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L’Envers de la guerre/II/03

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Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 24-30).


OCTOBRE 1916


— Le 1er. La censure a échoppé un passage d’un article de Victor Margueritte ou il citait le chiffre de 500.000 morts français, d’après le livre de Richet, Les Coupables. Il y a décision de ne pas donner un seul chiffre de pertes.

— Une fervente d’autographes va voir Deschanel. Il lui dit la part de la Russie dans la déclaration de guerre, une Russie fouettée par l’année d’ambassade de Delcassé et le voyage de Poincaré.

— Les gens de Lourdes ont déclaré qu’il n’y aurait pas de miracles cette année.

— Le 4. Le chef d’État-Major anglais Robertson dit brutalement la vérité dans un discours : « La fin n’est pas encore en vue… nous devons continuer à nous préparer pour un espace de temps qu’il est impossible d’estimer… La route sera longue… Une lutte jusqu’à l’écrasement de l’ennemi, tel doit être le mot d’ordre. » Cela n’est pas mâché.

— Tout est abominablement absurde, dans cette abominable absurdité. J’imagine qu’on écrive sur un mur, ou qu’on crie à un carrefour : « On vous tue 1.500 Français tous les jours, tous les jours ! » Celui qui ferait cela serait accusé d’être vendu à l’Allemagne. Et ce ne serait pourtant qu’un cri de pitié, de révolte contre la guerre…

— Chez les couturiers, les clientes veulent leur robe pour un certain jour, ou pas du tout. C’est pour recevoir leur permissionnaire.

— Le 4, à un dîner chez lui, Humbert dit qu’il s’engage à obtenir « la Victoire » dans six mois, s’il a pleins pouvoirs. Il se plaint de l’inaptitude du Haut-Commandement, affirme violemment qu’on pourrait faire mieux.

— Le 6. Cette guerre est inédite. Des nations s’entrechoquent. Il y a des flux et des reflux, des bosselures. Il n’y a plus la bataille d’un jour entre armées de métier. On s’efforce de donner des noms anciens à des heurts nouveaux. D’où l’erreur générale. Les Alliés ont la supériorité du nombre et de l’argent. Les conditions qu’ils obtiendront, ils pourraient les obtenir sans nouvelle effusion de sang. On traitera sur un fond de lassitude générale, peut-être en décorant du nom de victoire une action particulière. Peut-être…

— Dans les échanges de lettres entre chefs d’État, celles de Poincaré sont plus personnelles que celles du Tsar, des rois d’Angleterre et d’Italie. Il parle de son amitié, de son enthousiasme, ne s’efface jamais devant la République qu’il représente.

— On déplorait devant Mme B… l’affolement du début de la guerre, qui permit l’invasion : « Oui, dit-elle, nos généraux ont perdu le Nord. »

— Une rédactrice de la Vie Féminine dicte à une sténographe : « À ce moment, nos jeunes héros… » Puis elle relit et s’écrie : « Mais vous avez mis nos généraux au lieu de : nos jeunes héros ! Cela n’a aucun rapport ! »

— On appelle les ministres dévoués à la cause de Sarrail les Gardiens du Sarrail. Painlevé, auquel je le répète, sourit d’abord, puis, à la réflexion, ne trouve pas cela drôle du tout.

— La reine d’Angleterre visite des blessés anglais. L’un d’eux, qui ne l’a pas reconnue, dit sa haine des Allemands avec d’effroyables jurons. La reine, collet monté, a un recul. Il s’y méprend : « Oh ! pardon, Madame, vous êtes peut-être Allemande ? »

— Notre année 1916 apparaîtra sans doute comme le Directoire : une détente des mœurs, une expansion de plaisir, avec ceci de particulier que cette fois la bamboche se sera installée dans la crise même, au lieu de lui succéder. Sans doute nos petits-enfants symboliseront-ils l’époque en quelques silhouettes de femmes en jupe courte, d’éphèbes en veston pincé, de même que la Merveilleuse et l’Incroyable symbolisaient pour nous le Directoire.

Ce qui est plus vrai, plus profond, c’est l’intensité de la dépense, un accroissement de l’adultère, dont des sondages dans les milieux populaires rapportent la preuve certaine.

On me dit qu’en particulier à Rouen, c’est la fête, le délire. Certains auteurs, comme Paul Adam, approuvent cette exubérance de vie et demandent qu’on respecte les bénéfices de guerre. Ils y voient le gage de l’essor futur, et font luire aussi la promesse des milliards exigés des Allemands… D’autres, au contraire, blâment le retour aux insolentes habitudes du luxe. Il y a un nouveau cri : « Ne nous installons pas dans la guerre ! » Mais je doute qu’il fasse fortune.

— Il sera bien intéressant de publier après la guerre tous les articles échoppés par la censure. On verra apparaître la face, jusqu’alors voilée, de la raison. On verra l’effort continu de cacher à la foule l’horreur de la guerre, de l’entretenir dans la croyance à la nécessité d’une guerre longue.

Voici un exemple de chacune de ces directives. On a coupé ces phrases d’un article de journal : « …pas un Français, même le plus sincèrement épris de paix, n’accepterait que le Nord de la France, la Belgique, l’Alsace-Lorraine, ne fussent libérés. Mais l’Allemagne trouve en face d’elle des forces plus qu’équivalentes. L’empire colonial et la libre circulation maritime constituent pour les Alliés des gages qui priment de beaucoup les gages territoriaux de l’ennemi. » Ainsi, on veut nier les résultats acquis par l’Entente, les amoindrir, pour prolonger la guerre.

Quant au parti pris de masquer l’horreur, voici une phrase échoppée dans un magazine : « 8.000 enfants morts en Transylvanie, 8.000 petits cadavres jonchant les routes de la retraite autrichienne, au point qu’on dut faire des fosses communes. C’est la guerre qui passe, semant sur les routes des deuils et des deuils encore. » Ainsi, on ne veut pas que la guerre sème le deuil.

Mais j’espère qu’après la guerre, il y aura un recul d’épouvante, quand les récits vrais, et jusqu’alors retenus, crèveront la digue. J’entends un officier dépeindre la cote 304, à Verdun, l’odeur du sang, le bruit des ruisseaux de sang, les cris des soldats appelant leur maman… Quand celui-là parlera, et des milliers d’autres… Quel contraste avec les mots sonores que seuls permet la censure.

— Un officier, en liaison avec les Anglais, dit que la zone conquise en Picardie est désormais incultivable : entonnoirs de 30 mètres, humus disparu, ferraille, obus non éclatés. Il propose de planter une forêt. Il assure qu’il n’a pas pu retrouver trace de certains villages, comme Montauban.

— Dans une préface au recueil des discours de Lloyd George, Albert Thomas revient à deux reprises sur « l’appréhension de l’heure rude de la victoire », sur « les difficultés glorieuses de la victoire ».

— Painlevé a été voir Poincaré le 11. Il s’agissait de la situation en Grèce. Il se joue là-bas une partie confuse, ce dédoublement de gouvernement, les Grecs tiraillés entre le roi et Venizelos et, là-dessus, les exigences successives de l’Entente, voulant les postes, la police, la flotte, les chemins de fer.

— À un déjeuner offert par Painlevé, le 10, le député anglais Arthur Lynch établit un parallèle entre Briand et Lloyd George, disant que ce dernier est très sincèrement démocrate et toujours guidé par cet idéal à travers de petites affectations de simplicité.

— Le deuxième emprunt, ouvert le 5 octobre, est soutenu par une tactique plus pressante, plus insinuante que le premier. La foule est mieux investie. Les journaux développent ce thème : verser l’or, c’est abréger la guerre. Pour la première fois, on parle des sacrifices humains, en assurant qu’on les diminue par la souscription. Je relève cet argument audacieux : « Près de 6 % ! Songez donc qu’en temps normal, ce serait un taux usuraire ! »

Néanmoins, vers le 15, on se plaint d’une résistance à souscrire. Les uns disent : « ce sont les permissionnaires qui disent qu’on raccourcira la guerre en ne souscrivant pas. » Les autres : « c’est une manœuvre allemande. »

— Au Reichstag, le 12, le majoritaire Scheidemann dit qu’on laisse ignorer aux Français qu’on libérerait la Belgique et la France sans qu’il en coûte une goutte de sang.

— Les journaux développent cette thèse : le Droit doit triompher de la Force. L’ironie, c’est que le Droit doit triompher par la Force.

— L’actrice S… habitait une villa près de Meaux. Devant l’invasion allemande, elle l’abandonne et, pour la sauvegarder, elle laisse, sur la table du salon une affiche de Vieil Heidelberg, pièce allemande qu’elle avait jouée à l’Odéon, en soulignant son nom. Après la Marne elle retrouve sa villa intacte, avec un gros bouquet posé sur l’affiche.

— Au Conseil de Défense, Joffre refusait avec véhémence d’envoyer des soldats à Salonique : « M’enlever un homme, sur mon front, alors que nous sommes à la veille de la victoire… » À quoi Poincaré, de sa voix la plus âcre : « Dites l’avant-veille, Monsieur le général en chef. »

— Painlevé se plaint beaucoup des intrigues de Freycinet. À 87 ans, qui l’eût cru ?

— Je demande à Tristan ce que fait le colonel C…, chef des informations militaires à la maison de la Presse. Il me répond en riant : « C’est lui qui fait les lettres de poilus. »

— Albert J… en permission, dit la haine des troupiers contre Poincaré, haine fondée sur l’idée qu’il a déchaîné la guerre.

Il dit que, ce qui fait sortir les hommes des tranchées c’est, vis-à-vis les uns des autres, la peur d’avoir l’air lâche.

Il prétend plaisamment qu’il va se marier, ce qui lui donnera 4 jours de permission, puis 3 jours par naissance d’enfant, et qu’au bout de 6 enfants, il sera renvoyé dans ses foyers.

— Le 22, on envoie en permission les notaires mobilisés, pour travailler les campagnes au sujet de l’emprunt. Ils s’en acquittent fort bien. Le rural est investi du plus près. Les Ligues locales se font dénoncer ceux qui ont de l’or, des titres, des fonds.

— Lavisse publie une étude de Revue où il consent qu’il faut blâmer la guerre en soi. Commencerait-il à s’en apercevoir ?

— Lavedan vient d’écrire dans l’Illustration, en s’inspirant du texte des citations à l’ordre du jour, que les soldats éprouvent le « bonheur de mourir ».

— Chaque soldat qui est trompé par sa femme est aussitôt averti par des lettres parties du village. De même, l’homme qui a un emploi à l’abri est copieusement dénoncé. Ainsi, l’envie, la méchanceté sont débridées par la guerre.

Au village, au bourg, on cache qu’on est réformé. On ne lâche pas la vérité d’un coup. On dit qu’on est en congé. Puis on l’allonge. On obéit à l’amour-propre de ne point avouer une infirmité, mais surtout à la peur d’exciter l’envie…

— Sembat reçoit les « manitous » du tourisme. Projets pour accueillir les Américains qui viendront visiter nos tranchées. C’est affreux, l’exploitation de ce cimetière de deux millions d’hommes. Mais c’est toujours la même loi : la Mort n’existe pas.

— On a employé de singuliers moyens pour exciter aux souscriptions. Le 27, un dessin de Poulbot dans un journal. Un gosse dit à un autre au village : « Si ton père, qui n’est pas soldat, ne verse pas son argent, tu verras quand le mien reviendra de la guerre ! » Autre dessin, de Léandre. Un villageois dit à sa femme, qui écrit à leur fils : « Embrasse le gars et dis-lui que j’avons souscrit. »

Ces deux légendes sont aux antipodes de la vérité. Tous les permissionnaires ont dit à leur famille : « Surtout, ne souscrivez pas. »