L’Envers de la guerre/II/14

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 138-144).


SEPTEMBRE 1917


— Une vieille dévote, dont cinq petits-fils furent tués, constate : « Comme nous avions besoin d’être châtiés ! »

— Cinq coiffeurs-posticheurs sont installés en plein Grenelle, autour des usines Citroën, où l’on emploie des femmes par milliers.

— L’échec de Ribot, s’efforçant en vain de constituer un ministère après sa démission, puis l’échec de Painlevé à qui se refuse le concours socialiste, montrent bien que la lutte se dessine entre deux courants. Peut-être même les acteurs du drame n’en ont-ils pas clairement conscience. Mais c’est bien là le débat : d’un côté, tous ceux qui veulent indéfiniment continuer la guerre, poussés par les mobiles les plus disparates — sauver leur place, leur peau, assurer le triomphe de leur politique ou de leur foi, reculer l’échéance, bénéficier ou faire bénéficier plus longtemps, anéantir au feu les forces socialistes ; — de l’autre côté, ceux qui sont plus près du peuple, qui ont lié partie avec lui. D’un côté, des buts obscurs, flous, vastes, extensibles, lointains. De l’autre, des buts éclaircis, précisés, condensés, accessibles.

— Le 13. Le ministère Painlevé est constitué avec Barthou, Doumer, Ribot, sans les socialistes.

— La dictature du général Kornilof marchant sur Petrograd agite une opinion pourtant engourdie. La plupart souhaite qu’il joue les Bonaparte au 18 Brumaire. Le patriotisme l’emporte sur le républicanisme. En somme, la majorité de la France souhaite l’écrasement de la révolution russe. Certains parlent de faire la paix sur le dos de la Russie. Mais alors, agrandirait-on cette Allemagne qu’on voulait détruire ?

— Défense de railler dans la presse la casquette de Poincaré. Jusqu’ici le symbole de la tyrannie, c’était le chapeau de Gessler, qu’il fallait saluer. Que dire de cette casquette, qu’il faut respecter ?

— Deux dames, dans un train de banlieue : « Mon chien a eu une crise effroyable. J’ai cru qu’il mourrait. Il a eu quatorze attaques. C’est si pénible, etc. ». Je pense aux tranchées.

— Le 14. Déjeuner avec Anatole France au Palais d’Orsay. Il dit que tout le monde veut la guerre et craint la paix : les femmes, qui appréhendent le retour du mari et, en général, tous les haut-salariés.

Il me signale cette perle, cueillie dans une critique militaire sur la dernière offensive : « Nos pertes sont ridicules. »

Il n’envisage pas de crise prochaine d’effectifs. Mais il déclare que les hommes en ont assez. La réponse de Wilson au Pape, refusant de signer la paix avec les Hohenzollern, le frappe d’angoisse. Il craint aussi d’être inquiété. La Tranchée républicaine, suspendue, avait publié à son insu une lettre de lui à Richtenberger, où il raillait sur la paix avec ou sans victoire.

J’apaise Anatole France et je lui apprends que son grand nom a empêché qu’on sévît contre les signataires — dont il était — de l’Appel aux Femmes publié par les Nations.

— Une dame parlait de la guerre avec le poète Raoul Ponchon. Elle se lamentait sur l’horreur des temps. « Et vous, M. Ponchon, que faites-vous ? — Oh ! Moi, Madame, il faut bien que je gagne ma vie. J’écris. » Et la dame : « Oui, pendant ce temps-là, vous ne pensez pas. »

— Dans la déclaration ministérielle de Painlevé, un mot éveille bien des espoirs : la « désannexion de l’Alsace-Lorraine ». On a voulu voir la porte ouverte à l’autonomie, à des arrangements. Mais Ribot a vite remis la chose au point et ruiné cette espérance.

— Le 21. On a aussi remarqué cette phrase de Painlevé, commentant la déclaration : « Les conditions de la paix sont indépendantes du sort des batailles. »

— Le 23. La réponse allemande au Pape a paru. Elle se tient dans des généralités décevantes et montre ainsi que l’initiative du Pape était loin d’être inspirée par l’Allemagne.

— L’Allemand Bernstorf est accusé d’avoir voulu consacrer 60.000 dollars à influencer le Congrès américain. (C’est peu !) Ainsi, déclare un des membres de ce Congrès, tout député ou sénateur pacifiste devra être soupçonné d’avoir touché. Cet homme parlait sans ironie. Mais il dégageait bien la mentalité qui asphyxie le pacifisme. Quel malheur pour un honnête homme qui souhaite la paix, d’être ainsi menacé fatalement de soupçon, d’être bâillonné, de ne pas pouvoir ouvrir la bouche, crier son opinion sincère, vider son cœur, se libérer ! Avez-vous jamais pensé à cette torture qui dure depuis trois ans ?

— Si on pouvait écrire, je ferais un article sur les Vendanges, où l’on verrait les jeunes générations jetées au pressoir, écrasées, dans un bruit continu de sang qui coule, devant les mères blêmes et terrifiées, tandis qu’aux bras de leviers pousseraient inlassablement les ambitieux, les chauvins, les profiteurs, aux acclamations de la foule imbécile.

— Le 25. Rencontre dans un couloir de wagon un ancien camarade, qui est général. Il est avec deux collègues. Conversation entre Fontainebleau et Paris. Ils traitent Joffre avec une espièglerie d’écoliers pour un vieux magister. Quant à la guerre, ils en parlent absolument comme de grandes manœuvres. On dirait vraiment que les morts se relèveront. Oui, des manœuvres, c’est cela. Ils me ramènent absolument aux indigentes conversations de mess, il y a 25 ans.

— Le 27. À propos des crédits du trimestre, le député Berthe propose de réduire les frais de représentation des voyages de Poincaré au front. Il a déploré le discours de Nancy. Sans être interrompu par Deschanel, et avec des approbations que signale l’Officiel, il a pu parler de ce costume « qui rappelait celui de l’officier de marine et du chauffeur d’automobile », il a pu maudire « cet homme qui, disait-il, a fait tant de mal à mon pays ». Signe des temps ! Mais cela passe inaperçu : la presse est asservie.

Brizon intervient aussi, évaluant à 1.900 milliards le coût actuel de la guerre pour l’ensemble des belligérants.

— Le 27. Le soir, bruit d’arrestations nouvelles. Et alors, ce sont des coups de téléphone de maison à maison, tout un réseau d’invisibles fils tendus, où l’on essaye de capturer la palpitante actualité. Mais on ne prend rien.

— Le 28. Il s’agissait la veille du président M… Il est traduit devant ses pairs pour imprudences professionnelles. Je crois qu’on lui reproche de s’être porté garant de Bolo-Pacha près de ceux à qui ledit Bolo voulait acheter des journaux. On me dit aussi qu’il avait rédigé lui-même le contrat entre Humbert et Bolo pour le prêt de 5 millions, et qu’il s’était réservé une place d’administrateur au Journal, une fois sa retraite prise. C’est effrayant ce que nous devenons vertueux. Mais va-t-on laisser en liberté les profiteurs et les prolongeurs de la guerre ? Leur crime est plus grand.

— Le 28. Nous partons, ma femme et moi, passer quelques jours chez Anatole France. Nous arrivons à Tours à midi. Anatole France nous attend au saut du train. Une auto nous emmène à la Béchellerie, à 4 kilomètres de Tours, commune de Saint-Cyr-sur-Loire, propriété que France a achetée en juin 1914.

Un marchand de confection de Tours, qui est du déjeuner, dit que l’énorme majorité, à Tours, veut la continuation de la guerre, à cause des salaires et des gains accrus, chez les ouvriers et les commerçants. La bourgeoisie, nourrie de journaux réactionnaires, est acquise à la guerre indéfinie. En somme, dit-il, le front seul est pacifiste.

L’après-midi s’écoule dans la bibliothèque, un pavillon isolé, dans le jardin. Il y a là le dessinateur Steinlen, sa fille, son gendre Ingelbrecht. L’entretien reprend sur la guerre. France est frappé par la déclaration de Wilson, qui ne veut pas traiter avec les Hohenzollern. Mais la traduction de ce document est-elle fidèle ? Le député socialiste Renaudel, dont le journal l’Humanité a publié le texte vrai de ce document, a protesté contre une falsification officielle. S’il dit vrai, quel audacieux empoisonnement de l’opinion !

Je signale la nouvelle prétention de l’Entente, de ne signer la paix qu’après que l’Allemagne aura évacué la Belgique et le Nord français. Qu’on y prenne garde : dans son désir de prolonger la guerre, l’Entente élève des prétentions nouvelles à mesure que l’ennemi semble céder sur les anciennes.

France est décourage aussi par la Note verbale allemande, ajoutée à la réponse au Pape. On y parle avec une monstrueuse inconscience du sort de la Belgique, dont la neutralité fut farouchement violée. Mais, là encore, les Allemands désavouent cette Note. Vraiment, qui trompe-t-on ?

Courte soirée. Un clair de lune splendide baigne ce beau coin de Touraine.

L’après-midi du 29 est absorbée par une répétition des Noces Corinthiennes, la pièce de France mise en musique par Busser, chef des chœurs à l’Opéra, et qui travailla trois ans sur cet ouvrage. Yvonne Gall, de l’Opéra, chantera le grand rôle de femme. Il y a là, comme public, Courteline, sa femme, sa belle-sœur, le fidèle Dubiau et sa femme, M. et Mme Ingelbrecht, un inspecteur des finances nommé Lannoy et sa femme. Lucien Guitry, qui habite Luynes, devait venir. Mais il a neuf invités ! Au déjeuner qui précède l’audition à la Béchellerie, Anatole France porte un toast « à la Paix ». Et sur la discrète protestation d’une dame, il ajoute : « …et à la victoire ensuite ». Yvonne Gall et Busser, accompagnés au piano, déroulent l’opéra.

Courteline — dont l’œuvre fut si profondément antimilitariste — est envahi, paraît-il, par l’esprit cocardier. Il se lâche quand le communiqué est mauvais. Il roule son journal, jette la boule dans l’œil de sa femme, la patiente Marie-Jeanne, qui pleurnichant, défroisse le papier, s’essuie les yeux, relit le communiqué et, s’efforçant de tout arranger, sanglote : « Mais, mais… il n’est pas si mauvais que cela… »

France conte son départ de Versailles, fin août 1911, pour la Béchellerie, sur l’invitation pressante du préfet qui craignait l’invasion de Versailles et l’arrestation de France comme otage.

Nous commentons l’entrée en guerre de l’Amérique. Beaucoup de jeunes officiers font ce vœu : au printemps 1918, les Américains prennent un secteur ; ils reçoivent une tape, perdent 50.000 hommes et, enragés de prendre leur revanche, fournissent de gros effectifs. Ce qui rappelle à France l’histoire du gonfalon de Manfred. Ce dernier avait prêté son gonfalon à une peuplade voisine, pour une fête. Le gonfalon y fut insulté, traîné à la queue d’un âne. Manfred engagea toute son armée pour venger l’injure faite à son gonfalon.

Il prête à beaucoup d’hommes politiques la crainte de voir Caillaux terminer la guerre, de même que ledit Caillaux l’évita en 1911 par la tractation d’Agadir. L’après-midi du dimanche, des Tourangeaux viennent le voir et commentent les événements. Cette fois, on cherche les raisons de l’arrestation de Bolo. Il était malade. La foule criait : « À mort ! » devant la civière qu’on enfournait dans la voiture d’ambulance. On tombe d’accord qu’il s’agit, inconsciemment ou non, d’atteindre le pacifisme dans ses éléments vulnérables, pour paralyser ses éléments sains.

La guerre affecte vraiment Anatole France. Par le clair de lune, comme sous l’éclat du soleil, il pense à l’horreur des tranchées. Il est malheureux. Je n’ai jamais vu d’homme qui, n’ayant personne au front, soit aussi sensible à cette longue et stupide catastrophe.