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L’Ennemi des femmes (Sacher-Masoch)/3

La bibliothèque libre.
Callmann-Levy (p. 28-39).

III

MINES ET CONTREMINES

Un personnage comme celui que nous venons de dépeindre, sorte de Byron exagéré et bizarre, n’est possible que dans un pays où la civilisation n’a pas son équilibre, où les passions s’accentuent et se raffinent avant de se généraliser.

Il faut donc admettre que Diogène se croyait le représentant des sophismes français et anglais ; aussi sa mémoire était-elle surtout meublée des moralistes appartenant au pays de la Bruyère et au pays de Shakespeare. Il avait le défaut des gens trop fiers de la mode et qui, en l’important au milieu d’un pays naïf, la rendent exorbitante, faute de critique pour la tempérer.

Constantin passa les jours suivants entre les devoirs de ses fonctions et le siège de la maison Pirowski. Dès qu’il voyait Petrowna, sa sœur et sa mère paraître au balcon, il se rapprochait du palais de bois et faisait sentinelle dans la rue, comme s’il eût attendu qu’on lui jetât l’aumône d’une parole, d’un baiser ou d’un petit cœur tout flambant.

Il avait découvert, dans une planche de la clôture, un trou par lequel il pouvait épier Petrowna, occupée à son travail journalier du jardin. Quittait-elle la maison, il la suivait, à une distance respectueuse.

Au bout de quelques jours, s’il n’était pas encore parvenu à voir son pied, il était devenu absolument épris de sa beauté et du charme piquant que son humeur visible lui ajoutait.

Après une semaine, il se crut certain d’obtenir le renseignement demandé par Diogène ; car un matin, il constata les désastres d’une pluie effroyable. Les rues étaient détrempées, et tout ange mortel était condamné, en laissant son empreinte dans la boue, à laisser apercevoir un peu de son pied.

Constantin arriva sur la place au moment où Petrowna, enveloppée dans son manteau, sortait de chez elle pour aller à l’église.

Il fallait, de toute nécessité, gravir cinq grandes marches battues par la pluie, et sur chacune desquelles l’eau s’était accumulée dans une légère cavité, pour parvenir au porche de l’église. Notre amoureux s’arrêta à quelque distance et, le lorgnon à l’œil, attendit.

Petrowna avait traversé la place à petits pas, tranquilles, mesurés, sans que le bout de sa bottine dépassât, autrement que comme un léger coup de langue, le bord de sa robe et de son manteau. Mais, en montant les marches, que ferait-elle ?

Elle ne fit rien ; elle laissa les pans de son manteau et de sa robe effleurer l’eau ; elle ne se retroussa pas, et gravit l’escalier comme si, à chaque degré, elle eût été soulevée et portée en l’air. Pour le coup, le défi était insolent. Constantin entra dans l’église, se tint derrière un pilier et put voir tous les talons de bottes et de bottines de la population en prière, sans apercevoir rien que les plis rigides obstinément abaissés sur les seuls pieds qu’il voulût connaître. Il suivit Petrowna après la messe, elle entra et sortit, à chaque station, sans que notre curieux fût plus avancé.

Enfin, pour revenir chez elle, Petrowna dut prendre une petite ruelle, abominablement sale, qu’on appelait la ruelle des roses, par antiphrase, uniquement peut-être parce que la jeune fille y passait de temps en temps.

Cette fois, elle s’arrêta devant une flaque d’eau qui ressemblait à un petit lac et qui n’était complètement à sec que pendant la canicule.

Le cœur de Constantin se mit à battre. Il bénit le ciel humide, la boue, et il se bénit lui-même de sa persévérance. Planté quelques pas en arrière, il souriait triomphalement.

Tout à coup, la jeune fille se retourna d’un air résolu, et, toute frémissante, l’interpella vivement :

— Savez-vous bien, monsieur, qu’il est inconvenant de suivre une femme par un temps pareil ?

Constantin se découvrit respectueusement et répondit avec grâce :

— Puisque vous me l’ordonnez, mademoiselle, c’est bien, j’irai devant. Mais je vous remercie de l’autorisation que vous me donnez de vous suivre par le beau temps.

Petrowna eut encore un frémissement de colère.

— Je ne vous autorise pas, en tout cas, à plaisanter avec moi.

Notre amoureux eut peur d’en avoir trop dit. Il passa devant la jeune fille, soupira en songeant qu’elle avait dû relever fort sa robe pour enjamber le lac, et quand il fut sur la place, il s’arrêta, se retourna et salua. Petrowna, comme une biche effarouchée, passa rapidement devant lui. Mais, même en courant, elle ne laissa pas apercevoir le bout de son pied.

Pendant que Constantin mettait ainsi ses talents en œuvre, Diogène réfléchissait et s’exhortait à contrarier un amour qui pouvait aboutir à un mariage raisonnable.

Ces passions, ces roueries sembleront quelque peu naïves aux beaux esprits de France ou d’Angleterre ; mais on ne doit pas oublier que nous sommes dans un pays qui garde encore bien de la sauvagerie ingénue et de l’enfantillage pittoresque dans ses mœurs. Les hommes y sont pleins de contrastes, et les vertus les plus héroïques ont là des envers parfois mesquins, parfois féroces.

Diogène se faisait un point d’honneur de garantir Constantin d’une séduction ; fallût-il pour cela compromettre le repos et la dignité de Petrowna. Cette petite fille insolente lui semblait une ennemie dangereuse. Mais comment la désarmer ?

Après une longue méditation, le philosophe se rendit un jour au café de la place, au moment où il savait devoir y trouver les officiers de hussards.

En entrant, il sourit, car précisément l’homme dont il avait besoin était là.

C’était le major Casimir, un bel homme, le plus bel homme du régiment, disait-on ; toujours amoureux, toujours prêt à le devenir, irrésistible par la toute-puissance de sa tenue, de son port, de ses moustaches, de son visage, de son regard, de son silence, de son bel uniforme.

Ce jour-là, son grand manteau blanc, jeté négligemment sur les épaules, se promenant dans le café, en mâchonnant un cigare d’un air maussade, le major paraissait attendre une mauvaise nouvelle.

— Très bien ! pensa Diogène en l’apercevant ; il doit être à sec ; il aura reçu ce matin la visite d’un créancier ; c’est comme cela qu’il me le faut.

Il aborda le don Juan de la garnison, et, à force de compliments sur sa bonne mine, finit par rasséréner un peu le visage du vainqueur déconfit.

Au bout d’un quart d’heure, le major, caressant sa barbiche noire, longue et soyeuse, dit d’un ton léger.

— Cher ami, connaîtriez-vous, par hasard, un prêteur, un petit banquier, n’importe qui, qui pourrait me procurer un peu d’argent ?

— Ah ! ah ! vous êtes décavé ?

— Que voulez-vous, les bouquets coûtent si cher !

Le major poussa un soupir. Diogène parut chercher, et reprit, après avoir fait attendre sa réponse :

— Je ne connais personne. D’ailleurs, dans huit jours, ce serait à recommencer, n’est-ce pas ?

— Oh ! mon Dieu, oui.

— Je sais un excellent moyen de vous ranger. Pourquoi ne vous mariez-vous pas ?

— Me marier ! y pensez-vous ?

Le major lança un regard éploré au ciel, comme s’il eût redouté de faire trop de veuves ; mais il dit cependant :

— Est-ce que vous auriez un parti à me proposer ?

— Certes, et même un brillant.

— Eh ! qui donc ?

— Petrowna Pirowski.

— Vous plaisantez.

— Je ne plaisante pas. Vous êtes le seul homme qui puisse maîtriser cette petite sauvage, et si vous parvenez à lui plaire, ce dont il ne faut pas douter, vous aurez conquis une jeune et jolie femme, avec 80,000 florins comptant…

— Mais, vous oubliez ma réputation ! dit le major avec un sourire d’effroyable orgueil.

— Je n’oublie pas, au contraire, que les femmes savent vous apprécier. La chronique vous reproche d’être un peu volage. Bah ! vous vous fixerez, et ce défaut-là rend un homme plus intéressant. Les femmes mûres aiment les novices ; mais les jeunes filles ne sont pas fâchées d’apprendre un peu d’histoire, dans leur premier roman.

Le major souffla, étira sa moustache, cligna tour à tour des deux yeux, pour s’assurer sans doute de l’élasticité des paupières et se penchant, comme don Juan en personne, sur l’épaule de Diogène, devenu Leporello :

— C’est que, balbutia-t-il, il y a une circonstance assez grave qui me gêne un peu. Madame Pirowska fut mon premier amour. Oh ! en tout bien tout honneur ! J’étais alors un jeune lieutenant de vingt ans et elle une ravissante femme de trente.

— Cela, interrompit Diogène, ne vous empêche pas d’épouser sa fille.

— Vingt ans se sont écoulés, dit le major d’une voix attendrie, et je ne suis pas sûr…

— Qu’elle ne fasse encore impression sur votre cœur ?

— Non, certainement ; mais que penserait-elle de moi si je me posais en prétendant à la main de sa fille ?

— Fiez-vous à moi, pour arranger les choses !

Le major but un verre d’eau-de-vie, et, quand il l’eut dans l’estomac, sa conscience reprit son équilibre.

— Eh bien, arrangez la chose, dit-il au philosophe en lui serrant énergiquement la main ; je vous ferai honneur.

Il tordit sa moustache, ramena son manteau sur ses épaules et acheva de rentrer en possession de sa gaieté. Il lui semblait que ses créanciers défilaient devant lui en le saluant, et, leur note à la main, allaient frapper à la porte du palais, de l’autre côté de la place.

Précédons le major dans le paradis, dont il se flatte de devenir le serpent.

Le mois de juin est commencé. M. et madame Pirowski prennent, après déjeuner, le café dans un kiosque d’un goût superlativement oriental, construit au milieu de leur jardin. Petrowna vient d’allumer la longue pipe turque de son père, qui se prépare à dormir sur son journal. Madame s’occupe d’un ouvrage de broderie, qu’elle n’a pas commencé et qu’elle ne finira jamais, tandis que Léopoldine dévore, de ses grands yeux, un roman de George Sand.

Les trois dames portent l’élégant négligé polonais, c’est-à-dire une jupe traînante de soie, sans aucun ornement, une kazabaïka, garnie de fourrure, et des pantoufles également en fourrure.

M. Pirowski était toujours en grande toilette. À cheval sur les principes et sur les vieux usages, il était toujours prêt à monter à cheval en réalité sur son petit cheval cosaque. Il ignorait la mode des robes de chambre. Chaussé de bottes en maroquin noir, aux mille plis, vêtu d’un pantalon blanc, avec une veste de drap feutré, bleu et blanc, et une ceinture dorée, il avait vraiment bon air. Son abondante chevelure blanche, soigneusement séparée par le milieu, tombait sur son cou robuste en boucles naturelles qui contrastaient avec sa barbiche noire, étalée sur sa chemise d’une blancheur éclatante.

Petrowna qui, la pipe allumée, s’était occupée du jardin, vint se placer devant le kiosque, et, d’une voix décidée :

— Papa, qu’as-tu donc planté dans ce carré ?

Le ton de la question intimida tout le monde. On craignait la petite sauvage. Elle avait été longtemps négligée par sa mère, opprimée par ses sœurs, taquinée en toute occasion par les domestiques, jusqu’à un certain jour, où, se redressant sous la tyrannie universelle, s’étant fortifiée et émancipée dans le silence de sa solitude, elle imposa à son tour l’autorité de son esprit ferme et hardi, mais franc et adorable, malgré tout.

À cette voix claire et vibrante, M. Pirowski se réveilla ; madame Pirowska planta son aiguille dans sa broderie, et Léopoldine ferma son livre.

— De quel carré parles-tu ? demanda le père.

— De celui-ci, répondit Petrowna, en désignant le carré.

Il paraît que M. Pirowski ne se souvenait plus de ses travaux de jardinage, car il se gratta le front :

— Qu’est-ce que j’ai donc planté là ?

— Des pommes de terre, je crois, dit madame Pirowska, d’un air de doute, pendant que sa belle main portait avec dignité le lorgnon à ses yeux noirs.

— Je le crois aussi, murmura M. Pirowski.

— Des pommes de terre ! s’écria Léopoldine presque indignée : je croyais que c’étaient des roses.

— Ah ! oui, des roses ! il est possible que ce soient des roses ! souffla le père de famille intimidé.

— Tu m’avais promis de planter des fraises, reprit Petrowna d’un air sévère.

— Si je te l’ai promis, j’ai dû le faire, soupira M. Pirowski, s’abandonnant à son sort.

— À moi, tu avais promis des roses ! repartit Léopoldine, qui courut vers le carré en question.

— Oui, je te l’avais promis.

— Mais, moi, dit madame Pirowska d’un ton placidement formidable, je t’avais exprimé le désir qu’il y eût là des pommes de terre !

— Je ne le nie pas.

Une dispute, qui fût devenue sérieuse, si Petrowna ne l’eût pas entrecoupée de grands éclats de rire moqueurs, s’éleva alors. Chacun des trois voulait faire triompher son fruit, sa fleur, ou son légume ; le brave vieux gentilhomme essayait d’apaiser tout le monde, en assurant qu’il avait planté à la fois des pommes de terre, des roses et des fraises quand un domestique vint annoncer, au dernier coup de midi qui sonnait, la visite de Diogène et du major.

Cette annonce calma l’orage intérieur et parut surprendre toute la famille.

Madame Pirowska, qui avait été vérifier le terrain suspect, reprit sa place dans le kiosque. Léopoldine s’assit en face d’elle et commença à descendre très lentement les manches relevées de sa kazabaïka, mettant ainsi en évidence, sous prétexte de les cacher, ses beaux bras dont la blancheur était rehaussée par la sombre fourrure.

Petrowna ne laissa voir que la queue de sa robe blanche et un coin de sa bordure d’hermine, car elle tournait le dos aux visiteurs, et restait obstinément penchée sur le carré dont elle arrachait les plantations.

En apercevant le major, madame Pirowska eut l’éclair rapide d’un sourire douloureux. Son regard se voila, comme si elle eût comparé, dans une seconde, la vision extérieure de ce bel homme, plus dangereux encore à quarante ans qu’à vingt, à la vision intérieure d’elle-même, qu’elle n’osait plus chercher dans le miroir.

Diogène présenta le major, sans trop insister sur le prétexte de cette présentation. Madame Pirowska attribuait la démarche à un tendre et respectueux souvenir. M. Pirowski trouvait tout naturel qu’un homme distingué, comme le major, voulût connaître un gentilhomme de race, comme lui. Petrowna ne s’occupait pas de la visite ; quant à Léopoldine, elle arrêtait sur le major ses grands yeux interrogateurs, remarquant avec satisfaction qu’il n’avait pas seulement une audacieuse moustache noire, mais encore une épaisse chevelure de même couleur ; que son visage, bronzé comme celui d’un bohémien, avait de l’énergie ; que son regard franc avait de la bonté ; que toute la prestance avait de la noblesse.

Elle ne l’étudia pas longtemps, et, quand son examen fut terminé, elle se dit avec un sourire, tout en regardant deux papillons qui s’ébattaient dans un rayon de soleil, au-dessus d’un rosier :

« Voilà mon mari ; je n’en aurai pas d’autre. »

La première visite fut courte. Diogène dirigea la conversation, et la maintint dans un ton d’amabilité légère qui laissa des regrets quand il donna au major le signal de la retraite.

Celui-ci était admis, avec le droit de revenir.

Il en profita aussi souvent que le permettait la bienséance polonaise.

Quand il n’osait pas faire visite, il passait à cheval deux fois par jour, saluait les dames qui se tenaient à la fenêtre ou au balcon, et, ce qui leur était particulièrement agréable, faisait jouer deux fois par semaine la musique du régiment sur la place devant leur maison.

Constantin, cependant, ne demeurait pas oisif. Il ne pouvait songer à Diogène pour être présenté ; il s’était bien aperçu d’ailleurs que le major était introduit dans la place ; mais il était plus jaloux de cette faveur pour la faveur elle-même que par la crainte d’être supplanté auprès de celle qui ne lui avait fait encore aucun aveu.

Il avait son plan, qu’il ne confia à personne, et qui lui paraissait d’autant plus ingénieux que grâce à ce plan, il entrait dans la maison Pirowski sans s’exposer à en être éloigné par une rebuffade de Petrowna.