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L’Enfer des femmes/Un raisonnement contemporain

La bibliothèque libre.
H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 281-292).


UN RAISONNEMENT CONTEMPORAIN


Le visage d’Adolphe n’avait pas subi la moindre altération ; il avait évidemment dormi d’un sommeil de plomb. Il mangea comme quatre et s’étonna beaucoup de voir sa femme ne toucher à rien. Il l’engageait à forcer un peu son appétit ; elle sentait des larmes monter à ses yeux ; puis elle s’efforçait de les cacher, et éprouvait cette douleur vive que causent les pleurs qu’on retient et qui dévorent intérieurement comme du feu.

Elle attendait depuis si longtemps déjà cette explication que son sang bouillonnait en voyant la tranquillité avec laquelle son mari se disposait à la lui donner. Enfin, ce siècle s’écoula, et après qu’Adolphe eut fumé paisiblement sa pipe, ils passèrent tous deux au salon.

Il commença :

— Je m’aperçois, ma chère amie, que vous êtes tout émue ; cela me fait beaucoup de chagrin ; cela se passera ; mais pour revenir plus tôt dans votre état normal, il ne faut pas vous écouter et vous abandonner à vous-même. Vous n’êtes pas un enfant, soyez raisonnable et ne faites pas de peine à ceux qui vous aiment.

— Merci, dit Lydie.

Il y a quelque chose d’affreux dans la demi-pitié des gens qui ne comprennent pas nos douleurs ; on préférerait de beaucoup leur complète indifférence.

— Mon amie, dit Adolphe, je vais causer avec vous comme avec une femme d’esprit. La vie est une chose sérieuse et non le rêve d’une jeune fille. Vous voyez, toutes, un roman dans le mot de « mariage, » qui pour vous veut dire « amour. » Vous vous trompez : rien n’est éternel, et l’amour passe plus vite que toute autre chose. Souvent même il n’existe jamais entre les époux ; chez nous, il a existé, il existe encore et l’affection qui nous unit est mille fois plus sérieuse et plus profonde.

— Qu’est-ce donc, selon vous, que l’amour ?

— Un des bonheurs que nous trouvons sur terre, le plus agréable peut-être : luxe de plaisirs, de sensations, sans lequel nous pourrions vivre, mais qui est le charme et l’enivrement de l’existence.

— Vous croyez donc qu’on pourrait vivre sans amour ?

— Comme sans merveilles pour charmer nos yeux, sans mets délicieux, sans parfums et sans harmonie. Quand l’amour vient, il faut en jouir, quand il s’en va, ne pas en attrister sa vie ; ce serait méconnaître le bien que Dieu nous a donné.

— Je vous comprends ; et le mariage, qu’est-ce selon vous ?

— La base de la société, la réunion des fortunes que le partage héréditaire diminue ; l’union de deux êtres auxquels une conformité de naissance et d’éducation donne des goûts à peu près semblables et qui leur fait la vie plus douce.

— Une affaire enfin ?

— Non, un acte sérieux et raisonnable, la religion de la famille !

— Voilà ce que vous appelez la raison ?

— Sans doute. Que pourriez-vous désirer maintenant ? Vous avez pour vous la jeunesse, la beauté, la fortune ; vous aurez un salon charmant où votre esprit attirera toujours la société qui vous plaira. Votre bonheur sera là. Vous savez que mes affaires m’éloignent de vous ; si j’ai besoin d’une petite distraction, d’un plaisir, si je suis forcé de voir mes amis, vous ne rougirez pas vos yeux pour cela. Après tout, un homme n’est pas une demoiselle, je vous promets de n’altérer en rien la fidélité que je dois aux liens conjugaux.

— Vous avez la décence d’arrêter là votre franchise, car le monde donne aux hommes des libertés qu’il interdit aux femmes.

— Oui, vous avez raison ; mais ces libertés, je ne veux pas en user ; que pouvez-vous demander de plus ?

— C’est bien, je vous remercie de vos vérités ; elles viennent tardivement, mais elles viennent.

— Que pensez-vous de ce que je viens de vous dire ?

— Rien.

— Rien ?

— Que je puisse vous dire et que vous puissiez comprendre.

Lydie s’était levée et se disposait à regagner son appartement.

— Ne partez pas sans me dire votre pensée comme je vous ai dit la mienne.

— Soit donc, répondit-elle en relevant fièrement la tête, écoutez-moi : Mon esprit et mon cœur ne sont pas semblables aux vôtres. Je pense, je sens tout autrement que vous ; je ne règle pas ma conduite sur les usages des autres, mais d’après les inspirations que Dieu me donne, parce que je crois que là se trouvent le vrai et le bien ; je ne changerai jamais. Le mariage, selon moi, n’est pas l’obéissance à une raison sociale, c’est un lien naturel que Dieu forme : il ne choisit pas ses époux dans telle ou telle classe, il les prend où il veut et, leur mettant au cœur une attraction réciproque, il les rapproche pour n’en faire qu’un seul être. Rien de bas et d’ignoble ne doit entrer dans un ménage, pas plus du côté de l’homme que du côté de la femme. Cette latitude que vous prenez de regarder de près le vice et de vous distraire par la vue d’un monde qui devrait vous faire horreur ne peut s’imposer à notre résignation. Vous apportez le péché dans nos foyers, et si nous l’acceptions, tôt ou tard il s’attaquerait à nous. Je ne veux pas qu’il en soit ainsi, vos principes me font rougir. Nous n’étions pas faits pour nous entendre. Ce n’est pas la Providence qui nous a placés sur le chemin l’un de l’autre, c’est un vieillard qui ne s’est pas demandé si votre nature et la mienne pouvaient s’allier, et n’a voulu que se débarrasser de moi, je le comprends maintenant. Nous ne pouvons réparer ce malheur ; mais je n’accepte pas la position qui doit, selon vous, en résulter.

— Et que voulez-vous faire ?

— Vous convertir à moi. Je le voudrai tant, que j’y parviendrai.

— Non, ma chère enfant ; votre exaltation est du délire. La jalousie qui vous égare se calmera, je l’espère ; il le faut, d’ailleurs. Si votre vie ne vous plaît pas, vous comprendrez qu’une bonne épouse et une femme chrétienne doit avoir pour première vertu la résignation. Nous aurons des enfants, vous les aimerez et leur donnerez les principes que vous avez reçus.

— Que leur dirais-je ? Je mettrais dans leur cœur la religion du vrai, l’honneur de la famille. À mes filles, j’inspirerais d’avance une immense tendresse pour leur époux et pour leur foyer, et le mensonge viendrait ensuite briser leur cœur comme il brise aujourd’hui le mien. Vous ne comprenez donc pas que c’est un crime de préparer ainsi de jeunes âmes pour le supplice, en faisant naître en elles des aspirations qui resteront écrasées dans leur poitrine ; et, puisque vous entendez ainsi la vie, dans votre société, élevez donc vos enfants en vue de cette existence. Ne leur parlez pas toujours de Dieu et de la vérité. D’ailleurs, ces filles, quand j’en aurais fait des femmes instruites et que leurs âmes s’entr’ouvriraient, si elles rencontraient et aimaient un honnête homme sans fortune, il me faudrait, avec vos principes, et toujours par convenance, étouffer leur amour et les jeter, les yeux mouillés de larmes, dans les bras de gens sensuels et terrestres comme vous, ou de jeunes vieillards usés avant l’âge comme le duc, et cela parce que ces hommes-là seraient riches et soi-disant de leur classe ! Que Dieu les laisse ensevelies dans mon sein, plutôt que de les faire naître pour ce supplice.

— Madame, calmez-vous, vous avez la fièvre.

— Et mes fils ! Il faudrait les voir jeter leurs premiers rêves à la tête de courtisanes effrontées, voir se faner leurs premiers printemps, et plus tard, étant bien blasés, prendre la vie d’une femme fraîche de sensations. Ce n’est pas ainsi que je comprends, moi, la vie et la société, et si chaque ménage ne renfermait pas un cœur lâche à côté d’un être égaré…

— Qu’est-ce à dire ?

— Que si toutes les femmes défendaient leur bonheur comme je défendrai le mien, les hommes qui aimeraient le vice y resteraient et ne se marieraient point.

— Mais que comptez-vous donc faire ?

Lydie s’était animée graduellement, et ses yeux enflammés donnaient à son visage une lumière surnaturelle. Soit l’impression d’une puissance magnétique, soit la frayeur que l’exaltation de sa femme lui causa, Adolphe sentit un frisson glacé parcourir tout son corps.

— Je vous suivrai partout, ajouta-t-elle, la loi me le permet, et je le veux. Si vous m’échappez pour céder à vos instincts, j’irai vous chercher ; je ferai rougir ces femmes, je les ferai pleurer en leur montrant les blessures qu’elles font à mon cœur.

— Ces femmes riront de vous.

— Alors elles vous feront horreur à vous-même.

— Oh ! madame, vous que je croyais sensée, vous feriez de pareilles folies ?

— Que m’importe ! En dehors de vous rien n’existe pour moi ; je vous convaincrai, ou je mourrai : je le sens, vous êtes une partie de moi-même, et il me semble que c’est mon âme qui se révolte contre les mauvais penchants de mon corps.

— Vous avez des idées de l’autre monde, dit Dunel.

— Oui, d’un monde où nous devons aller pour y rapporter une âme grande et pure. Cet espoir doit être notre occupation ici bas, et la satisfaction des sens, qui s’éteindront avec la matière, doit passer inaperçue.

— Vous m’effrayez, dit Adolphe en cherchant à s’en aller.

— Restez, fit Lydie en l’entourant de ses bras délicats.

— Laissez-moi, que me voulez-vous ?

— Je veux votre âme, que vous ne m’avez jamais donnée ; j’ai eu vos baisers, vos serments : tout cela devait être temporel ; je veux votre âme, que je n’ai pas connue ; donnez-la-moi dans un mot, dans un regard, dans un regret ; votre âme comprendra, il me la faut…

Elle resta debout, immobile, puis se laissa tomber sur le canapé, comme épuisée par les efforts qu’elle venait de faire. Cette attitude rassura Dunel, qui s’approcha d’elle et lui dit en l’embrassant :

— Voyons, calmez-vous. Votre imagination vous entraîne trop loin ; je vous ai parlé tranquillement des choses les plus ordinaires du monde. Je n’ai pas voulu vous faire de mal ; si je vous en ai fait, pardonnez-le-moi et oubliez cette scène. Je ne suis pas un homme méchant ; je veux que vous soyez heureuse, et croyez bien que tous les maris ne sont pas comme moi ; mais ne me demandez pas des choses impossibles. Vous voulez mon âme ? Vous voyez bien que c’est du délire. Revenez à la raison et soyez plus juste pour moi. Je vous aime.

Il l’embrassa de nouveau avec tant de douceur que Lydie, le regardant avec une sorte de compassion, lui dit :

— Pauvre homme ! je vous tourmente en vous demandant ce que vous ne pouvez me donner.

— Oui, vous voilà mieux déjà ; il faut vous mettre au lit, vous reposer un peu. Vous avez eu un petit accès de fièvre. Je vais envoyer chercher le médecin.

— Non, c’est inutile, je suis bien. J’ai seulement besoin d’être seule.

— Je vais faire venir votre femme de chambre.

— Je ne veux pas.

— Au moins, laissez-moi vous conduire chez vous.

— Merci, j’irai seule. Adieu ! lui dit-elle en fixant sur lui de longs regards tristes.

— À bientôt, lui répondit-il ; et il sortit.

Elle se leva et se dirigea vers sa chambre en marchant avec peine. Elle resta plusieurs heures dans un état de prostration, résultat de la fatigue que cette scène avait produite sur tout son être. Elle n’avait plus la conscience de ce qui s’était passé, ni du jour ou de l’heure présente. Elle eut de ces songes qui, dénaturant ou augmentant les objets, entourent d’images grotesques et effrayantes les esprits fatigués par de grands événements. Elle resta dans cet état jusqu’à ce que la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement.

En quittant sa maison, Dunel traversa le boulevard pour se rendre rue d’Antin, chez son médecin.

Il avait besoin de respirer ; le temps était superbe, sec et glacé.

Le sang, qui s’était porté vers sa tête, reprit promptement sa circulation ordinaire, et Adolphe revint bientôt à son état normal. En sa qualité de matérialiste, il aimait assez le calme de son intérieur.

— Cette scène, pensa-t-il, ne se renouvellera pas souvent.

N’étant plus en présence de l’extrême douleur de sa femme, il retrouva bientôt la quiétude indifférente et tranquille que donne un bon estomac.

— Il ne faut rien faire sous l’impression d’un premier mouvement, se dit-il ; ma femme était bien quand je l’ai quittée. Elle s’exalte par trop. Il me faudra peut-être un peu de sévérité pour éviter de nouvelles scènes. J’en aurai. Quant à sa maladie, ce n’est rien. Au lieu de consulter un médecin, ce qui semble la contrarier, je ferai mieux de lui envoyer son amie la duchesse. Elles s’aiment beaucoup et se consoleront ensemble.

Adolphe rebroussa chemin, et se rendit en se promenant à l’hôtel de Flabert.