L’Ennemi de la mort/24

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Calmann-Lévy (p. 279-291).


XXIV


Juste le jour de Noël, au matin, le docteur Charbonnière, ayant fait ses six mois de prison, revint au Désert. Le temps était froid et sec. Sous les rayons du soleil renaissant, le givre étincelait aux branchettes des arbres, et, sur la terre, la neige gelée faisait cligner des yeux le voyageur qui marchait allègrement, son portemanteau en bandoulière et un bâton à la main, taillé dans une cépée. Le prisonnier libéré était encore à une demi-lieue de son logis quand, à travers une friche hérissée d’ajoncs poudrés à blanc, il vit une femme courant pour le joindre au passage.

— Sylvia ! fit-il, en se plantant sur le chemin.

Et, un instant après, la belle fille arrivait à lui et se jetait à son col, le sein soulevé, en murmurant :

— Ô père ! enfin te voici !

— Oui, ma grande amie !

Et, l’étreignant sur son cœur, Daniel baisait tendrement le visage et les yeux mouillés de Sylvia.

Elle haussa la tête pour le regarder,

— Pauvre ! comme tu es pâle ! dit-elle.

— C’est que, vois-tu, j’ai un peu pâti, à l’ombre, dans la prison. Mais avant peu il n’y paraîtra plus !

Ils se remirent en marche. Elle, attachée au bras du docteur, se serrait contre lui avec amour et lui racontait les choses survenues en son absence.

— Ô quelle vaillante fille tu es, ma Sylvia ! dit-il en apprenant ce qui s’était passé à la Maison du Roy. Et tu n’as pas été inquiétée ?

— Pas du tout. Ils n’ont point osé… À Légé, les gens disent que le monsieur poursuivant un sanglier, son couteau de chasse à la main, est tombé malheureusement et s’est blessé.

Au bout de l’allée, tous étaient là qui attendaient, même César. Quand le petit Samuel aperçut son père, il lâcha la main de Sicarie et se mit à courir vers lui de toute la vitesse de ses jambettes de quatre ans.

— Oh ! mon petit homme ! quelle joie de te revoir ! disait Daniel, tenant son fils dans ses bras. Comme tu as grandi !

C’était fête au Désert, ce jour-là. Un « piot », ou dindon, achevait de rôtir devant un gros feu de bois de brasse. Lorsque Daniel eut fait sa toilette et changé de linge et de vêtements, — laissant là ceux « qui sentaient la prison », comme disait Sylvia, — Sicarie trempa la soupe dans une profonde soupière d’étain et tous se mirent à table, y compris Justrac, le nouveau berger, qui avait remplacé Trigant, renvoyé par M. Cherrier à cause de ses connivences suspectes avec les gens du dehors.

Le docteur était heureux. Le contraste de son intérieur, honnête et propre, et de ceux qui l’aimaient tant et qu’il affectionnait de même, avec le séjour infect de la prison et l’ignoble compagnie des malfaiteurs qui s’y succédaient, ce contraste soudain lui faisait sentir plus fortement la joie du retour.

Un moment, il resta pensif, se disant : « C’est une merveilleuse chose que le plaisir soit ainsi lié à la souffrance et que, plus grande est celle-ci, plus grand est celui-là. Il m’est échu bien des fois de dîner ainsi avec les miens, mais jamais comme aujourd’hui je n’ai ressenti le bonheur de cette communion intime à la table de famille… »

Or, voici que le petit Samuel quitta les genoux de sa mère pour ceux de Daniel et interrompit ces réflexions par de naïves caresses enfantines.

« Tu es plus sage que moi, mon mignon ! pensa le père ; ce n’est pas l’heure de philosopher, mais de se réjouir… »

Et lors, empoignant son gobelet que Mériol venait de remplir, comme tous les autres, de vin nouveau qui faisait une mousse rose, il le leva et trinqua de bon cœur avec ses commensaux :

— À vos santés, mes amis !

— À votre bon retour, notre monsieur ! répondit Mériol, qui se rassit tout étonné d’en avoir dit si long. |

Mais on frappait à la porte, et ce fut Claret, le vieux chasseur de vipères, qui entra au commandement du maître.

— Ah ! monsieur Daniel ! ils vous ont lâché pourtant ! s’écria-t-il en venant toucher de main avec le docteur.

— Oui, mon ami Claret, il m’ont mis dehors, et je suis content de vous voir !… Seyez-vous auprès de Mériol ; vous allez dîner avec nous.

— Je vous ai rapporté le licol de votre bourrique, dit Claret après avoir mangé sa soupe. Pour elle, les loups l’ont dévorée ; il n’en reste plus que les os blanchis.

— Ah ! la canaille qui est cause de ça ! exclama la Grande.

— Heureusement, sa jeune pouline peut commencer à porter remarqua Daniel.

Là-dessus, le chasseur de vipères apprit à son hôte que Gondet, le médecin des fièvres, était mort seul dans sa cabane, sans nul secours d’autrui.

— Pauvre homme ! fit le docteur, si j’avais été là, je serais allé le voir…

— Tu as, pardi, bien raison de t’apitoyer sur lui ! grogna rudement la Grande. Une telle canaille, qui s’est assis cent fois à cette table, depuis le temps de ton défunt père, et qui t’a si odieusement trahi. Un scélérat que toi-même a pris sur le fait, venant de donner des poisons à Trigant pour nos moutons, et qui, depuis, en a empoisonné cinq !… Et tu le plains !

— S’il a mal agi, ne l’imitons pas ! répliqua fermement le docteur. Nous n’en voudrions pas à un aveugle de nous heurter dans le chemin : pourquoi en vouloir à un homme dont la conscience est aveugle et sourde, parce qu’il nous a nui ?… Vois-tu ma Grande, nous devons plaindre Gondet pour deux raisons : parce qu’il a été malheureux et parce qu’il a été méchant.

Sur ces mots écoutés religieusement par tous, et pendant que Sylvia émue embrassait passionnément son petit, le repas étant achevé, tout le monde se leva de table, cependant que le vieux Claret bredouillait à l’oreille de son voisin :

— Il est trop bon, le monsieur !

Plus tard dans l’après-midi, le docteur s’en fut au-devant de M. Cherrier, qui lui avait mandé sa venue pour le soir.

Et, chemin faisant, il pensait à cette mauvaise nature d’homme qu’était Gondet : fourbe, traître, ingrat, larron, méchant, dépourvu de tout bon sentiment. Il était mal né, sans doute, mais combien l’ignorance, la misère, l’absence de toute éducation morale avaient développé ses défauts et ses vices ! Et Daniel se disait : « Que de pensées fâcheuses, que de tentations déplorables assiègent le pauvre à qui tout manque, la nourriture du corps et celle de l’esprit !… »

Tout près de la Tuilière, Daniel rencontra le notaire et aussitôt rebroussa chemin avec lui vers le Désert, en causant de façon amicale. Après avoir mis le docteur au courant de ses affaires, M. Cherrier lui conta les siennes propres.

Depuis six semaines il avait perdu sa femme, et n’avait point acheté de chapeau neuf, comme font chez nous les veufs qui se veulent remarier et le signifient par là aux femmes de bonne volonté. Il ne portait pas, non plus, de crêpe à son vieux chapeau, n’ayant pas l’hypocrisie d’affecter un deuil qui n’était pas dans son cœur.

— Comment pourrais-je regretter une femme qui m’a rendu malheureux tant qu’elle a vécu !…

M. Cherrier soupa et coucha au Désert et, le matin, s’en retourna chez lui.

Pour Daniel, dès ce même jour, il reprit ses anciennes habitudes. Monté sur la Jasse, qu’un long repos avait engraissée, il se remit comme auparavant à parcourir la Double. Il s’arrêtait dans les villages, s’informait des malades, parlait aux gens rencontrés à travers pays, bûcherons dans les ventes, pastours sur les landes, charbonniers à leurs fourneaux. Quoique la plupart de ceux auxquels il s’adressait fissent de prudents efforts pour cacher leurs sentiments, Daniel voyait bien qu’ils avaient pour lui une espèce d’antipathie. L’avisant de loin qui venait, parfois une femme quillée devant sa porte, la quenouille au flanc, rentrait dans sa bicoque et repoussait l’huis. Ce n’était pas nouvellement que le docteur observait ces dispositions peu bienveillantes des paysans, mais il lui semblait que depuis son emprisonnement elles s’étaient aggravées en quelque sorte et généralisées. Il attribuait ce rengrégement d’hostilité aux menées souterraines de ses ennemis, tout en s’avouant d’ailleurs que, dans l’esprit borné de ces gens grossiers, c’était un terrible préjugé contre lui que de l’avoir su naguère en prison. Le fait qui avait motivé la condamnation, les circonstances où il s’était produit, rien de tout cela n’existait pour une multitude ignorante, courbée depuis des siècles sous un respect superstitieux de la justice : « Il a été en prison ! » Cela disait tout pour des gens inintelligents qui gardaient et se transmettaient de père en fils le souvenir d’une peine infamante infligée autrefois à un individu, peine dont ils faisaient rejaillir le déshonneur sur sa famille jusqu’à la troisième ou quatrième génération.

La répulsion instinctive et l’aversion inspirée allaient chez quelques-uns jusqu’à dissimuler la présence d’un malade, de quelque fiévreux, dans la maison devant laquelle s’arrêtait le docteur… Parpaillot ! repris de justice ! c’en était trop pour ces âmes obscures, perpétuellement excitées à la haine par le concert des notables.

Examinant toutes ces choses d’un œil philosophique, le docteur ne se décourageait point, et à cette froideur adverse opposait avec une sereine confiance toute son inépuisable bonté.

« Ils finiront, se disait-il, par reconnaître que je vaux mieux qu’on ne le raconte, et ne cherche que leur bien… »


Un jour, à sa grande surprise, Daniel fut appelé au « château » de Mortefont, — comme on disait un peu ambitieusement dans le pays. Cette construction de médiocre importance était située dans la partie la plus malsaine de la Double, au centre d’un plateau couvert de brandes, d’ajoncs et de flaques d’eau croupissante. Il avait plu à torrents, la nuit, en sorte que la Jasse glissait parfois sur la sente glaiseuse qui serpentait en contournant les massifs d’ajoncs et aboutissait à Mortefont. Tout en approchant, le docteur considéra curieusement l’étrange petit manoir posé sur une berge de l’étang du même nom et bâti, comme un vieux logis urbain d’autrefois, en poutres et poutrelles assemblées et entrecroisées, dont les intervalles étaient maçonnés de pisé, de briques et même de pierres de grison à l’endroit des foyers. Tout autour, des tessons de bouteilles et de flacons : une tradition locale voulait que cette maison eût appartenu jadis à un gentilhomme verrier.

« Ce n’était peut-être qu’un gentilhomme ivrogne ! » se disait Daniel.

Depuis qu’il n’était venu ici, le temps, les hivers, une longue inhabitation avaient fort dégradé les murs dont les crépis étaient tombés par endroits, laissant voir entre les bois à moitié pourris et pleins de champignons parasites, des taches de couleurs incertaines et des briques rougeâtres qui se présentaient aux yeux et à l’esprit du docteur comme des dartres et des plaques squameuses. Au-dessous de la vieille gentilhommière, un suintement d’eau épaisse, ocreuse, semblait sortir d’une plaie malsaine et se répandait sur la nappe noire de l’étang avec des reflets huileux et métalliques.

« Le château de la défunte demoiselle de Garidel est malade ! » pensa Daniel avec un demi-sourire.

L’aspect minable des bâtiments était complété par un toit d’ardoises moussues, noircies, à la cime duquel pendait piteusement une girouette immobile. Autour de ce corps de logis irrégulier, que flanquait un modeste pavillon carré, point d’arbres marmenteaux, point de jardin, de verger, de courtil : rien.

À la porte d’entrée, le docteur fut reçu par le propriétaire, un Espagnol connu sous le nom de don Esteban qui s’y était installé, il y avait tantôt deux ans, venu on ne savait d’où.

Après avoir attaché sa jument dans l’écurie, qui occupait une partie du rez-de-chaussée, Daniel suivit l’homme, qui, en montant un escalier de planches délabré, lui expliqua dans un baragouin mi-français et espagnol, que doña Maria, sa chère épouse était malade.

En haut, sur le palier, après avoir frappé à une porte, don Esteban introduisit le docteur dans une pièce tendue d’une vieille indienne à ramages décolorés, que l’air venu de la porte agita faiblement. Au fond de la chambre, mal éclairée par une petite fenêtre aux vitres verdâtres, près d’une haute cheminée où brûlait un maigre feu de fagots, une très jeune femme était assise dans un antique fauteuil de tapisserie, vêtue d’une robe de laine blanche et les genoux recouverts d’une couverture de Catalogne. La tête de la malade, chargée d’une lourde chevelure brune, s’accotait au dossier, et sa figure pâle aux traits délicats n’avait de vivant que de grands yeux noirs qui se fixèrent sur son mari avec une expression d’horreur.

Doña Maria ne savait pas le français. Heureusement, au cours de ses classes, à Bordeaux, Daniel avait appris assez d’espagnol pour se faire entendre d’elle. Le cas, du reste, était bien simple : la « chère épouse » de don Esteban se mourait d’une fièvre pernicieuse, contractée depuis son arrivée dans cette contrée homicide. Après s’être un peu entretenu avec la malade, le docteur prit congé d’elle en prononçant quelques paroles rassurantes, qu’elle accueillit par un geste d’incrédulité navrant.

Au bas de l’escalier, Daniel dit brusquement au mari :

— Le climat de la Double tue votre femme ; l’air natal la guérira : emmenez-la, il n’est que temps !

Don Esteban répondit que, pour des raisons politiques, il ne pouvait rentrer en Espagne.

— Alors, conduisez-la bien vite à Pau !

L’Espagnol répliqua aussitôt qu’étant obligé de se cacher, il ne pouvait habiter cette ville.

— Au moins, repartit Daniel ne la laissez pas dans ce pays de fièvres mortelles ! Vous pouvez aussi bien vous cacher à trois ou quatre lieues d’ici, sur les coteaux salubres du Périgord…

No se puede[1].

Le docteur le regarda.

Le visage rasé de l’Espagnol ne traduisait aucune émotion. Ses paupières abaissées ne permettaient d’apercevoir qu’un petit coin de la sclérotique teintée de jaune, et ses lèvres minces se pinçaient comme pour mieux retenir un secret.

Daniel eut alors le sentiment qu’il était en présence d’un drame obscur, d’un de ces crimes domestiques que la loi n’atteint pas. Il tira son portefeuille, écrivit une ordonnance et la remit à don Esteban avec les explications nécessaires.

En s’en retournant, il songeait à cette jeune femme, presque une enfant, victime, selon toute apparence, d’une haine maritale. Elle était encore très belle, malgré les ravages de la maladie. Peut-être cette beauté avait-elle provoqué la jalousie de son époux ?… Le docteur déplorait son inaptitude à la secourir efficacement ; mais que pouvait-il ? « La femme doit suivre son mari », et, puisqu’il avait plu à don Esteban de venir demeurer dans un pays malsain, dans un lieu meurtrier, doña Maria devait le suivre : légalement, il n’y avait rien à objecter !…

À défaut d’assistance plus effective, Daniel revint presque chaque jour voir la malade, qui s’affaiblissait rapidement. La quinine, elle refusait de la prendre.

— À quoi bon ? disait-elle mélancoliquement.

Trois semaines après sa première visite, un dimanche matin, le docteur, introduit par une vieille servante espagnole qui tremblait la fièvre, trouva doña Maria dans un grand lit à l’ange, bien faible. Quant à don Esteban, qui édifiait la paroisse par des démonstrations de piété fervente, familières aux dévots de son pays, il était à la messe.

— C’est pour aujourd’hui ! dit la jeune femme à Daniel.

Lui, prit sa main, une délicieuse main de fillette, émaciée, où transparaissait un léger réseau de veines bleuâtres, et, pendant qu’il comptait les pulsations presque imperceptibles, la servante étant sortie, doña Maria, poussée par le besoin de se confier à un être qu’elle sentait un être sympathique, tout à coup, sans préambule, conta brièvement sa vie.

Mariée à quinze ans à don Esteban qui en avait quarante, elle avait obéi à son père, la mort dans l’âme, et s’était efforcée d’étouffer un amour antérieur pour rester fidèle à son mari. Le hasard lui ayant fait rencontrer le cavalier qu’elle aimait, elle avait eu la faiblesse de céder à son amour. Après avoir intercepté une lettre, don Esteban avait résolu de la tuer et, pour le faire impunément, l’avait amenée en France, dans cette maison mortelle. Tous les jours, il se tenait là, près de son fauteuil, épiant les progrès de la maladie qui la consumait, froid et impassible. Lorsqu’elle se plaignait, il tirait la lettre de sa poche et la lui montrait. Quelquefois, elle le suppliait de la tuer d’un coup de navaja : ce serait plus humain… Mais il lui répondait avec un sourire haineux :

— Vous n’avez pas suffisamment souffert !

Enfin elle s’était réduite à lui demander, pour toute grâce, de lui amener un prêtre, requête à laquelle il avait riposté avec un rire cruel :

— Ce n’est point assez pour ma vengeance que vous mouriez lentement : il faut encore que vous mouriez en état de péché mortel et qu’ainsi vous soyez damnée pendant toute l’éternité !

La pauvre enfant avait fait le sacrifice de sa vie ; mais la damnation éternelle l’épouvantait, comme elle le dit naïvement à Daniel. Cette pensée des supplices sans fin qui l’attendaient la jetait dans un affreux désespoir que le docteur ému de pitié s’efforça de calmer.

— Pauvre créature, dit-il, lorsqu’elle s’arrêta, épuisée, on vous a enseigné à croire en un Dieu très bon, très juste et très miséricordieux. Mais ce Dieu ne serait ni bon, ni juste, ni miséricordieux, s’il vous torturait éternellement pour avoir obéi à une loi de nature que lui-même a mise dans votre cœur plutôt qu’à la loi barbare des hommes !… Quant aux presque impossibles conditions du salut que vous imaginez vous être imposées, si elles étaient les siennes, combien depuis des centaines de mille années, combien d’innombrables milliards d’êtres humains seraient voués à d’atroces et indéfinis supplices par ce Dieu très bon, très juste et très miséricordieux, pour des actions naturelles, licites ou indifférentes, que lui-même avait prévues en les créant !… Cela ne peut pas être ! Ce Dieu n’est pas si féroce… Rassurez-vous donc, pauvre enfant ! Tout cela n’existe que dans votre esprit. Même si vous êtes incapable de chasser pareilles chimères, dites-vous bien que vous expiez cruellement une infraction à la loi humaine par des souffrances qui vous mériteraient le pardon, fussiez-vous cent fois plus coupable encore. Ayez confiance ! endormez-vous en paix : votre conscience est purifiée par le repentir, la douleur et la mort !

À mesure que Daniel parlait lentement en mauvais espagnol, penché sur le lit de la mourante, l’apaisement se faisait en elle, visible sur sa figure. Ses yeux tournés vers le docteur semblaient boire les paroles consolantes qui tombaient de ses lèvres. Lorsqu’il se tut, elle abaissa ses paupières, les releva, murmura un remerciement : Gracias ! et, avec ce dernier mot, exhala son dernier souffle, paisible et rassérénée.

Après avoir fermé les yeux de la défunte, Daniel resta longtemps songeur et méditatif devant ce doux visage qu’illuminait déjà la beauté de la mort libératrice. Dans un cabinet voisin, la vieille servante grelottait la fièvre ; à travers la mince cloison de planches le docteur entendait claquer ses dents. Il attendit encore, puis la porte de la chambre s’ouvrit et don Esteban parut :

— Voilà votre œuvre, señor ! lui dit le docteur, la main tendue vers le lit funèbre.

Et il sortit sans voir le haineux regard que lui darda l’Espagnol.


  1. « Cela ne se peut. »