L’Envers de la guerre/I/09

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 110-118).
◄  Avril 1915
Juin 1915   ►


MAI 1915


1er mai. Quelques traits recueillis pour moi en mon absence. L’accord signé à Londres entre l’Italie et l’Entente fut solennellement annoncé au Conseil du 27 avril. On supplie les ministres d’être discrets. Alors, Malvy sortit une dépêche du Commissaire de la gare de Modane, relatant que Tittoni avait annoncé à haute voix sur le quai, la veille, l’événement.

— Briand, dans un déjeuner du 30 avril, dit que nous sommes en révolution. Quelqu’un émet : « Faut-il qu’il soit réactionnaire pour juger que ce calme est la révolution ! »

— Le 1er mai, Étienne a vu Joffre. Le général est confiant. Il va faire quatre offensives, etc. (air connu).

— Il circule des photos de Delcassé, aggravées d’une notice des services qu’il a rendus. Ses partisans considèrent que l’accord italien est son œuvre et doit le hausser à la présidence de la République.

— Le 3. Les Italiens ont signé trois contrats. Ils demandent de signer le troisième, qui est d’ordre militaire, à une date de leur choix, afin d’attendre une provocation allemande qui leur permettrait de paraître avoir eu la main forcée.

— Dîner du 3. Bouttieaux, Tristan Bernard. Celui-ci dit qu’il sait pourquoi Von Kluck a renoncé à marcher sur Paris. On lui a dit : « Faites attention. Il y a là 300.000 embusqués. Ce sont les plus beaux gars de France. »

— Le 5. C… m’apprend le remplacement de d’Amade par Gouraud aux Dardanelles. Il prédit un rapprochement franco-allemand dans 10 ou 15 ans. Je ne puis y croire, malgré tant de palinodies dans l’histoire des peuples, qui tour à tour se détestent et s’adorent. Cette fois, il y a un tel déluge de haine, ce réservoir de rancune empli en 44 ans, et qui crève…

— Bouttieaux me cite l’opinion du commandant D…, qui dit qu’on ne sortira jamais des tranchées. Et cependant Joffre, le 1er mai, a encore promis à Étienne la fin en septembre !

De Joffre, Bouttieaux dit qu’il s’est laissé mener par les événements. Il lui donne un court crédit.

— Le petit-fils de mes concierges est resté à Ham. Après neuf mois, ils apprennent que tout va bien. Occupation modérée. On n’a fusillé qu’un épicier, qui avait gardé des pigeons, malgré l’ordre de les supprimer. (Par crainte des pigeons-voyageurs.) Il les cache dans sa cave. Ils roucoulaient. On l’exécuta.

— 6 mai. Visite de Tristan Bernard. Nous parlons des gaz asphyxiants, qui expliquent le recul sur Ypres. Il les compare à ces gaz insensibilisants qu’emploient les dentistes : ils endorment la douleur d’un échec. Il voudrait que la censure fût, non seulement négative, mais positive, qu’elle dirigeât l’opinion dans des voies claires, loin du pessimisme et de l’optimisme béat.

— À Paris, les gens voient, sans ennui, la perspective d’un deuxième hiver. Ils y trouvent un facile héroïsme. C’est fou.

— Cet optimisme est renforcé par le désir absolu de n’entendre que l’agréable, d’ignorer le désagréable. Dispositions assez générales et que flatte la presse.

— Enfin, Paris est loin de la guerre. Les restaurants débordent. Quel contraste avec ces villes angoissées de l’Est, ce défilé des blessés des Éparges dans Verdun !…

Voici un des grands drames de l’heure : le divorce entre la Ville et le Front. Et je ne dis pas tout : ces bandes de gueulards, de fêtards, de voyous, de repus, qui s’en foutent ! Ah ! qui s’en foutent…

— Il y a des gaufrettes qui s’appellent des Joffrinettes.

— Le comité des Conférences de San Francisco, présidé par Hanotaux, est invité à comprimer un peu ses frais. On n’arrive pas à supprimer, dans les prévisions de crédits, un cercueil de plomb destiné à Saint-Saëns, qui est vieux.

— Quand Poincaré revint de Russie, fin juillet 1914, il tint un langage si agressif devant le maire de Dunkerque que celui-ci dit à sa femme : « Il faut graisser mes bottes. C’est la guerre. » Les efforts qu’on raconta en faveur de la paix ne sont donc pas si ardents qu’on l’a dit.

— 8 mai. Le torpillage du Lusitania provoque une grande émotion. On se demande quelle sera l’attitude des Américains.

— Les Russes convoitant Constantinople, et l’Italie la Dalmatie, nos patriotes s’en autorisent pour convoiter la Westphalie.

— Ces mêmes patriotes disent avec satisfaction que le printemps agit sur les hommes des tranchées et les met dans les plus heureuses dispositions.

— Avenue du Bois. Toutes les femmes causent robes et chapeaux.

— Opéra-Comique, 8 mai, pendant le ballet de Marouf. Dans la salle, il y a des blessés. L’un n’a plus de nez. Et toujours l’affreuse odeur phéniquée.

— J’ai sous les yeux une demande d’un général d’attaquer à 7 h. 30 au lieu de 6 h. 45, parce que son artillerie est déréglée après un tir continu de la veille. Elle exige une nouvelle mise au point. Réponse, au bas de la feuille : Ordre absolu d’attaquer à 6 h. 45.

— Pour moi, l’optimisme béat reste une des causes du mal. Puis, tous les États-Majors, catholiques, ont inconsciemment foi dans le miracle. Et, depuis 1911, cet esprit de jésuitière régnait en maître à l’École de Guerre. On voulait imposer ses plans à l’ennemi. C’est ainsi que le G. Q. G. devait être à Vitry, où il se faisait construire une salle de guerre dans la Poste.

— Le 11. Depuis le 8, une offensive est engagée entre Arras et Lille. On la suit avec angoisse. Si elle échoue, c’est qu’on ne pourra rien.

— Une dame réconforte de paroles les blessés dans la rue. Elle avise un Anglais, la figure bandelettée de linges : « Vous venez sans doute du front ? » Et lui, au lieu de répondre : « Ça se voit », réplique avec le froid humour anglais : « No. Hambusqué… »

— À l’École militaire, je vois une dame âgée, en deuil, qui arrête les soldats et leur glisse une médaille. Ils acceptent avec embarras.

— L’humoriste P…, mobilisé comme chauffeur, raconte qu’une nuit de zeppelins, les guetteurs de Chantilly étaient un peu dispersés. Des mains inexpertes parviennent à allumer un projecteur. Malheureusement, il est juste braqué sur l’hôtel du Grand Condé où gîte le G. Q. G. Et vainement on essaye de le mouvoir et de l’éteindre. Cependant le zeppelin passe sur ce glorieux et brillant objectif, sans rien jeter.

— Le 12. Le comte Primoli, étant à Paris, a fait demander jusqu’à quelle date il pourrait rentrer à Rome sans tomber dans la mobilisation. Réponse : le vendredi 14 mai. C’est donc l’imminence de cette mobilisation. Cependant, on apprend le 13 la chute du cabinet Sallandra favorable à l’intervention. Le 14 au matin, on prédit la guerre civile en Italie ; et le 14 après-midi, on apprend assez drôlement, au ministère des Postes, que le ministère Sallandra est reconstitué : un télégraphiste de Gênes, à la suite d’une dépêche privée quelconque, a filé sur la bande ces mots : « Sallandra revient. Vive la guerre ! »

— La censure avait supprimé, le 14 au matin, la nouvelle de cette démission. Ceux qui l’apprennent néanmoins, sont atterrés. Les propos de la rue donnent toujours l’impression que l’intervention italienne apparaissait décisive et providentielle. Aplatissement au Sénat et à la Chambre.

— De divers côtés, on dit que les Français ont employé à leur tour le pétrole enflammé dans l’affaire d’Arras.

— Bouttieaux me dit qu’à la chute de Sallandra, on reçut l’ordre de suspendre les fournitures d’aviation pour l’Italie (un million). On continue pour la Roumanie.

— On expérimente à Satory le chlore et l’acide sulfureux. On n’a trouvé, pour la manutention, qu’un chimiste allemand.

— On a tenté de détacher de la France les partis avancés italiens en la représentant comme la fille aînée de l’Église, en pleine renaissance cléricale, prête à défendre le pouvoir temporel du pape.

— Bellicoles : les marchands de deuil, les teinturiers, les passementiers.

— On dit à un gosse que son père reviendra quand la guerre finira. Le père est tué. On dit à l’enfant qu’il ne reviendra pas. Lui : « Alors, la guerre ne finira jamais ? »

— La guerre aura démasqué les abîmes de la sottise humaine. Quand un taube domine une ville, tout le monde sort. Le bétail lève le front vers le maillet. Et on héroïse cette moutonnerie. Au moins, le soldat a son arme, son abri.

L’Écho des Tranchées, dirigé par Reboux, publie un article de Poincaré. Le Matin dit que c’est un pastiche. Les autres journaux le reproduisent comme authentique. C’est si poncif qu’on ne sait pas…

— L’acteur D… a un ami châtelain qui hébergea huit jours les Allemands. Correction parfaite. Depuis, vingt aviateurs français exigent de leur hôte du champagne, sous peine de réquisition. Il regrette les Allemands.

Près de la propriété de D… lui-même, il y avait un centre d’aviation que dominaient, en septembre 1914, des avions allemands, aux mêmes heures chaque jour. D… demande pourquoi on ne les chassait pas. Réponse des aviateurs : nous ne devons voler que tous les deux jours.

— Le socialiste Albert Thomas est nommé sous-secrétaire à la Guerre, chargé des munitions.

— Un des deux chauffeurs qui nous conduisent dans nos missions est fort riche. Il a fait un testament en faveur de sa maîtresse. On le dénonce comme embusqué. Il achète la lettre. Elle est de sa maîtresse.

— À Vichy, on traite les blessés comme des forçats. Un médecin qui fut blessé jadis aux colonies dit aux patients : « J’ai bien attendu sept mois, moi, avant d’être soigné. »

— Raphaël Dullos, rentrant de Londres, signale la vie normale. À peine d’obscurité. Des jeunes hommes, une jambe ou un bras en moins, ont repris le frac et la vie élégante. Joffre est là-bas plus populaire que Kitchner ou French.

— Titres de feuilletons : Les Amants de la Frontière, La route du 75.

— On a appris le vote des crédits et des pouvoirs italiens. On est incrédule. On attend le canon. Pas de drapeaux aux fenêtres.

— 21 mai. À Serbonnes, un coup de téléphone m’apprend l’affichage de la mobilisation italienne. Pauvres gens ! disons-nous. J’annonce l’événement au jardinier. Il reste sceptique. Il attend le choc. On retrouve partout cette hésitation. Elle explique le manque d’entrain pour pavoiser. Elle provient d’une défiance du sort, des longues tergiversations italiennes. Il y a des mois que les journaux disaient : « C’est pour demain ! » Et puis, des gens sévères disent : « Ils ont manqué à leur alliance. »

— La guerre favorise le despotisme des pouvoirs publics, qui a toujours pesé sur la foule. Les Compagnies de chemin de fer profitent de cette dictature. Les trains sont rares, incommodes. Le public a perdu tous les petits droits qu’il avait conquis.

— Régressions : les femmes font la noce du haut en bas de l’échelle sociale. « Il faut bien un homme à la maison » dit-on dans le peuple. Les gosses jouent uniquement à la guerre. Même les petites filles. Il y a une recrudescence de syphilis.

— Il est juste de noter que la guerre n’a pas uniquement jeté la foule des humbles à la boucherie. Pour la première fois, beaucoup de jeunes bourgeois sont tués.

— Il faut, dit-on, 200.000 Anglais pour reprendre l’offensive d’Arras. Sinon, ils seront responsables de l’échec. On accuse aussi le manque de munitions.

— Un rédacteur de l’Auto, 47 ans, a 15 jours de prison pour avoir vu sa femme. Il est à Cormeilles-en-Parisis, à une demi-heure de Paris.

— On rapporte de la zone des armées l’impression que nombre de gens souhaitent inconsciemment que ça dure. Quiconque en revient me le confirme.

— Le pape semblait favorable aux Impériaux. On dit qu’il a pris un Taube (pigeon) pour le Saint-Esprit.

— À Nieuport, Poincaré passait une revue dans un de ces petits costumes, pet-en-l’air et casquette, dont il a le secret. Un enfant sur les bras de sa mère s’écria derrière lui : « Maman, il m’empêche de voir, ce chauffeur. »

— Mon camarade F…, de l’État-Major du 2e corps, revient de Lorraine. Il me dit qu’il y eut un ordre d’offensive générale le 5 avril 1915, non suivi d’effet. Il dit aussi l’impossibilité de vivre dans les tranchées l’été, à cause de la putréfaction. Sur le toit d’un abri étaient étendus des cadavres allemands, qu’on ne pouvait retirer, car une mitrailleuse repérait ce point. Lorsqu’il pleuvait, un liquide infect filtrait à travers ce toit. On le recueillait dans des bassines.

— Le Dr H. de Rothschild, retour de Dunkerque, dit que les obus à longue portée montaient à 8.000 mètres, et redescendaient sans bruit sur la ville. Ils pesaient 750 kilos et mesuraient 1 m. 25 de haut. L’un d’eux tua 47 personnes dans un café. Sa casemate, près de Dixmude, est repérée ; on inonde les alentours d’obus pour empêcher le ravitaillement en projectiles.

— Rencontré Normand, rédacteur en chef de l’Illustration. Il me dit que le grand pourvoyeur de photos de Joffre est son chauffeur, qui se fait une petite fortune. Les autres chauffeurs du front, alléchés, envoient à l’Illustration d’innombrables photos.