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L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/22

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Callmann-Levy (p. 295-302).

XXII

LES DEMANDES EN MARIAGE

Constantin et le major qui étaient devenus deux alliés, en attendant qu’ils devinssent beaux-frères, se mirent en marche un matin pour aller faire leur demande en règle à M. Pirowski.

Constantin ne doutait pas d’un consentement que Petrowna lui garantissait. Mais le major, devenu un peu modeste, depuis qu’il fréquentait Nadège, et tourmenté sans doute par quelque souvenir gênant du passé, se mordillait la moustache en allant, son bras sous celui de Constantin, vers le Palais de bois.

Il était en grand uniforme, comptant avec humilité sur ce prestige ajouté à sa personne, pour vaincre les répugnances qui pourraient venir de son charme particulier, si longtemps funeste aux maris.

Le vieux Pirowski tendit les deux mains à Constantin et se contenta de saluer le major. Au premier, il répondit sans hésiter : — Je vous accorde Petrowna. Au second il dit : — Je vais vous faire répondre par madame Pirowska. Ce fut elle en effet qui, mandée au salon, reçut en présence du major communication de la requête.

— Oui, — dit-elle avec un pincement de la bouche qui témoignait d’une grande ironie, sans que l’on pût savoir si elle se moquait de son mari ou de son futur gendre, — oui, major, vous êtes trop honnête homme pour ne pas faire le bonheur de ma fille.

— Puisqu’il en est ainsi, — s’écria M. Pirowski, — je vous donne ma bénédiction, major.

Le mot « bénédiction » n’était que l’hyperbole d’un consentement qui avait coûté quelque effort. En réalité, il serra la main du major, et tout fut dit.

Petrowna, depuis son démêlé romanesque avec Constantin, était un modèle de douceur, de simplicité. Toutes les violences, tous les caprices étaient oubliés par elle. Elle se mirait avec tant de dévotion dans Nadège ; elle voulait si bien lui ressembler, qu’elle prenait peu à peu à sa grande amie son indulgence, sa bonté, et l’on eût pu dire sa hauteur de vue, en toutes choses.

— Vous savez ce que je vous ai dit, — répéta-t-elle à Constantin, — nous nous marierons quand il plaira à M. Diogène Kamenowitch.

— Mais s’il ne lui plaisait jamais de faire sonner cette heure fortunée !

— Homme de peu de foi !

Constantin se soumit. Quant au major il ne se permettait aucune impatience. Ses créanciers, prévenus par la rumeur publique, lui rouvraient un crédit, plutôt augmenté que diminué ; la belle Léopoldine était fière de le voir attelé à son char et se trouvait si heureuse de cette conquête qu’elle la savourait lentement.

Diogène, que chacun attendait, était plus impatient que tout le monde de donner le signal.

Depuis la promesse, ou plutôt depuis les douces prémisses de sa réconciliation avec sa femme, Diogène était devenu son cavalier servant et, comme il l’avait dit, son esclave. Jamais fiancé, jonchant de bouquets l’avenue du mariage, ne se mit en quête d’autant de fleurs rares. Il en fit venir de partout, de Cracovie, d’Odessa où il avait remarqué une plante bizarre, de Paris, où on lui promettait la flore de toutes les parties du monde.

Tour à tour mélancolique et triste même, ainsi qu’il convient à un amoureux véritable, l’amant cynique sortait de ces langueurs par des éclats de grande gaieté. Quelque chose de son humeur moqueuse d’autrefois se redressait en lui, sous les fleurs sentimentales, le sifflait et le mettait en verve d’hommages bizarres.

— Je suis sûre, — disait un jour Nadège à Petrowna, — que quand tout sera fini ; que quand j’aurai succombé à la tentation de tout oublier et d’effacer le passé, il tirera un feu d’artifice ou mettra le feu à la maison. Je le guérirai de tout, excepté de la folie nationale.

Nadège ne se défendait pas d’une certaine coquetterie. Elle mettait, en grande artiste féminine qu’elle était, la coupe jusqu’aux lèvres de son mari, et ne la lui retirait que tout juste au moment où il voulait boire gloutonnement son pardon.

C’est ainsi que, sans pruderie ridicule, elle le laissait entrer tous les matins dans sa chambre. Il arrivait avant qu’elle fût levée, s’agenouillait devant son lit, lui baisait ses mains, et n’était jamais plus heureux que quand il obtenait, au lieu de la main, qu’elle lui tendît son admirable pied mignon, cambré, qui paraissait sculpté par Canova dans le plus pur marbre de Carare.

C’était lui qui lui mettait ses pantoufles, qui lui passait sa robe de chambre doublée d’hermine, qui la servait au déjeuner, au dîner, au souper, ne la quittant que quand elle se renfermait pour travailler. Le journal était resté entre eux, comme un champion rassurant pour la liberté de la femme, menaçant pour les prétentions du mari. Aussi ne parlait-il plus jamais du journal, et laissait-il Nadège se concerter avec mademoiselle Scharow et les autres collaborateurs, sans vouloir intervenir.

Quand Nadège sortait, il la suivait. Quand elle était obligée d’aller en visite ou en soirée, plutôt que d’entrer avec elle, de se trouver avec elle, ce qui eût été tout simple, trop simple, il s’imposait le devoir fatigant de l’attendre pendant des heures entières dans la rue, au froid, au vent ou à la pluie, heureux, comme un orgueilleux indomptable qu’il était, d’être confondu avec les domestiques des autres.

Nadège le grondait ; mais quand elle était prête à s’offenser de cette servilité violente, il la désarmait par des surprises d’une grâce et d’un goût délicat dont l’écrivain artiste se sentait profondément touchée.

Un jour, Nadège se rappelant un voyage d’Italie qu’elle avait fait, presque immédiatement après sa rupture avec Diogène, se souvint d’une copie de la Vénus de Médicis aperçue à Florence.

Diogène écrivit à Florence, donna des ordres qui furent ponctuellement exécutés et, le jour de sa fête, Nadège, en entrant dans son salon, vit sa statue en marbre, entourée de camélias.

— Quelle folie, murmura-t-elle, tu te ruines !

— M’aimerais-tu davantage si j’étais ruiné, lui répondit-il, prêt à toutes les insanités pour la fléchir définitivement.

M. Pirowski voulut fêter, comme il convenait à un gentilhomme de vieille race, les prochains mariages de Petrowna et de Léopoldine et songea à donner un grand bal. Toute la ville, toutes les notabilités du cercle furent invitées à cette solennité.

Diogène ayant lu quinze jours auparavant dans le journal de sa femme, qu’une parure, dont la Vérité donnait la description, avait été commandée à Paris pour une grande-duchesse de Russie, et ayant reconnu dans quelques mots ingénieux d’éloges, l’opinion de Nadège sur cette parure, n’hésita pas à faire venir la pareille ; peut-être même fût-ce celle de la grande-duchesse russe que le joaillier parisien lui adressa.

— Je vois, — lui dit Nadège, un soir qu’il la regardait béatement comme un dévot attendant un oracle ou un miracle, — je vois que tu as un incomparable talent d’adorateur, d’amoureux. Je suis contente de toi, mon cher soupirant ; pourtant rien de tout cela ne me prouve ta vocation de mari.

— Faut-il donc, pour être mari, cesser d’adorer ?

— Non ; mais voilà trop de flamme et pas assez de foyer !

— Si tu veux plaisanter, Nadège, la plaisanterie est cruelle ; si tu parles sérieusement, en vérité je le reconnais, je suis incapable d’être le mari qui te convient, et je te ferai veuve.

— Fou !

— Oui, je suis fou ! mais j’aspire à la raison, à la sagesse. Tu me vantes un talent que je veux abdiquer. Je ne suis qu’un idolâtre. J’adore une statue, une vision. Fais-moi aimer la réalité.

— Que te manque-t-il ? demanda Nadège palpitante.

— Le mariage !

— À toi ?

— Oui, à moi, le cynique, le philosophe, le sot, l’ennemi des femmes !

Nadège lui tendit les deux mains par un geste simple et cordial.

— Tu acceptes ?

— Pas encore. Je te remercie déjà.

— Que te faut-il pour que nous reprenions la vie commune, pour que je redevienne, ou que je devienne ton mari ?

— Pour moi, il ne faut plus rien ; mais pour tout le monde !

— Tu te préoccupes du monde, Nadège ?

— Oh ! je sais le braver, quand il ne s’agit que de moi ; mais tu lui as fait tant de sacrifices mauvais, que tu lui en dois un qui rachète les autres.

— Moi, je me moque de l’opinion !

— Tu t’es moqué de l’opinion des gens sensés ; tu as bravé l’estime publique. Moi, je te pardonne, car je sais bien que tu te trompais ; tu étais ivre d’un dépit que tu prenais pour la revanche de ta fière raison masculine, bravée par la raison d’une femme ; je sais cela et je n’ai pas besoin que tu me donnes aucun gage, aucune assurance ; seulement, la solidarité de ces doctrines que tu voulais infliger aux autres, tu dois la vouloir maintenant pour un désaveu de tes théories. Je serai ta femme, quand tu voudras, mais je veux entrer dans ta maison, dans notre maison, mon ami, sans que tu subisses un amoindrissement, et à la condition que tu reprennes, au contraire, le premier rang, celui qui te convient parmi les hommes d’honneur. Je veux qu’on attribue mon retour non pas à ma pitié, mais à ma justice. Je veux que tu aies un rôle égal au mien, et qu’à nous deux nous honorions le mariage. C’est difficile peut-être, je le sais ; mais cherchons ensemble !

— Non, laisse-moi chercher seul, — repartit Diogène avec exaltation, — tu as raison, je t’ai stupidement offensée. Il ne faut pas qu’on t’accuse d’avoir pardonné facilement cette offense. Va, laisse-moi faire ; tu seras contente de moi.

— Pourtant, ne mets pas d’ostentation dans ton humilité.

— Je veux que mon repentir rachète si bien ma faute, qu’on me vante pour mon amour et mon respect de la femme, comme on m’a loué pour ma haine ridicule.

Nadège n’insista plus et le laissa partir. Elle était bien résolue d’ailleurs à ne pas trop s’effaroucher de la façon spectaculeuse qu’il prendrait assurément pour manifester sa réconciliation.