L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/19

La bibliothèque libre.
Callmann-Levy (p. 254-263).

XIX

UNE RECHUTE QUI PRÉPARE LA GUÉRISON

On commençait à s’étonner de l’absence de Diogène, et l’hiver était près de finir, quand, tout à coup, on apprit qu’il était revenu.

Madame Ossokhine eut la première nouvelle de ce retour par le vieux Gaskine. Le fermier, voyant Nadège inquiète, sous sa tranquillité apparente, ne lui parlait jamais de son mari. Mais s’il eût pu aller le trouver, le saisir, le garrotter, ainsi qu’il avait fait de Constantin, l’enlever, le frapper, le dompter, l’assouplir, selon sa méthode, le fermier de Troïza n’eût pris conseil que de lui-même. Il était à l’affût, comme un bon chien de garde. Un jour, il vint dire à madame Ossokhine :

— Je l’ai vu !

Nadège n’eut pas besoin de lui demander le nom de celui qu’il avait vu.

— Quel air a-t-il, mon bon Gaskine ? reprit-elle, avec un peu de rougeur.

— Il a l’air d’un malfaiteur qui sort de prison, ou d’un malade qui sort de la mort. Il a maigri et pâli.

— Il a donc bien souffert ?

— C’est ce qu’a dit Yvan, son vieux cosaque, que j’ai rencontré au marché. M. Diogène a eu la fièvre à Odessa. Il s’est arrêté là.

Nadège ne poussa pas plus loin la question. Elle se réservait de s’informer discrètement tous les jours de la santé de Diogène, quand, le lendemain de cet entretien avec le père Gaskine, elle apprit que Diogène pouvait fournir lui-même au premier venu la preuve de son désir de vivre, de reprendre ses forces, toutes ses allures d’autrefois.

Il sortait beaucoup, allait au café et paraissait un habitué du théâtre monté dans la cour de l’hôtel de l’Aigle.

Le bruit même se répandit qu’il était amoureux de la première actrice, une espèce de tzigane arrivée dans la ville en même temps que lui.

La coïncidence de ces deux arrivées était sans doute la seule raison de cette rumeur. L’ennemi des femmes se compromettant avec une créature de cette espèce, quelle invraisemblance ! à moins que Diogène n’eût voulu attester plus solennellement son mépris pour toutes les femmes, en feignant d’aimer la moins respectable de toutes.

Nadège reçut l’écho de ces rumeurs. Elle alla un soir au théâtre, dans un coin obscur, bien enveloppée, pour ne pas être reconnue.

Elle observa, par elle-même, toute la soirée, Diogène, qui, au premier rang des spectateurs, riait, gesticulait, applaudissait à outrance, toutes les fois que la fameuse actrice était en scène et semblait vouloir corroborer ainsi les bruits qui circulaient.

— Le malheureux ! pensa Nadège, avec une pitié profonde, est-ce qu’il devient fou ?

Le lendemain, elle retourna au spectacle, se plaça dans une loge apparente. Diogène feignit de ne pas la voir ; mais la malignité des regards de tous les spectateurs établissait entre les deux époux, je veux dire entre les deux adversaires, une communication fatale, nécessaire, et, en dépit de sa résolution, Diogène ne put s’empêcher, vers le milieu de la soirée, de céder à l’attraction.

Il regarda Nadège. Les éclairs de leurs yeux se heurtèrent et dégagèrent une étincelle. Diogène voulut sourire, mais fit une grimace, et étant sorti de la salle, dans un entr’acte, il ne revint plus à sa place.

Le major accompagnait Nadège. Le public ne savait pas, relativement au beau Casimir, ce qui s’était passé dans le Palais de bois de la place, et comme on ignorait que ce don Juan fût à la veille de devenir un mari correct, on supposait qu’il galantisait auprès de madame Ossokhine. Je dois ajouter qu’on était loin de le blâmer et de blâmer Nadège.

Deux jours après, Diogène, qui s’était subitement dégoûté du spectacle, passant dans la matinée sur la place de la ville, aperçut Nadège à cheval, dans un élégant et sévère costume de drap noir bordé de martre, avec une casquette polonaise également en martre.

Le major l’accompagnait en souriant. Ils semblaient partir pour une promenade.

Diogène, dans un premier mouvement de dépit dont il ne se rendit pas compte, faillit s’élancer au devant d’eux, sans savoir ce qu’il dirait ; puis il eut honte de se donner ainsi en spectacle.

Il se dissimula, du mieux qu’il put, derrière les arbres, laissa passer les promeneurs, et, dès qu’ils eurent pris la route qui conduit à la plaine, se mit à les suivre, de loin, les dents serrées, une main dans sa poitrine pour palper son cœur, l’œil sanglant, le front en feu.

Au sortir de la ville, Nadège et le major, qui allaient au pas, mirent leurs chevaux au galop. Diogène essoufflé ne put les suivre. Il s’arrêta, et se trouva tout à coup si las, qu’il s’assit naïvement sur les marches d’une taverne, qu’il ramassa un peu de neige, la mit sur son front et resta quelques minutes absorbé, hébété, cherchant ses idées, sans pouvoir, et presque sans vouloir les ressaisir.

Quand enfin le sang-froid et un peu de force lui furent revenus, il se leva.

— Comment ! se dit-il, je serais jaloux ! moi, Diogène Kamenowitch, jaloux du major ? c’est le dernier terme de l’ineptie et de la lâcheté !

Il voulut se moquer de lui-même ; il chercha dans l’arsenal de ses théories, de ses sophismes, de quoi se combattre et se corriger.

Il se rappela qu’il avait, pendant une année, très sérieusement souhaité que Nadège prît un amant, pour qu’il eût un droit plus manifeste de la haïr, de la mépriser, de l’insulter publiquement de son mépris.

— Eh bien, se dit-il, si mon souhait se trouvait réalisé, aurais-je à me plaindre ? Ma vengeance ne serait-elle pas d’autant plus complète que le choix de Nadège serait plus ridicule et plus sot ? Ce major, ma créature, mon pantin, qui conspire contre moi ! Est-ce assez niais ? Ah ! je le casserai ce joujou inepte et révolté ! Il t’en faudra un autre, je t’en avertis, Nadège, et prends garde à bien choisir ; car je les tuerai, s’ils ne me tuent pas.

Ce fut dans ces dispositions extravagantes, homicides, qu’il rentra chez lui, effrayant son vieux domestique par sa pâleur et le tremblement de tous ses membres.

Pendant ce temps-là, madame Ossokhine et le major caracolaient dans la plaine, ne se doutant pas du nouvel acte de folie que méditait le philosophe, dont la philosophie était en déroute.

Le major était un matin au café, occupé à lire les journaux, ou peut-être simplement occupé à la comédie d’une lecture qui n’était que bien superficielle, car ses rêves de fortune et ses espérances de prochain mariage suffisaient à alimenter son imagination en lui mettant incessamment sous les yeux des articles de contrat, plus séduisants que tous les articles de politique ou de polémique, quand Diogène entra et alla droit à lui.

— Est-ce un article de madame Ossokhine que vous lisez avec tant d’attention ? demanda le philosophe.

— Non, je n’en sais rien, je ne crois pas ! répondit le major, doublement surpris de la question et du ton dont elle était faite par le mari même de Nadège.

— Ah ! vous ne savez pas ? — reprit Diogène en allumant un cigare qu’il se mit à mâcher plutôt qu’à fumer. — C’est peut-être par modestie que vous me répondez ainsi. Je parierais que l’article est de vous ?

— De moi !

— Parbleu, il faut bien que l’apprentissage que vous faites, du métier de journaliste, finisse par vous rendre habile à écrire.

— Mais je vous jure, dit le bon major en souriant, que je n’apprends pas ce métier.

— Bah ! vous mentez !

Il y a des mots qui sont effroyables, ou tout à fait innocents, selon l’air et l’accent avec lesquels on les prononce. Le mot mentir est de ceux-là. Le major était habitué de si longue date aux plaisanteries de Diogène, il était si loin de supposer à celui-ci une intention de provocation, qu’il sourit d’abord, au lieu de s’irriter à ce mot équivoque. Mais, en regardant Diogène, il lui vit le front si plissé, le regard si moqueur, et le philosophe affectait d’envoyer si violemment devant lui la fumée de son cigare, que le beau Casimir ploya son journal avec soin, en amincissant les plis avec ses ongles, et, se levant gravement, dit à Diogène :

— Kamenovitch, auriez-vous l’intention de me chercher querelle ?

— Vous êtes curieux ; tâchez d’être perspicace.

— Je n’ai pas tant d’esprit que vous, Kamenovitch.

— Vous êtes pourtant à bonne école.

— Auprès de vous ?

— Non, auprès de Nadège.

— Eh bien, supposez que j’aie mal profité des leçons et éclairez-moi, car je ne suis qu’un soldat.

— Voulez-vous dire par là que vous vous réservez le privilège de n’être qu’un sot !

Tout en faisant cette réponse, Diogène s’était très habilement reculé. Aussi, quand le major étendit la main pour donner un soufflet à son ami Kamenovitch, ne put-il souffleter que le vide ; mais il avait un gant entouré autour d’un doigt de sa main gauche ; il le saisit et le jeta au visage de Diogène.

Cette fois encore, le major avait compté sans la prestesse de Diogène ; celui-ci saisit le gant au vol, et le laissant tomber :

— C’est bien, Casimir, vous aurez la visite de mes témoins ; choisissez les vôtres.

— Le choix ne sera pas long à faire.

— C’est possible, mais, je vous en prie, ne prenez pas Nadège pour vous assister. C’est bien assez du duel ridicule auquel vous m’avez obligé. Je ne veux pas qu’elle se mêle à un combat sérieux.

— N’ayez pas peur ! répliqua naïvement le major. Madame Ossokhine ne saura rien de notre rencontre.

Diogène parut satisfait : il tourna le dos à Casimir, se mit à fumer, plus lentement et plus raisonnablement, son cigare et, après une minute, sortit du café pour aller demander à Melbachowski et au comte polonais de lui servir de témoins dans un duel qui serait la revanche de l’autre.

Le lendemain, Diogène et le major se trouvaient en présence, dans un fourré, tout près de Troïza. Les témoins chargèrent les armes, réglèrent les distances et donnèrent le signal. Il n’y eut pas cette fois de générosité calculée : les deux coups partirent en même temps.

Quand la petite fumée bleuâtre qu’un frais brouillard maintint pendant une seconde sur le théâtre du duel se fut dissipée, on vit le major debout, immobile, très pâle, aussi blanc que sa veste blanche : Diogène était tombé, et la neige rougissait à côté de lui.

Pendant que Melbachowski et le comte polonais, avec le chirurgien qui avait été amené sur le terrain, se baissaient sur Diogène, les deux officiers qui avaient assisté le major se tenaient près de lui et lui serraient la main. Ils attendaient.

— Est-il mort ? demanda Melbachowski à voix basse ; et pourtant la question fut entendue du groupe placé à vingt pas.

Le chirurgien palpa le cœur, examina la blessure, fit attendre sa réponse pendant une longue minute et dit enfin, à voix haute :

— Non, mais la blessure est grave.

— Je n’ai pas voulu le tuer, murmura le major à ses témoins.

Il salua et, n’ayant plus rien à faire, se retira avec les deux officiers.

Au bruit de la détonation, les paysans de Troïza accoururent sur le terrain, et avant que le chirurgien eût opéré un premier pansement, ils avaient offert de transporter le blessé au village. Ils improvisèrent un brancard, et avec les peaux de mouton que quelques-uns portaient sur les épaules, ils firent un lit assez doux ; puis on se mit en route pour la ferme du père Gaskine. C’était la maison la plus commode pour le blessé, mais c’était aussi la plus étrangement désignée par les circonstances pour abriter l’homme que le vieux fermier considérait comme un coupable et comme un justiciable.

Quand Diogène eut été placé sur un excellent lit, dans la plus belle chambre de la ferme, le médecin procéda à l’extraction de la balle, qui avait pénétré sous la dernière côte ; mais elle n’avait atteint aucun organe essentiel ; le médecin, mieux éclairé dès lors, affirma que, toute sérieuse qu’elle était, la blessure n’avait rien de mortel.

Diogène, qui était revenu de son évanouissement, pendant le sondage de sa plaie, et qui avait supporté avec un grand courage cette douloureuse opération, en entendant dire qu’il ne mourrait pas fatalement, essaya de sourire et dit :

— Tant pis !

Le vieux Gaskine était peut-être tenté d’en dire autant. Il se trouva presque provoqué par cette réflexion sceptique et il lui répondit :

— On pourra recommencer.

— Ah ! c’est vous, Gaskine ! — dit Diogène — c’est chez vous que je suis ? décidément je n’ai pas de chance ! où est Jaroslaw ?

— À la ville.

— Est-ce qu’il est allé déjà porter la bonne nouvelle ?

— Non, il est au marché.

Diogène essaya de rire ; mais la douleur le contraignit à se contenter d’un sourire, et portant la main à son flanc :

— Allons — dit-il en parodiant l’exclamation suspecte attribuée à l’empereur Julien — Galiléens, vous avez vaincu !

Ce fut son dernier mot, ce matin-là ; il s’évanouit de nouveau, et quand il revint à lui, il commençait à avoir la fièvre si fort, que ses idées étaient troublées, et que le médecin n’eut pas de peine à le contraindre au silence.