L’Enthousiasme (Leblanc)/11

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Ollendorff (p. 190-209).

XI

Dorénavant Claire fut pour moi, comme je le fus pour elle, un point d’appui inébranlable, un principe d’équilibre et de santé morale qui ne s’est jamais affaibli, une cause de volonté et de confiance, une certitude. Bien entendu le rapprochement qui s’effectua entre nous ne changea rien à mes agitations, mais il me rendit plus attentif sur la qualité de mes actes. Aussi opiniâtre dans la défense de mon amour, je n’aurais plus consenti à des moyens qui m’eussent paru avilissants. Et cette amélioration ne fut point sans quelque mérite, car, dès notre retour à Saint-Jore, la lutte reprit. Des méchancetés nouvelles nous assaillirent. Geneviève reçut des lettres anonymes. Elle ne sortit plus.

Trois semaines consécutives et quotidiennement, je l’attendis dans la chambre désertée. Puis, excédé de chagrin, je me remis en faction au coin des rues. Un soir elle se risqua dehors. Je l’avisai. Nous nous réfugiâmes sous le portail de l’église. Et le manège d’autrefois recommença. Mèmes imprudences, mêmes poursuites, mêmes allures de fauve en cage, mêmes galopades à fond de train d’un bout à l’autre de la ville. On ne se gênait pas d’en rire, et certains, en me croisant, affectaient de scruter les environs pour s’enquérir de l’objet de mes recherches. Que m’importait ? Quand Geneviève se laissait rejoindre, mes yeux perdus dans ses chers yeux, je me serais agenouillé devant tous.

— Viens, lui répétais-je comme jadis, ma Geneviève, quand viendras-tu ? je t’en prie… viens… il y a si longtemps…

De guerre lasse elle venait, et chaque fois le bruit de ses pas à la porte me bouleversait autant que si je ne l’avais jamais entendu. Étrange apparition ! on eût dit que la malheureuse était escortée par les mille regards d’une multitude en courroux. Son cœur s’arrêtait de battre. Je devais réchauffer ses mains et détendre ses bras raidis.

— M’aimes-tu, Geneviève, demandais-je, effrayé presque, pour peu que tardât la réponse.

Ma voix la ranimait.

— Si je l’aime, mon pauvre Pascal ! Oh ! tu ne sais pas ce que c’est que de rester comme moi dans ma chambre, à me supplier moi-même… à vouloir… je veux comme personne ne veut, et je ne peux pas… Je m’habille, je descends l’escalier et je ne peux plus avancer. Tout me fait peur, l’ombre autant que le grand jour. J’ai peur quand je vois Philippe, et j’ai peur si je ne le vois pas. Je mourrais pour toi, Pascal, que je ne te prouverais pas plus d’amour qu’en venant ici. Crois bien que je t’aime.

Nos lèvres s’unissaient : il n’y avait plus de souffrance ni de mauvais souvenirs. C’était cette chose vivante et palpable, grave et spirituelle, simple et diverse, primitive et lumineuse et brûlante et fraiche, le bonheur. Il s’offre à nous sous d’innombrables formes, et il nous suffit de le choisir selon nos goûts de flânerie ou d’activité, de minutie ou de désordre, de silence ou de tumulte. Mais le plus parfait, c’est l’amour qui nous le donne. Celui-là, Geneviève me l’apportait dans le secret de sa chair savoureuse et de son âme exquise, et elle en imprégnait si profondément ma chair et mon âme que le parfum s’en prolongeait au delà de notre séparation, le long de ces journées maussades où je fouillais le vide des rues. Et pourtant son dernier baiser me semblait le baiser d’un adieu suprême, et le lendemain il fallait me mettre de nouveau à la conquérir.

L’heure de la défaite allait-elle me surprendre en pleine félicité, comme l’annonçaient tant de symptômes, le caractère moins égal de Philippe, l’irritation croissante de mère, et les rumeurs d’impatience, les menaces qui m’arrivaient de toutes parts ? Je fermais mes poings, je serrais mes bras sur ma poitrine, je m’arc-boutais solidement comme un homme qui a un trésor que tout le monde convoite et qui prétend le garder. Vérité indiscutable : Geneviève était à moi. Je défendrais mon bien envers et contre tous, vaillamment, jusqu’à en mourir.

Que Philippe se tourmentât, que mère déplorât ma liaison, soit. Mais Saint-Jore ? De quoi se mêlait Saint-Jore ? En quoi cette liaison dérangeait-elle les affaires de ces messieurs, les pratiques religieuses de ces dames, les menées souterraines autour des jeunes filles à marier et des successions à recueillir ? N’était-ce point risible ? Au Cercle, les vieux bonshommes de whist et de manille, dont l’idéal n’est cependant pas très élevé, lésinaient sur la cordialité de leur poignée de main ; et certains de mes amis eux-mêmes, des gaillards affublés d’antiques maitresses, de ces viveurs qui grisonnent dans les salles de café, se tenaient avec moi sur le pied d’une réserve correcte.

Oh ! l’amour, voilà le grand ennemi en province ! Les petites intrigues sont tolérées. Mais l’amour se voit, lui, il éclate, il empiète, il est excessif, maladroit, impudent, il provoque du scandale ; et devant cet intrus, tout le monde est inquiet, les rivalités d’intérêts et de castes s’aplanissent, on se ligue, on traque le malfaiteur. Quand les circonstances — ou, il faut l’avouer, un reste de bravade — me conduisaient parmi mes semblables, j’avais l’âpre sensation de représenter un état de choses spécial et de grouper contre moi les esprits les plus opposés. Bien plus, si mère se trouvait là, je la sentais dans le camp adverse. Ferait-elle cause commune avec les autres, au cas où le désaccord se produirait plus ouvertement ?

En décembre la sous-préfecture organisa une kermesse au profit des pauvres, et les dames les plus en vue acceptèrent de présider à l’aménagement des diverses boutiques. Berthe Landol et quelques amies se chargèrent des fleurs. Or, deux de ces amies s’étant récusées au dernier moment, Geneviève sur la prière de sa sœur et sur le conseil de son mari, dut prendre place au comptoir. Cet incident, que mère ignora, me fut rapporté. Incapable de résister à l’attrait d’une rencontre, je me mêlai à la foule des visiteurs.

Une louable circonspection, jointe à des efforts de volonté incroyables, me retint assez longtemps près d’un étalage de vide-poches en osier, vêtus de satins multicolores, dont les vendeuses m’octroyaient tous les spécimens sans que je fisse la moindre attention à leurs remerciements. De là, je voyais Geneviève.

Elle avait une robe de drap gris à parements de drap mauve, et une capote de tulle suivait les ondulations symétriques de ses cheveux blonds. Elle souriait aux acheteurs. Elle leur offrait des touffes de violettes et des gerbes de roses pâles. Elle ornait de fleurs les cheveux des petites filles. C’était ma maîtresse. Ma maîtresse ! nulle autre n’avait un tel charme et tant de beauté rayonnante. Sa bouche gracieuse, la fraicheur de ses joues, l’expression jeune et mobile de sa physionomie, la distinguaient entre toutes. L’étoffe de son corsage marquait le gonflement d’une gorge dont je savais la splendeur, et la ligne de sa jupe était celle des hanches harmonieuses que mes lèvres caressaient. Il me fut impossible de réprimer l’élan d’adoration et de vanité qui me poussait vers elle. J’avançai. Elle me vit et aussitôt chercha des yeux un refuge. Il était trop tard : je lui tendais la main.

— Ne vous éloignez pas, Geneviève, soyez aimable avec moi comme vous l’êtes avec tous ces gens. Ma pauvre aimée, on croirait que vous leur demandez pardon de ce qui est…

— Allez-vous-en, Pascal, supplia-t-elle, on nous observe, tenez, Mme Seigneur nous désigne à Madame…

— Je me moque bien de Mme Seigneur et des autres… je vous aime, je veux vous le dire ici, en public, pendant qu’on nous observe. Je suis fier de toi, tu es la plus belle, la seule belle.

Malgré tout elle sourit.

— Allons, ma Geneviève, sois fière aussi, notre amour en vaut la peine. Ils peuvent rire et jacasser. il y a entre nous quelque chose qui est au-dessus d’eux et qu’au fond ils envient… Regarde-moi.

Elle me regarda, et je l’entendis murmurer :

— Mon chéri… mon chéri.

Nos yeux ne se quittèrent plus. Nous parlions de nous et de notre tendresse en toute sérénité, indifférents à ce qui n’était point nous. Mais des dames approchaient. Je reconnus Mme Landol. Elle conduisait mère de notre côté.

— Achetez-nous, Lucienne, l’entrain que ma sœur y met ne grossira pas beaucoup la recette.

Elle s’effaça, et ce n’est qu’à ce moment que mère nous aperçut.

Elle eut un geste de recul et, une seconde, l’idée de s’enfuir. Berthe s’écria gaiement :

— Eh bien, quoi, vous ne dites pas bonjour à Geneviève et à Pascal ?

Et elle la laissa seule avec son fils et la maîtresse de son fils, en présence d’un cercle de dames.

Qu’avons-nous dit ? quelle attitude gardions-nous ? Geneviève s’acharnait à couper les tiges de ses fleurs, mère ne bougeait pas. De moi-même, je n’eusse éprouvé aucune émotion, mais la peur de l’une et la honte de l’autre m’envahissaient.

— Donne-moi le bras, Pascal, et allons-nous-en, me dit mère, d’une voix impérieuse.

— Nous en aller ! quelle raison ?

— Je le veux, la situation ne peut durer.

— Quoi ! tu l’imagines un tas de choses… Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que tu sois ici ? Mme Darzas est ton amie.

— Mais tu ne vois donc pas que nous sommes la risée de tous !

Geneviève balbutia :

— C’est à moi… à moi de m’en aller…

La malheureuse ! Comment en aurait-elle eu la force ?

— Reste, mère, lui dis-je gravement, il vaut mieux que tu restes. Ne fais pas d’affront à Geneviève, ce serait la pire maladresse.

— En restant, j’ai l’air de vous approuver. Et puis, tiens, voilà ta sœur, je ne veux pas qu’elle vienne ici, tu entends ? empêche-la de venir.

J’hésitais. Alors elle nous tourna le dos, prit sa fille par la main, et s’éloigna.

Cela eut lieu devant toutes les dames de Saint-Jore. Geneviève gémit :

— Donne-moi une chaise, vite, Pascal !

Elle s’assit. Je posai des fleurs sur ses genoux, pour qu’elle fit semblant de les disposer en bouquets. Des groupes s’étaient formés à quelque distance de nous, et l’on chuchotait.

— Oh ! Pascal, comme on nous regarde ! que va-t-on dire ? Et c’est Mme Devrieux…

— Ne lui en veux pas, elle a perdu la tête, je suis sûr qu’elle est la première à regretter…

Un peu calmée, elle se dirigea vers le comptoir de sa sœur. Sur son passage, deux vieilles demoiselles s’écartèrent ostensiblement.

Gonflé de rancune, je courus à la maison. Mère aussi, je n’en doute pas, avait hâte de s’expliquer. L’un et l’autre nous attendîmes, frémissants et hostiles. Mais je ne lui dis rien et elle ne me dit rien non plus. À quoi bon des mots ? Si je m’avouais impuissant à maitriser mon amour, ne devais-je pas comprendre qu’elle le fût à réprimer les éclats de son indignation ?

D’ailleurs l’espèce de lassitude qui nous paralysa ne fit que retarder un choc que mon obstination rendait inévitable. Ne comptant plus que Geneviève se prêtât à des rencontres publiques, seuls instants qui me permissent d’agir sur elle et de lui arracher la promesse d’un rendez-vous, j’usai du concours de Claire, non plus comme autrefois, en la trompant par de vains prétextes, mais franchement et sans détours. Elle porta mes lettres, elle redit mes paroles. Or, mère en eut la preuve.

— Tiens, me dit-elle en faisant irruption dans ma chambre, voilà ce qui tombe du manchon de la sœur, une lettre à ta maîtresse.

Elle tremblait de colère. Comme je me taisais, elle s’écria :

— Alors, c’est vrai ? maintenant c’est ta sœur que tu élèves au rôle d’intermédiaire ! elle est chargée de tes commissions ! elle sait ce qui en est ! elle est ta confidente, ta complice ! ah ! quelle abomination !

J’aurais mieux aimé des injures que d’entendre cette voix qui se brisait à chaque phrase. Puis, qu’avais-je à répondre ?

— Et tu voudrais me voir accepter tout cela, reprit-elle ? Quand tu nous attires dans une situation comme celle de l’autre jour, tu t’étonnes que je vous tourne le dos, à toi et à ta maîtresse ! Que j’aie eu tort, peut-être, que ce soit une maladresse, je te l’accorde, mais toutes les bêtises, Pascal, tous les esclandres plutôt que d’avoir l’air, vis-à-vis du monde, de te donner raison. Puisque tu as mis les gens au courant de ton intrigue, on saura que j’en ai horreur, que je déteste ta conduite, et que je te condamne absolument. Il faut qu’on le sache… tant pis pour toi…

— Hélas, mère, c’est à toi que tu fais mal… moi, l’opinion de Saint-Jore…

— Tu t’en moques toujours, n’est-ce pas ? et cependant si on t’accusait de mêler ta sœur à toutes ces malpropretés, tu ne serais pas très content, j’espère, du moins au point de vue de sa réputation à elle. Eh bien, on a vu Claire sortir de chez Geneviève à l’heure de sa leçon. De là à deviner toute la vérité, il n’y a pas loin. Que diras-tu, le jour où on te la lancera à la tête, cette vérité ?

— Une discussion est impossible entre nous, mère, tu ne songes qu’à ce que disent les autres, et moi, je ne veux pas m’y arrêter, je ne relève pas d’eux, je fais ce que je trouve bien.

— Alors tu trouves bien qu’un frère se serve de sa sœur ? Voyons, Pascal, il y a là une question de sentiment sur laquelle je t’interroge : sens-tu que tu as tort ou non. Réponds d’un mot.

— J’ai tort.

Ma franchise l’étourdit.

— En ce cas, pourquoi ?… si ta conscience…

— Ah ! ma conscience, elle parle de tant de façons que je m’y perds. Oui, il y en a une, celle que tu as développée, qui me désapprouve et qui est invariablement de ton avis. Celle-là parle toujours la première parce qu’elle représente des idées toutes faites, et elle parle toujours sans hésitation parce qu’elle s’exprime de la même manière depuis mon enfance, je pourrais dire depuis des siècles. Mais que veux-tu ! dès que je réfléchis, je ne suis plus d’accord avec elle. Ainsi, pour ce qui est de Claire, mon premier mouvement est de me donner tort, et puis je raisonne, et je me dis que tout cela n’a vraiment pas beaucoup d’importance, que le concours de ma sœur ne nous choquerait pas si elle était mariée, qu’elle a bientôt dix-huit ans, et que le fait de porter quelques lettres et de savoir les détails d’un amour qu’elle connaît depuis longtemps, ne la rendra pas moins honnête. Tout dépend des caractères, et le sien ne subit que les influences que sa raison admet. Et je conclus que, là encore, et moi tout le premier, nous nous embarrassons d’un tas de préjugés qui ne résistent pas au moindre examen. Alors… j’agis.

— Eh ! agis à ta guise, mais laisse ta sœur en dehors de tes combinaisons.

— Je ne puis te le promettre, mère, je ne suis pas sûr de moi.

— Comment, s’écria-t-elle exaspérée, tu n’es pas sûr de toit il faudra donc que je vous surveille ! on dira que ma fille est la complice de mon fils, l’amie de sa maîtresse, mais c’est monstrueux ! J’aimerais mieux t’aider moi-même… oui, j’aimerais mieux être ta complice, porter tes lettres, moi, ta mère. Tiens, Geneviève, tu veux la voir, n’est-ce pas, tu le veux à tout prix ? eh bien… eh bien…

Ses doigts martelaient mes épaules. De toute son âme rigide, avec un effort qui lui crispait la figure, elle essayait en vain de se taire. Et elle dit, à voix basse :

— Demain à cinq heures, chez Berthe… elle y sera… je le sais… une réunion de dames pour une œuvre…

Elle se cacha le visage d’un geste de dégoût. Je murmurai :

— Tu es une mère admirable… je te jure de ne plus rien demander à ma sœur.

Ses yeux redevinrent doux. Cependant elle restait confuse, comme dépouillée d’orgueil. Se disait-elle, l’inflexible bourgeoise, que la vie vous fléchit à des accommodements imprévus et que, si la passion m’inspirait des actes qui me déplaisaient à moi-même, sa vertu, la réputation de Claire, la crainte du monde, pouvaient aussi lui en imposer que sa conscience blâmerait ?

Je ne la quittai pas le lendemain, résolu à ne point profiter de ses paroles involontaires et désireux qu’elle le sût. Cette bonne décision la renseigna d’autant mieux sur l’emploi de mon temps, car, à cinq heures moins dix, exactement, je mettais mon chapeau et m’échappais en toute hâte.

L’hôtel des Landol, une vaste construction qui datait de Louis-Philippe, m’était connu jusqu’en ses moindres recoins, et je n’ignorais rien des habitudes qui le régissaient. À droite de la cour d’entrée, se trouvait la loge du concierge, un vieillard infirme dont la fonction consistait à prévenir le domestique par un coup de timbre à l’arrivée de personnes étrangères. Mais souvent, d’un signe, les familiers de la maison le dispensaient de cette formalité. C’est ainsi que je pus, sans être annoncé, gagner le vestibule, au bas du grand escalier, et me jeter dans un couloir qui aboutissait à un jardin intérieur. Ce couloir, encombré de plantes, l’hiver, presque condamné, formait une retraite sûre.

Une à une trois dames, au-devant desquelles accourut le domestique, montèrent aux salons du premier étage. Une quatrième se présenta que n’avait point signalée le timbre. C’était Geneviève, je lui saisis la main et l’attirai dans l’ombre.

Elle ne poussa pas un cri, vivant toujours en l’attente énervée de ces alertes. Elle s’abandonna à l’étreinte de mes bras et à l’ardeur de ma bouche. Puis je la délivrai.

— Va, ne sois pas longue. Quand tu redescendras, arrange-toi pour être seule… à moins que tu ne préfères que je t’aborde… choisis.

Vingt minutes après, elle redescendit seule. Il y avait un banc de jardin derrière un groupe de palmiers. Je l’y assis et baisai encore ses lèvres inertes sans réussir à la ranimer. Et je lui dis :

— Tu viendras à la prochaine séance, n’est-ce pas ? sinon j’enverrai un commissionnaire te chercher, soi-disant de la part de Berthe. Tant pis si ta sœur ou ton mari découvrent quelque chose…

Elle revint, plus tranquille, et d’autres rencontres analogues, marquées du même succès, la rendirent si courageuse qu’elle m’avertissait elle-même de la date des séances.

— Allons là-bas, suppliais-je, tu oses bien, ici…

Elle frissonnait, et toujours la même réponse :

— Oh ! là-bas, j’ai peur, on me suit… rien que l’idée me glace.

Pourtant, à deux reprises, elle céda. Et elle me remerciait :

— Comme je suis contente que tu m’obliges, Pascal ! il faut me forcer, vois-tu, me trainer par les cheveux comme une esclave. Moi, je n’existe plus, je suis lâche, tes imprudences m’effrayent, et je ne compte que sur ta folie et sur ta brutalité. Quand je me cache au fond de ma chambre pendant des semaines, j’ai l’espoir que tu vas apparaître et m’emporter.

Cela dura un mois, sans alarmes ni contretemps. Les heures de réunion furent avancées, mais ce changement ne nous gênait point, le couloir demeurant obscur en plein jour. Ainsi il y eut sous la cage d’un escalier, à Saint-Jore, chez la sœur de ma maitresse, un petit coin sombre, embarrassé d’arbustes, de chaises en bambou et de pots de fleurs, où notre amour se terra comme une bête aux abois. C’est l’humble refuge auquel le condamnait la persécution. Tantôt une bouche de calorifère nous soufflait une chaleur odieuse, tantôt nous nous serrions l’un contre l’autre pour nous garantir du froid. À certaines places on devait baisser la tête. Les feuilles des palmiers nous éborgnaient.

De loin, j’ai peine à croire que nous en fussions réduits à cette extrémité. Mais n’est-ce pas le fléau et le charme terrible de la province que ces obstacles, toujours renouvelés et toujours vaincus, qui séparent les amants ? Où se voir ? Comment se voir ? Tous les yeux vous épient, toutes les oreilles vous entendent, toutes vos démarches sont interprétées, toutes les énigmes finissent par être élucidées. Le passant inoffensif est un espion, vos amis sont des adversaires impitoyables, les causes de catastrophe sont quotidiennes. Ainsi, en cette occasion, avec mon expérience déjà mûre et mon obstination habituelle à pousser les choses jusqu’à leurs dernières conséquences, pouvais-je douter qu’un malheur quelconque terminât l’aventure ?

J’en eus le pressentiment plus grave, un jour où Geneviève me rejoignit avant l’arrivée des autres dames.

— Elles ne sont pas encore là, lui dis-je, ta sœur n’a pas décommandé la réunion ?

— Non.

— Tu es bien sûre ? pourtant il est trois heures et demie.

— Berthe m’a même écrit un mot ce matin, pour me prier d’être à l’heure.

— Elle t’a écrit cela ? tiens, c’est drôle… jamais elle ne t’écrit à ce propos.

— Jamais… que je vienne ou non, cela lui est égal… au contraire, mon assiduité avait l’air de l’étonner au début.

— Ah ! et depuis ?

— Elle était plus aimable,

Quelques minutes s’écoulèrent.

— J’ai peur, murmura Geneviève.

Moi aussi, j’avais peur.

— Tu vas partir, lui dis-je, c’est préférable.

J’allai vers la fenêtre du vestibule, Au même moment, un coup de timbre retentit. Philippe traversait la cour.

D’un bond je me rejetai dans le renfoncement, j’empoignai Geneviève par les épaules et, bousculant les vases, les meubles, les palmiers, sans me soucier du bruit, je me frayai un passage jusqu’à la porte du jardin. À peine Geneviève l’avait-elle franchie que Philippe ouvrait celle du vestibule. Je ne bougeai pas, prêt à m’enfuir.

Philippe montait l’escalier, mais Berthe descendit au-devant de lui.

— Je ne suis pas en retard ? demanda-t-il.

— Non, non, d’ailleurs ce n’est pas si urgent, je désire vous consulter sur cette question d’asile. Seulement je réfléchis que mon mari est indispensable. Il doit être au jardin. Tenez, au lieu de remonter au premier étage, prenons le couloir. Il est un peu obstrué, mais…

Je me glissai dehors. Ce jardin, en réalité une cour ornée de gazon et de trois arbres à laquelle on accédait généralement par un double escalier de pierre partant du salon, était entouré d’un mur que perçait une porte de service. Un espoir malencontreux me jeta du côté de cette porte : je ne pus l’ouvrir. Il y avait tout auprès la petite serre où souvent Berthe me recevait autrefois. J’y courus. Geneviève était là, sur une chaise.

— Toi ici ! mais le salon, tu aurais dû…

Elle ne répondit pas, les yeux fous.

Philippe et Mme Landol débouchaient de la maison. Je les voyais à travers les vitres, lui, frottant les manches de son paletot que la poussière avait salies, elle, regardant de droite à gauche, surprise probablement de notre disparition. Puis, du doigt, elle désigna la serre, et ils vinrent à pas lents… Ils longèrent la pelouse… on entendait leurs voix…

Sortir et les entraîner ? ou bien faire sortir Geneviève ? mais Berthe, Berthe dont la haine avait combiné cette embûche, se fût-elle prêtée à l’avortement de sa vengeance ?

Ils approchaient… À pleins bras, je saisis des pots de fleurs, entassant contre ma poitrine des fougères, des jacinthes, des plantes grasses.

— Fais comme moi, Geneviève, occupe-toi, les voilà… vite…

Elle se leva, prit deux ou trois pots, tournoya sur elle-même, et tomba évanouie… Philippe y entrait.

Que se passa-t-il au juste ? par quels mots, par quel silence se traduisit sa stupeur ? Je ne sais, je remettais consciencieusement en ordre les jacinthes et les fougères, et aucune raison spéciale ne me semblait motiver l’interruption d’un travail aussi considérable. Philippe est à genoux devant sa femme, il la relève, il l’étend sur deux chaises, il la soigne, rien ne m’émeut. Ces événements sont si naturels ! N’arrive-t-il pas tous les jours qu’une jeune femme et qu’un jeune homme se rejoignent dans une serre, que la jeune femme s’évanouisse et que le jeune homme range des pots de fleurs. Philippe se multiplie, frappe les mains de la malade, lui tâte le pouls, cherche de l’eau dans les arrosoirs. Moi, je sifflote d’un petit air dégagé.

Mais tout à coup, nous sommes seuls, les deux sœurs et moi : Philippe s’est élancé dehors et court vers la maison en quête d’un flacon de sels. Alors je me précipite sur Mme Landol.

— Il faut dire que vous étiez avec nous, avant… que nous étions ensemble, tous trois, au salon, ou ici…

— Vous plaisantez ? pourquoi mentirais-je ? vous n’aviez qu’à être plus habiles…

Elle ricanait, ce qui m’exaspéra. Je l’insultai, je lui tordis les poignets : elle ne cédait pas.

— Écoute, Berthe, tu vas sauver ta sœur, je le veux, tu le feras… sinon… sinon.

Comment la dompter, la mauvaise créature ?

Des larmes de rage souillaient ses joues, elle était vieille, ses cheveux étaient gris, sa peau couperosée. Mais quelle expression de souffrance ! Il y a tant de douleur dans la méchanceté, tant d’efforts navrants dans la laideur du mal ! Je pris entre mes deux mains sa pauvre vieille tête, et je baisai ses paupières bleuies, ses joues mouillées, son cou, sa bouche. Et, frissonnant de pitié et de dégoût, je bégayais :

— Sois bonne, Berthe, souviens-toi d’autrefois, ici… sois bonne…

Au retour de Philippe, Mme Landol tamponnait le front de sa sœur avec un mouchoir trempé d’eau fraîche. L’action des sels acheva de ranimer Geneviève, et Berthe lui dit :

— Eh bien, qu’y a-t-il ? tu riais si gaîment, dix minutes auparavant…

— Vous étiez donc là ? demanda Philippe.

— Nous étions au salon, j’avais prié Pascal de m’apporter des plantes et, quand on a sonné, Geneviève, sachant que nous avions à causer, l’a rejoint. La chaleur l’aura étourdie.

Que-pensa-t-il ? Nos yeux se croisèrent. Je prononçai :

Mme Darzas se plaignait déjà de migraine.

Il dit :

— L’air lui fera du bien… peux-tu venir, Geneviève ?


Ils s’en allèrent, et je les vis s’éloigner, lui la soutenant par la taille, elle lasse et s’appuyant. Et ce spectacle, la détente de mes nerfs, le petit ricanement de Mme Landol dont l’amertume renaissait, tout m’abattit.

— Oui, vous avez raison de rire… Qu’il soit trompé ou non, c’est lui le compagnon de sa vie, c’est lui le maître, malgré tout, et il l’emmène, et moi, je ne peux rien. Ah ! Berthe, il ne fallait pas nous épargner, il fallait être implacable.

— Pourquoi m’as-tu suppliée ?

— Est-ce que je sais ? par lâcheté, par peur ordinaire du mari et de sa puissance, par habitude d’amant qui se cramponne au mensonge. Mais j’avais presque l’espoir que vous ne parleriez pas, et j’aurais voulu lui crier la vérité. Dites-la-lui, Berthe, dites-lui que j’adore sa femme, qu’elle est ma maitresse, et que je ne peux plus vivre sans elle, que je ne peux plus vivre…