L’Enfer des femmes/Le fou du lac Bleu

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H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 157-164).


LE FOU DU LAC BLEU


Ils étaient à Cotterets, Adolphe courait les champs et les bois avec sa chère femme, la faisait monter à cheval, tirer au pistolet, riait de sa maladresse et la trouvait toujours adorable. Comme il était excessivement jaloux, il ne la quittait pas et ne recevait personne. Sans le savoir Dunel agissait très sagement ; let hommages, les galanteries, n’eussent rien fait sur l’esprit de Lydie ; mais elle était dans une erreur que seule prolongeait son ignorance de toutes choses. Un mot pouvait l’éclairer et lui montrer que le bonheur durable n’était point dans les jouissances matérielles seulement. L’âme, étant immortelle, a des affections plus longues que l’existence de notre corps ; du moins elles nous semblent telles, et nous en avons presque des preuves, car un amour immense sacrifie volontiers sa vie.

Un jour qu’ils faisaient une longue excursion tous deux à cheval, Lydie voulut s’arrêter. Ils descendirent, attachèrent leurs montures et se promenèrent sur le gazon près d’une eau transparente.

Un jeune homme mince et pâle était assis tout près de l’eau et tenait sur ses genoux un petit portrait qu’il regardait sans lever les yeux.

— Qui est cet homme, demanda-t-elle ?

— Un malade aliéné qui sort tous les matins et ne rentre que pour dîner et se coucher. Il passe son temps à regarder le portrait qu’il tient là.

— Oh ! je voudrais bien parler à cet homme ! Le voulez-vous ? demanda la jeune femme, dont la curiosité venait d’être éveillée.

Ils s’approchèrent de lui.

— Pourriez-vous, monsieur, dit Dunel, m’apprendre comment on nomme ce lac ?

Le jeune homme leva sur lui de grands yeux noirs, vifs et étincelants, qui contrastaient avec sa chevelure blonde.

— Le lac Bleu, monsieur, dit-il, avec un accent gascon très prononcé.

Adolphe remercia ; Lydie, fit une charmante inclinaison de tête.

Le jeune homme, à la fin de sa phrase, eut une de ces petites toux sèches et creuses qui résonnent au fond de la poitrine comme un gémissement.

— N’ai-je pas eu le plaisir de vous rencontrer à Cotterets chez le docteur Dozou, dit Dunel ?

— Cela se peut, c’est mon médecin. Il prétend que je suis phthisique et que j’ai fort peu de temps à vivre.

— Alors, monsieur, si vous voulez bien me le permettre, je vous dirai que vous restez sur cette herbe humide, et que vous allez aggraver encore votre état.

Le malade ne répondit pas ; il donna à Adolphe le portrait en disant :

— Voyez si elle est jolie.

Les deux époux regardèrent avec une vive curiosité.

— Bien jolie ! dit Lydie.

— Charmante ! ajouta Dunel.

— Eh bien ! dit le malade, en reprenant à deux mains son portrait. Eh bien ! je ne la reverrai jamais plus.

— Pourquoi ? hasarda la jeune femme.

Il étendit le bras et parla comme s’il eût été seul.

— Je suis né là-bas, je fus élevé parmi des jeunes gens sans principes, je devins sceptique ; les excès de tout genre ont détruit ma santé, mon cœur était flétri et mon visage ridé. J’ai vu cette enfant, je l’ai aimée ; mais j’étais resté trop longtemps dans la fange, je me sentais ignoble, je mentais pour me faire croire meilleur. J’ai menti et j’ai perdu son amour. Maintenant je n’ai plus que son souvenir et son image pour reconstruire le passé. Je veux la regarder tant qu’il me restera un souffle de vie.

Lydie était toute frissonnante, elle se serrait contre son mari.

Le jeune homme, après un long silence, murmura d’une voix triste quelques vers de Musset. Sa parole, qui mettait une inflexion particulière sur les mots les plus mélancoliques, avait quelque chose qui attirait les larmes.

Madame Dunel fit un mouvement de retraite pour se soustraire à ce spectacle qui lui donnait trop d’émotion.

Le malade ne sortit point de sa rêverie et chanta d’une voix lente une chanson de Jasmin. Le rhythme cadencé accompagna les pas des deux époux qui s’éloignaient. Lydie ne parla pas d’abord, elle écoutait cette harmonie qui s’éteignait peu à peu dans la voix mourante du poitrinaire. Elle remonta sur son cheval et ils repartirent.

Cet homme est bien étrange, dit-elle, toute pensive.

— Il est fou, répondit Adolphe.

— Vraiment ? cela m’étonne.

— Ne vous l’avais-je pas dit ?

— Je ne crois pas. Je voudrais que tous les gens sensés pensassent comme lui.

— Je vais en être jaloux, dit Dunel en riant.

Ils rentrèrent pour dîner ; la jeune femme était dominée par le souvenir de sa rencontre, elle ne pouvait croire que l’homme qu’elle avait vu fût privé de raison. Elle voulut éclaircir ce doute. En sortant de table, elle interrogea le docteur, qui lui dit qu’en effet, le jeune homme était atteint d’une de ces aliénations mentales qui ne sont point à craindre pour les autres et dont la douceur permet aux malades d’être libres.

— Je le connais depuis longtemps, ajouta-t-il. Une fois je l’ai rapproché de celle qu’il aimait ; à peine était-il pardonné, qu’il s’est perdu de nouveau. À cette époque déjà son esprit n’était pas sain. Nos Méridionaux sont très exaltés et sujets à ces sortes de maladies. Depuis longtemps sa raison et sa santé s’altèrent chaque jour de plus en plus. Maintenant tout est fini pour lui et je crois que lorsque nos Parisiens quitteront les Pyrennées, il s’en ira dans le petit cimetière près du château de sa mère, sous un immense saule qu’il a choisi pour avoir, dit-il, de l’ombre sur son tombeau.

— N’est-il aucun moyen de le sauver ? dit madame Dunel.

— Aucun. D’ailleurs il attend la mort et la désire. S’il se croyait guérissable il se tuerait. On fit demander le docteur. Au même moment un coup de vent fit tourbillonner dans l’air une feuille jaune qui vint tomber dans la salle. Le docteur la ramassa et la leur montra.

— Tenez, dit-il, les feuilles commencent à tomber ; elles me brisent le cœur quand elles se détachent, car chacune entraîne un corps dans cette terre. On me demande sans doute pour une vie prête à s’éteindre ; vous qui êtes jeunes et bien portants, partez vite car ce séjour vous attristerait bientôt.

— Cet homme est plein de cœur, dit Lydie dès que le docteur eut disparu.

— Je le trouve très ennuyeux répondit Adolphe, et peu gai. La seule chose qui me plaise, c’est qu’il vous croit en bonne santé et que nous pouvons sans inquiétude nous remettre en route.

Pendant que Dunel donnait l’ordre de tout préparer pour leur départ, Lydie monta dans son appartement. La nuit venait. Elle se mit à la croisée du jardin, et vit passer le docteur qui se promenait en soutenant le jeune homme du lac Bleu. Ils causaient, et elle entendit clairement leur conversation.

— Je veux encore marcher un peu, disait le malade.

— Ainsi c’est un étouffement, une suffocation qui vous a pris pendant la promenade ?

— Oui, et l’on m’a rapporté ici. Dites-moi, cher ami, ajouta-t-il gaiement, il paraît que je vais plus mal.

Le médecin balbutia quelques mots.

— Je vais plus mal, tant mieux, n’essayez pas de me désabuser ; vous savez que je tiens beaucoup à embrasser ma mère, et je vais partir sur le champ, car je ne veux pas que le temps me manque.

Le docteur ne répondit rien.

— Je suis bien sûr que je vais mourir, car elle me parle maintenant. Vous ne savez pas ? ce matin elle m’a dit : — Je t’aime. — Vous voyez bien que je vais mourir.

Lydie avait retenu sa respiration pour ne pas perdre une inflexion de voix. On meurt d’amour, pensa-t-elle, je le comprends ; mais ce doit être un affreux supplice.

— Voilà qui est fait, dit Adolphe en rentrant. Qu’est-ce que vous regardez donc, ma chère ?

— Ce pauvre jeune homme, c’était pour lui qu’on demandait le médecin.

— Mais qu’avez-vous donc ? Vous tremblez décidément, la vue de cet homme vous trouble. Il ferma vivement la fenêtre, et par un mouvement nerveux attira sa femme et l’entoura de ses bras.

Coquette, lui dit-il, je vous défends de penser à ce fou.

— Pourquoi donc ?

— Vous autres femmes, avec vos têtes d’enfants, vous aimez tout ce qui vous étonne.

— Que craignez-vous ?

— Que vous en aimiez un autre que moi.

— Mais cela n’est pas possible, dit-elle. On n’aime qu’une fois, et puisque je vous aime je ne peux pas en aimer un autre.

— C’est vrai, répondit Dunel, je n’y songeais pas, c’est tout à fait impossible.

Il se garda bien d’ajouter un mot, craignant de détruire l’erreur de Lydie, en lui apprenant qu’on pouvait aimer plusieurs fois et même très souvent, ainsi qu’il le pensait.

— Tu es un ange, lui dit-il en l’embrassant.

Cependant il pressa leur départ.