L’Ennemi de la mort/17

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Calmann-Lévy (p. 195-206).


XVII


Cependant Jannic, las d’attendre vainement l’effet du sortilège, alla trouver Gondet : loin d’être devenue plus aimable, confia-t-il au malin bonhomme, Sylvia le rembarrait de rebuffades encore plus dures qu’auparavant.

— C’est que peut-être tu t’es trompé de paillasse ?

— Non pas !… Sylvia dort dans une petite couchette…

— Alors, il y a quelque diable qui s’est mis en travers… Mais nous allons faire un autre charme pour renforcer le premier. Tu m’apporteras une pigeonne de la grosse espèce, treize épingles de laiton… et puis une autre pièce de quinze sols.

— Mais, puisque le premier charme n’a rien valu ? objecta le garçon.

— C’est que tu as failli en quelque chose…

Le dimanche d’après Jannic revint avec les nouveaux éléments du prodige. Le sorcier, après avoir fait un signe mystérieux, serra d’abord la pièce d’argent. Puis, aidé du berger, il plaça la pigeonne le dos sur une table, les ailes étendues, et la sacrifia en lui fendant la poitrine d’un coup de son couteau. Ensuite, pendant qu’elle se débattait dans les dernières convulsions, il lui arracha le cœur, ficha tout autour les treize épingles et sortit, suivi du garçon qui portait une brassée de menu bois sec et de la braise dans un mauvais sabot. Arrivé au milieu de la lande, à la cafourche de « l’Anne rouge », Gondet alluma le feu et plaça sur le petit bûcher le cœur lardé d’épingles en disant avec solennité :

— Je veux que la Sylvia brûle d’amour pour Jannic, comme ce cœur brûle dans le feu… Il est cinq heures au soleil, ajouta-t-il, s’adressant au garçon, va-t’en et dis en chemin sept « Notre Père ».

Et, tandis que le jeune pâtre s’en allait vers le Désert en marmottant ses patenôtres, Gondet, rentré chez lui, plumait la pigeonne pour son souper. Si, à cette heure même, Jannic avait pu voir son maître et Sylvia qui cheminaient lentement sous bois, il aurait compris l’inutilité de tous les moyens fournis par le « médecin des fièvres ».

De son bras gauche, la belle fille s’attachait à Daniel, dont le bras droit reposait, caressant, sur ses épaules ; et, en marchant à petits pas, elle babillait tendrement, célébrait son bonheur d’une voix émue.

Depuis l’heure que tu m’as faite femme, disait-elle en levant vers lui ses yeux reconnaissants, je suis heureuse, bien heureuse… Pourtant, je ne le serai tout à fait que le jour où je tiendrai là, entre mes bras, attaché à mon tétin, un enfant de toi !

— Mais les mauvaises langues, Sylvia, ne les crains-tu pas ?

— Non, du tout ! Qu’elles disent ce qu’elles voudront. Je me suis faite tienne parce que je t’aimais, sans aucun motif blâmable ou d’intérêt : ainsi est que je me trouve innocente de tout mal. Au temps ancien d’Adam et d’Ève, dont parle volontiers notre capelan, et de leurs enfants même, sans doute, on faisait comme nous avons fait, on se mariait devant le soleil ou sous les étoiles sans maire ni curé…

— Ah ! ma petite, tu n’es pas à court de bonnes raisons ! fit Daniel en souriant.

Elle continua :

— Pourvu que je sois près de toi, je ne me soucie de rien, je ne redoute rien, ni de personne… Tiens ! dit-elle en montrant une de ces lianes indigènes dont on fait des attelles pour les charrettes à bœufs, vois cette « guidalbre », comme elle a échelé ce grand chêne. Sans lui, dans l’ombre, repliée à terre ainsi qu’un serpent, elle pourrirait sur l’herbe et la mousse humide. Attachée à lui, elle a grimpé fièrement jusqu’aux plus hautes branches et jouit du soleil et de la lumière… Moi, je suis de même : attachée à toi, je suis forte et heureuse…

Daniel écoutait, charmé, ces paroles naïves, tout imprégnées de poésie rustique.

— Tu es un amour de fille, Sylvia ! répliqua-t-il en la pressant contre lui.

En ce moment, ils atteignaient une clairière formée par un défrichement abandonné. Au milieu, la maison était en ruines, et, tout autour, la forêt reprenait possession de son domaine. Quelques pins, de jeunes chênes, de petits châtaigniers, semés par les oiseaux, poussaient parmi les bruyères et les ajoncs.

— Je vais m’en retourner, bonsoir ! dit-elle.

Et, se haussant sur la pointe des pieds, Sylvia tendit ses lèvres à Daniel qui, l’empoignant avec douceur, l’éleva jusqu’aux siennes.

— Bonsoir, ma fille chère !…

Arrivé chez lui, le docteur trouva la Cadette venue le prier de querir un meunier pour la remplacer… Elle s’allait marier avec un veuf de Saint-Jean-d’Ataux, acheva-t-elle complaisamment.

— Vous allez vous remarier ? à votre âge !

— Mais, notre monsieur, je ne suis pas vieille !… J’avais seize ans et quatre mois lorsque j’eus la Sylvia, et elle a dix-sept ans…

— Vous en êtes bien sûre ? demanda le docteur, étonné, car la commère paraissait avoir quarante-cinq ans.

— Oui, tout à fait sûre. Il y a bien deux ans que je serais mariée, expliqua-t-elle, fière d’être ainsi recherchée, mais mon homme futur ne voulait pas me prendre avec mes drôles. Les petits sont placés, il ne reste plus que la Sylvia…, mais sans doute, à présent, vous allez bien la prendre… M’est avis qu’elle est grosse, ajouta-t-elle à demi-voix.

— Certainement, je la prendrai avec moi… Alors, c’était pour vous marier plus tôt que vous me la vouliez donner ?

— Eh oui, notre monsieur !

Sans trop se rendre compte de ses sentiments, Daniel fut content de savoir que la mère de sa bien-aimée n’était pas une de ces coquines empressées à vendre leur fille. Au reste, la Cadette ne s’était pas trompée : trois mois après, la grossesse de la petite était visible, et il fallait toute l’innocence de Jannic pour ne pas s’en apercevoir. Le pauvre garçon se désolait de constater le néant des sortilèges. Gondet s’efforçait bien de faire entendre à l’amoureux que ces charmes-là, souvent, n’opéraient guère avant des mois ; mais le berger commençait à douter de leur puissance.

Pour s’en éclaircir, il résolut de parler à Sylvia. Rassemblant tout son courage, il l’arrêta, vers la fin d’un après-midi, sur le chemin du Désert, où elle allait portant son petit paquet de hardes.

— Veux-tu m’écouter un moment, Sylvia ?

— Je veux bien, dit-elle plus aimablement que de coutume, tant elle était heureuse de ce qui désespère maintes filles.

— Tu sais, dit-il alors, que je pense à toi depuis le premier jour où je te vis, Sylvia : ne veux-tu pas avoir compassion de moi ?

Elle regarda au fond des yeux, avec un étonnement mêlé de pitié, ce grand garçon innocent.

— Tu es donc aveugle, Jannic ? Ne comprends-tu pas que j’aime quelqu’un à qui j’ai donné toutes choses ?

— Que veux-tu dire ? fit-il subitement pâle.

— Pauvre drôle ! vois donc ma taille et ma robe trop courte par devant !

Alors, tout à coup, le berger comprit, et il quitta Sylvia en disant froidement :

— Donc, ne parlons plus de ça !…

Lorsqu’il fut hors de vue, il laissa le chemin, pénétra dans un fourré de mort-bois et se jeta sur la palène, où il se mit à pleurer et à sangloter. Le soleil s’étant abîmé sous l’horizon, il se dressa, essuya ses yeux avec la manche de sa blouse et marcha vers l’étang des Oulmes. Mais, une fois là, debout au bord de la levée, il s’avisa que, l’année prochaine, on pêcherait l’étang et qu’on le trouverait la figure mangée par les poissons. Alors il renfila ses sabots, ramassa son bonnet lancé à terre et se dirigea vers Montpaon. La nuit était noire. Du haut d’une berge déserte il se précipita dans la rivière grossie par les pluies, et, roulé par les eaux limoneuses, il descendit vers Coutras…

Le lendemain, Jannic n’ayant pas reparu, Sylvia voulut toucher les moutons à sa place. Et, comme Daniel lui disait par manière de plaisanterie ne point l’avoir louée en qualité de bergère, elle insista gentiment :

— Laisse-moi t’être utile à quelque chose !

— Va donc, ma fille, puisque tu le veux ; mais ne t’éloigne pas plus que les landes du Signal, et emmène César.

— Oh ! je n’ai pas peur des loups ! ni de rien ! fit-elle en montrant dans un sourire ses fines dents blanches.

Sylvia partie, le docteur sella sa jument et s’en fut à Pleine-Serve, chez la gent de Jannic. Là, personne ne l’avait vu. Le père du berger ne s’étonna d’ailleurs pas autrement de sa disparition.

— Il se retrouvera bien ! fit-il, ça n’est pas la première fois qu’il fait ainsi… il est un peu lunatique…

En revenant, Daniel s’informa dans le village, où le garçon aurait dû passer suivant la direction indiquée par Sylvia ; mais nul ne l’avait aperçu.

— Peut-être s’en est-il allé dans le Bordelais se louer pour les vendanges, dit M. Cherrier, venu souper au Désert, lorsqu’on lui apprit cette disparition.

La fin de tout cela fut que le maître prit un autre berger. On ne parla plus de ce triste Jannic, dont les sabots furent plus tard retrouvés sur les bords de l’Ille.

L’installation de Sylvia au Désert n’avait ressemblé en rien à un événement. Mériol, toujours silencieux, n’avait pas eu l’air de remarquer sa présence ; quant à la Grande, elle l’avait accueillie affectueusement, comme une personne attendue.

— Ah ! te voilà, ma petite ! sieds-toi en attendant le souper.

La bonne géante se sentait pleine d’indulgence pour Sylvia. « La pauvre, se disait-elle, est devenue amoureuse par reconnaissance. N’ayant pas d’autre moyen de récompenser le monsieur qui l’a sauvée, elle s’est donnée à lui. »

Pour ce qui était du maître, elle trouvait la chose toute naturelle, et s’en était ainsi expliquée avec lui :

— Vois-tu, mon petit, un fier homme comme tu es ne se peut passer de femme. Je t’aime mieux celle-ci qu’aucune autre que je connaisse. Avec cette belle drôle qui est douce comme une agnelle et pour qui tu es le bon Dieu, tu n’auras point d’ennuis et de tracasseries, comme peut-être si tu avais pris à femme une pecque de demoiselle pour quelques sacs d’écus… Tiens ! celle-ci est toute nue, par manière de parler : eh bien, elle te rendra cent fois plus heureux que non pas ton petit serpent de cousine avec toute sa fortune !

La Sicarie était sincère en parlant de la sorte ; mais, à son insu, elle était sans doute animée par la crainte d’un mariage qui eût introduit au Désert une jeune femme, et l’eût dépossédée de sa maîtrise dans la maison.

Quant à Daniel, tout en se rendant le témoignage qu’il n’y avait nulle séduction dans son fait, il ne méconnaissait pourtant pas la responsabilité qu’il avait tacitement assumée en cédant à l’amour de Sylvia. Mais la façon de remplir son devoir ne lui apparaissait pas clairement. La vie matérielle assurée, la sollicitude, les soins affectueux, tout cela, sans doute, allait de soi ; mais encore, dans quelles conditions ? L’état de servante partageant le lit de son maître, à l’exemple d’une Madalit, ne lui semblait honorable ni pour l’un ni pour l’autre : ce mélange d’amour et de domesticité lui répugnait. D’autre part, la position de maîtresse avouée, vivant sous le toit patrimonial, vaquant aux choses du ménage, serait toujours ambiguë. Et puis, la grossesse de Sylvia compliquait la question : le sentiment de ce qu’il devait à ce petit être à venir préoccupait le jeune père. Il rejetait l’idée d’une paternité occulte, honteuse d’elle-même, comme indigne de lui et dommageable pour l’enfant. La seule solution nette et franche était aussi la plus honnête : il devait un père légal à ce fils de ses œuvres. Cependant, quoiqu’il n’eût pas de préjugés, Daniel tout d’abord hésitait ou du moins s’interrogeait. Certainement cette belle créature, douce, tendre et dévouée, d’instincts généreux, était, il le reconnaissait avec joie, son égale devant la nature et l’amour. Mais c’était une jeune sauvage ignorante, incapable de vivre de sa vie intellectuelle, à lui, et sans nulle éducation, — comme celle à qui l’on n’avait jamais pu faire entendre que, par forme de respect, il fallait quelquefois dire « vous » à une personne seule.

Néanmoins, à de certaines réflexions qu’elle émettait, à des idées qui lui venaient spontanément, le docteur sentait bien que l’intelligence ne manquait point à cette enfant ignorante. La gracieuse comparaison qu’elle avait faite de sa personne avec la guidalbre dénotait même un esprit capable de saisir certains rapports délicats et la poésie des choses. Aussi, en méditant là-dessus, Daniel se disait qu’il serait facile de remédier à l’ignorance de Sylvia et de développer ses dons naturels.

Et ne le devait-il pas ? En faisant sienne cette jeune fille qui avait suivi ingénument l’impulsion de son cœur et de ses sens, il avait accepté non seulement une responsabilité matérielle, mais une responsabilité morale : sa conscience droite l’affirmait énergiquement.

Sans doute, ce ne serait pas une union selon le monde et la société ; mais lui-même était-il autre chose qu’un paysan instruit, de goûts simples et rustiques ? Et puis, que lui importaient les convenances sociales et mondaines ? Sylvia, quelque peu instruite, à son tour, et formée par lui, serait justement la femme qu’il lui fallait, une ménagère, une compagne dévouée, parfaitement étrangère aux préjugés frivoles, aux préoccupations vaniteuses, aux idées mesquines que la plupart des jeunes filles de la bourgeoisie apportent avec leur dot dans la maison de leur mari.

Et, tout bien examiné, Daniel se décidait sans effort à écarter toutes les considérations de fortune et de caste pour suivre les lois de la bonne vieille nature qui ne se soucie point de l’argent et ne connaît pas les distinctions de rang créées par l’orgueil humain. Même, lui qui avait fui sa cousine riche, il s’estimait heureux de faire un sort meilleur, quoique modeste, à cette petite Sylvia qu’il avait rendue mère.

Il se disait tout cela en allant à Chantors installer le meunier qui remplaçait la Cadette. En arrivant, il trouva celle-ci occupée à déménager ses meubles et nippes avec l’aide de son futur mari qui avait amené un petit charreton attelé d’un âne. Peu après survint M. Cherrier, aux fins de dresser un état des lieux, et l’inventaire du cheptel et des objets remis au nouvel exploitant du moulin. Le cheptel vif se composait en tout de la vieille bourrique évaluée quinze francs et de onze brebis côtées vingt sous par tête. Il y avait aussi au moulin une mauvaise chèvre écornée que la Cadette revendiquait pour sienne, comme ayant été achetée de ses deniers, ce à quoi contredisait fort le preneur qui la voulait avoir. Enfin, après de longs et fastidieux chipotages entre les parties, la Cadette resta en possession de la chèvre, moyennant la promesse faite par Daniel au successeur de lui donner la première biquette qui naîtrait au Désert.

Quand tout fut achevé, le docteur, par manière d’information, s’enquit à la Cadette de plusieurs choses concernant Sylvia… Était-elle née à Chantors ?

— Que non, notre monsieur : elle est née dans la paroisse de Beauronne, l’année d’avant que nous vinssions au moulin.

Et elle raconta comment la chose était advenue.

— Le jour de Notre-Dame de septembre, j’étais allée dans les bois chercher des champignons sans me donner garde que j’étais près de mon terme. À un moment, je fus prise par les douleurs : alors je m’assis au pied d’un arbre et me délivrai de la petite, que je rapportai chez nous dans mon tablier…

— Et ce nom Sylvia, que vous autres ne connaissiez sûrement pas, qui le lui a donné ?

— C’est votre défunt père. Mon homme l’étant allé querir, il vint et trouva cette drôlette qui avait bonne envie de vivre. Lorsque je lui eus raconté comment elle était née dans la forêt, il dit en riant : « Eh bien ! il vous faut l’appeler Sylvia !… »

Ce que nous avons fait, sans savoir pourquoi.

— Et votre défunt homme, comment s’appelait-il ?

— Cadet.

— Bon, c’est un surnom, ou son « saffre », mais son nom de famille ?

— De famille ?… Je ne sais pas… Je ne lui en ai jamais connu d’autre…

La Cadette ayant débité ces réponses de sa voix traînante et molle, Daniel la quitta et revint au Désert accompagné de M. Cherrier. En chemin, il parla au notaire de ses intentions à l’égard de Sylvia.

— Mon ami, dit ce brave homme, je suis tellement dégoûté des maquignonnages auxquels j’ai prêté et prête encore la main sous la forme de contrats de mariage que je t’approuve pleinement d’ainsi faire… C’est dommage seulement que la petite ne soit pas orpheline de mère, comme elle l’est de père : ainsi tu n’aurais pas de belle-mère… Car il ne te faut pas perdre de vue qu’en épousant Sylvia tu épouses aussi la Cadette, en quelque façon…

— Comment cela ?

— C’est que, vois-tu, il y a dans le Code civil un petit article qui oblige les enfants à fournir des aliments à leurs père et mère dans le besoin ; et cet article oblige les gendres et les nores tout comme les fils et filles. Ainsi, toi, comme mari de Sylvia, tu pourrais être contraint légalement de servir une pension alimentaire à la Cadette… Il est vrai que, si elle se remarie, elle perd ses droits ; mais j’ai dans l’idée qu’elle ne se remariera pas.

— Cependant elle quitte le moulin tout exprès !

— Oui. Mais l’homme avec qui elle va demeurer, en attendant, a pour ami et voisin tout proche un ancien recors, méchant avocasson de village qui expliquera la chose aux futurs novis et leur conseillera de ne se point épouser, pour tirer de toi pied ou aile. Ces honnêtes promis le croiront d’autant plus facilement qu’ils ne sont pas pressés, car il y a belle lurette qu’ils se plaisent à concubiner clandestinement !

— Ma foi, monsieur Cherrier, moi, je serais tout disposé, le cas échéant, à faire pour la mère de Sylvia ce que me commanderaient la raison et l’humanité ; mais il me fâcherait, je l’avoue, d’y être contraint et forcé par deux fripons.

— Eh bien, écoute, Daniel, si tu veux m’en croire, ne te presse pas de te marier : attends que la Cadette passe devant !