L’Envers de la guerre/I/07

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Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 87-102).


MARS 1915


— Le roi d’Espagne regrette que son pays soit contre la France : « Pour elle, dit-il, il n’y a que la canaille et moi. »

— Les Allemands investiraient fortement le pape. Le siège du Saint-Siège.

— Il y a un dessin de parquet appelé point de Hongrie. Les fanatiques ne veulent plus marcher dessus.

— La Trésorerie et Postes aux armées refuse d’ouvrir un bureau à Berck-Plage, parce que ce centre n’a pas 3.000 habitants en temps normal. Qu’il y eût là une énorme affluence de blessés, cela ne compte pas. Irrité, le ministre crie au téléphone, au chef de ce service : « Si vous ne pouvez pas repousser les Prussiens, au moins n’emmerdez pas les Français. »

— Chez Mme Guillaumet : Briand, Sembat, Wetterlé, Richard (directeur de la Sûreté Générale). Wetterlé raconte que ses sœurs ont abandonné Colmar et qu’on a forcé leur coffre-fort. Elles n’y avaient laissé que le portrait du kaiser.

Briand rappelle les soirées de Bordeaux, où il allait cueillir le communiqué. On entrait chez Millerand, qui demandait Joffre au téléphone : « C’est vous, général ? Ah ! Non. » Puis avec un regard au-dessus du binocle, il avouait à Briand : « Il est couché. »

— Une infirmière dit que les territoriaux sont inquiets sur leurs aptitudes sexuelles, faute d’en avoir fait usage pendant de longs mois.

— Les soldats sont mus, dit-on, par le sentiment patriotique. Or ce sentiment est tout en nuances subtiles. Il y a bien une culture française, de même qu’il y a des vignes qui ne peuvent pousser qu’entre le sol et le ciel français. Mais c’est une notation très fine. Et l’émotion des sites retrouvés, de la langue réentendue, le sens d’être entouré par les œuvres et les souvenirs des morts, tout cela est délicat, impondérable, comme une aile de papillon. Il faut, pour le saisir, un effort de réflexion dont nous n’avons pas encore rendu la foule capable.

On me répond qu’elle en a l’instinct.

— Le 3. Rencontré chez Mme Guillaumet les L…, un jeune ménage d’industriels mulhousiens, qui assista à la première occupation française (7-8 août). Ils n’avaient que de fausses nouvelles depuis le début. Un matin, on crie : « Les Français ! ». Ils n’y voulaient pas croire. Ils pensaient rêver. Folle ovation. Fleurs aux baïonnettes. Les femmes mirent leurs plus belles robes. Les quartiers ouvriers furent les plus ardents. On conseilla aux troupes de camper toutefois hors la ville. Le lendemain, nos avions jetèrent la proclamation de Joffre : « Les Français sont pour toujours à Mulhouse. »

La jeune femme ajoute drôlement : « Une heure après, il n’y en avait plus. »

— Tristan Bernard dit qu’après la guerre tous les Juifs seront renvoyés à Jérusalem et qu’il y fondera le premier journal antisémite.

— Le 2 mars, Loti dit que l’expédition des Dardanelles sera extrêmement difficile. Un de ses anciens chefs le rabroue brutalement.

— On a mis sur les réverbères parisiens un capuchon qui rabat la lumière et fait sur le soi un immense cercle de clarté, véritable signal pour l’ennemi aérien. C’est un rien, mais c’est troublant comme symptôme de l’imbécillité de ceux qui président à nos destinées.

— Escarmouche à la Chambre. Paul-Menier proteste contre l’état de siège : « Avec l’état de siège, le premier imbécile venu peut gouverner. » À quoi Viviani, énervé : « Alors, prenez ma place. »

— Je vois souvent des officiers réservistes ou territoriaux arrêter un homme qui ne salue pas, qui n’a pas tous ses boutons boutonnés. Ils sont plus jaloux de leurs mesquins petits droits que l’officier professionnel.

— Concert dans un hôpital de blessés des yeux. Un aveugle, tête bandée, amené sur l’estrade par un camarade, chante une chanson où revient ce refrain : « Maudite soit la guerre, qui nous fait faire de ces coups-là ». Cette malédiction revenait dans une autre chanson. Ce n’est que des lèvres des blessés que ces phrases-là peuvent s’envoler actuellement.

— Pendant deux heures, au Conseil, on discute de la préséance aux Dardanelles. Les navires anglais arriveront-ils avant les français ? Il paraît que cela importe quant au prestige et quant aux fruits de l’opération.

— Paléologue, ambassadeur de France en Russie, télégraphie au gouvernement qu’il ne faut pas acheter de blé aux Russes, à cause des habitudes bien connues de corruption de leur administration. C’est fort délicat, quand on sait que le chiffre des ambassades est toujours découvert.

— Les ambassadeurs étrangers croyaient à l’envahissement de Paris au début de la guerre. Leurs affiches de sauvegarde étaient prêtes.

— Lucien G…, un de mes cousins, revenant des tranchées, en convalescence à Serbonnes, regarde les numéros récents de l’Illustration, tout pleins d’héroïques gravures. Et lui qui a passé cinq mois dans les tranchées de l’Argonne dit naïvement : « Je ne me figurais pas la guerre comme ça… »

— On me cite ce mot d’un homme qui a les deux pieds coupés : « Comment que je vas faire ? Ma femme qui venait justement de m’envoyer une paire de chaussettes… »

— Bellicole : le photographe qui offre « le portrait de l’être cher tombé glorieusement ». Pour 12 fr. 50 on transforme le portrait civil en portrait militaire.

— Bellicole : le magasin de nouveautés qui excite lyriquement à envoyer aux héros une tenue neuve à endosser pour la victoire.

— On ne sait pas assez gré à ceux qui depuis six mois ont enduré des souffrances sans nom dans les tranchées. Quelle misère, ces cadeaux du jour de l’an, où ils recevaient une bougie pour vingt-cinq hommes ! Ceux pour qui on fait la guerre, ceux qui sont défendus par la muraille d’hommes, vivent grassement. Le contraste est abominable, avec la vie du soldat. L’entr’aide et la « participation » sont courtes.

— Que donnera le peuple des tranchées après la guerre ? Quelle moisson sortira de ce sillon ? Ce peuple aura-t-il l’horreur profonde de la guerre, ou continuera-t-il de se laisser mener ? Reprendra-t-il le travail comme avant, ou sera-t-il plus exigeant ? Voilà les grandes énigmes de demain.

— Le romancier Maurice Barrès, boulangiste, ancien député de Nancy, député des Halles, se répand en écrits abondants. On l’a appelé, par ironique analogie avec Thiers, le Littérateur du Territoire.

— À Nantes, il y avait un colonel anglais qu’on voyait souvent avec une petite femme. Il prétendait de la sorte apprendre le français. On disait qu’il avait loué un dictionnaire.

— À déjeuner, Briand, Sembat, Tristan Bernard. Ce dernier raconte qu’un homme est blessé le 8 février, se traîne à l’ambulance, arrive à l’hôpital et lit avec indignation dans un journal le communiqué du 8 février : « Rien d’intéressant sur le front ».

À propos des Dardanelles, on dit que Delcassé, qui y était d’abord opposé, tente de s’en glorifier. Briand rappelle qu’il avait lui-même suggéré à Churchill l’intervention en Serbie et que L’Angleterre l’a transformée en l’opération actuelle.

Sembat a reçu une lettre d’un colonel qui peint en termes noirs notre offensive de Mesnil, nos pertes, nos minces résultats, le découragement que marque la défection de deux compagnies d’infanterie coloniale. Il dit que le téléphone et l’auto ont isolé l’État-Major. Car ces modes de communication ont créé un lien factice entre cet État-Major et les armées et, au fond, favorisent leur divorce. « Le Grand Quartier général n’en sait pas plus que nous », déclare le ministre Sembat.

— Briand voulait que le Sénat ne supprimât pas la naturalisation remontant à ces deux dernières années. Il invoquait le droit et la raison. Il fut battu. La passion patriotique des sénateurs est très vive. Soit qu’ils se rappellent 1870, soit qu’ils saisissent cette suprême occasion d’être passionnés. Mais Briand eut sa revanche. Une délégation des sénateurs vint le voir à propos du moratorium des loyers. Eux aussi invoquaient le droit et la raison. Il leur répondit qu’ayant été si mal venu à défendre devant eux ces mêmes principes de justice, il craignait de ne pas pouvoir leur donner satisfaction.

— Titre de feuilleton : Sous la Rafale.

— La nuit historique où Foch adjura French est colportée par des lettres identiques tapées à la machine et partout répandues. Il semble qu’il y ait là une sorte de « boule de neige » pour préparer l’opinion à l’apothéose de ce général.

— On dit qu’il faut dépenser pour faire marcher les affaires. La reprise de la vie économique consiste à ne pas faire d’économies.

— Discutant si les femmes violées peuvent se faire avorter, on émet doctement : « Non ; il faut respecter la vie humaine. » On respecte la vie humaine de pauvres fœtus dont l’existence ne sera qu’une longue misère. Et on ne respecte pas la vie humaine des gars de vingt ans, de ces gars qu’on voit passer en régiments, têtes rondes, joues rouges, râblés, solides, candides, que le stupide assassinat des batailles va faucher.

— Il paraît qu’il y a des femmes d’officiers qui ont suivi leur mari depuis le début de la campagne, se condamnant à rester enfermées toute la journée dans une chambre de ferme et n’en sortir qu’à la nuit close.

— Je rentre à pied. Entre l’avenue du Bois et l’École militaire, à peine ai-je rencontré deux passants. Il n’était pas onze heures du soir. L’obscurité opaque, par endroits, rend illisibles les noms de rues et les numéros de maisons. Les boutiques, y compris les débits, sont toutes closes. Les tramways sont arrêtés. Il n’y a pas d’autobus ; les voitures particulières sont rares. Enfin, les gens sortent peu et circulent peu. Et tout cela fait un désert d’ombre.

— Briand dit du Conseil des ministres que c’est le dernier salon où l’on ne cause pas.

— À Revigny, une vieille châtelaine héberge un état-major allemand qui tue la basse-cour, assèche l’étang, abat les chevreuils. Elle se plaint à un officier : « J’ai déjà eu le malheur d’héberger les vôtres en 1870, mais ils ne se conduisaient pas comme vous. » À quoi l’officier ricane sèchement : « Ce n’est pas la même guerre. »

On prête en effet aux Allemands, au début de la campagne, l’intention de supprimer tout en France, non pas seulement pour l’horreur exemplaire, mais pour l’extinction de la race. Tout se saura… Si l’on ne peut pas croire à cette systématisation sur les preuves actuelles, on ne peut pas s’expliquer, en tout cas, leurs razzias de populations civiles, des villages emmenés, femmes et vieillards compris.

De même qu’on a publié un rapport officiel sur les atrocités, on en a publié un autre sur ces rafles, qui dépasse le premier en stupéfiante horreur. Car il ne s’agit plus de la sadique excitation consécutive au massacre.

— J’entends des gens regretter des produits austro-allemands qui leur manquent : la ouate thermogène, le Kummel Eckau.

— On m’assure que certains généraux ont interdit le port du pantalon de velours et même de certains lainages chauds, parce que non réglementaires. D’autres interdisent les faces rasées. L’un d’eux tombait en attaque devant un malheureux rasé, en criant : « Oh ! un clown ! »

— La Mi-Carême (11 mars) a passé aussi inaperçue que le Mardi gras.

— On fait d’inévitables plaisanteries sur le pain K. K. (Korn und Kartoffel). Loti rapporte que la petite-fille du général C…, quand elle veut aller aux W.-C., demande à « aller faire du pain pour les Allemands ».

— L’ex-ministre Baudin est envoyé en mission en Argentine. Il prend ombrage de la présence là-bas de Caillaux, ancien président du Conseil, auquel il devrait céder le pas. Puis Baudin, à cause des nombreux vaisseaux coulés par les Allemands, demande à partir sur un navire neutre, convoyé par un bateau de guerre.

— Rétrospectivement, je note que les cadeaux envoyés pour Noël en Argonne n’arrivèrent pas pour cette date, parce qu’une offensive décidée pour le 15 décembre 1914 reléguait au second plan le transport des colis.

— Le docteur C… raconte des cas nerveux. L’homme qui est devenu muet d’horreur, la cervelle de son camarade ayant sauté sur son pain. L’homme qui reste contracté, depuis que son frère est mort près de lui à l’assaut sans qu’il ait pu l’assister, pressé par l’adjudant d’avancer.

Il note qu’aux armées les officiers s’interdisent de parler entre eux de la fin de la guerre. On paye d’une amende ce délit.

Il avoue le pillage des vins, victuailles, objets utiles.

— Les frères Isola, anciens prestidigitateurs, haussés au music-hall, puis aux théâtres subventionnés, codirigent l’Opéra-Comique, en hostilité d’ailleurs avec Gheusi, actuellement à l’État-Major Galliéni. Aussi Tristan Bernard dit-il : « Joffre va porter un coup droit à Galliéni : il va prendre les Isola dans son État-Major. »

— Tristan avait demandé au député Tardieu, tout-puissant à Chantilly, une vague place de secrétaire. Celui-ci refusa. À quoi Tristan répondit : « Je croyais que vous aviez dans la vie militaire une place équivalente à celle que vous aviez dans la vie civile. Excusez-moi. Je ne veux pas vous attirer d’ennuis de la part de vos chefs ».

— Parlant de l’Italie, de la Roumanie, de la Grèce, un journal nomme ce groupe la Triple Attente.

Mme Poincaré fut à Sampigny pour chercher les manuscrits de son mari dans leur maison bombardée. Ils étaient sains et saufs. Parbleu !

— Ribot continue à se montrer très sévère pour ses collègues, surtout pour Delcassé.

— Le militaire français n’aime pas le militaire anglais. C’est la mésentente cordiale. Bouttieaux voyant un succès anglais à Neuve-Chapelle, en conclut ironiquement qu’il ne doit plus y avoir d’Allemands par là. Comme les Anglais ont fait l.720 prisonniers, je réponds qu’il y avait au moins 1.720 Allemands. « Il n’y avait que ceux-là », riposte Bouttieaux.

— Pierre Loti a trouvé dans un fortin une chatte ombrageuse qu’il garde dans sa chambre à l’hôtel d’Orsay. Envoyé en mission, il confie sa chatte aux R… Et, dans ce calme et somptueux sanctuaire, c’est le déchaînement de la bête, qui bondit au faîte des candélabres, de là sur les épaules de ses hôtes, puis à l’étage supérieur de la bibliothèque où elle fait écrouler les piles de livres, etc.

— Les journaux commencent une campagne pour l’annexion du pays jusqu’au Rhin. Et c’est l’étalage de fausse science, les preuves que les pays cisrhénans étaient Gaulois il y a 2.000 ans, 3.000 ans, bref l’odieux langage tenu par l’Allemagne, il y a 45 ans, pour justifier l’annexion de l’Alsace-Lorraine.

— Un homme d’âge moyen a vu des faits qui n’ont pas leur équivalent dans le passé connu : la première auto, le premier aéroplane, le premier sous-marin, les télégraphies, la crise morale de l’affaire Dreyfus, l’inondation de Paris en 1910, et une guerre qui ensanglante la moitié de la planète.

— Conseil des ministres du 18 mars. Il est question de réunir un conseil des généraux d’armée. Millerand prétend qu’ils se rangeront tous à l’avis du généralissime. Il cite l’exemple d’un conseil d’amiraux, présidé par l’amiral Boué de Lapeyrère. Tous approuvèrent leur chef. Il ajoute : « Ah ! j’oubliais. Un seul fut d’avis contraire. Il fut disgracié. » Ceci était décoché à l’adresse d’Augagneur, partisan du conseil des généraux et ministre de la Marine.

Cet essai est inspiré par le besoin de « faire quelque chose ». Mais on n’aboutit pas. Enfin, on décide que Joffre viendra déjeuner à l’Elysée le prochain dimanche.

— L’exaltation patriotique s’accroît chez ses fidèles. Une dame me parle d’un homme dont le fils, infirmier, a regagné Paris dans une crise panique. « Cet homme — le père — n’a plus qu’à se tuer », me dit-elle ;

— L’indifférence pour la mort grandit aussi. Les 27.000 victimes de Perthes ne comptent plus. Il n’y a plus qu’une chance qu’une pareille boucherie ne se renouvelle plus : c’est que l’altruisme et la sensibilité durent pendant la guerre même. Alors ils la rendront intolérable. Mais la métamorphose des mentalités est si totale dès les premiers coups de canon, qu’on n’ose pas espérer cette persistance future d’un altruisme sensible.

— L’éditeur X me dit : « Ainsi, moi, je ne m’achéterai un complet qu’après la guerre. » Il veut ainsi me donner la preuve qu’il y aura, dès la paix, un formidable essor économique, dont l’achat de ce complet sera le signal et le symbole.

— Dès qu’on tente de peindre la situation telle qu’elle est, on vous dit : « Il ne faut pas amollir les esprits. » Mais alors, comment remédiera-t-on aux fautes ?

— Les Allemands, parce que Joffre a la réputation chez eux d’épargner la vie de ses soldats, l’appellent la Caisse d’épargne.

— Un médecin conte qu’il y a, derrière le front, la bourse des poux. L’homme rongé de vermine est évacué, car l’insecte propage les épidémies. Aussi le pou est-il recherché. Douze poux dans une boîte se vendent d’autant plus cher qu’ils sont plus gros.

— Le 20. Un gala présidé par Yvette Guilbert et Pierre Loti. Rien que des chants et des poèmes religieux. Jésus est servi sous cent formes. Que nous sommes loin de l’Yvette aux gants noirs de 1890 ! Elle est vêtue en évêque, violette, grasse, un crucifix d’acier sur l’estomac, assez vaste pour y mettre le Christ, grandeur nature.

— Le 22. Départ en mission pour la Champagne avec Pasquet, directeur du personnel des P.T.T. Nous devons, au nom du ministre, visiter les postiers qui servent dans les localités bombardées[1].

— Sur le déjeuner Joffre à l’Élysée (24 mars). Tous les ministres, sauf Sembat. Comme quelqu’un parle des opérations du prochain hiver, Joffre se retourne indigné et dit : « Mais, monsieur, la guerre sera achevée en octobre prochain. »

Il veut une offensive sur notre front. Pour lui, Perthes est un succès. Il médit des Anglais. Il veut leur refuser l’usage de Dunkerque et Calais, risquant ainsi de les voir diminuer leurs apports futurs en hommes. Cependant, il sourit à l’idée de les commander en chef. Pour lui, c’est un point capital.

Il prévoit deux offensives importantes avant la fin. Ribot voudrait autre chose que ces offensives. Mais les autres ministres souhaitent une victoire « bien française ». Ribot, agacé, dit : « En somme, nous n’avons besoin ni des Russes, ni des Anglais ? » Joffre proteste. Il y a des moments où il dit qu’il se fera tuer, ou bien où il veut rendre son tablier. Viviani a posé quelques questions et puis s’est tu. Briand a discouru. Enfin, on ne tentera rien d’autre que ces offensives.

Joffre a proclamé le moral excellent des troupes et le découragement des Allemands, dont les officiers se rendent.

La question balkanique ne l’intéresse pas. « C’est un théâtre secondaire. »

Quant à l’armée de seconde ligne, elle est dans les limbes.

— Le 25 mars, j’apprends une grosse négociation en train avec l’Italie. De ce Conseil du 25, un ministre dit qu’il y a éprouvé la plus vive satisfaction morale depuis le début de la guerre.

Puis l’affaire traîne. On ergote, au lieu d’accepter en bloc l’offre italienne.

— Le 28. On décide de ne reprendre l’opération des Dardanelles que le 10 avril.

— On a jugé Desclaux, qui détournait des colis dans la Trésorerie et Postes. « Ragots de cuisine », dit quelqu’un. « C’est pourquoi on lui a donné un avocat d’office », dit Tristan.

— La guerre coûte à la France 50 millions par jour. Que ferait-on en paix, avec cette somme versée tous les jours, et destinée à une œuvre, une découverte, une entreprise, une route, une construction, etc. ?

— Le colonel Bouttieaux me donne quelques détails sur les bombes récemment jetées sur Paris par les zeppelins. Il sort du Laboratoire municipal où on a autopsié un des engins incendiaires : « On les éteint en pissant dessus », me dit-il. On jeta 60 bombes, soit 1.500 kilos.

— Le 27. Conférence de l’abbé Wetterlé à La Vie Féminine sur la femme alsacienne. Il me dit qu’il est très sollicité d’écrire des articles : « Jamais je n’ai tant travaillé. » Arrive Mme Poincaré. Présentations. On cause, en attendant les choristes. « J’espère, dit-elle en parlant des Allemands, qu’on va détruire toutes leurs usines ! » Elle dit aussi, de Poincaré au front : « Sa présence est un tel réconfort pour nos braves soldats. » On parle d’un Allemand qui, indigné, a dénoncé à Berne un produit qui doit aveugler dix minutes nos soldats dans la tranchée. Wetterlé prétend que ce dénonciateur est un marchand de lunettes noires, qui veut en placer aux Français.

— Paul-Boncour rapporte que le député T…, dans les champs de bataille de Champagne, après l’offensive de Perthes, marchait sur les cadavres allemands et choisissait le ventre, parce que c’était mou. Il buta sur l’un d’eux et alla donner de la bouche sur celle du cadavre.

— On dit de Paul-Boncour qu’il a des sentiments révolutionnaires parce qu’il ressemble à Robespierre. Clemenceau ajoute : « Oui, mais Robespierre ne savait pas qu’il ressemblait à Robespierre. »

— Les journaux disent que les aviateurs à la poursuite des zeppelins furent empêchés par la brume. Quelqu’un dit : « par la brune et la blonde ». Il s’est trouvé en effet le lendemain nombre de gens pour témoigner que nos aviateurs avaient passé la nuit du samedi dans telle maison, dans les bras de telle personne. Bouttieaux proteste. Il dit que cinq avions se sont élevés au commandement. D’ailleurs, une équipe couchera dans une baraque au Bourget.

— Que d’histoires on contera sur les fournisseurs, quand les Intendants pourront parler. Des « gens du monde » se sont faits rabatteurs, afin de toucher une commission. D’autres passaient des marchés sans se soucier de la qualité de l’achat, pourvu qu’ils eussent leur pourcentage. C’est ainsi que le neveu d’un ambassadeur passa contrat pour plusieurs centaines de mille de chaussures qui furent inutilisables.

— Dans la zone des armées, toutes les cartes illustrées faites pour les soldats et selon leurs goûts annoncent la victoire au printemps. Quel déboire s’il n’en est rien !

— En cette fin de mars, Bouttieaux dit qu’on accorde à Joffre, parmi les officiers, encore trois mois de crédit.

— Le 29, le Temps publie un article d’un Hollandais qui dit que les Allemands ont encore à manger. Et alors, chez les patriotes français, c’est une rouge indignation, qui accuse ce journal d’être vendu à l’ennemi. Ainsi la presse doit mentir, et ne dire que ce qui flatte.

— Le 30, Delcassé lit au Conseil une pathétique dépêche adressée à la Russie pour la décider à accepter les conditions du concours italien. Il s’agit de la Dalmatie. Même ceux qui n’aiment pas Delcassé admirent la dépêche. « La France, dit-elle, a mobilisé 4 millions d’hommes, en a perdu 300.000, elle est envahie, elle a fait tout ce qu’elle a pu. Tandis que la Russie, qui aurait pu en mobiliser 18 millions, n’a pas été jusqu’au bout de son effort. »

— Au-dessus de chez les T…, une femme chante faux et abondamment. M. T… dit que sa consolation, c’est qu’elle sera anéantie avant lui par les bombes des zeppelins.

— Pour annoncer que le péril des zeppelins est passé, les pompiers sonnaient : « Cessez le feu. » On y a substitué l’air de la Berloque. Un journal a mis au concours les paroles à chanter sur cet air. Painlevé dit qu’on devrait sonner : « Bon voyage, monsieur Dumollet. »

— Il est impossible de dire sa compassion, sa souffrance de la guerre. On vous répondrait : « Ni vous ni les vôtres n’y sont. » De ce fait, on vous dénie le droit de souffrir pour la collectivité.

— Painlevé dit qu’en s’élevant au-dessus des événements, la durée de la guerre ne paraît pas exagérée en regard de ses conséquences, c’est-à-dire le remaniement de la carte d’Europe.

— Loti, en mission près du général d’Urbal dans le Nord, a demandé audience aux souverains belges. Il a vu le roi, à son quartier général, dans l’abbaye d’un petit village. Ce roi s’étonne d’être héroïque. Loti a été frappé de l’air de jeunesse de la reine, dans sa villa de La Panne. Elle a de petits traits charmants, tandis que la photo lui fait une grande figure. (Elle ne l’aura que dans l’histoire, dit un auditeur.) Elle a parlé de l’Égypte qu’elle a parcourue, un livre de Loti à la main. Il dit qu’il doit rester discret sur les propos d’une reine et il ajoute drôlement : « D’ailleurs, ils paraîtront dans l’Illustration de samedi. »

  1. Ces missions se sont poursuivies, au cours de 1915, sur tout le front, de l’Alsace à la mer. Leur récit devra faire l’objet d’une publication spéciale.