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L’Envers de la guerre/II/05

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Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 43-55).


DÉCEMBRE 1916


— Je n’ai rien su du Comité du samedi 2. Le dimanche 3, Briand s’expliqua sur la Grèce. Il conta les tractations de son envoyé secret avec le roi. « Politique personnelle ! » s’indigne un député. « Hé, hé, il a tout de même arraché une promesse écrite au roi, c’est une base », disent d’autres voix. Le lundi, le ministre de la guerre parle. Il semble que Briand veuille écourter. Il s’est entendu à cet effet avec les présidents de groupes.

D’autre part, Briand s’est concilié les socialistes en laissant entrevoir une possibilité de paix. C’était à la séance du vendredi 1er. Sur l’intervention de Pressemane, Briand déclara qu’il n’avait pas reçu d’offres de paix, mais que, s’il en recevait, il les soumettrait aux Alliés, et, s’il y avait lieu, à la Chambre. Quatre cents députés applaudirent. Les patriotes sont fort soucieux de cet incident. Ils appréhendent le pire, c’est-à-dire l’aurore de la paix. Briand a également promis un changement du Haut-Commandement, avec Joffre conseiller technique des Alliés et Nivelle commandant en chef.

— Stupeur ! Le premier ministre russe Trépoff déclare que les buts de guerre de la Russie sont Constantinople et les détroits, promis par les Alliés en 1915, et l’anéantissement de l’Allemagne. Nous voilà loin de la fable d’une Russie uniquement accourue à la défense de la petite Serbie…

— Le président Wilson, dans un discours à la statue de la Liberté, a pris parti « contre les gouvernements où une petite caste égoïste peut déchaîner la guerre ». Ô sombre ardeur des patriotes : c’est à peine si on veut s’apercevoir de cette grande force morale apportée aux Alliés. Nul n’en parle. Vous comprenez : si cela allait arranger les choses !

— Il y a au Petit Palais une exposition des monuments mutilés, organisée par le Journal, par les soins de Lapauze. L’encre coule, en flots indignés, contre le vandalisme allemand. Mais d’après les témoignages que j’ai recueillis vingt fois dans ces villages de la Marne d’où l’ennemi fut chassé, il est impossible de savoir si ce sont des obus français ou allemands qui ont produit ces dégâts.

Le Petit Parisien (3.000.000 d’exemplaires) imprime en gros caractères : « Ils veulent Anvers et Briey. » À y regarder de près, cette volonté est exprimée par une gazette du centre catholique allemand. C’est ainsi que les Allemands pourraient écrire : « Ils veulent Coblentz », parce que Barrès l’a écrit dans l’Écho de Paris.

— À la séance du mardi 5, au Comité secret, Violette parle sur les armements et Renaudel sur le Haut-Commandement. Vives impressions.

— Le mercredi 6, Tardieu parle sur l’armement. Le général Roques sur les effectifs. Il n’est pas très familiarisé avec ses notes et son exposé est un peu confus. Il y a 2.800.000 hommes aux armées. Mais on y a vidé les dépôts. Sur les pertes, il donne 750.000 morts sur le champ, plus les morts de maladie, de suite de blessures, plus les disparus. Cela fait un total de 1.300.000 hommes ! Il y a environ 400.000 prisonniers français. Les pertes allemandes seraient de 10 % des effectifs, les nôtres de 15 %.

— Deux de nos amies assistent à la reprise de la séance publique à la Chambre. Elles sont attristées de la tenue des députés, leur gaîté, leur chahut, leurs conversations insouciantes. Le ministère a 350 voix contre 200.

Je rapproche cette impression d’une lettre d’Albert J… (classe 1916) : « Si ceux qui veulent continuer la guerre connaissaient les souffrances que l’on endure, leurs idées seraient vite changées.

« Il faut faire comme on nous commande. Rien à dire. Plus tard, si on a le bonheur de s’en tirer, ce ne sera pas le moment qu’on vienne nous raconter des choses… »

— Le 8. Il y a eu conseil de Cabinet. Viviani, comme vice-président, parlant au nom de ses collègues et jugeant d’après l’attitude de la Chambre la veille, offre leur démission à Briand, qui demande à réfléchir. Painlevé et Bourgeois avaient appuyé le discours de Viviani.

Parmi les 14 ordres du jour qui suivirent le Comité Secret, je note celui de quelques socialistes, demandant qu’un tribunal d’arbitrage examine « le droit de l’Alsace-Lorraine de retourner à la France ». Ont-ils mis sur la solution finale ?

— L’opinion, depuis un mois, s’est fort avancée dans le sentier de la paix. Mais n’essaiera-t-on pas auparavant l’équipe ministérielle du « sursaut d’énergie » ?

— Le 9. À propos des crédits, Roux-Costadau lit à la Chambre un discours malheureusement emphatique, mais qui est le premier grand cri de révolte contre la guerre. Il dénonce la course aux abîmes. Grossièrement interrompu, cet homme montre une patience de martyr.

En contraste, le rapporteur du budget expose, parmi l’approbation unanime, que la France a dépensé 72 milliards, qu’elle aura à payer chaque année 3 milliards d’intérêts. Il est accueilli par une sereine inconscience. Les chiffres, comme les pertes humaines, n’ont plus de signification.

— Roux-Costadau s’était aussi élevé contre la Censure. Mais, comme me le disait un jeune député, c’est une panne, une question qui n’intéresse pas la Chambre. Et pourtant, quel formidable abus, à cause de l’emploi qu’on en fait.

— Dimanche 10. Plusieurs généraux auraient refusé le commandement du front français. Soit qu’ils appréhendent d’être placés sous les ordres de Joffre, soit qu’ils jugent l’héritage lourd et dangereux.

— La guerre à la paix continue, farouche. Les Allemands font-ils dire par l’Amérique qu’il ne faut pas écouter les pangermanistes ? On crie au piège, au mensonge. Cependant, nous avons notre Ligue de la Rive Gauche du Rhin. Que dirions-nous si les Allemands prenaient acte de ses prétentions ?

— Un contrôleur des contributions me dit que tous les fournisseurs de guerre tentent de se dérober aux impôts sur leurs bénéfices. Mais, sur ce chapitre du gaspillage, du tripotage, qu’apprendront ceux qui survivront à la guerre ! Nombre de ces scandales furent indiqués à la Chambre, et accueillis avec une sorte de torpeur, incapable d’indignation, d’actes, de sursauts. Tout s’évapore en paroles.

— À la séance de la Chambre du 11, Brizon déclare que la France est victorieuse, et il crie : « À bas la guerre ! » Fureur. Injures. Le député Bouge lui demande combien il a touché. Brizon lui jette le vert d’eau à la tête et se voit exclu pour quinze séances.

Dans son accueil aux discours de Roux-Costadau et Brizon, dont la lecture à l’Officiel donne l’impression du simple bon sens, la Chambre apparaît, dans sa majorité, aveuglée de chauvinisme, folle d’insensibilité et d’incompréhension.

— Est-ce affreux, cette phrase du Communiqué : « Canonnade habituelle. » On s’est habitué à la mort des autres. Ça peut durer.

— Le 11. On me signale deux « échoppages ». L’un, d’un discours de Bethmann-Hollweg, où il dit que Sarrail sera attaqué sous peu. L’autre de Humbert qui demande que chaque faute soit payée d’une tête. On lui fit mettre : « Soit expiée. »

— Après la Marne, le Kronprinz fit porter par un parlementaire sa photo à Sarrail avec sa dédicace : « À son valeureux et vaillant adversaire. »

— Le 10. Painlevé notifie par lettre à Briand, qui veut « resserrer » son ministère, ses exigences relatives au Haut-Commandement. Il sait que le Gouvernement veut faire de très prochaines offensives pour agir sur l’opinion. Et lui, Painlevé, ne veut pas contresigner ces tentatives faites sous le Haut-Commandement actuel.

— Au début de la guerre, on montra au général L… le communiqué annonçant l’occupation de Lunéville par les Allemands. Le général s’arme d’une règle, la pointe sur une carte murale, la promène en Hollande, en Belgique… Son officier d’ordonnance, d’un geste de pieuse pudeur, lui indique du doigt Lunéville. Et le général : « Mais alors, ils sont en France ! »

— Le mardi 12, dans la matinée, Painlevé refuse encore par téléphone à Briand d’être de son ministère. À 3 heures, il est convoqué à l’Élysée pour y voir Poincaré et Briand. On lui offre la Marine. Il résiste.

Il voulait Roques à la Guerre, Pétain aux Armées, et une refonte totale du Haut-Commandement.

Quant à Doumergue, ce soir de mardi, vers 9 h. ½, on s’avisa que son groupe n’était pas représenté dans le Cabinet. On résolut de disjoindre les Colonies, qui devaient être réunies à la Marine et de les lui offrir. Il les accepta sur-le-champ.

— L’adjudent d’artillerie Matou casse son lorgnon, à son poste, en Lorraine. Il demande d’aller à Toul en acheter un autre. L’autorité militaire décide que cette fourniture sera faite par le Service de santé. On expédie l’adjudant à Toul par le prochain convoi sanitaire et on lui accroche une pancarte : « Choix de verres. » À Toul, il y a triage rapide, confusion de trains, on met l’adjudant dans un convoi de typhiques. Il proteste. Mais que peut un myope sans lorgnon ? il réclame à manger, il ne fait pas monter le thermomètre à 37°, il prononce des paroles dénuées de sens. Ce sont des accidents bien connus de la typhoïde. Bref, on l’emmène jusqu’à Nîmes où on reconnaît enfin l’erreur. Mais on est dans la zone de l’intérieur et, pour renvoyer l’adjudant au front, force est de l’expédier d’abord à son dépôt, à Rennes.

— Fait singulier, la majorité du pays est représentée par un Parlement et renseignée par une Presse qui sont à cent lieues de penser comme elle !

— Le 13. On apprend les propositions de paix de l’Allemagne. Tous les journaux les présentent sous des titres comme : manœuvre, piège grossier, amorce. Ce sont les termes mêmes qu’on retrouvera dans la déclaration de Briand à la Chambre le même jour.

Je déjeune chez C… Nous sommes huit. Quand on parle de cette offre, trois personnes crient : « Ah ! La paix ; jamais ! » C’est une infirmière en costume, une actrice et un industriel de 55 ans environ. Ce dernier déclare : « Moi, si on fait la paix, je prends un fusil ! » Je ne puis me retenir de répondre à ce chauvin : « Ce sera une occasion. »

Tristan Bernard me fait remarquer que nous donnons justement dans le piège en méprisant ces propositions avant de les examiner.

Un grand souffle d’espoir passe dans les casernes et les milieux populaires.

— Le 14. Les journaux continuent de crier à l’amorce, à la manœuvre. En même temps, ils publient, de source américaine, les grandes lignes des propositions : restauration de la Belgique, libération de la France, royaumes de Pologne et de Lithuanie, rectifications de frontières balkaniques, retour des colonies allemandes.

Mais il se produit alors un phénomène absolument extraordinaire. Ces propositions, qui se sont étalées à la première page du Journal, de l’Information, nul ne les a lues ! Non. À la fin de la journée, dix personnes m’assurent qu’elles n’ont pas vu, qu’elles ne savent pas. C’est à croire qu’on a rêvé, qu’on a eu la berlue.

— Le 15. Déjà les journaux ne parlent presque plus de la note allemande. Aucun ne reproduit plus les grandes lignes esquissées la veille. À nouveau, on m’affirme ne pas les avoir vues. On n’a pas voulu les voir ! Qui croira cela, plus tard, cette conjuration de l’ignorance ? Et pourtant, il en fut ainsi !

— À la séance de la Chambre du 13, où Briand déclara que l’offre allemande voulait empoisonner le peuple, un socialiste proposa qu’on y répondît en exposant nos buts de guerre. Protestations de la Droite : « Un seul but : la Victoire ! »

Mais qu’est-ce que la victoire, dans cette guerre nouvelle ? Ne faut-il pas précisément atteindre un but et par conséquent le définir ? Quel abîme de stupidité !

— Au début de la guerre, quinze fous de Villejuif voulurent s’engager. On s’y opposa. Ils s’évadèrent et parvinrent à leurs fins. Où sont-ils ?

— De deux côtés, on me dit que dans la Somme les petits gars de la classe 17 crient « Maman » quand on veut les faire sortir des tranchées et que leurs officiers sont obligés d’en revolvériser quelques-uns.

— Le 15 un soir se répand la nouvelle d’une offensive au nord de Verdun : reprise de la côte du Poivre, 7.000 prisonniers. Les patriotes rayonnent : « Cela prouve que nos soldats ont encore du cran, et c’est la réponse aux offres allemandes. » Cette dernière assertion est fausse. Cette offensive, préparée depuis longtemps, devait produire son effet pendant le Comité secret. Les pluies la retardèrent.

— Le 16. Le Ministère « resserré » a paru le 13. Albert Thomas, ministre de l’Armement, va prendre un immense local, car il lui faut 250 pièces. Je demande si ce sont des pièces lourdes.

— Voici comment Joffre apprit qu’il était disgracié. On lui avait juré qu’il gardait tout pouvoir, qu’on le transférait simplement à Paris. Mais le général Nivelle lui rendit compte que lui, Nivelle, relevait directement du ministre de la Guerre. Joffre n’était plus rien.

— Séverine me dit que Brizon avait des ecchymoses au visage. On lui tira les cheveux, arracha col et cravate, lacéra le cou. On voulait le faire tomber en le tirant par les pieds. Alexandre Blanc, qui voulut le secourir, reçut quelques horions. Et Séverine ajoute : c’est égal, la Vérité est en marche.

— La censure continue de bannir toute pitié, toute appréhension, toute lassitude, tout bon sens, tout ce qui pourrait détendre l’orgueilleux ressort. J’en vois un comique exemple dans la suppression d’un article humoristique qui, après le jour sans viande et le jour sans théâtre, proposait le jour sans guerre.

— Oh ! L’œuvre des journaux ! À Serbonnes, le père du soldat J… qui tremble à chaque seconde pour son fils, dit à propos de la note allemande : « Ah ! il faut une paix durable. » Phrase lue.

— L’esprit militaire, l’esprit de caserne, reste identique à celui du temps de paix. Rien n’est changé dans ce milieu essentiellement traditionnel. Aux aérostiers de Saint-Cyr, un adjudant arrache les boutons de capote représentant une grenade, quand cette grenade a la tête en bas.

— La réaction a créé l’impopularité du Parlement. Dans le métro, un quidam en officier gifle un député parce qu’il est député. À côté de moi, au restaurant, un petit médecin auxiliaire, voyant entrer le Sous-Secrétaire d’État à la Santé, dit : « Voilà longtemps qu’il gagne ses 25.000 francs, sans doute à ne pas faire grand’chose. »

— Mon camarade B… me disait que les 1.300.000 morts actuels, alignés côte à côte, au bord d’une route, la garniraient de Paris à Nice. En la parcourant en auto, on aurait, pendant les trente heures du voyage, ce rang ininterrompu de cadavres sous les yeux. Tristan Bernard à qui je rapporte ce propos au téléphone, réplique : « Dites donc, ce n’est pas pour faire aimer le tourisme, cette vue-là. »

— Joffre se plaint de n’être plus rien : « Consulté… pas toujours écouté. » il a été question de l’installer, avec une trentaine d’officiers, à Neuilly, dans un pensionnat de jeunes filles, ou dans un couvent.

— Le Sénat est épileptiquement patriote. Le patriotisme, c’est la virilité des vieillards. Ils couchent avec la victoire. Dès qu’un orateur prononce le mot de « lassitude », tous ces vieux lions grondent.

Au Comité secret, Humbert attaqua surtout. Il parla des grèves perlées des syndicalistes aux usines de guerre. Mais il n’est pas orateur. Albert Thomas, Herriot, Clémentel, en ont facilement triomphé. Quant à Clemenceau, il contredit Malvy sur le mouvement pacifiste. Malvy le niait. Clemenceau, qui s’était fait livrer les dossiers de la Sûreté générale, les sortit.

— Un dessin du Petit Parisien représente un soldat français qui met le pied au cul d’un soldat allemand, porteur d’une pancarte : « Paix… »

— Le 22. L’Amérique demande à tous les belligérants leurs buts de guerre. Gros émoi.

— Dès le 23, le Temps proteste contre cette note : on ne peut pas, dit-il, nous contraindre à remettre l’épée au fourreau.

— Le 24, protestation unanime de la presse contre la note Wilson. On veut la victoire par les armes. Un reproche à l’Amérique de n’avoir pas pris parti dès août 1914. On l’accuse d’avoir agi à la suite de l’offre allemande. On oublie, de Wilson, son discours à la statue de la Liberté, et son action contre la guerre sous-marine (mai 1916).

— Dessin de Noël du Petit Parisien. Deux enfants prient devant la cheminée : « Faites que papa revienne avec la victoire. » N’est-ce pas affreux, cette condition qu’on leur fait mettre ? Deux gosses ! Mais le cri du cœur, c’est : « Faites que papa revienne ! »

— Un de nos journaux imprime en lettres grasses : Leurs véritables prétentions, et donne l’opinion d’un pangermaniste épileptique demandant Marseille. Ne souriez pas. Cela porte. Mon fils, allant chez une de nos parentes, s’entend répliquer par elle : « La paix ! Oh ! Pas maintenant. Ils veulent Marseille. » Son journal l’avait empoisonnée.

— Pendant deux ans on nous a bercés de cette chanson : « Nous épuiserons l’Allemagne par le blocus. Resserrons-le. Vienne la disette, elle criera grâce. C’est à qui tiendra un quart d’heure de plus… » Et le jour où l’Allemagne propose de traiter, nul ne s’avise que ce sont peut-être ces prédictions qui se sont réalisées !…

Ce serait, en effet, l’arrêt de la guerre, souhaité par l’unanimité des masses des deux côtés des lignes. Mais foutre ! Cela ne ferait pas l’affaire des petites phalanges qui mènent ces masses, et qui ont de si puissantes, si nombreuses raisons de continuer indéfiniment.

— Il faudrait dégager les traits neufs de cette guerre, dire en quoi elle est inédite. Étude impossible à publier, car dire que cette guerre est nouvelle, c’est détruire les vieilles idoles, les vieilles formules, c’est discuter le dogme. On ne le permet pas. En quoi elle est nouvelle ?

1o Les effectifs engagés. Il y a 40 millions d’hommes habillés en soldats, pour tous les belligérants.

2o Les pertes sans exemple. Environ 8 millions d’hommes en deux ans.

3o Ces énormes armées sont comme des pieuvres au flanc des nations nourricières. Elles sucent leur argent, leur nourriture, troublent leur économie générale, leur vie organique.

4o Il y a une presse à grand tirage. Elle est aux mains d’un petit nombre d’avidités et elle est lue par le grand nombre d’ingénuités. Elle tombe sur une population qui sait lire — après 40 ans d’instruction obligatoire — mais qui ne sait pas encore penser. Les cerveaux absorbent cette nourriture frelatée, sophistiquée, mais ne savent point encore discerner le bon du mauvais, le vrai du faux. Il y a empoisonnement.

5o Les batailles se gagnaient en un jour. Elles sont indécises au bout de 6 mois.

— Que le patriote intégral est donc un animal ombrageux ! Dit-on devant lui que la France bâfre plus que jamais ? Il s’offense, car il veut que la guerre soit toute belle et toute digne. Dit-on qu’il faudrait se restreindre et se priver ? il s’offense encore, car il ne veut pas que la guerre porte atteinte à la vie générale de la France.

— Fidèle à ses vues, la Censure supprime une phrase de journal où la guerre était traitée de « folie de l’humanité ». Il ne faut pas que la guerre soit une folie. Comment pourrait-on maintenir les gens dans la folie ?

— On apprend le décret qui nomme Joffre maréchal. Le secret de la décision, prise évidemment au Conseil du 26, a été bien gardé.

— Personne n’est donc frappé de ce fait que, plus un journal est réactionnaire, plus il veut la guerre et que, plus il est républicain, moins il la veut ?

— Joffre fait demander par téléphone au Gouvernement de Paris d’habiter l’appartement des maréchaux à l’École Militaire.

— Franklin-Bouillon déclare à un journal italien que la France « a horreur de la paix ». Peut-on feindre d’ignorer que toute conversation de rue, de magasin, de métro, témoigne du désir de la fin ?

— Mon concierge, dont le fils doit bientôt passer adjudant, consulte tous les jours l’Officiel pour y découvrir cette promotion. Et alors que défilent les gros événements, les échanges de notes pour la Paix, il me dit chaque matin, quand je le croise dans l’escalier : « Toujours rien. »

— Cet effacement de Joffre — car, en le nommant Maréchal, on abroge les décrets du 2 décembre 1915 qui le nommait généralissime et du 13 décembre 1916 qui le nommait conseiller des Alliés — cet effacement n’a soulevé aucune émotion. On croyait que l’Univers allait s’écrouler de stupeur. Il n’a pas bronché.

— Le 31, réponse des Alliés à la note allemande. Chose singulière, aux deux pôles de l’opinion française, on la trouve parfaite. On loue l’habileté d’avoir mis en évidence l’affaire belge, terrain solide. Et puis, il y a là une façon de claquer la porte, tout en la laissant ouverte…