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L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/1

La bibliothèque libre.
Callmann-Levy (p. 1-12).


L’ENNEMI
DES FEMMES


I

LE HASARD ET L’AMOUR

Nous sommes dans un chef-lieu de la Galicie orientale. Voici le vieux château en pierre grise sur lequel flotte le drapeau jaune avec l’aigle noir à deux têtes. Tout autour, des palais en bois munis de balcons élégants, de perrons gracieux, où de jolies femmes très parées, la plupart drapées dans leurs kazabaïkas bordées de fourrures, mais avec des bas déchirés dans des pantoufles, apparaissent comme des reines nonchalantes et détrônées.

Les rues sont étroites, sales, et assombries par des maisons de couleur sévère. Au milieu de la ville, une grande place garnie de fontaines est égayée par le caquetage des servantes petites-russiennes, aux longues tresses terminées par des nœuds de ruban, et qui, les pieds nus, la chemise bouffante sur la poitrine, viennent puiser de l’eau dans deux seaux suspendus en équilibre à chaque extrémité d’une perche posée sur l’épaule.

La place est plantée d’arbres, sous lesquels jouent les enfants et les chiens, tandis que sur leurs cimes, encore dénudées, piaillent des légions de moineaux.

Dans des espèces de carrioles en jonc tirées par des petits chevaux maigres s’entassent des paysans en habits de grosse toile, la tête couverte de bonnets d’astrakan et des paysannes en turbans blancs ou bigarrés, vêtues de peaux de mouton ; des soldats en pantalon bleu, en tunique blanche, coiffés de shakos en bois noir verni, fument paresseusement d’énormes cigares ; promeneurs et passants se détournent à peine des flaques d’eau bourbeuse qui étincellent au soleil ; çà et là, sur les toits fumeux, une cigogne immobile fait claquer son bec ; tout en haut, dans les airs, filent comme des flèches d’innombrables hirondelles, et, au-dessus d’elles, plane parfois en tournoyant un aigle majestueux.

On est au mois de mai. Un vent printanier, mais piquant, souffle des Karpathes voisins, encore couverts de neige. La bise chante dans les cheminées, et colore les joues des femmes, en moirant, sous un frissonnement, la fourrure épaisse de leurs lourdes pelisses.

La neige vient d’accomplir sa première transformation ; elle n’est pas encore de l’eau, elle est de la boue liquide, et commence à s’écouler librement dans les rues en ruisseaux frétillants.

Les arbres ressemblent encore à de grands balais dont les manches seraient plantés dans la terre. Devant la Zukernia[1] grelottent tristement, dans des caisses en bois, quelques orangers en exil, auprès desquels sont assis des officiers de hussards.

Il est midi ; mais, depuis un an, le cadran qui orne la tour de l’église marque quatre heures et les marquera pendant bien des années encore.

Par la rue principale débouche sur la place un beau jeune homme monté sur un joli cheval aux jambes fines, à l’allure d’un cheval de race. Ce n’est pas un propriétaire foncier, car sa selle est anglaise, neuve, et ses habits ne sont ni fanés, ni d’une mode arriérée. Grand, bien fait, serré dans un frac de drap vert, on dirait qu’il est sorti pour narguer l’air froid de ce jour de mai, et les regards que ses grands yeux noirs lancent aux dames accoudées à leurs balcons prouvent que le printemps rit déjà dans son cœur.

Il s’avance au pas de son cheval, longeant la clôture en planches d’un jardin qui appartient à un palais de bois, à l’angle de la rue. Il a l’air insouciant et radieux d’un être sans remords et sans ambition, content de vivre, aspirant la vie et n’ayant jamais prévu le malheur.

Tout à coup une petite porte s’ouvre, et une belle jeune fille, en kazabaïka cerise garnie d’hermine, en sort avec vivacité. En se retournant pour fermer la porte, elle fait voler ses longues tresses blondes qui viennent frapper le flanc du cheval comme deux coups de fouet.

Le cavalier, saisi de cette brusque apparition, de cette beauté qui lui éclate au regard, arrête son cheval ; mais le cheval que la kazabaïka rouge a ébloui, et que la pression de la main de son maître fait cabrer, se jette si violemment de côté que le cavalier est désarçonné et vient rouler aux pieds de la charmante apparition, comme un dieu amoureux qui se précipite d’un nuage.

La jeune fille pousse un cri perçant. Elle s’incline, avec ses grands yeux enflammés de terreur, vers le cavalier tombé, et lui tend ses deux mains mignonnes pour l’aider à se relever.

Il se soulève sur un genou d’abord ; son chapeau a roulé bien loin ; ses bottes longues, son pantalon gris, son gilet blanc, sont outrageusement contaminés par la boue. Il se redresse, moucheté comme une panthère, le visage riant d’un rire extatique, les cheveux en désordre, ravi de sa chute comme d’un stratagème improvisé, tenant les deux petites mains qu’il a saisies, les yeux enchantés par le regard à la fois confus et sauvage que lui jette la jeune fille :

— Êtes-vous blessé, lui demande-t-elle enfin ?

— Pas le moins du monde !… Et pourtant si, mademoiselle, je crois… je crois que je suis mortellement blessé !

Les petites mains se dégagent avec brusquerie ; la pitié s’éteint dans le regard. Au même instant, une voix se fait entendre derrière la clôture en planches du jardin.

— Petrowna ! Petrowna ! où es-tu ?

La jeune fille salue le promeneur et se retourne vers la petite porte, les deux longues tresses battent l’air ; puis la porte entr’ouverte se referme, la vision a disparu, et le cavalier jeté bas de son hippogriffe, comme il l’a été de son cheval, n’a plus qu’à se mettre, clopin clopant, à la recherche de sa monture, qui, après un temps de galop autour de la grande place, a été arrêtée par un hussard.

L’accident a été vu. Il se fait un rassemblement autour du cavalier, qui n’a besoin de personne et que chacun veut soigner, plaindre ou regarder. On se permet de lui tâter les bras, les genoux ; deux jeunes gens sont sortis du café et vont au-devant du patient qu’ils connaissent et dont ils serrent la main.

— Il est en caoutchouc ! dit l’un d’eux en tortillant sa barbiche noire. Un autre se serait cassé le cou.

— Grâce à Dieu ! cela n’arrivera jamais, — répond en riant le désarçonné, — aussi longtemps que nos sages magistrats municipaux, par égard pour les visions qui traversent les murs, en foudroyant les passants, négligeront de paver les rues.

— Oh ! oh ! reprend le jeune homme à la barbiche, voilà un symptôme effrayant : tu as reçu un coup au cerveau, mon cher Constantin !

— Moi !

— Il n’y a qu’un fou ou un amoureux qui puisse prendre une planche pour un mur.

— C’est vrai, c’est une planche ! reprit Constantin, en entrant dans le café. Mais ce n’est pas au cerveau que j’ai été frappé, mon cher Melbachowski, c’est au cœur !

— Ah ! bah !

— Parle ! Quelle est cette apparition, sortie de la maison que voilà ? quel est ce sylphe ? quelle est cette fée ? Depuis que je suis arrivé dans ce pays voilà la première fois que je la vois. Est-elle mariée ? Si elle est mariée, mon cher, ne me le dis pas ; mais casse-moi plutôt la tête d’un coup de pistolet.

— Quelle exaltation ! repartit Melbachowski. Avant que je te réponde, dis-moi laquelle des deux est ton ange. Tiens, regarde ; elles sont deux sur le balcon.

En effet, deux jeunes femmes ou jeunes filles venaient d’apparaître sur le balcon du palais de bois, d’où l’on pouvait voir et la place et jusque dans l’intérieur du café.

L’une était la blonde fée aux longues tresses ; l’autre était une belle brune, à la peau blanche comme un lys, enveloppée d’une kazabaïka de satin bleu céleste garnie de fourrure sombre. Constantin fit un pas sur le seuil du café, et dit :

— C’est celle qui est en fourrure d’hermine.

— Pauvre ami ! soupira Melbachowski, d’un ton moitié railleur, moitié sérieux, je te plains de tout mon cœur.

— Est-elle donc mariée ?

— Non, dit l’autre jeune homme en clignant ses petits yeux bleus et en retroussant ses cheveux blonds derrière ses oreilles un peu longues ; mais…

— Mais quoi ? demanda Constantin. Si elle n’est pas mariée, elle sera ma femme.

Les deux amis de Constantin gardèrent pendant quelques minutes un silence ironique.

— Ah çà, que signifient ces airs mystérieux ? reprit Constantin, dont la belle humeur s’impatientait.

— Écoute, dit le jeune homme en prenant un ton sentencieux, si tu as été vraiment ensorcelé par cet ange, nous te conduirons chez le seul médecin capable de te guérir.

— Je n’ai pas besoin de médecin.

— Malheureux ! celui-là, je te l’assure, t’empêchera bien d’aller plus avant dans ta folie.

— Quelle folie ? cette jeune fille est-elle donc de mœurs légères ?

— Oh ! pour cela, non ! s’écria Melbachowski, en vidant son verre d’eau-de-vie. Sous le rapport de la vertu, Petrowna est irréprochable.

— Cela me suffit, interrompit Constantin. Je n’ai pas besoin que tu me dises qu’elle est belle. Je l’ai vue et je la vois.

— Alors, tu ne veux plus rien savoir sur son compte !

— Eh ! si, bourreau, parle donc !

— Je te l’ai dit, elle s’appelle Petrowna ; elle est la plus jeune fille d’un vieux gentilhomme, très considéré, M. Pirowski, propriétaire du château de Slobudka, mais qui passe l’hiver en ville, dans sa propre maison. Tu l’as constaté, Petrowna n’est point laide…

— Point laide !… blasphémateur.

— J’aimerais mieux sa sœur, moi. Je continue. Elle a du jugement, de l’esprit, elle est bien élevée…

— Alors ?…

— Attends donc ! je te verse la lumière ; tu auras l’ombre plus tard. On évalue sa dot à environ 80,000 florins, garantis par de belles propriétés… Mais avec tout cela Petrowna est un démon.

— Ce n’est pas vrai, ou tu te moques de moi !

— Cette ingénue de dix-sept ans est d’une audace à faire frémir.

— Qu’a-t-elle fait de si épouvantable ?

— Ce qu’elle a fait ?…

Melbachowski s’interrompit, regarda son verre vide, son camarade blond, hocha la tête, et, après une minute d’embarras :

— Ma foi, je ne me rappelle plus au juste ce qu’elle a fait… Mais si tu veux le savoir, laisse-moi te présenter à celui dont je te parlais, un homme qui connaît le cœur de toutes les femmes de ce pays, le président de notre société.

— Quel président ? quelle société ?

— Mon cher, reprit à son tour le jeune homme blond avec un air de fatuité, nous faisons partie d’une société d’assurance mutuelle contre les perfidies des femmes, et nous avons pour chef un philosophe de premier ordre.

— As-tu entendu parler de Diogène Kamenowitch ? reprit le jeune homme brun.

— Oui, à Lemberg ; je l’ai entendu souvent nommer comme un homme d’esprit, riche, beau garçon… J’ignorais qu’il fût philosophe.

— Il faut absolument que tu fasses sa connaissance. Il t’apprendra tout ce que tu veux savoir.

— Tu crois que c’est nécessaire ?

— Indispensable ! surtout pour un nouveau venu comme toi dans le pays. Diogène donne le ton, la mode.

— Il n’habite donc pas un tonneau ?

— Il a la plus belle maison du pays, et bien qu’il se proclame l’ennemi des femmes, il est remarqué, choyé, adoré de toutes les femmes, qui font aussi profession de l’exécrer. Si tu ne le prends pas pour confesseur, prends garde de l’avoir pour adversaire ; il est plus sorcier que le démon dont tu es amoureux.

— Eh bien, vous me présenterez à M. Diogène.

Tout de suite.

— Oh ! laissez-moi me rendre présentable. Puisque votre Diogène n’est pas un cynique, je ne puis aller le voir ainsi crotté.

— Nous t’accompagnerons.

— Et permettez-moi de regarder encore une fois ma blonde fée.

Constantin resta quelques minutes en contemplation sur la première marche du café ; puis, poussant un soupir :

— Elle est adorable ! et vous ne m’empêcherez pas de l’adorer. Quelle est l’autre ? elle est aussi très jolie, mais elle paraît froide et fière.

— C’est sa sœur aînée, répondit Melbachowski, d’un ton froid, et avec un peu de fierté.

Constantin parut satisfait du renseignement ; il l’était peut-être surtout du ton avec lequel le renseignement était donné.

Les jeunes gens s’éloignèrent ; un hussard conduisant par la bride le cheval qu’avaient fouetté les tresses de Petrowna.

Sur le balcon du palais de bois, avec les deux jeunes filles, se trouvait un beau vieillard, en frac bleu.

— Connaissez-vous ces messieurs, cher monsieur Barlet, demanda Petrowna d’un air indifférent.

— Quels messieurs ? répondit le vieillard avec un accent qui trahissait le français.

— Ceux qui descendent en ce moment de la Zukernia ?

— Oui, mademoiselle.

— N’est-ce pas un propriétaire, pan Melbachowski[2] ce grand jeune homme brun ?

— En effet.

— Et ce jeune homme à la chevelure de filasse ? continua la jeune fille, qui gardait pour la fin la question qui l’intéressait le plus.

— C’est un poète, Jaroslaw. Il est fort jeune, il a vingt ans, je crois, et beaucoup de talent.

— Il fait bien d’avoir du talent, car il est laid comme un singe, repartit vivement Petrowna.

— Un homme d’esprit n’est jamais laid, répliqua le vieux Français ; ce jeune homme est seulement un peu trop blond.

Les deux jeunes filles se mirent à rire.

— Ne suis-je pas blonde aussi ? demanda Petrowna.

— Oh ! c’est autre chose, balbutia le vieillard, le blond est une couleur magnifique.

— Quel est le jeune homme du milieu ? dit enfin Petrowna.

— Il est gentil garçon, n’est-ce pas ? C’est un employé supérieur à la direction du cercle[3]. Il est arrivé depuis peu de jours ; il habitait Lemberg ; il a de la fortune. C’est le fils d’un pope petit-russien.

— Il se nomme ?

— Constantin Jablowski.

Petrowna n’ajouta pas un mot.

— Il a dans la tournure quelque chose de libre, de noble, qui me plaît, dit Léopoldine en s’appuyant sur la balustrade.

— Il a l’air d’un honnête homme, murmura simplement Petrowna.



  1. Boutique de confiseur et, en même temps, café.
  2. Pan, monsieur ; panna, madame ou mademoiselle. Pan a à peu près la signification de esquire en anglais.
  3. La Galicie est divisée en cercles.