L’Ennui (Edgeworth)/7

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L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome Ip. 118-133).


CHAPITRE VII.


En me réveillant, je me crus sur un navire ; le premier bruit que j’entendis, fut celui des flots qui venoient se briser contre les murs du château. Je me levai, j’ouvris la fenêtre de ma chambre, et je vis, qu’autour de moi, tout avoit un air désert et sauvage. À mesure que je contemplois cette scène, je fus saisi de l’idée que j’étois éloigné de toute civilisation ; mon ame s’abandonna aux sensations mélancoliques qu’inspire ordinairement une profonde solitude.

Je fus tiré de ma rêverie par ma tendre nourrice, qui, dans ce moment, entrouvrit la porte de mon appartement.

— J’ai pris la liberté de regarder pour voir si le feu brûloit ; c’est moi-même qui l’ai allumé, et je n’ai pas osé trop souffler de peur de vous éveiller.

— Entrez donc, Ellinor, entrez.

— Eh bien ! j’entrerai, puisque vous êtes seul. Je n’aurai peur de personne, me dit-elle, voyant que j’étois même sans mon valet-de-chambre.

— Vous ne devez jamais rien craindre tant que je vivrai, Ellinor ; je veux être toujours votre protecteur. Je n’oublierai jamais la conduite que vous avez tenue lorsque j’étois mourant dans le pavillon.

— Oh ! ne parlez pas de cela. Remercions Dieu de ce qu’il n’y avoit pas plus de danger. Maintenant vous voilà bien portant. Vivez de longues années. Il faut que vous ayez été bien fatigué la nuit précédente, car ce matin je vous ai vu dormir bien profondément. Vous ne dormiez pas mieux quand vous étiez enfant et que je vous tenois dans mes bras.

— Asseyez-vous un moment, Ellinor, et parlons un peu de vos petites affaires.

— Eh ! mais, n’est-ce pas de mes affaires que je parle ? répondit-elle avec vivacité.

— Certainement ; mais j’entends par là que vous devez me parler de votre manière de vivre, et de ce que je puis faire pour vous rendre plus heureuse, s’il se peut.

— Oh ! il y a une chose qui me rendroit bien heureuse.

— Et quelle est-elle ?

— C’est d’allumer tous les matins votre feu, et d’ouvrir moi-même vos volets.

Je ne pus m’empêcher de sourire de la simplicité de cette demande. J’allois la presser de m’en faire une plus importante, mais elle entendit venir un domestique, et alors se levant de sa chaise avec rapidité, elle se plaça sur ses genoux, et se mit à souffler le feu avec sa bouche d’une manière très-empressée.

Le domestique venoit pour m’annoncer que M. M’Léod, mon homme d’affaires, m’attendoit dans le salon du déjeûner.

— Me laisserez-vous allumer votre feu tous les matins ? me dit Ellinor toujours agenouillée.

— Eh ! certainement ; vous serez toujours bien venue.

— Alors n’oubliez pas de parler pour moi à ces Anglais, autrement ils ne me laisseront pas faire ; entendez-vous ? n’oubliez pas.

Je le lui promis, et descendu au bas de l’escalier je n’y pensai plus.

Monsieur M’Léod, que je trouvai lisant les gazettes, me parut moins ému de mon arrivée que tous ceux que j’avois vus jusqu’alors. C’étoit un homme d’une structure robuste, droite ; ses traits étoient prononcés ; il régnoit un singulier calme sur toute sa personne. Il s’énonçoit avec une clarté parfaite, quoique son accent fût légèrement écossais. Il n’accompagnoit ses discours d’aucun geste, et conservoit toujours un sang-froid inaltérable. Il n’y avoit de mobile en lui, que ses yeux, mais ils étoient expressifs, et la raison y étoit peinte. Avare de paroles, il ne disoit rien qui n’allât à son but. Il me pressa d’examiner ses comptes ; me détailla différentes opérations d’importance, entreprises pour mon service ; mais il me raconta tout cela comme s’il n’eût rien fait pour m’obliger ; il avoit rempli son devoir ; il ne prétendoit à aucun remercîment et l’auroit même repoussé. La tranquillité de son esprit, égaloit l’immobilité de son corps. La perfidie de Crawley m’avoit laissé de tels préjugés contre tous les agens, que la simplicité de celui-ci ne me réconcilia pas d’abord avec lui. Les hommes crédules, une fois convaincus de leurs erreurs, deviennent soupçonneux à l’excès. Quand on n’est point habitué à raisonner, on tire des conséquences fausses parce qu’elles sont trop générales, et parce que l’on veut appliquer aux individus de toutes les classes les résultats d’une expérience très-bornée. Penser étoit pour moi un travail si pénible, qu’ayant un jour à me décider sur une affaire pressante, j’aimai mieux la laisser péricliter que de prendre la peine d’en sortir en l’examinant assez pour me former une opinion.

Dans cette circonstance une prévention nationale augmentoit les soupçons que ma position antérieure avoit déjà fait naître. Monsieur M’Léod étoit non-seulement un homme d’affaires, mais il étoit Écossais. J’étois persuadé que tous les Écossais étoient subtils, par conséquent l’air de probité et de franchise de celui-ci, n’étoit que de la politique plus rafinée.

Après le déjeuner, il me présenta l’état général de mes affaires ; il me pressa de prendre un jour pour recevoir ses comptes ; et sans paroître choqué de la froideur avec laquelle je l’avois reçu, et de l’ennui que me procuroit sa présence, il demanda paisiblement son cheval, me souhaita le bon jour et partit.

Depuis ce moment la cour de mon château fut constamment remplie d’une foule de rustiques solliciteurs qui venoient tous pour avoir l’honneur de saluer milord. Dans les attitudes les plus nonchalantes, et plus patiens que de vrais courtisans, ils alloient et venoient sous mes fenêtres, tâchant d’obtenir un coup-d’œil, en attendant le moment fortuné où ils pourroient être admis à mon audience. Je m’étois promis le plaisir de monter à cheval et de faire le tour de mes domaines ; cela me fut impossible ; je n’étois plus le maître ni de mon temps ni de ma volonté.

Puissiez-vous être long-temps notre seigneur ! me répétoit-on de tout côté. C’étoit m’avertir que dorénavant je serois comme un prince, obligé de consacrer ma vie au bonheur de mes sujets. Je ne concevois pas comment mon peuple avoit pu vivre si long-temps sans me voir ; car du moment où je fus arrivé, j’étois devenu d’une absolue nécessité à chaque individu.

L’un avoit une femme et six enfans, sans la moindre ressource pour les nourrir. Milord auroit peut-être la générosité de lui accorder un petit coin de terre où il pourroit faire paître une vache.

Un autre avoit un frère en prison ; il étoit impossible, sans mon secours, qu’il en sortît jamais.

Un troisième avoit besoin de renouveler son bail ; un quatrième demandoit une ferme ; il espéroit que milord feroit son fils douanier. Il me falloit écouter cent propositions relatives aux terres qui devoient être affermées le mois de mai suivant ; on me rappeloit les promesses qu’avoit faites milord mon père ; et là-dessus arrivoient des histoires si longues, si invraisemblables, si compliquées, et dans un style si nouveau pour mes oreilles, qu’avec toute l’attention et la bonne volonté du monde je n’entendois pas le quart de tout ce que l’on me disoit.

Non, de ma vie, je ne fus aussi fatigué que ce jour là. Je n’aurois pu y résister, si je n’eusse été encouragé par l’idée de mon importance et de mon pouvoir, pouvoir qui étoit vraiment absolu. Cette considération me soutint pendant trois jours que je fus retenu captif dans mon propre château par la foule qui venoit me rendre hommage et réclamer ma protection. En vain, chaque matin mon cheval étoit sellé et bridé ; il ne m’étoit pas permis de le monter. Le quatrième jour, croyant m’être débarrassé de tous les importuns, je fus désagréablement surpris de voir à mon lever une nouvelle multitude de pétitionnaires. Je donnai à mes gens l’ordre de dire que j’étois sorti, et que je ne pourrois voir absolument personne. D’abord, je crus que ces paysans n’avoient pas compris mes domestiques anglais, car ils restèrent constamment à leur poste. À un second message que je leur envoyai, ils me firent connoître qu’ils avoient entendu parfaitement le premier, en répondant qu’ils m’attendroient jusqu’à mon retour. Enfin je m’échappai non sans efforts à travers la foule de mes persécuteurs. Le soir je fis fermer le château, et je défendis de laisser entrer qui que ce fût. Le lendemain je vis avec satisfaction que les environs étoient libres, mais hélas ! l’infatigable troupe étoit en embuscade à côté de la porte. Je leur dis que je les priois de ne me parler de rien, tandis que j’étois à cheval. Alors le lendemain lorsque je repassai, je les vis tous en silence, chapeau bas, me saluant et me resaluant. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : Mes amis ! pourquoi perdre ainsi votre temps ? vite ils s’approchèrent et me gardèrent prisonnier pendant une heure.

Enfin j’étois placé dans une situation où je ne pouvois espérer ni loisir ni tranquillité. J’avois les jouissances du pouvoir, mais mon indolence habituelle les eût éteintes bientôt, si la jalousie que m’inspiroit M. M’Léod ne m’eût tenu en haleine.

Un jour que je refusai d’écouter un importun fermier, en lui disant que j’étois fatigué à l’excès de toutes ces demandes, il me répondit : c’est vrai, Milord, je suis honteux de vous déranger ainsi pour des bagatelles ; je vais m’adresser à M. M’Léod ; il décidera la chose tout aussi bien. D’ailleurs, c’est lui qui est accoutumé à faire tout.

— À faire tout ! cela ne doit pas être.

— Et à qui faudra-t-il donc que je m’adresse ?

À moi, repris-je d’un ton de fierté, semblable au moins à celui de Louis XIV quand il annonça à sa cour qu’il seroit désormais son premier ministre. Après cette déclaration vigoureuse, je ne pouvois plus m’abandonner à ma paresse habituelle ; la perfidie de Crawley avoit tellement choqué ma vanité et ma délicatesse, que j’étois résolu à montrer qu’on ne me duperoit pas deux fois.

Le jour convenu, lorsque M. M’Léod vint me présenter ses comptes, je m’assis d’un air important pour l’écouter, comme si toute ma vie je n’avois fait que m’occuper de mes affaires ; et, ce qui m’étonna moi-même, je parcourus tous ses papiers sans bâiller une seule fois. Pour un homme aussi novice que moi, je compris parfaitement en quoi consistoit une dette et une créance ; mais avec le plus grand désir de montrer ma science en fait de calcul, je ne pus découvrir la moindre erreur dans les comptes de M. M’Léod. Il étoit bien clair que c’étoit un tout autre homme que Crawley ; mais résolu à croire qu’un homme d’affaires ne pouvoit pas absolument être honnête, j’en conclus que, si mon agent ne me voloit pas, il cherchoit du moins à empiéter sur mon pouvoir ; et dès ce moment je me persuadai que le zèle apparent qu’il montroit dans l’administration de mes biens, n’avoit pour motif qu’un grand désir d’obtenir du crédit, et la coupable volonté de me dépouiller du mien.

Je me souviens que vers ce temps je fus singulièrement inquiété par une lettre que M. M’Léod reçut en ma présence, et dont il ne me lut qu’une partie ; je n’eus pas de repos qu’il ne me l’eût communiquée tout entière. Je vis combien ma curiosité étoit fondée ; ce reste de lettre rouloit tout entier sur la cour de mon poulailler, qu’il étoit question de repaver. Semblable au roi de Prusse[1], qui étoit si jaloux de son pouvoir, qu’il eût voulu gouverner toutes les souricières de ses États, je me jetai dans un labyrinthe inextricable de petites affaires. Hélas ! j’appris à mes dépens que la peine est inséparable de l’autorité, et plusieurs fois je fus disposé, pendant les dix premiers jours de mon règne, à abdiquer une dignité qui m’occasionnoit des fatigues excessives.


  1. Mirabeau, Mémoires secrets.