L’Enfer du bibliophile/4

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L’Enfer du bibliophile, vue et décrit
Jules Tardieu, éditeur (p. 21-24).

IV

AGONIE


J’étais rentré ce soir-là chez moi on ne peut plus mal disposé. Imaginez telles que vous voudrez des tribulations qui peuvent atteindre et blesser un homme de mon humeur et de ma profession. Un imprimeur avait tiré sans mon avis une feuille pleine de fautes ; le journal du soir m’avait montré mon dernier livre traîtreusement loué par un ami ironique ; ou tout autre malheur aussi grave.

Les éléments conspiraient ce soir-là contre moi avec les hommes. Une tempête de vent et de pluie faisait ruisseler mes vêtements. Je m’en revenais barbotant et marmottant, navré, énervé, dégoutant et dégoûté, une main sur mon chapeau pour l’empêcher de s’envoler, l’autre serrant mon pardessus sur ma poitrine. Jamais les douze coups de minuit ne sonnèrent d’une voix plus sinistre à l’horloge du palais des Quatre-Nations.

Rentré chez moi, je me dis, en mettant la tête sur l’oreiller : ― Eh bien, je bouquinerai demain ! et je m’endormis sur cette pensée consolatrice, qui me faisait entrevoir les quais éclairés d’une lumière douce et gaie, et les parapets émaillés de volumes de toutes couleurs.

L’ouragan grondait toujours ; l’averse fouettait de plus belle ; mais, à cette heure, étendu chaudement entre mes draps et avec une telle perspective pour mon réveil, je pouvais en toute sûreté répéter les vers de Lucrèce.

Fût-ce un rêve ? je voudrais le croire ; mais comment le pourrais-je ? J’ai fait du rêve et de ses manifestations l’étude de toute ma vie, et je sais à n’en pouvoir douter que le rêve n’est ni allégorie, ni une fantasmagorie, mais un langage par correspondance signifiant les idées par leurs analogies naturelles et les faits matériels par leurs contraires. Si donc Dieu m’eût voulu punir de ma sensualité littéraire, de ma libricité, peut-être m’eût-il effrayé par l’image de l’enfer des voluptueux qui, suivant Swedenborg, sont plongés, les uns jusqu’à la ceinture, les autres jusqu’au menton, dans un lac fétide. Peut-être, s’il m’eût voulu convaincre de la vanité de mes plaisirs, m’eût-il représenté à moi-même comme on voit les Allemands, au fameux chapitre[1] des Allemands dans le monde spirituel, portant sous leur bras des livres, et répondant à quiconque les interroge sur leur foi, leurs idées, leurs conceptions philosophiques en feuilletant un volume pour les y trouver. Ils expient ainsi leur dévotion immodérée pour la chose imprimée. ― Mais Dieu, à coup sûr, ne m’eût point soumis au supplice sans moralité et sans conclusion que j’endurai pendant plusieurs heures ; et surtout, il ne m’eût pas envoyé l’étrange vieillard que j’aperçus tout à coup debout dans un coin de ma chambre, et furetant avec des précautions de connaisseur dans les rayons de ma bibliothèque.

  1. Swedenborg, la Nouvelle Théologie.