai vu qu’elle souriait.

« À quoi souriait-elle ? À la vie, à cause de son enfant. Sous l’asile assiégé de cette porte où elle s’était blottie, face à face avec le soleil couchant, elle pensait à l’épanouissement de l’enfant dans les jours futurs. Quelque épouvantables qu’ils dussent être, ils seraient autour de lui, pour lui, en lui. Ils seraient la même chose que sa respiration, ses pas et ses regards…

« Oui, tel était le sourire profond de cette créatrice qui portait son fardeau, et qui levait la tête et envisageait la lumière, sans même baisser les yeux sur l’obscur enfant et sans prêter l’oreille au langage de fou qu’il balbutiait.

« J’ai travaillé là-dessus… »

Il resta un moment immobile, puis il dit doucement sans s’arrêter, avec cette voix d’au-delà qu’on prend lorsque l’on récite, lorsqu’on obéit à ce qu’on dit, et qu’on n’en est plus maître :

— La femme que l’ombre ravage sourit au soir, vague reflux, du fond de ses haillons confus et déchirés comme un rivage… Muette sous les flots muets, épave de tous les martyres, elle s’étoile d’un sourire comme si tous la suppliaient. Près de la borne, sans pensée, l’enfant dans les bras, elle vint ; il faut qu’elle ait un cœur divin pour pouvoir être si lassée. Elle est là, rien ne la défend, mais elle sourit la première : elle aime le ciel, la lumière qu’aimera l’indistinct enfant, elle aime la frileuse aurore, le midi lourd, le soir rêveur : il grandira, confus sauveur, pour que tout cela vive encore ; lui qui fut sombre et qui trembla au fond de la route gravie, il recommencera la vie, le seul paradis qui soit là, et le bouquet de la nature ; il rendra belle la beauté, il refera l’éternité avec son chant et son murmure. Et serrant l’enfant nouveau-né dans le soir qui dore ses hardes, les yeux vermeils, elle regarde tout le soleil qu’elle a donné… Ses bras tremblent comme des ailes, elle rêve en mots caressants, elle éblouirait les passants, s’ils détournaient les yeux vers elle ; et le couchant baigne son cou et sa tête d’un reflet rose : elle est comme une grande rose qui s’ouvre, se penche vers tout…

Mon attention retrouve les rimes comme la tendresse retrouve dans l’ombre la tendresse. Le rythme ! J’en subissais profondément la domination et l’empreinte. J’en avais déjà été troublé l’autre soir tandis qu’il arrachait de sa mémoire, à l’appui de son effort consolateur, des fragments de son poème : les mots travaillés, brillant brusquement dans l’ombre comme des diamants ; mais ceci, par un pressentiment, me semblait plus important.

Il se balançait un peu, pris tout entier par la musique invincible, y obéissant aussi complètement qu’au tremblement régulier de son cœur, et je sentais vivre en moi le battement de ses douces paroles. Il semblait chercher, revoir et croire infiniment. Il était dans un autre monde, où tout ce qu’on voit est vrai, où tout ce qu’on dit est inoubliable.

Elle demeurait à ses genoux. Elle levait les yeux vers lui ; elle n’était qu’une attention qui s’emplissait comme un vase précieux.

— Mais son sourire, ajouta-t-il, n’était pas seulement de l’admiration envers l’avenir. Il y avait aussi en lui quelque chose de tragique qui m’a pénétré et que j’ai bien compris. Elle adorait la vie, mais elle détestait les hommes et avait peur d’eux, toujours à cause de l’enfant. Elle le disputait déjà aux vivants dont il n’était presque pas encore. Elle leur adressait, avec son sourire, un défi. Elle semblait leur dire : il vivra malgré vous, il fleurira contre vous, il se servira de vous ; il vous domptera, pour vous dominer ou pour être aimé, et déjà il vous brave avec son petit souffle, celui que je porte dans mes griffes maternelles. Elle était terrible. Je l’avais vue d’abord comme un ange de bonté. Je la retrouvais, sans qu’elle eût changé, comme un ange d’inclémence et de rancune : « Je vois une sorte de haine pour ceux dont il sera maudit crisper sa face, où resplendit la maternité surhumaine, son cœur sanglant plein d’un seul cœur, qui prévoit le mal et la honte, qui hait les hommes et les compte comme un ange dévastateur ; à vif dans la grande marée, la mère aux ongles effrayants, qui se redresse en souriant avec sa bouche déchirée ! »

Aimée regardait son amant dans les rayons lunaires. Il me semblait que les regards se confondaient avec les paroles… Il dit :

— Je finis sur la grandeur de la malédiction humaine, comme dans tout ce que je fais et que je vais répétant avec la monotonie de ceux qui ont raison… « Oh ! nous n’avons, sans Dieu, sans port, sans haillon qui puisse suffire, que la révolte du sourire, debout sur la terre des morts, que la révolte d’être en fête dans le soir, morne saignement… Nous sommes seuls divinement, le ciel est tombé sur nos têtes. »

Le ciel est tombé sur nos têtes ! Quelle parole venait d’être prononcée !

Cette parole, que le silence murmurait encore, c’était le plus haut cri que la vie eût jeté, c’était le cri de délivrance qu’à tâtons mon oreille cherchait jusqu’ici. J’avais bien pressenti qu’elle s’élaborait, à mesure que je voyais une espèce de gloire finir toujours par agrandir les pauvres ombres vivantes, à mesure que je voyais le monde revenir dans la pensée humaine… Mais j’avais besoin qu’elle fût dite pour unir enfin la misère et la grandeur, et être la clef de voûte des cieux.

Ce ciel, c’est-à-dire l’azur que notre œil enchâsse, et l’azur qu’au delà on ne voit plus qu’en pensée ; le ciel : la pureté, la plénitude — et l’infini des suppliants, le ciel de la vérité et de la religion, tout cela est en nous, est tombé sur nos têtes. Et Dieu lui-même, qui est toutes ces espèces de cieux à la fois, est tombé sur nos têtes comme le tonnerre, et son infini, c’est le nôtre.

Nous avons la divinité de notre grande misère, et notre solitude, avec son labeur d’idées, de larmes, de sourire, est fatalement divine par son étendue parfaite et son rayonnement… Quel que soit notre mal et notre effort dans l’ombre, et le travail inutile de notre cœur incessant, et notre ignorance abandonnée, et les blessures que sont les autres êtres, nous devons nous considérer nous-mêmes avec une sorte de dévotion. C’est ce sentiment qui dore nos fronts, relève nos âmes, embellit notre orgueil et malgré tout nous consolera, quand nous nous serons habitués à tenir chacun dans nos pauvres occupations toute la place que tenait Dieu. La vérité elle-même donne une caresse effective, pratique et pour ainsi dire religieuse, au suppliant d’où s’épanouit le ciel.

… Il parlait doucement, à bâtons rompus, au sujet de ses vers, mais il versait à celle qui l’écoutait des paroles de moins en moins importantes, et ses propos allaient pour ainsi dire en se rapetissant.

Elle était en bas de lui, mais la face levée ; lui, plus haut, mais penchant. Une bague brillait dans le groupe. Je voyais l’ovale du visage féminin, la courbe du front de l’homme, et, à partir d’eux, l’ombre qui se propageait sans bornes.

Après avoir montré que nous sommes divins, il disait que leurs profonds éléments sont seuls communs aux êtres. Les caractères, les tempéraments, sous la réaction des circonstances innombrables, sont aussi multiples et divers que les traits des visages, mais au fond, il y a de grandes ressemblances nues, qui s’équivalent comme les pâleurs des crânes. Aussi toute œuvre artistique qui assimile deux cas, et dit qu’un visage est à l’image d’un autre, est une hérésie, à moins d’être saintement profonde.

— C’est pour cela, dit l’homme, que le vrai poème de l’humanité n’est fait ni de couleur locale, ni de documentation sociale, ni d’amusements verbaux, ni d’ingénieuses intrigues. Il vous saisit par un froid religieux. Il est constitué par le secret affreusement monotone et éternellement déchirant des êtres, autour desquels l’ombre et la solitude effacent le lieu où ils sont et l’époque où ils passent.

Il parla ensuite de la poésie pour dire que ce qui faisait le prix d’un poème, c’était uniquement le mouvement, c’est-à-dire la façon dont partait chaque strophe, dont chaque début de phrase dégageait la vérité, et que ce qui en constituait la difficulté, c’est qu’il fallait posséder l’impression d’ensemble, pour se guider sur elle, — avant d’avoir commencé ; qu’on voyait bien par l’élaboration d’un poème, si court qu’il fût, que créer, c’est commencer par la fin. Puis il parla des mots eux-mêmes, les mots, choses vagues, saisissement, , lorsqu’ils sont arrangés, mais qui, au moment où on les prend dans la circulation, sont grossiers et dissimulent leur sens. Il fit cette confession :

— J’ai tellement le respect de la vérité vraie qu’il y a des moments où je n’ose pas appeler les choses par leur nom…

… Elle l’écoutait. Elle disait : oui, tout doucement, puis elle se tut. Tout semblait emporté dans une sorte de suave tourbillon.

— Aimée… fit-il à mi-voix.

Elle ne bougeait plus ; elle s’était endormie, la tête sur les genoux de son ami. Il se croyait seul. Il la regarda ; il sourit. Une expression de pitié, de bonté, erra sur son visage. Ses mains se tendirent à demi vers la dormeuse, avec la douceur de la force. Je vis face à face le glorieux orgueil de la condescendance et de la charité, en contemplant cet homme qu’une femme prostrée devant lui divinisait.