L’Ennemi de la mort/16

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 183-194).


XVI


Après un automne pluvieux et un rude hiver, le printemps était venu, maussade, avec des giboulées et des gelées matinales. Un dimanche d’avril, Jannic, au lieu d’aller entendre dévotement la messe à son habitude, se rendit à la cahute de Gondet, le « médecin des fièvres ». Ce n’est point qu’il fût malade de corps, mais il était amoureux, et venait demander au vieillard, expert en sortilèges, un philtre capable de lui concilier celle qu’il aimait. Sur le seuil, le jeune pâtre, qui avait essuyé un grain, secoua ses épaules et fit tomber à terre quelques grêlons attachés à l’étoffe poilue de son « sans-culotte », autrement sa veste.

— Salut à vous, Gondet ! fit-il.

— Bonjour à toi, petit !

Le médecin des fièvres était assis sur un tronc d’arbre, dans un coin de l’âtre, où fumaient des branchettes de fagots.

— Sieds-toi, dit-il à Janmic en lui montrant une « cosse » pareille dans l’autre coin.

Le garçon ne fit pas de manière pour s’asseoir, mais, poliment, attendit une interrogation de Gondet.

— Hé ! donc, reprit celui-ci, tu as quelque chose qui t’enrage, je le vois bien !

— Oui… J’aime une drôle, la Sylvia, qui ne me peut souffrir, et je voudrais un charme pour me faire aimer…

— Ça n’est pas une petite affaire ! dit le vieux après un moment, et puis ça coûte cher, mon pauvre ami !

— J’ai là une pièce de quinze sols…

— Baille, que je la voie ?… Elle est bonne, ajouta le bonhomme en la fourrant dans son gousset. Pour faire ce sortilège, reprit-il, besoin est d’une racine que nous allons chercher.

Ils sortirent.

Après avoir longtemps cherché, Gondet s’arrêta le long d’un taillis, et dit à Jannic en lui désignant une plante !

— Avec ton couteau fais un rond autour de ce martagon-ci, en ayant soin de ne point le gâter, puis arrache-le doucement.

Jannic ayant mis au jour la racine de martagon aux deux bulbes jumeaux, ils revinrent chez le sorcier, qui la prit et prononça dessus cette invocation :

— Ô martagon qui fais courir les filles après les garçons, fais que la meunière aime le berger, que la Sylvia aime Jannic !… Ainsi soit-il !

Ensuite de cela il dit au garçon :

— Partage cette racine en deux, mets-en la moitié dans ta paillasse, et l’autre dans celle de la fille ; mais qu’elle ne le sache !

Jannic, rempli d’espoir, s’en fut, disant :

— Je vais l’y mettre, coup sec : j’ai vu la drôle passer avec sa mère, toutes deux allant à la messe ; il n’y a personne, à cette heure, au moulin…

Dès son entrée au Désert, la Sylvia, toute drôlette alors, occupait le jeune garçon. Mais depuis qu’elle était devenue une belle fille, grande, bien faite, aux lèvres rouges, aux splendides yeux noirs, son amour avait crû avec elle et le travaillait si fort qu’il en était quasiment imbécile. Tout le long du jour, gardant ses brebis, il ne pensait qu’à Sylvia, et, la nuit, la voyait en rêve. Lorsque Mériol ou la Sicarie lui commandait quelque chose, des fois il restait là, planté, badaud, comme étourdi, n’ayant rien ouï, de manière qu’il fallait lui répéter l’ordre. Et Sicarie de s’écrier :

— Par ma foi ! on dirait que ce drôle est amoureux !… Mais il n’a encore qu’un duvet d’oison à ses joues !

Oui, cela était pourtant. Malgré sa jeunesse, le pauvre Jannic était amoureux à en perdre ses idées. Malheureusement, Sylvia ne l’aimait point. Même, comme le garçon l’avait dit à Gondet en son langage sincère, elle avait pour lui une sorte d’aversion.

— Passe ton chemin, berger ! lui disait-elle avec un sévère coup d’œil, lorsque d’aventure il voulait lui parler.

C’est qu’elle aussi avait un amour au cœur, amour exclusif et profond. Depuis sa maladie, elle se considérait comme la chose de celui qui l’avait sauvée : elle ne souffrait pas qu’un autre homme eût pour elle des attentions. Les regards amoureux de Jannic lui semblaient voler celui qu’elle se complaisait toujours à nommer son maître, comme pour constater qu’elle lui appartenait. Dès le temps où, petite fillette, elle venait au Désert à califourchon sur l’ânesse du moulin, elle admirait naïvement Daniel. Sa haute taille, ses larges épaules, son épaisse chevelure, son regard scrutateur et doux, l’expression énergique de ses traits, tempérée par un sourire d’une admirable bonté, tout cela lui imposait et lui semblait d’un être supérieur aux autres hommes. Maintenant qu’elle était fille nubile et comprenait les choses de l’amour, ses sentiments avaient changé de caractère : elle aimait Daniel avec toute la ferveur de son âme reconnaissante, avec toute l’ardeur de ses jeunes sens. Quelquefois, la nuit, en songeant que pendant sa fièvre typhoïde il l’avait ainsi tenue entre ses bras, pour la mettre dans le bain sauveur, elle frissonnait, fermait les yeux, et rêvait de coller ses lèvres brûlantes sur les mains qui l’avaient « tirée de la fosse », comme elle disait.

Daniel, lui, avait été d’abord un peu embarrassé d’effusions qui lui semblaient des témoignages de gratitude excessifs à la fois et puérils. Mais depuis que, sa convalescence achevée, Sylvia, comme épanouie par cette crise même, apparaissait désirable ainsi qu’un superbe fruit mûr, le docteur ressentait une satisfaction attendrie d’avoir par sa vigilance et par son audacieux traitement sauvé cette chair en qui la vie débordait. Il s’intéressait à Sylvia comme à son œuvre, et secrètement s’émouvait en se rappelant certaines protestations ingénues d’être à lui toujours. Et, maintenant que l’enfant naïvement vouée à lui s’était muée en une belle fille amoureuse, il se troublait en lisant au fond de ses yeux noirs la même protestation que ses lèvres n’osaient répéter.

Cependant il cherchait à réagir contre ce trouble. Il se disait que ce serait malhonnête d’abuser des sentiments que lui portait Sylvia. Toute mignonne, à côté de la belle fille qui n’ignorait plus la nature de son affection, il lui semblait voir encore la drôlette innocente qui, n’étant pas ingrate, avait suivi purement l’impulsion de son petit cœur, et cela lui donnait des scrupules.

Puis il y avait autre chose : la Cadette avait tout l’air de pousser Sylvia dans ses bras. Était-ce bêtise ou calcul, le docteur ne le démêlait pas très bien ; mais, chaque fois qu’elle en avait l’occasion, la bonne femme, de sa voix traînante, lui chantait les mérites de sa fille et ne faillait jamais de dire combien celle-ci était affectionnée au maître : « Elle est bien vôtre, allez !… Depuis que vous l’avez sauvée, elle se jetterait au feu pour vous !… »

— Si vous la voyiez maintenant ! lui disait-elle, un jour qu’elle était venue chercher un sac de seigle au Désert. Quel morceau de roi, au prix de ce que vous l’avez vue !… Vous devriez la prendre pour chambrière, ajouta-t-elle après un silence.

— Vous êtes une coquine ! interrompit Daniel, indigné.

— Et pourquoi, notre monsieur ? Elle serait plus heureuse avec vous qui êtes un tant brave homme et qui lui feriez bien, que non pas à se crever de travail avec le fils des métayers du Mas-Poitevin qui la voudrait prendre à femme !

Daniel s’en alla sans lui répondre. Cette mère qui, avec une espèce de candeur cynique, lui offrait sa fille, cette paysanne bassement raisonnante, le révoltait. Il lui répugnait de connaître en confidence une telle aberration de sens moral.

« Après tout, se disait-il, ne vaut-il pas mieux pour Sylvia être l’honnète femme d’un rustre que la chambrière-maîtresse d’un monsieur, comme la Madalit et autres du pays ? »

Parfois cependant il s’apitoyait en réfléchissant à cette dure destinée. Il lui semblait que ce serait un crime de soumettre une telle créature aux rudes travaux de la glèbe. Ces petites mains, quoique hâlées par le soleil, n’étaient pas destinées à manier le lourd hoyau ; cette taille élégante, qui se devinait sous de grossiers vêtements, n’était pas faite pour se courber sur la terre dure. Et surtout, en songeant que cette belle fille, d’une si délicate sensibilité native, serait peut-être pliée sous la volonté d’un paysan brutal, saoulard hebdomadaire, qui lui infligerait, dans le vin, des grossesses continuelles et d’ailleurs la meurtrirait de son poing noueux, — oh ! alors Daniel se sentait envahir par une sourde colère.

Malgré tout cela, lorsqu’il interrogeait sa conscience, il ne se reconnaissait pas le droit d’intervenir activement dans cette vie, et d’employer à la diriger l’ascendant du maître et l’influence du médecin qui l’avait sauvée. Ainsi tiraillé entre ses sentiments et les réclamations du devoir, le docteur s’efforçait de rester neutre et, à cette fin, évitait le plus possible la rencontre de Sylvia. Mais cela n’était point facile : autant il se dérobait, autant elle le recherchait. Fréquemment il la trouvait sur son chemin, souriante et muette, et, par sa mine expressive, déclarant son amour. Aussi bien saisissait-elle toutes les occasions de venir au Désert, et, quand les occasions manquaient, elle forgeait des prétextes.

Comme elle savait les goûts du « monsieur », le plus souvent Sylvia lui apportait un bouquet de fleurs des bois. Il arrivait bien, de temps à autre, que le docteur fût absent : c’était alors une déception qu’elle dissimulait en disposant au creux d’un vieux pichet, à cet usage destiné, le bouquet formé soigneusement par ses mains.

— C’est pour le maître ! disait-elle.

— Pardi ! Je pense bien que ça n’est pas pour moi ! faisait en riant la Sicarie.

Lorsque Daniel était à la maison, il la remerciait brièvement, quelque peu embarrassé de ces attentions trop significatives. Un jour qu’elle lui offrait une grosse botte de muguet, devant M. Cherrier, venu déjeuner le vendredi, comme il le faisait volontiers, le docteur dit à Sylvia, un peu sèchement :

— Tu te donnes trop de peine pour cueillir toutes ces fleurs.

— Ça n’est point une peine ! répondit-elle avec douceur.

Gênée par la présence de Sicarie et d’autres, même de Jannic qui la mangeait des yeux furtivement, Sylvia préférait rencontrer Daniel sur les chemins et les sentes des bois lorsqu’il allait voir quelque malade. Elle était heureuse de se trouver seule avec lui dans les taillis déserts et elle s’ingéniait à prolonger cette sensation délicieuse. Le docteur ne s’y prêtait guère et passait, le plus souvent, après quelques mots affectueux, mais rapides. Pourtant il ne pouvait pas ne pas être touché de ces obstinées gentillesses, et quelquefois se relâchait de son attitude réservée.

Comme il allait un jour visiter un enfant du braconnier Gavailles, il aperçut devant lui, dans une laie sablonneuse qui traversait une grande futaie, Sylvia chargée d’une gerbe de fleurs. Par hasard, il était à pied, un bâton à la main, et, voyant la belle fille qui lui souriait, il s’arrêta presque involontairement. Les cheveux noirs et crespelés de Sylvia, un peu défaits, flottaient sur son front et s’emmêlaient avec les fleurs de la gerbe qui tremblaient sur leurs tiges grêles au mouvement rythmé de sa poitrine.

— N’est-ce pas qu’elle est jolie, cette petite fleur, maître ?

— Très jolie et gracieuse…

« Comme toi ! » avait-il envie d’ajouter, mais il se retint.

— Je voudrais bien savoir comment elle s’appelle ?

— C’est la Bridza media

— Jamais je ne me souviendrai de ce nom !

— Elle en a un autre : l’amourette.

— Celui-ci, je me le rappellerai, dit-elle en rougissant.

À ce moment, les yeux de Daniel se portèrent sur les traces qu’avait laissées dans le sable blanchâtre de la sente le petit pied cambré de Sylvia. Les orteils, bien détachée, étaient légèrement marqués, tandis que le talon s’enfonçait profondément. Et Daniel se ressouvint de Sakountala, l’héroïne du poème ancien, dont les pieds laissaient sur le sol des empreintes semblables, caractéristiques de certaine beauté charnelle… Et, relevant les yeux, il rencontra ceux de Sylvia qui flambaient. Un ramier roucoulait dans les hautes branches des chênes, et, au loin, une vache en folie meuglait au mâle… Elle était là, tout près de lui, et Daniel voyait ses seins rigides enfler sa chemise de grosse toile. Un flot de sang lui monta au cerveau ; un instant, il fut gagné comme par l’ivresse universelle. Mais soudain il se reprit :

— Va-t’en, Sylvia ! dit-il sourdement.

Alors, détachant à regret ses yeux de ceux où elle se perdait, l’amoureuse s’en alla lentement, tandis que le docteur se dirigeait vers la masure de Gavailles…

En rentrant chez lui, le soir, il vit sur le rebord du vaisselier la gerbe d’amourettes apportée par Sylvia et la scène de l’après-midi se représenta devant ses yeux. Mais il écarta cette image troublante, et, la Grande ayant mis la soupière sur la table, il se lava les mains et s’assit.

Peu après, par une association d’idées qui le retenait vers Chantors, Daniel parla de la fauchaison que bientôt il serait temps de faire aux prés du moulin,

— Il faudra trouver des hommes, dit-il à Mériol, que le foin ne se perde pas comme antan.

— Dimanche, j’en chercherai.


Une douzaine de jours après, revenant d’une longue tournée, Daniel passait à Chantors où deux journaliers engagés par Mériol faisaient les foins. De loin il les aperçut, à l’extrémité de la prairie « bargeant » le fourrage, c’est-à-dire le disposant en piles. Après une journée brûlante, le soleil baissait sur l’horizon et envoyait à la cime des hautes futaies ses derniers rayons. Attendant que les hommes eussent achevé, le docteur débrida la Jasse et se coucha au pied d’une meule, où, presque aussitôt, fatigué de ses courses, il s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla, le crépuscule tombait sur la terre, et dans le ciel d’un bleu obscurci s’allumaient les étoiles. À l’ardente chaleur du jour avait succédé une douce tiédeur qu’embaumaient les senteurs des herbes séchées. Dans tout son corps rafraîchi par un bon somme, le docteur éprouvait une sensation de bien-être et de force, et il demeurait immobile à contempler le firmament où s’élevait sans hâte l’étoile du berger. Encore engourdi par un reste de torpeur, il rêvait en suivant des yeux l’ascension de l’astre superbe. Les deux hommes s’en étaient allés, leur journée finie, en respectant son sommeil. Les alentours étaient déserts. Derrière la meule, la Jasse broyait fortement le bon foin nouveau, et parfois, les naseaux chatouillés par le pollen des fleurs, s’ébrouait bruyamment. De-ci, de-là, les grillons sortis de leur tanière se recherchaient en susurrant parmi les racines des plantes coupées. Du lieu où Daniel était couché, la prairie descendait en pente faible jusqu’au ruisseau, dont les eaux, en amont, tombaient avec un murmure continu de l’écluse du moulin. Dans cet amoureux soir d’été, le docteur, allongé sur le dos, laissait son regard errer des hauts coteaux assombris, qui fermaient l’horizon, aux prés du petit vallon qui bordaient les deux rives. Il songeait à Sylvia, désirait sa présence et la redoutait en même temps, lorsque tout à coup il l’aperçut traversant à gué le ruisseau, son jupon troussé jusqu’au-dessus du genou, pareille, dans la faible clarté de cette heure, à une fée des eaux. Une vive émotion le saisit ; il voulut s’en aller, puis hésita : il lui semblait n’avoir pas la force de se mettre debout, de secouer le charme voluptueux qui le tenait. Cependant Sylvia montait vers lui, et, à mesure qu’elle approchait, sa personne se dessinait plus joliment dans l’imperceptible vapeur du soir. Maintenant elle était là devant lui, les cheveux à moitié défaits, en accoutrement de faneuse : chemise à coulisse découvrant la naissance des épaules, jambes nues sous le cotillon court.

— Bonsoir, maître ! fit-elle d’une voix douce, en s’asseyant à côté du jeune homme.

— Bonsoir, Sylvia… Que veux-tu ?

— Rien, sinon être un peu auprès de toi.

Il y eut un moment de silence, puis Daniel prononça nettement :

— Il faut t’en retourner, Sylvia.

— Ô maître ! laisse-moi un peu là ! Je suis si heureuse près de toi !… Tout près comme à présent…

— Il te faut t’en aller, te dis-je : ta mère se fâcherait.

— Elle n’y est pas… D’ailleurs je suis fille faite et maîtresse de moi !

— Va-t’en, Sylvia !

— Pourquoi me méprises-tu, maître ? Je suis noire parce que le soleil des fenaisons m’a « crâmée », mais je suis belle tout de même. Ce tantôt, dans le haut du goulet, derrière les vergnes, je me suis baignée, et, me mirant dans l’eau tranquille, j’ai vu que mon corps était beau, et j’en ai eu le plaisir parce que je t’appartiens et que, lorsque tu voudras prendre ton bien, tu n’auras pas dépit de moi… Si je parle comme ça, ce n’est point, tu le sais, que je sois une folle bringue… Il n’y a pour la fille de ma mère qu’un homme au monde et, si tu n’y étais plus, je porterais jusqu’à la mort la honte de ma virginité !… Il faut, à la fin, que je te le dise ! tout le jour je pense à toi, et, la nuit, en dormant, j’étends les bras et je te cherche…

Les mains sur son visage, elle parlait d’une voix basse, haletante de passion, ce cantique ingénu et fervent faisait frissonner Daniel.

— Vois là-haut, reprit-elle en redressant la tête après un court silence, vois ces milliers de lunous qui nous éclairent suspendus dans le ciel comme des calels allumés. Autour de nous, c’est la paix et la solitude ; la terre est tiède, l’air embaumé… Jette les yeux sur ta servante, maître ! Je ne te demande rien, rien que d’être tienne : je ne suis qu’une pauvre fille, mais je t’aime à me laisser saigner au col pour ton plaisir ! Je t’aime parce que tu es fort et bon, parce que tu m’as redonné la vie !… La fleur de cette chair que tu as sauvée de la mort t’appartient, ô maître !… oh ! prends moi…

Et Daniel, vaincu, se tournant vers elle, la prit dans ses bras.