L’Ennemi de la mort/27

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 318-329).


XXVII


Dans toutes les églises de la Double, les cloches sonnaient à force pour annoncer au peuple catholique la venue de la Mission. Trois Pères de la Foi ou Paccanaristes, appelés par l’abbé de Bretout leur ancien confrère, recevaient l’hospitalité au château de Légé, d’où ils rayonnaient sur le pays. Chaque soir, les chaires des paroisses retentissaient des anathèmes lancés contre l’impiété du siècle et l’esprit de la Révolution. Les paysans, racolés par des émissaires, pressés par les gens « comme il faut », venaient en foule entendre les Pères, dont ils ne comprenaient guère les sermons, — expliqués ultérieurement, il est vrai, et commentés par les curés, au prône du dimanche, — mais dont ils admiraient de confiance les gestes pathétiques et les grands éclats de voix. Le thème des prédicateurs était à peu près le même partout : urgence de se convertir et de revenir à la religion pour détourner de la France la verge du Seigneur prête à frapper de nouveau ; obligation d’affirmer sa foi en face de l’hérésie qui, par le malheur des temps, dressait sa tête contre notre mère l’Église ; nécessité de recevoir l’absolution de ses péchés au sacré tribunal de la pénitence et de s’approcher de la sainte table… Tout cela renforcé par quelques peintures affreuses de l’enfer, des divers supplices éternels, et entremêlé de rigoureuses diatribes contre les impies, les libertins et les parpaillots.

Et puis, ces missionnaires distribuaient des chapelets bénis par notre Saint Père le pape, des images de piété, des médailles miraculeuses et autres amulettes qui amusaient les bonnes femmes et les enfants. Mais ce qui frappait surtout la masse du peuple, c’étaient les cérémonies solennelles, les processions en masse, et les érections de croix sur les places des bourgs.

Grâce à l’initiative toute-puissante de M. l’abbé de Bretout, il avait été décidé qu’une croix colossale serait plantée à la cime de la colline du Signal, d’où elle dominerait et protégerait toute la contrée de la Double, étant comme le sceau et le couronnement de l’œuvre accomplie par les Pères.

Le jour où fut close la Mission, les curés d’une dizaine de paroisses doubleaudes se rassemblèrent à Échourgnac, amenant avec eux une partie de leurs ouailles. La cérémonie était précédée d’une messe qui fut longue à cause du grand nombre des communiants, mais enfin, après l’ite missa est, les curés, comme des sergents de bataille, rangèrent toute cette foule, dont la majeure partie avait suivi la messe dehors, faute de place, et l’acheminèrent processionnellement vers les hauteurs du Signal.

Marchaient les premiers une douzaine d’hommes recrutés non sans peine parmi les plus robustes, ce qui d’ailleurs n’était pas beaucoup dire. Ces hommes, qui se relayaient souvent, portaient péniblement sur leurs épaules osseuses une énorme croix de bois équarri, ornée des instruments de la Passion façonnés tant bien que mal par le sabotier du lieu : marteau, tenailles, clous, lance, échelle, roseau, etc. Puis, entre les gendarmes de Ribérac, sabre au clair, envoyés pour leur faire honneur, venaient l’abbé de Bretout, les Pères de la Mission, et les curés des paroisses, qui chantaient des psaumes, aidés de leurs marguilliers.

Derrière le clergé, les notables du pays : M. de la Fayardie, conseiller général, M. le vicomte de Bretout, M. Servenière (de Fontblanche), MM. Jamet de Garipuy, accouru tout exprès de Bordeaux, Trécand, du château de Creyssac, Grandtexier, de Servanches, des Garrigues, juge de paix, Carol (de la Berterie), les maires des environs escortés de leur conseil municipal, et quelques autres seigneurs de moindre importance.

Après tous ceux-là fourmillaient en masse les gens du menu peuple, groupés par paroisses derrière la bannière de leur saint patron. Les hommes, en culotte de grosse toile de charpail, en blouses décolorées, en vestes rapiécées, d’aucuns nu-pieds, d’autres chaussés de lourds sabots, avançaient lentement, leur bonnet ou chapeau à la main. Les femmes, en brassières de serge, en cotillon de droguet usé, coiffées de madras de coton ou de coiffes à barbes, égrenaient leur chapelet de verroterie et murmuraient en patois les paroles rituelles. Çà et là, comme les chiens de berger de ce troupeau humain, trois ou quatre gardes particuliers, leur plaque au bras, marchaient sur les flancs. Même, Mornac, le garde de Légé, portait par-dessus sa blouse neuve un briquet suspendu à un large baudrier de buffle. Les métayers et les domestiques des messieurs du pays étaient là aussi, et quelques-unes de leurs créatures affidées : Pirot, Guérinet, — le bouvier de M. Carol et son rival heureux auprès des chambrières de la Berterie, — Queyrol, — ancien lutteur de profession, grand chenapan au service de M. Trécand, sorte de factotum sans emploi déterminé. — Badil, Moural, et d’autres encore, de ces mauvais garnements qui rôdent autour des bonnes maisons, prêts à tout pour un os à ronger.

Tout ce monde allait difficilement par les chemins défoncés, bosselés, bordés de ronces où s’accrochaient les cotillons des femmes. De cette longue colonne serrée, de tous ces gens qui se talonnaient, s’élevait la rumeur confuse des prières et des conversations particulières, au-dessus de laquelle fusaient les voix des prêtres qui chantaient d’accord, derrière la croix. Parfois le cri d’un enfant, sur les orteils duquel un sabot avait lourdement pesé, jaillissait, douloureux ; puis grinçaient les récriminations de la mère qui le menait par la main. D’autres fois, c’était la voix d’un camarade complaisant, qui jetait dans l’oreille d’un sourd une réponse ouïe par tous :

— Dieu merci, ça finit aujourd’hui !

Après que la procession eut gravi la colline irrégulière du Signal, la foule se rassembla autour d’un massif de maçonnerie destiné à recevoir la croix. Celle-ci une fois solidement plantée, bien scellée, dûment aspergée d’eau bénite avec les prières obligatoires, un prêtre monta sur cette sorte de piédestal comme en chaire. Ce prêtre était un curé du voisinage, qui parlait bien le dialecte du pays et avait une voix de taureau mugissant. Avec beaucoup de sagacité, l’abbé de Bretout avait jugé que, pour le dernier jour, il était nécessaire de frapper l’esprit des paysans doubleaux, non seulement par une imposante cérémonie, mais encore par un sermon qu’ils pussent entendre et comprendre. Et c’est pourquoi il avait fait appel à ce curé, sorte de Bridaine campagnard, célèbre par sa faconde patoise et par sa voix.

Ce fut une agréable surprise pour tous les paysans que d’ouïr le prédicateur parler dans leur idiome local. Les missionnaires, avec leurs grands gestes et leurs discours pathétiques dont ils ne saisissaient pas le sens, les remuaient, à coup sûr, ils ne les convainquaient pas. Mais, quand le curé de Saint-Christophe commença de discourir, en patois, sur la Passion de Jésus-Christ, en montrant avec une baguette chacun des attributs attachés à l’énorme croix du supplice qu’il dépeignait, il y eut des murmures de satisfaction dans la multitude. Toutes ces têtes falotes, souffreteuses, de pauvres gens crédules et naïfs se tournèrent vers lui et le contemplèrent avidement, bouche bée. C’était un grand gaillard, une sorte de géant, comme le patron de la paroisse qu’il desservait. La force ou les seules apparences de la force imposent toujours aux paysans : aussi ce colosse à la tête presque prodigieuse, à la voix bramante, ne manquait pas de les émouvoir ; sur toutes ces figures maigres, terreuses, dans tous ces yeux mornes d’habitude, il semblait qu’une pensée revécût à l’évocation brutalement faite des souffrances du Christ.

Après avoir minutieusement décrit ces souffrances, l’orateur maudit et stigmatisa les bourreaux du Sauveur et montra comment la malédiction divine accablait toujours le peuple d’Israël, dispersé par toute la terre, en proie au mépris des nations. Ces objurgations ne touchaient guère les assistants, qui, n’ayant jamais vu de Juifs, ne pouvaient avoir pour eux qu’une horreur de principe, traditionnelle, entretenue par la légende d’Ahasvérus, l’homme aux cinq sous, dont ils remarquaient l’image grossière aux étalages des colporteurs forains. Mais, quand le prédicateur en vint à dire que présentement certaines gens crucifiaient encore Jésus tous les jours et renouvelaient toutes les tortures qu’il avait endurées ; que ces misérables n’étaient pas à Jérusalem, mais en Périgord ; que chacun les rencontrait et les coudoyait dans les foires et les marchés de la contrée ; que non loin de là, même, à Laroche-Chalais, ces méchants hérétiques avaient un prétendu temple et que c’était, au vrai, la maison du Diable, — oh ! alors, toutes ces excitations fielleuses, ces exécrations virulentes, qui visaient, non plus des êtres impersonnels, mais des gens connus, des voisins, faisaient passer dans les ternes prunelles des paysans crédules toutes les lueurs de la haine.

Puis, se reprenant, le curé de Saint-Christophe dit qu’il n’était même pas nécessaire d’aller aussi loin pour trouver de ces misérables suppôts de Satan ; que là, tout près, — et il tendait le bras dans la direction du Désert, — il y en avait qui par leurs paroles, leurs actes, toute leur infâme vie, étaient le déshonneur du pays et attiraient sur lui la colère divine.

C’est à cette présence des huguenots qu’il attribuait tous les fléaux qui désolaient la malheureuse Double. Après avoir longuement discouru sur ce propos, il assura que la fièvre, la misère, la mortalité, ne disparaîtraient que lorsque la contrée serait entièrement purgée de la race abominable de Calvin. Il fallait donc prier, prier ardemment le Seigneur de dissiper ses ennemis et lui demander la grâce d’être les instruments dont il se servirait pour les détruire !

Et, sur cette charitable péroraison, levant ses grands bras vers le ciel, l’orateur, rouge d’une sainte fureur, entonna de sa voix puissante le psaume Exsurge, Domine, repris par les chantres et le clergé. — « Que le Seigneur se lève, et ses ennemis seront dispersés, et ceux qui le haïssent fuiront devant sa face… »

Toujours froid et impassible, l’abbé de Bretout suivait de ses yeux clairs l’effet des paroles violentes et passionnées du prédicateur, visible sur les figures hébétées des assistants, et il se réjouissait en songeant à la riche moisson que donneraient quelque jour ces semences déposées dans l’âme obscure des paysans.

Sur son ordre bref, la procession prit pour le retour un autre chemin, qui passait près du Désert.

Lorsqu’on défila au bout de l’allée, les chants redoublèrent d’énergie, tellement que Daniel fut appelé au dehors par les abois furieux de César. Du portail il contempla non sans étonnement ces paysans maladifs, ces femmes flétries avant l’âge, qui le dévisageaient avec horreur, tandis que les prêtres enflammés de zèle clamaient furieusement :

« Mais Dieu brisera les têtes de ses ennemis, les têtes superbes de ceux qui marchent avec complaisance dans leurs péchés… »

— À qui diable en ont-ils ? disait le docteur à Sylvia, qui l’était venue rejoindre.

Tout à fait en queue de la procession marchait un cavalier qui avait mis pied à terre, plein de révérence, et menait son cheval par la bride. Arrivé à hauteur de l’allée, le quidam remonta sur sa bête, et, tournant court, se dirigea vers le portail du Désert. À trente pas, Daniel le reconnut pour l’huissier qui l’avait assigné devant le tribunal correctionnel lors de son affaire avec le vicomte de Bretout. Aussitôt il comprit de quoi il s’agissait. Devant le portail, l’huissier descendit de cheval et dit à Daniel :

— Monsieur Charbonnière, j’ai un acte à vous remettre.

— Remettez.

Là-dessus, l’autre tira un papier de sa poche, puis un galimart de corne et un tronçon de plume d’oie, mit le « parlant à », en s’appuyant contre la selle, et tendit l’acte au docteur, qui le reçut.

Pendant que l’huissier s’en retournait, Daniel lut l’assignation qui lui était donnée à la requête de demoiselle Ursule-Zélie Cherrier, aux fins de s’entendre condamner à payer à ladite demoiselle la somme de huit mille huit cent et des francs en capital et intérêts à elle dus.

Quoiqu’il pressentit depuis quelque temps cette mise en demeure, le docteur fut d’abord surpris. Tant que la chose était restée dans le vague, elle n’avait pour lui qu’une existence contingente et incertaine. Maintenant il en était bien autrement : cette éventualité s’était réalisée, la menace avait pris corps, le papier timbré était entre ses mains, qui l’assignait, à trois semaines de là, devant le tribunal de Ribérac. La vision nette de la vérité se dressait devant Daniel, inexorable : faute de désintéresser Zélie, c’était l’expropriation et la vente de ses biens et héritages.

Et puis, cette réclamation lui rappelait une autre dette, celle de Légé, plus importante encore, exigible dans quelques jours. Sans ce malheureux incendie de ses bois des Goubeaux, imputable évidemment à la malveillance, le docteur se disait qu’il serait parvenu peut-être à désintéresser sa cousine par la cession de la coupe et du fonds. Maintenant la coupe était brûlée, et le fonds aux souches carbonisées ne trouverait d’acquéreur qu’à vil prix. Cet événement servait si bien la haine de ceux de Légé que parfois Daniel se demandait si ces mortels ennemis n’en avaient pas été les instigateurs. Cependant l’action eut été si atroce que sa bienveillance naturelle l’empêchait de s’arrêter à cette idée.

Quant à Zélie, il aurait pu la payer en lui cédant le moulin de Chantors et les prés en dépendant, mais elle n’estimait le tout qu’au tiers de sa valeur. Celle-là, quoiqu’elle fût très mal disposée pour Daniel, c’était surtout la cupidité qui la mouvait…

Sept ou huit jours après cette assignation, vint un autre huissier qui signifia au docteur la grosse en forme exécutoire de l’obligation consentie au défunt M. de Légé, avec sommation de rembourser la somme prêtée, faute de quoi il y serait contraint par toutes les voies de justice.

Cette fois, la catastrophe était là, imminente. Entre la haine de sa cousine et la cupidité de Zélie, Daniel se sentait happé comme entre les mors d’un étau, dont les avoués des deux hostiles femelles allaient manœuvrer la vis avec leur vigueur accoutumée. C’était la fin qui approchait. Tout le domaine du Désert, y compris le moulin et les bois, qui dans la vallée de l’Ille aurait valu cent mille francs, dans la Double insalubre n’en valait qu’une quarantaine, et, par l’avilissement qui résulterait d’une vente à la barre du tribunal, n’en produirait peut-être que vingt ou vingt-cinq. Le principal des dettes, les intérêts et les frais de justice, énormes, absorberaient l’entier prix d’adjudication et même au delà. Alors il faudrait quitter la vieille demeure des ancêtres, cette maison qui les avait abrités vivants et où ils étaient morts… Et pour aller où ? Terrible point d’interrogation, qu’il semblait à Daniel voir effectivement devant ses yeux fixement ouverts, accompagné de ces deux autres, encore plus angoissants : « Comment faire vivre les siens ?… Comment les préserver de la misère ? »

En songeant à tout cela, le docteur se disait que, dans la situation où il était acculé, une seule chose restait possible : tirer un prix raisonnable de sa propriété par une vente à l’amiable qui lui épargnerait une expropriation ruineuse. Il lui resterait ainsi quelques bribes, ses dettes payées. Mais, pour cela, il fallait trouver aussitôt un acquéreur, ce qui était difficile. Alors il se rappela un ami de son père, M. Baraine, riche marchand de biens à Laroche-Chalais, et il lui vint à l’esprit que cet homme de « la bande noire », comme on les appelle au pays périgordin, pourrait lui aider à sauver quelque chose de la déconfiture.

M. Baraine était un vieillard en cheveux blancs, huguenot rigide, fort considéré dans la petite Église réformée du lieu, dont il était un des anciens. Il accueillit Daniel poliment, mais avec une froideur qui fit regretter à celui-ci sa démarche. Après avoir écouté sans mot dire l’exposé de la situation, le marchand de biens exprima ses regrets de ne pouvoir être utile au fils d’un de ses amis, mais il ne voyait pas la possibilité de vendre le Désert dans un délai aussi court.

— Mais monsieur, fit Daniel, vous achetez souvent des propriétés pour les revendre à votre guise. Estimez la mienne selon votre conscience : je m’en rapporte à vous. Quand vous l’aurez revendue, vous me donnerez ce qui restera finalement, après avoir désintéressé mes créanciers et prélevé votre juste bénéfice.

— Vos créanciers n’attendraient pas que j’eusse trouvé un acquéreur : il me faudrait faire l’avance de ce qui leur est dû. Avec les frais d’actes, cela irait à une vingtaine de mille francs… Je ne puis pas faire cette affaire.

Et M. Baraine se leva.

— Alors, repartit Daniel, pardon de vous avoir dérangé. Je vous salue, monsieur.

En s’en allant, il réfléchissait à ce refus opposé par un vieil ami de son père, par un homme riche, qui avait fait beaucoup d’affaires dans des conditions moins avantageuses et moins sûres. Ce M. Baraine, qu’il avait vu autrefois au Désert, assis à la table de famille, chez lequel il avait été lui-même, jeune garçon, mené par sa tante Noémi, les jours de fête, il semblait avoir oublié tout cela. Son attitude avait été celle de l’indifférence presque malveillante : à quoi l’attribuer ? Un mot de son interlocuteur mit Daniel sur la voie et lui montra clairement la vérité. Le protestantisme officiel de Laroche-Chalais ne considérait plus le docteur Charbonnière comme un des siens, lui en voulait sourdement d’avoir abandonné la Réforme et tout exercice de culte, lui, de vieille race huguenote. Sans aller jusqu’aux démonstrations d’hostilité, le pasteur et les anciens ne l’aimaient pas plus que les curés et les dévots. Pour ceux-ci, Daniel était un hérétique abhorré ; pour les notables huguenots, il était une espèce de renégat…

— Eh bien, père ? lui demanda Sylvia lorsqu’il rentra, le soir, las de cette longue course.

Il secoua négativement la tête.

— Oh ! s’écria-t-elle affligée, en l’étreignant, que c’est malheureux !… Moi, j’ai été habituée à la misère, mais toi !…

— Ne te chagrine pas, ma fille chère ! répondit-il en la baisant au front avec tendresse. Il n’arrive rien à personne qu’il ne soit en état de porter !