L’Enfer du bibliophile/3

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L’Enfer du bibliophile, vue et décrit
Jules Tardieu, éditeur (p. 15-19).

III

LA DAMNATION


Enfin voyez-le sur les quais, notre amateur. ― Il sait et répète avec tout le monde depuis vingt ans qu’on ne trouve rien sur les quais. Mais il peut se faire qu’en dix ans une seule occasion se présente. Et cette occasion-là, il ne veut pas que d’autres que lui en profitent. Il a pour lui les autorités : Nodier et Parison, par exemple, qui trouvèrent sur les quais l’un le Marot d’Étienne Dolet, l’autre le César de Montaigne, payé à sa vente quinze cent cinquante francs, et qui lui avait coûté dix-huit sous ![1]

En général, l’amateur des quais est celui dont les manies sont les plus curieuses et les plus folâtres. Le client des ventes publiques et des libraires recherche et paie fort cher des livres parfaitement accrédités et cotés, de bonnes éditions des classiques, les Barbou, les Elzévirs, etc., etc. Le client des quais s’est buté à une spécialité encore inconnue et qui fera fureur plus tard.

Là se collectionnent les journaux, les revues, les brochures, les mémoires, les bribes négligées et qui, au bout d’un certain temps, deviennent introuvables. Essayez de chercher telle gazette d’il y a seulement vingt ans ! La Bibliothèque Impériale ne l’a pas ou ne l’a qu’incomplète. Si vous persistez dans vos recherches, un libraire vous dira quelque jour qu’il n’en existe qu’un exemplaire complet chez M. un tel, qui l’a acheté numéro par numéro sur les quais pendant dix ans.

Aussi l’amateur des quais est-il nécessairement un littérateur qui connaît son avenir. Riez tant que vous voudrez, en lui voyant acheter des babioles dont vous ne voudriez pas pour rien, il se console en disant en lui-même : ― dans dix ans, dans vingt ans, tu viendras me les demander à genoux ; tu ne les auras pas !

C’est sur les quais que se forment les collections impossibles, que se ramassent les riens qui vaudront de l’or. Aussi, s’il ne faut à l’amateur ordinaire que de l’argent et du goût (et encore chez plus d’un d’entre eux le premier supplée le second), il faut à l’amateur des quais, généralement pauvre et sans crédit, outre une patience de fourmi, le génie d’un inventeur.

Venez donc sur les quais. Vous n’y rencontrerez ni M. de Rothschild, ni M. Solar, mais vous y verrez par bonne fortune Ph. B., qui, par amour de l’antithèse, encadre son visage de trente ans d’une chevelure de platine, collectionnant avec fureur les numéros épars des revues anglaises et américaines ; L…, le poëte tragique, trottant comme un éléphant armé en guerre, les bras chargés de curiosités inconcevables ; C…, le peintre philosophe dont le cœur tressaille à la découverte d’un Enchiridion d’Épictète ; A…, l’adorateur du romantisme qui ramasse jusqu’aux débris des vers de Pétrus Borel et des vignettes de C. Nanteuil.

Que de passions ! que de folies ! hélas ! que je croyais innocentes. ― Écoutez donc comment mon péché me fut révélé.

  1. Nous aurions pu citer des témoins plus récents, par exemple M. de Fontaine de Resbecq, qui trouva, il y a quatre ou cinq ans, sur les quais, et paya six sous, un charmant exemplaire du Pastissier françois, Elzevir 1655, qui atteint quelquefois jusqu’à cinq cents francs dans les ventes. (Voy. l’intéressant petit ouvrage intitulé Voyages littéraires sur les quais de Paris, Durand 1857, in-18).