L’Enfer des femmes/Un mariage ordinaire

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H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 141-150).


UN MARIAGE ORDINAIRE


Le soir, quand le dîner fut terminé, M. de Cournon s’approcha de sa cousine, et lui rappela que huit jours s’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté le couvent.

— Je vous comprends, lui répondit Lydie, vous voulez savoir mon opinion sur le mari que vous m’avez trouvé.

— Oui, charmante cousine, que dois-je penser ?

— Vous devez penser au contrat, dit gaiement la jeune fille. Vous pourrez nous marier quand vous voudrez. Quelques minutes après on instruisit Dunel de son sort ; il fut ravi et se perdit en projets d’amour. Il allait enfin posséder cette femme tant désirée.

Dès ce moment il y eut sur son visage une joie que Lydie regardait avec bonheur, comme étant son ouvrage. Il fut convenu que Dunel s’occuperait de toutes les dépenses nécessaires à leur établissement. Un séjour dans le genre de l’hôtel de Cournon n’eût pas été du tout de son goût ; il consulta là-dessus sa fiancée qui répondit :

— Tout ce que vous ferez sera bien fait.

Elle n’avait pas été assez heureuse au couvent pour désirer une maison qui ressemblât à une communauté. Dunel loua donc un appartement au premier, boulevard des Italiens, et y fit son nid avec une sorte de volupté. Là, se disait-il, je mangerai bien, je dormirai mollement couché et j’aurai pour femme la plus charmante créature du monde. De la salle à manger il fit un temple à sa gourmandise, cette salle s’ouvrait sur un petit fumoir garni de pipes de tous genres, de cigares exquis, de divans bas, de coussins, le tout dans le style oriental le plus pur. Dans sa chambre, les meubles étaient en ébène sculpté, et les tentures en velours gros bleu. Le salon, grand, tout doré, de couleur claire, était froid d’aspect comme un salon de réception. Pour la chambre de sa femme, il avait adopté les meubles Louis XV. Fauteuils, chaises, poufs et rideaux, tout était en satin rose. Sur les portes d’immenses draperies se relevaient par d’élégantes cordelières. Un tapis d’Aubusson étendait ses ramages gracieux sur toute la chambre. Le lit ne présentait qu’un amas de gazes et de dentelles. Le garde-feu était formé de branches de volubilis entrelacées qui s’élevaient aussi mignons que les pieds qu’elles devaient supporter. Un fuchsia naturel, dont les longues branches retombaient en grappes, était placé dans une suspension dorée. Entre les deux fenêtres une console-jardinière à plusieurs étages était entièrement couverte de rosiers. Dès que l’appartement fut prêt, le comte de Cournon vint avec sa cousine le visiter. Toutes ces choses parurent à Lydie des merveilles ; sa petite chambre rose lui fit l’effet d’un paradis. Cette attention de Dunel, et le plaisir qu’il semblait avoir pris à préparer tout cela la touchèrent.

— Mon Dieu ! lui dit-elle, pendant que M. de Cournon se regardait dans une glace du salon, que vous êtes bon ! Je passe si subitement de la tristesse à la joie, que je crains de n’être pas assez forte pour supporter mon bonheur. Toutes ces belles choses m’étonnent et me ravissent. Ce ne sont pas les objets eux-mêmes qui me plaisent, mais l’affection avec laquelle ils disent avoir été commandés. Cette joie que j’éprouve étreint mon cœur et me fait pleurer. Merci, monsieur, ajouta-t-elle, en lui tendant la main.

Adolphe prit cette main. Ils étaient presque seuls, il eut envie de poser ses lèvres sur le front de sa chère aimée. On ne peut exprimer combien un premier baiser se désire ; mais Lydie avait l’air si calme, qu’il craignait de l’irriter et de la perdre ; il réprima cet élan.

— Mon intention, mademoiselle, serait de ne pas habiter de suite cet appartement. Je voudrais voyager d’abord pendant six mois au moins : vous montrer le midi de la France, l’Italie, la Suisse, le voulez vous ?

— Très volontiers !

Le jour fut fixé pour le mariage, on invita seulement les témoins au dîner qui terminerait la cérémonie, les époux devaient partir le soir même. L’église de Saint-Sulpice était pleine de tout ce que le quartier avait de riche et d’aristocratique. La famille des de Cournon était un des plus beaux fleurons de la vieille noblesse parisienne. Le signe particulier de l’aristocratie est une grande dévotion, vraie ou fausse suivant la nature de chaque individu, mais généralement affectée. Tout le monde entra donc avec recueillement, ce qui n’empêcha pas que tous les hommes s’occupassent de Mlle de Cournon qui leur parut très belle. Les femmes prétendaient en voyant sa pâleur qu’elle était attaquée mortellement. Les avis ne furent pas partagés sur la vieille comtesse qu’on voyait seulement tous les dimanches à la messe ; avec sa toilette d’apparat on la trouva plus laide encore que d’ordinaire. Lydie chercha des yeux dans la foule quelqu’un qu’elle ne trouva pas. Où est Violette ? pensa-t-elle. Partie sans doute ! Que fait-on de sa volonté ? Chère fille ! Il me semble que son absence m’enlève une partie de mon bonheur. On rentra. La journée parut longue aux invités ; enfin le repas fut servi. Deux vieux dandis dans le genre du comte avaient été les témoins de Mlle de Cournon et deux membres du Jokey, ceux de Dunel, le duc étant en voyage. Ainsi le comte et son ami avaient pris tous deux leurs compagnons de plaisir, et sans la vieille figure de Victoire qui s’imposait une contenance grave, ce dîner eût eu plus l’air d’une partie fine que d’un repas officiel. Quelques instants avant que les convives fussent sortis de table, la comtesse emmena Lydie pour lui faire quitter son costume de mariée. Elles montèrent ensemble dans la petite chambre où Victoire n’était pas encore entrée depuis l’arrivée de Mlle de Cournon. Cette conversation toute de convenance se passa en remerciements de la part de la jeune fille et Mme de Cournon redescendit au salon.

En quittant sa robe blanche, son voile, pour un cachemire, et sa couronne pour un chapeau, Lydie se représenta les événements qui l’attendaient.

— Je vais retrouver dans mon époux, se disait-elle, maintenant que les convenances nous ne empêcheront plus de nous dire nos pensées, cette confidence et cet abandon qui me charmaient dans mon amie.

Elle se figurait l’amour avec des couleurs plus vives, mais expansif et tendre comme son amitié et ses relations avec Violette.

— Nous verrons tous ces beaux pays. — Comme je l’aimerai ! Je lui demanderai de ne plus lancer sur moi ce regard perçant qui me fait baisser les yeux. Puis tout à coup elle s’arrêta sur cette pensée. S’il allait me regarder ainsi quand nous serons seuls, j’aurais peur ; mais le souvenir de toutes les attentions que Dunel avait pour elle lui vint et la rassura.

Elle dit à sa femme de chambre de porter sa toilette de noce dans son nouvel appartement. Dunel et M. de Cournon lui avaient donné d’énormes bouquets de fleurs d’oranger, de camellias et de roses blanches ; elle les fit porter au couvent de Sainte-Marie pour dire adieu à cette maison où elle avait grandi, vida sa bourse au profit de la congrégation, reprit la petite croix qu’elle avait suspendue près de son lit, et fit savoir au comte et à la comtesse qu’elle était prête à partir. Dès ce moment une terreur vague s’empara d’elle. Lydie avait peur du mariage en quittant l’hôtel, comme elle avait eu peur du monde en quittant le couvent. Le soleil était brûlant et Mlle de Cournon avait froid. Elle croisa son châle sur sa poitrine, écouta très attentivement tous les bruits, redoutant l’instant où on allait la venir chercher.

Après le départ des deux femmes, le comte et ses convives allumèrent des cigares. Dunel avait bu et mangé comme un homme fou de bonheur qui se grise avec tous les plaisirs des sens ; et lorsqu’Éléonore rentra pour annoncer que madame était prête, et qu’elle attendait au salon, il se leva n’étant pas tout à fait de sang froid. Les époux accompagnés du comte montèrent dans la calèche pour se rendre dans leur appartement où l’on avait fait tous les apprêts du départ. Dunel assis en face de M. de Cournon et de sa femme, ne pouvait s’empêcher de la regarder avec bonheur ; elle était si belle, si timide, et tremblante comme une feuille d’arbre à l’approche de l’orage. Il aimait cette crainte qui la troublait et se demandait comment il avait pu désirer des femmes perdues. Cette certitude d’un bonheur tout proche jointe à l’exaltation d’une demi-ivresse le rendait si heureux que Lydie se rassura peu à peu. Elle éprouvait un certain contentement à voir la joie qui illuminait le visage de son époux. Ils ne se parlèrent pas. M. de Cournon, assez animé, causait beaucoup, il disait un grand nombre de riens que sa cousine et Adolphe n’écoutaient pas du tout. À mesure qu’on s’éloignait de l’hôtel, Dunel sentait son cœur battre plus vite.

— Mon Dieu, dit-il, mon front est brûlant. Je ne sais ce que j’éprouve.

— Qu’avez-vous donc ? s’écria Lydie, en quittant sa place pour se mettre auprès de lui. Ce mouvement fut rapide comme la pensée.

— Oh ! rien, dit Adolphe, ce n’est plus rien.

Cette action changea la direction de ses idées. Il lui fallait répondre aux questions qu’elle lui adressait.

— Voulez-vous qu’on fasse arrêter la voiture ? Souffrez-vous encore ? D’où peut vous venir ce mal ? Tout cela fut dit avec une inquiétude si touchante qu’il pensa : « Comme elle m’aime déjà ! » Cette affection rafraîchit son cœur plus que l’air du soir ne rafraîchissait sa tête.

— J’espère, mon ami, dit le comte, que je vous ai bien marié. Votre femme est charmante.

— Oh ! oui, parfaite, et vous n’avez rien fait de mieux dans votre vie que de me la donner.

On était arrivé, ils descendirent.

Après avoir conduit les nouveaux mariés jusque dans leur appartement, le comte embrassa sa cousine ; Dunel se jeta même au cou de M. de Cournon tant il était aise de le voir partir. Celui-ci rajusta ses favoris et s’en fut. Il s’était acquitté de cette mission, qu’il appelait une corvée, sans se douter de ce qu’elle avait de grave et de sérieux, sans envisager l’immense responsabilité qui pesait sur lui.

Nous allons voir disparaître de l’existence de Lydie ces deux personnages, le comte et la comtesse, qui ne sont en apparence que des comparses pour elle.

— Enfin, dit Adolphe en se précipitant aux genoux de Lydie, lui prenant les mains et les couvrant de baisers, j’ai cru que jamais nous ne serions délivrés d’eux. Que ce moment où je devais vous posséder à moi seul est venu lentement ! Si tout à l’heure je souffrais, c’est que l’impatience m’étouffait, l’amour brûlait mon cœur ! encore un jour et je crois que je serais mort. Je puis donc vous dire que je vous aime.

La jeune fille baissait les yeux et comprenait à peine cet élan d’amour, elle, qui avait presque perdu le souvenir d’une caresse. Il la tenait captive sous son regard.

— Asseyez-vous, lui dit-elle enfin d’une voix tremblante.

— Ma femme chérie, mon amour, je vous aime, répondit Adolphe prenant dans ses mains la tête de sa bien-aimée et la pressant sur ses lèvres.

Lydie était foudroyée de ce changement. Cet homme qui jusqu’alors osait à peine la regarder maintenant s’emparait d’elle comme d’un objet lui appartenant. Transition effrayante et monstrueuse que la loi autorise et qui pourtant est contre la nature ; les gens de tact savent la nuancer ; mais nous frémissons en pensant qu’il est des êtres assez grossiers pour ne pas comprendre ce que cette liberté laisse de devoirs à la délicatesse.

Mlle de Cournon souffrait déjà en voyant Dunel lui prendre de force ces caresses que plus tard elle aurait eu tant de bonheur à lui prodiguer. Elle se défendait, mais ses petites mains rencontraient toujours les baisers de son mari. Impatientée, presqu’en colère, sa figure prit un caractère de sévérité, mais Adolphe l’arrêta en lui disant d’une voix tendre et suppliante, comme une prière !

— Vous m’avez juré obéissance.

À ces mots Lydie sentit sa poitrine étreinte par une chaîne de fer ; elle comprit ce que ce mot pouvait contenir de souffrances.