L’Ennemi de la mort/11

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Calmann-Lévy (p. 119-130).

XI


Le printemps était venu. Au pied des haies ensoleillées, dans la mousse et les brindilles, se montraient les « fleurs de mars » ou violettes. Sous les vieux chênes, à l’ombre des murs du petit cimetière propre au Désert, les pervenches tapissaient le sol humide, et, dans les prés qui se déroulaient au-dessous de la maison, les primevères officinales piquaient de leurs pétales jaunes l’herbe reverdie.

Une légère brise tiède faisait frissonner les jeunes feuilles des trembles autour du petit étang, au fond de la combe, et, dans le jardin que protégeait une forte haie d’acacias épineux, les arbres fruitiers, où se poursuivaient les chardonnerets, entr’ouvraient leurs boutons aux rayons du soleil d’avril.

Le long d’un petit chemin gazonné qui par les taillis se dirigeait vers l’étang de Petitone, Daniel s’en allait lentement, un bâton à la main. D’un geste distrait, il écartait parfois des pousses de saules, chargées de chatons velus, qui penchaient sur la sente, ou abattait dans la bordure un grappillon de baies d’yèble oubliées par les merles.

Comme toujours depuis quelque temps, le jeune docteur réfléchissait au silence persistant de sa cousine et en cherchait la signification. Il y avait maintenant tout près de cinq mois qu’elle était partie, et, quelque illusion qu’il eût souhaité de se faire, il ne pouvait se dissimuler qu’un tel silence n’était point accidentel, mais voulu. Aussi à l’inquiétude jalouse qu’il avait d’abord éprouvée avait succédé une irritation sourde qu’entretenaient ses raisonnements. Nul doute que, si elle en avait eu le ferme propos, Minna pouvait lui témoigner qu’elle ne l’avait pas oublié, ne fût-ce que par l’envoi peu compromettant de quelques paquets de quinquina : tous les quinze jours à peu près, Gary allait à Ribérac porter des provisions avec un mulet ; quoi de plus facile ?… Mais cette idée généreuse qui lui était venue sous la charmille du Bois-Joli, Daniel la jugeait étouffée par la futilité de pensées nouvelles nées au contact de la société qui florissait dans la petite ville. Quant à cette bonté de cœur, à cette chaleur de sentiments charitables, que lui avait vantée le curé de la Jemaye, il n’y croyait plus : il lui semblait évident que Minna en s’associant à son œuvre d’humanité, avait cédé à une émotion toute superficielle, causée par les paroles de pitié qu’il avait prononcées au cours du repas ; mais cette émotion était depuis longtemps finie. De tout cela il ne subsistait rien, non plus que des sentiments de sympathie un peu tendre qu’elle lui avait permis d’entrevoir.

Et, un sourire amer sur les lèvres, Daniel concluait que mademoiselle Charbonnière (de Légé), sa cousine, n’était qu’une jeune fille frivole, vaine, inconstante, coquette, indigne d’un amour sérieux comme celui qu’il avait ressenti pour elle ; et, en conséquence, il prenait avec énergie la résolution de ne plus songer à celle qui l’avait oublié.

Il se décidait, justement, pour cette conclusion, lorsqu’il ouït en avant le pas d’un cheval venant de son côté. Or, voici que tout à coup, au tournant du chemin, apparut sur sa petite jument grise Minna fraîche, rose et souriante. Elle eut, en le voyant, un petit cri d’étonnement joyeux et poussa vivement sa bête.

— Bonjour, Daniel ! J’allais chez vous.

— Bonjour, ma cousine, dit-il, un peu embarrassé,

— Cette visite n’a pas l’air de vous réjouir ?

— C’est que vous ne m’avez point accoutumé à de telles marques d’intérêt.

— Comment cela ?

— Vous le demandez ! fit-il avec impétuosité.

Alors, subitement, il dit quelles inquiétudes, quelles tristesses, quels tourments il avait endurés pendant ces cinq longs mois, son chagrin de se voir ainsi négligé, ses regrets, ses colères, et enfin la résolution héroïque à laquelle tout à l’heure il s’était arrêté.

Il parlait avec véhémence, et, sans une pause, il exhala tous ses ressentiments amassés, toute l’âcreté qu’il avait sur le cœur. Cependant Minna, de son petit mouchoir de batiste, essuyait ses yeux humides.

— Mais je ne vous avais pas oublié ! dit-elle.

— Alors, pourquoi ne pas m’avoir donné le plus petit signe de vie ?

— Je ne le pouvais pas…

— Quoi ? vous ne pouviez même pas faire ce que vous aviez spontanément promis sous la charmille du Bois-Joli ?

— Non…

— Et qui vous en a empêchée ?

— Je vous le dirai quand vous ne serez plus en colère… mais ce n’est rien de ce que vous pourriez supposer… rien qui puisse vous faire de la peine…

— Dites-le donc ! répliqua-t-il, un peu radouci par cette assurance.

— Plus tard… vous avez été méchant !… lorsque vous aurez mérité votre pardon.

— Mon pardon ! répéta-t-il avec amertume.

— Eh bien, non, non… ne parlons pas de cela… Faisons la paix, voulez-vous ?

Elle lui tendait sa petite main dégantée.

Toute la colère de Daniel tomba soudain. Il prit cette main trouée de fossettes et la baisa longuement.

— Méchant cousin ! disait Minna en appliquant de légers coups de cravache sur l’épaule de Daniel.

— Oh ! ma cousine ! que vous m’avez fait souffrir !

Et, ce disant, il leva le front vers elle.

Les cuirs de la selle criaient, et, dans le bois, un pic-épeiche martelait un arbre à coups de bec. Les deux jeunes gens restèrent, un moment, silencieux, leurs regards se croisant ; puis, la jeune fille, détournant les yeux, demanda :

— Où allez-vous ?

— Voir un malade, près de l’étang de Petitone.

— Je vais vous accompagner.

Elle retourna sa jument, et ils suivirent le même chemin. Daniel marchait à la hauteur du garrot, une main à la crinière de la jument, et fréquemment haussait la tête en arrière pour regarder Minna qui lui souriait. Pendant qu’ils allaient ainsi, au petit pas, elle l’interrogea sur ses occupations de l’hiver.

— Je visitais quelques malades, aux alentours ; et puis j’ai rédigé mon mémoire.

— Vous me le montrerez ?

— Certainement, lorsqu’il sera parachevé. Mais ce ne sera pas très intéressant pour vous.

— Pourquoi dites-vous cela ?… Oh ! la jolie fleur !

Et, dégageant sa jambe de la corne de sa selle, Minna se laissa lestement glisser à terre pour la cueillir.

Mais Daniel l’avait prévenue et lui présenta la fleur.

— C’est la ficaire, dit-il.

Elle considéra, un instant, cette belle fleur jaune étoilée, puis, relevant sa longue jupe sur son bras, elle marcha près de son cousin, qui menait la jument par les rênes passées au pli de son coude.

— Vous voyez que j’ai suivi votre conseil, dit-elle, je monte à l’anglaise.

— Je n’y avais pas pris garde, répondit-il préoccupé.

Ils avancèrent quelque peu, sans parler davantage, sur l’étroit chemin semé de pâquerettes, puis, Daniel demanda tendrement :

— Ne me direz-vous pas maintenant, Minna, pourquoi je n’ai pas eu de vos nouvelles ?

— C’est bien simple, fit-elle avec aisance ; monsieur de Bretout ne l’a pas voulu.

— Et qui est ce monsieur qui a tant d’autorité sur vous ? interrompit-il brusquement, avec un violent haut-le-corps.

Elle se mit à rire :

— Là ! ne vous fâchez pas ! C’est tout bonnement le vicaire du doyenné, mon confesseur.

Et alors elle raconta qu’interrogée en confession elle avait dû faire connaître à ce « saint prêtre », comme elle dit, l’existence d’un sien cousin avec qui elle avait les meilleures relations d’amitié. Sur quoi le dit monsieur de Bretout lui avait défendu toute communication avec le cousin, même les envois subséquents de quinquina, pour cette raison de prudence que le démon se servait fréquemment de moyens louables en eux-mêmes afin de perdre les âmes.

— Et ce saint homme, quel âge a-t-il ? demanda le jeune homme, ironique.

— Une cinquantaine d’années, je suppose…

Daniel réfléchit, un moment :

— Mais il a un parent jeune, n’est-ce pas ?

— Oui… il a un neveu, le vicomte de Bretout, qu’il nous a présenté, et qui venait souvent à la maison… C’est même lui qui m’a appris à monter avec une selle anglaise.

— J’admire comment ce prudent confesseur, si chatouilleux sur l’envoi à un cousin d’un médicament destiné à de pauvres gens, est si tolérant pour ces leçons d’équitation données par un étranger !… Mais que deviendrez-vous lorsque ce rigoureux directeur saura votre démarche d’aujourd’hui, et que vous vous êtes laissé baiser la main ?

Minna eut un sourire mutin :

— Il ne le saura pas !… Ici je me confesse à notre bon curé, qui me connaît dès l’enfance et qui est très indulgent pour moi.

— Ainsi, répliqua Daniel, stupéfait, vous avez deux âmes distinctes, selon que vous êtes à Ribérac ou à Légé ! Ce que vous n’eussiez pas permis à la ville, vous le tolérez ici ! Ce qui serait pour monsieur de Bretout un gros péché n’est pour votre curé qu’un signe innocent d’amitié ou de bon cousinage. Tantôt la pénitente de l’un, tantôt celle de l’autre, tiraillée entre deux confesseurs, vous n’êtes jamais vous-même… Ne voyez-vous pas tout ce que ce partage de votre conscience a de monstrueux ? Que ne la dirigez-vous en personne ! Interrogez-la, cette conscience, et elle vous répondra que, vous sachant en sûreté avec moi, vous n’avez pas commis un acte répréhensible en laissant prendre une gentille privauté à celui qui vous aime…

À cette déclaration, qui terminait brusquement une longue apostrophe, Minna rougit et demeura muette.

— Pourtant, fit-elle au bout d’une minute, il faut de la religion Daniel ! Comme disait monsieur de Bretout dans son sermon de l’Avent, c’est la marque de l’honnête homme. Moi, j’ai été élevée par une mère très pieuse et par une tante ancienne ursuline, que la Révolution avait chassée de son couvent. Aussi j’ai la foi. Je crois à tout ce qu’enseigne l’Église et je suis, à la lettre, ses commandements. Je dis mes prières matin et soir. Je me confesse souvent et j’obéis aux ordres de mon confesseur, quel qu’il soit. Si ce qui semble indifférent à l’un semble mauvais à l’autre, je me le permets ou m’en abstiens, selon la volonté de celui qui me dirige dans le moment : c’est tout simple.

— Tout simple !

— Vous qui êtes un incrédule, Daniel, vous ne pouvez comprendre cela. C’est pourtant beau, allez, la religion ! Si vous aviez assisté à la grand’messe de Noël, à Ribérac, vous seriez obligé d’en convenir. Au milieu de la verdure et des lumières, le petit Jésus, dans sa crèche, entre le bœuf et l’âne, attendrissait tous les cœurs. Et puis les chants, les cérémonies sacrées, l’encens, les lumières remplissaient les âmes d’une sainte émotion. Mais c’est surtout au moment de la sainte communion que cela était touchant ! Monsieur le sous-préfet en costume, les juges, le procureur du roi, l’officier de gendarmerie avec ses hommes en grand uniforme, le receveur particulier, les agents des régies, le maire, les adjoints, les conseillers, la noblesse, la bourgeoisie, en un mot tous les honnêtes gens de la ville se sont dévotement approchés de la sainte table : ah ! c’était un beau spectacle et bien édifiant !…

— Un beau spectacle, oui ! répéta tristement Daniel.

Ils débouchaient alors sur une lande élevée d’où l’on découvrait l’étang. À l’extrémité, près d’un boqueteau de chênes, une cahute de paysan se distinguait à peine parmi les fûts noirâtres des arbres.

— Maintenant, dit le docteur, il faut vous en retourner, ma cousine. Le malade que je vais voir a la petite vérole : vous pourriez l’attraper.

— Mais vous y allez bien, vous !

— Moi, c’est mon métier.

Elle eut la subite vision d’une grandeur simple dans le devoir professionnel accompli.

— C’est beau, cela ! fit-elle.

— Pas si beau que les gendarmes à la sainte table, répliqua-t-il avec un demi-sourire.

— Vous êtes un impie, Daniel !

— Peut-être est-ce vous qui l’êtes… Mais, tenez, voici une souche d’arbre qui se trouve là bien à propos. Je vais tenir votre jument pendant que vous remonterez.

Lorsqu’elle fut en selle, mademoiselle de Légé ajusta les rênes et ne bougea plus, attendant l’adieu de son cousin. Elle était charmante ainsi, avec sa robe de cheval à brandebourgs et sa petite toque bordée de fourrure où pointait une plume de héron.

— Allons, adieu, ma cousine.

— Adieu, Daniel… Vous ne m’en voulez pas ?

— Non… je vous plains seulement.

Elle eut un sourire et un hochement de tête, puis lui tendit sa main qu’il prit dans la sienne et laissa doucement retomber.

— Vous n’êtes pas aussi galant que tout à l’heure ! fit-elle dépitée.

— C’est que je vois embusqué au fond de son confessionnal un prêtre qui comptera ces baise-mains.

— Que vous êtes singulier ! Je ne vous comprends pas. Ce n’est pas vous, c’est moi qui ferai la pénitence indiquée par mon brave curé !

— Et par l’autre aussi !… Vous croyez lui jouer un bon tour, n’est-ce pas ? Eh bien, la première chose que vous demandera, je gage, l’abbé de Bretout, quand vous reviendrez à Ribérac, ce sera une confession générale.

— Je n’y avais pas pensé… C’est ennuyeux.

— Que ne le quittez-vous ?

— C’est impossible… Il est le confesseur de la bonne société, de tous les honnêtes gens !… Je ne puis aller trouver le vieil archiprêtre qui confesse le populaire : que dirait-on de moi ?

Sur ces paroles, elle tourna bride, soucieuse tandis que Daniel continuait son chemin…

Après trois ou quatre cents pas, il entendit derrière lui le galop d’un cheval. Lors, ayant fait volte-face, il avisa de nouveau sa cousine, qui paraissait avoir oublié la perspective d’une confession générale.

— Que je suis étourdie ! s’écria-t-elle aussitôt avec enjouement. Vous avez imaginé que j’allais au Désert pour vous voir ? Détrompez-vous ! Je venais tout bonnement vous dire de passer à Légé voir Gary qui est au lit, malade !

Et, satisfaite de sa petite espièglerie, Minna eut un joli éclat de rire en virant la jument, qu’elle poussa sur la lande à une allure folle…

Daniel, avec un sourire mélancolique, la regarda s’éloigner, sa longue jupe flottant au vent. Lorsqu’elle eut disparu, il resta là, un instant, songeur, immobile, puis reprit sa route.

Arrivé à la maison du malade et trouvant la porte ouverte, il entra.

Dans un bloc de chêne creusé en forme de mortier, appelé « pile » dans le pays, la femme broyait du millet avec un pilon de bois. Une marmite était au feu où chauffait de l’eau pour la bouillie destinée au repas de la famille. Deux enfants chétifs et dépenaillés comme la mère, assis à terre devant le foyer, semblaient attendre cette bouillie appelée « miquet », avec une patience de petits paysans quelque peu troublés par la faim.

À une extrémité de la pauvre demeure, sur un méchant châlit, dans des draps de « charpail » ou grosse étoupe, l’homme gisait, la figure couverte de pustules, la plupart croûteuses. Étendu sur l’échine, les paupières collées, la bouche entr’ouverte, il exhalait une puanteur abominable. À peine répondit-il aux questions du docteur. Celui-ci, prenant sa trousse, perça quelques pustules qui n’avaient pas crevé ; ayant fait, il tira de sa poche une boîte de cérat et en passa légèrement sur les croûtes formées, en recommandant à la femme de l’imiter à quelques heures d’intervalle. Puis, voyant que l’évolution de la maladie était normale, il se fit verser de l’eau sur les mains, en dehors du seuil, et s’en fut.

Comme il longeait l’étang pour rentrer au Désert par un autre chemin, Daniel s’arrêta sur un petit « tuquet », ou monticule, d’où la vue embrassait l’ensemble irrégulier de cette grande nappe d’eau. Tantôt elle était creusée en baies arrondies, au fond desquelles des ruisseaux élargissaient leur estuaire, ou bien elle se découpait en criques parfois allongées dans une dépression de terrain, comme les « fjords » de Norvège.

À la surface agitée par le vent doux du printemps, le soleil faisait briller en facettes innombrables des vagues menues qui venaient mourir sur la grève vaseuse, dans des fouillis de plantes où surtout abondaient les glaïeuls, le plantain d’eau et le jonc des chaisiers. En quelques endroits, des taillis épais venaient jusqu’au bord et réfléchissaient dans ce miroir les teintes vert tendre de leurs feuilles naissantes. À droite, quelques pins énormes se dressaient droits et sagement alignés comme la colonnade d’un temple grec ; et, au fond, tout au fond, submergeant la lande plate, l’eau semblait se confondre avec le ciel qu’elle reflétait. Dans une anse marécageuse, des vanneaux en troupe cherchaient leur manger parmi les chanvres d’eau, les aches, ou persil de marais, et d’autres herbes aquatiques. Vers le milieu de l’étang, autour d’un atterrissement qui formait un îlot couvert de roseaux, des canards sauvages barbotaient, tandis qu’en face, à l’extrémité d’un promontoire, un héron, debout sur une patte immobile, attentif, guettait une proie.

Daniel regardait tout cela et songeait. Ce héron pêcheur lui rappela soudain la plume qui parait le mignon toquet de Minna.

Quoique jamais ses pensées d’amour ne se fussent rigoureusement précisées, traduites en espérances, il sentait avec peine que dans l’avenir quelque chose le séparait de sa cousine. L’éducation religieuse de la jeune fille barrait le chemin à ses rêves qu’il n’avait encore jamais faits. Il reconnaissait que, dût-elle renoncer, un temps, à quelques pratiques dévotes pour lui complaire, elle était bien trop légère et futile pour se débarrasser vraiment des idées inculquées dès le premier âge par une mère et une tante bigotes, incrustées dans son cerveau par un usage constant. Il entrevoyait ce divorce spirituel et moral qui ruine tant de familles, entre l’homme affranchi des religions révélées et la femme soumise à la direction toute puissante du prêtre… Alors la plainte amère et pittoresque de M. Cherrier lui revint en mémoire, et, s’en retournant au Désert, il se disait à lui-même : « Jamais ! »