L’Enfer des femmes/Le vicomte de Maguet

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H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 213-218).


LE VICOMTE DE MAGUET


Le premier effet que la lecture produisit sur Mme Dunel ne fut pas défavorable à son mari, s’il faut en juger par le billet que le lendemain matin elle écrivait à Violette :

Duchesse chérie,

Je puis aujourd’hui me confier à vous, et je me hâte de le faire. Pendant ces trois derniers jours-ci j’étais malade moralement ; ma souffrance venait de l’obscurité qui m’entourait. Il ne faut pas qu’une femme soit trop ignorante ; mon mari m’a donné des livres et les pensées des autres m’ont instruite. J’ai deviné de grandes âmes dans ces auteurs, ils ne m’ont point jetée dans l’exaltation, ni dans la rêverie. Au contraire, à leur contact j’ai senti mon jugement gagner en élévation et en justesse. La réalité, quel que soit son mauvais côté, vaut mieux qu’une peur vague qui vous laisse supposer tout un monde de douleurs. D’abord je m’affligeai de ce que mon mari n’avait point en lui — cette moitié de divinité que Dieu donne à beaucoup d’êtres, (autrefois j’aurais dit à tous), — cette poésie qui fait la joie de l’esprit. Enfin, je souffris de l’avoir vu sortir sans moi, pensant que tous les jours de ma vie devaient ressembler aux premiers de notre mariage.

J’ai bien versé quelques larmes en renonçant à ces chères illusions ; mais je me suis consolée, car j’ai acquis de bonnes certitudes moins séduisantes, mais plus durables.

Les femmes ont une tâche sérieuse et ne doivent pas trop écouter les hymnes que leur jeunesse lance au ciel. Les oiseaux ne chantent pas sur les branches quand il leur faut des brins d’herbes pour leurs nids.

Mon Adolphe est un beau garçon, doué d’esprit naturel, mais il manque d’imagination. Il est de plus essentiellement terrestre et pense être venu sur notre globe comme un champignon. Malgré cela, son âme est franche et son cœur droit. Il aime sa femme, son ménage, et chérira ses enfants. S’il ne tombe pas à genoux pour remercier Dieu de ses bienfaits, il saura bien vivre et ce sera son cantique d’action de grâce. En faut-il davantage pour être bon mari ? Il me fait une vie tranquille et m’aime, il est poète à sa manière. L’éducation de nos enfants pourrait seule souffrir de sa naïveté ; mais pour conseil il leur donnera l’exemple de sa vie, et, quant aux principes, je serai là, moi, qui aurai besoin d’un but quand l’amour de mon mari se changera doucement en amitié ; car, chère duchesse, je sais maintenant que l’amour passe ou plutôt change de nom ; Vous ne me l’aviez pas dit, je ne regrette pas de l’avoir appris.

La vérité, voyez-vous, a cela de charmant, qu’elle nous donne une pleine sécurité en nous montrant les côtés imparfaits de toutes choses. Un trop grand bonheur nous trouble, il semble toujours nous déguiser des chagrins inconnus, tant nous comprenons que la perfection n’est pas ici-bas.

Vous voulez que je Vous parle de mon bonheur, c’est, dites-vous, le seul moyen de vous rendre heureuse. Eh bien ! vous voyez que je vous obéis ; pourquoi, de votre côté ne me dites-vous rien ? Il me prend envie de supposer que vous n’avez rien de bon à me dire, mon pauvre cœur. Il faut absolument m’ôter ce doute, si vous ne voulez pas me troubler. Venez bien vite.


Comme on le voit, Lydie ne se doutait pas de sa véritable situation.

En recevant le billet, Mme de Flabert fut émue. Dans cette résignation n’y avait-il pas une certaine tristesse ?

Violette relut souvent ces lignes en tremblant, examina le papier pour y chercher la trace de quelques larmes, et finit par croire que Lydie lui disait bien toute sa pensée.

Elle attendait des visites et ne pouvait se rendre immédiatement au boulevard des Italiens ; aussi ne tarda-t-elle pas à voir arriver Mme Dunel, qui n’avait pu résister plus longtemps au désir d’embrasser son amie.

Elle tomba dans le cercle des connaissances de sa duchesse.

Tout le monde la trouva gracieuse, sans affectation, charmante, pleine d’esprit, délicieuse enfin. Il y avait là plusieurs jeunes femmes. En causant, elle remarqua, non sans plaisir, que leurs maris s’absentaient sans cesse, qu’elles vivaient seules. Si elle eût pu concevoir un doute sur l’empressement d’Adolphe, en le voyant s’éloigner de chez lui, ce doute se fût enfui de suite. On parla soirée, bal. Elle fut invitée pour une fête que devait donner une grande dame assez âgée qui se trouvait présente.

— Nous irons, dit Violette, dès que la dame fut partie. La baronne n’est pas riche ; mais il paraît, malgré cela, qu’elle a le secret de donner des bals superbes. Je veux aussi commencer mes réceptions, et dès que M. de Flabert aura fait choix d’un jour, je donnerai des ordres à ce sujet.

Presque tous les visiteurs étaient sortis sans que Violette consentît à laisser partir Lydie.

— Je veux, lui dit-elle, que vous me promettiez de venir ce soir avec M. Dunel. Nous dînerons ensemble et nous irons ensuite au théâtre tous quatre, si nous pouvons obtenir ces messieurs.

— Bien volontiers. Quand mon mari rentrera, je lui demanderai si ce projet lui sourit. Pour moi, rien ne me plaît autant que ces sortes de réunions. Mais il est déjà tard, comment pourrons-nous nous procurer une loge ?

— Je m’en charge.

Le dernier visiteur, un garçon de vingt ans, d’une beauté remarquable, se retira.

— Enfin, dit Lydie dès qu’il eut disparu, les voilà tous partis. Ils m’empêchaient d’être seule avec vous, et, ce qui est pis encore, c’est qu’ils n’ont pas l’air de vous aimer, à l’exception d’un seul…

— Que voulez-vous ? Ils ont peut-être trois cents connaissances comme moi ; en conscience, ils ne peuvent les aimer toutes.

— Vous avez raison. Eh bien ! sur dix que j’ai vus, je gage que vous avez un ami véritable, ce jeune homme qui vient de vous quitter. Qui est-il ?

— Le vicomte de Maguet, répondit indifféremment Violette.

— Je le connais, vous me l’avez présenté. Mais quel homme est-ce ?

Pourquoi ces questions ?

— C’est que je lui trouve une figure douce et charmante : il doit être bon. On dirait que vous ne pensez pas comme moi ; me serais-je trompée ?

— Non, non, dit la duchesse en balbutiant. Ma chère âme, vous babillez comme une femme heureuse.

— C’est vrai, répondit Lydie en embrassant les joues roses de Violette. Nous reprendrons la conversation juste au point où nous l’interrompons ; mais il faut que je vous laisse, il va rentrer, et les visites de ces messieurs sont trop précieuses pour qu’on en perde une minute.