L’Enfer du bibliophile/7

La bibliothèque libre.
L’Enfer du bibliophile, vue et décrit
Jules Tardieu, éditeur (p. 35-38).

VII

PREMIER CERCLE


Je me sentais subjugué ; mais, en vrai Français, je discutais avec moi-même la tyrannie que je subissais. Évidemment, pensais-je en me souvenant d’un vers de Charles Baudelaire : « ce jeu féroce et ridicule » doit avoir une fin. Peut-être vais-je tout à l’heure recevoir le loyer de mon obéissance. Et pour mieux gagner les bonnes grâces de mon juge, je me mis tout à coup à affecter les airs de la plus franche gaieté et à parler avec un complet détachement des sujets les plus variés. Après tout, cet être mystérieux, fût-il un démon ou un vampire, était certainement bibliophile ; son geste, son regard, son sourire étaient d’un connaisseur, et d’un connaisseur émérite. Il avait donc certainement une manie, un faible ; il ne s’agissait que de les trouver. J’essayai donc de l’éblouir en touchant le plus rapidement possible tous les points sensibles à l’épiderme d’un amateur. Le démon ne répondait guère, mais il m’écoutait. Et je vis avec une palpitation de joie défiler à notre gauche plusieurs cases inquiétantes, devant lesquelles il ne songea point à m’arrêter.

J’allais faire feu de toutes mes pièces en déroulant une théorie nouvelle de la bibliographie des incunables, lorsque le démon m’interrompit avec un rire atroce :

— Achète cela, me dit-il tout à coup, les dents serrées.

Ô douleur ! c’était le Serpent sous l’herbe, par Arsène Houssaye.

— Mon Dieu ! m’écriai-je en laissant tomber Capefigue et Léon Thiessé.

― Achète, reprit-il, c’est pour rien : cinquante centimes le volume, non coupé, avec hommage autographe de l’auteur. Tu n’auras pas tous les jours pareille fortune.

Le bouquiniste, visage inconnu, s’approcha de moi et me dit d’une voix mielleuse :

― Puisque monsieur fait collection des œuvres de M. Arsène Houssaye, j’ai là sous ma chaise les Onze Maîtresses délaissées, du même auteur, et Suzanne, et Fanny, et la Belle au bois dormant.

— Achète, me dit le démon ; achète la Belle au bois dormant, et Suzanne, et Fanny, et les Onze délaissées !

J’étais éperdu : j’ignore où je trouvai la force de porter ces nouvelles acquisitions. Le démon m’y aidait avec une adresse malicieuse, glissant les volumes sous mes bras et dans mes poches. De ce qui restait, il fit un petit paquet qu’il suspendit par une ficelle au bouton de derrière de mon habit. Dès ce moment-là, je résolus de me soumettre sans surprise ni murmure.