L’Ennemie intime/2/1

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Édition de l’Illustration (228-231 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 33-36).

DEUXIÈME PARTIE

I

Midi. Sous le ciel d’un bleu violet, le causse s’étendait, réverbérant une chaleur estivale qui stagnait comme un lac de feu. Là, le sol calcaire, troué d’abîmes, se dessèche de soif, tandis que, dans les profondeurs, les rivières souterraines roulent leurs froides eaux noires, ignorées du jour.

Les fuseaux sombres des genévriers accentuent le caractère oriental de ces paysages qui préfiguraient aux pèlerins de Rocamadour la Palestine pierreuse, dévorée de soleil. Cependant, des espaces cultivés attestent l’effort humain, obstiné depuis des siècles à féconder le ventre dur de cette terre. Les métairies dressent des colombiers carrés au toit conique. Une église rassemble un troupeau de masures contre ses flânes. Des tombes blanchissent un enclos. Puis, sur des kilomètres, c’est la solitude.

L’horloge dorée de Saint-Martial brillait encore sur la tour romane qui s’enfonçait derrière la colline des Capucins. De la ville disparue, Geneviève ne voyait plus que cette face solaire du Temps, lentement absorbée par la terre, Villefarge, M. Capdenat, Renaude Vipreux, cauchemar évanoui. Le vent, dans la lumière bleuâtre du matin, chantait aux oreilles de Geneviève la chanson de sa délivrance. Les roues chantaient aussi, et la trompe rauque lui faisait bondir le cœur. Elle désira tenir en main le monstre mécanique si puissant et si docile qui l’emportait et elle dit au docteur :

— Votre voiture marche bien. Je voudrais l’essayer. Laissez-moi conduire.

M. Bausset refusa :

— Pas sur cette route. On repêche trop souvent des automobiles fracassées dans la rivière. Je ne me fie qu’à moi-même. Avez-vous envie de mourir !

— Quelquefois, mais pas ce matin.

Elle Souriait, clignant des cils sous la caresse claquante du vent et Croisant sur sa poitrine son ample manteau beige broché de dessins géométriques. Mourir ! Non, certes. Elle n’avait jamais désiré vivre plus ardemment que ce matin-là. Et la route ne l’effrayait pas. Elle connaissait pourtant le péril de ces virages aigus. Les vallées du Rouergue et du Quercy ne sont que des failles profondes où se resserre la vie végétale. Un enchevêtrement de saules, de hêtres et de châtaigniers cachait les eaux torrentueuses. Sur des gradins taillés, des maisons épousaient le roc, et leurs cheminées fumaient au-dessous des potagers et des vignes. Les arbres se clairsemèrent. Des maïs, des tabacs, des prairies d’un vert naïf où tremblaient des milliers de marguerites rayèrent obliquement les pentes tout argentées d’arbres en fleur. On apercevait de petits hameaux, et toujours ces maisons contre le rocher. Beaucoup étaient des coques vides.

Geneviève les comptait, machinalement.

— Encore une maison inhabitée.

— Hélas ! Vous en verrez bien d’autres…

La route remonta. Elle atteignit le rebord du plateau et s’allongea, blanche et pulvérulente, sur l’immense pays des pierres.

Le radiateur du torpédo s’échauffait.

— Allons à Saint-Mars-de-la-Lande, dit le docteur. Nous y trouverons de l’eau et vous verrez cette chose triste : un village qui meurt… Je l’ai cité dans ma brochure… Six cents habitants, en 1720 ; cinq cents, au début du dernier siècle, et maintenant !… une vingtaine.

La place où il arrêta sa voiture, c’était, en tout petit, les Cornières : des maisons penchantes et des arcades. Une charmante église arrondissait un porche à plein cintre, orné d’une Vierge en majesté. Le visage de cette Vierge était martelé comme le visage de l’Enfant qu’elle tenait debout dans son giron. Sur un coté du porche, à l’extérieur, pendaient des lambeaux d’affiches décolorées. Des fragments de phrases étaient encore lisibles… « Appel aux électeurs… Votez pour… Laïcité… Démocratie… Réformes sociales… Le pays confiant dans ses destinées… »

Mais, au geste de la mère présentant le Sauveur du monde comme à l’appel du candidat promettant le paradis démocratique, qui donc répondrait dans ce village ?

Toutes les maisons de la place étaient mortes. Les volets se disloquaient. Des planches aveuglaient des fenêtres. Une ruelle, envahie par les orties, barrée par un éboulement, montrait un aspect de ville bombardée : murs fendus de lézardes, toits crevés tombés à l’intérieur, charpentes dénudées comme les côtes d’un squelette, cheminées oscillantes et, sur le pignon de ce qui avait été une salle, la trace noirâtre de ce qui avait été un foyer. Des arbres fruitiers qu’on ne taillait plus poussaient au hasard. Un immense rosier blanc, inextricablement mêlé à une vigne, fleurissait ce cimetière.

Geneviève était descendue de voiture. Elle fit quelques pas dans la ruelle, cherchant une forme humaine, une âme humaine… Des lézards engourdis au soleil disparurent dans les trous des murailles. Un oiseau ébranla la neige odorante du rosier. Ainsi, la vie animale et végétale continuait, en ce lieu où la nature allait effacer jusqu’au souvenir des hommes. Dans vingt ans, dans dix ans peut-être, il n’y aurait plus là que des pierres informes mangées par la broussaille.

Geneviève revint vers la place.

— Il n’y a personne ici, personne…

M. Bausset s’affairait au-dessus du capot relevé de sa voiture. Il répondit :

— Il y a au moins une Parque, avec sa quenouille et son fuseau.

Quelque chose remua contre un pilier, un tas de chiffons gris qui était une très vieille femme, affreusement sale et déguenillée. Elle avait un bonnet crasseux, les pieds nus dans des sabots, et elle tenait une quenouille.

Le docteur cria quelques mots en patois. La vieille approcha, tendant la main et branlant la tête.

— Elle veut une aumône, dit Bausset. On n’en rencontre plus beaucoup, de ces filandières. Celle-là est en enfance, mais elle sait bien accourir quand il passe une auto, surtout un autocar. Les Américains admirent ce monstre préhistorique : une fileuse ! Et ils lui donnent des sous. N’est-ce pas, Françoune !

La vieille agitait sa quenouille et grognait des mots incompréhensibles. Quand le docteur mit une pièce de nickel dans sa main crevassée, elle rit, avec une joie lugubre.

— Elle n’est pas seule ici ? dit Geneviève. Il y a d’autres habitants ? Où sont-ils ?

Bausset pressa la trompe de la voiture qui jeta trois clameurs stridentes. La porte d’une maison, sur le côté de l’église, s’entr’ouvrit. Un petit Homme à barbe blanche s’écria :

— Hé, adieu, monsieur Bausset ! Vous venez chez nous pour voir si l’on est encore en vie ?

— Je viens donner à boire à ma voiture et vous dire bonjour en passant.

— Espérez un peu. Je vous apporterai ce qu’il faut. Le puits communal est bouché. Alors, va pour l’eau des citernes…

Le bonhomme rentra chez lui et revint avec une cruche.

Il était sec comme un sarment. Sa barbe taillée en pointe, son grand nez, ses yeux noirs plissés et rieurs lui donnaient la mine d’un diable bénévole.

— Quoi de nouveau chez vous ? demanda le docteur.

— Les Cajart s’en vont à Cahors, chez leur neveu qui est leur héritier.

— Et quand les Cajart seront partis, combien serez-vous à Saint-Mars-de-la Lande ?

— Nous serons encore dix.

— La place ne vous fera pas faute.

— Il n’y en a que trop… Les trois quarts du village tombent en morceaux, et, tout à l’entour, la terre tourne en friche. C’est malheureux, mais qu’y faire ? Le plus jeune, ici, a cinquante ans et la doyenne, vous la voyez : cette Françoune qui finit ses quatre-vingt-dix. Moi, je reste à cause de ma femme. Elle dit : « Je suis née à Saint-Mars-de-la-Lande, je mourrai à Saint-Mars-de-la-Lande. » C’est qu’elle a une tête, ma femme !… Alors nous restons, nous resserrons pour ne pas trop nous fatiguer. On se tient dans la salle et on cultive le petit jardin. C’est assez pour nous deux… Et pourtant, j’ai de la terre, et bien plus que les Cajart ! À quoi ça nous sert-il ? Il faudrait des bras…

— Il aurait fallu des « drolles », mon pauvre Laorouzille.

— Peut-être. Mais les enfants d’aujourd’hui, ça coûte et ça ne rapporte guère. Voue dites : « Ils font des ouvriers agricoles. Économie de main-d’œuvre pour le paysan. » Non, monsieur Bausset. Les jeûnes ne veulent plus travailler dans l’intérêt du papa. D’abord, plus ils ont d’instruction, plus la terre les dégoûte. Ils font leur service en ville. Ils voient le cinéma, qui leur donne des idées, des envies… C’est comme la T. S. F… Vous avez écrit dans le journal qu’elle retiendrait le cultivateur dans sa campagne…

— Je le pense toujours…

— Erreur, monsieur Bausset… On aime la terre ou on ne l’aime pas. Si on l’aime, elle vous suffit. On y trouve le plaisir avec la peine. Si on ne l’aime pas, vos mécaniques n’y feront rien que de rendre le monde neurasthénique.

M. Bausset était vexé. Il dit mollement :

— Oui… Peut-être…

— Ça n’est pas pour blâmer les jeunes. Si j’avais leur âge, je ferais Comme eux. Nos anciens se privaient de tout. Ils n’avaient pas d’instruction et ils croyaient Aux paroles des curés. Les jeunes sont plus civilisés. Ils ne croient à rien du tout qu’à la monnaie. Té ! On n’a qu’une existence.

— Votre curé ne vous endoctrinera pas facilement, Lacrouzille.

— On n’a plus de curé. Dix paroissiens, ça ne fait pas une paroisse.

— À peine une commune.

Lacrouzille prit un air malin.

— Il y a ici quatre électeurs et nous sommes tous conseillers municipaux… Quel pauvre trou, monsieur !… Enfin, les moins vieux enterreront les plus vieux, et le dernier qui restera, le loup le mangera.

— Alors, il n’y aura plus de Saint-Mars-de-la-Lande.

— Qu’est-ce que ça fait puisqu’on sera mort ?

— Allons, vous y tenez tout de même ?

— Moi ? dit avec sérénité Lacrouzille. Je m’en f… Puisqu’on sera mort ! Mais je bavarde au lieu de vous aider. C’est le plaisir de causer qui me rend malhonnête… Qu’est-ce que c’est, votre voiture ? Une Citroën ? Ah ! que j’aurais aimé avoir une auto !…

Le vent jouait avec le papier sale de la vieille affiche !

« Démocratie… Progrès… Le pays confiant dans ses destinées…»