L’Espagne depuis 1830/01

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L’ESPAGNE
DEPUIS 1830.

PREMIÈRE PARTIE.

Investie depuis deux ans et plus du glorieux privilége des enseignemens politiques, l’Espagne donne en spectacle au monde le labeur et l’effort d’un enfantement long et difficile. Quel fruit naîtra de ses angoisses ? quel terme aura son épreuve ? voilà les questions que s’adressent l’un à l’autre les témoins de sa laborieuse délivrance. L’œil fixé sur la Péninsule orageuse, l’Europe en étudie les tempêtes avec une anxiété singulière, attentive à surprendre, au milieu de ce grand désordre des élémens sociaux, le secret encore voilé de l’avenir. Or, ce secret n’est pas facile à pénétrer, car le drame est complexe, et l’Espagne n’est pas un pays comme un autre. C’est bien là qu’on marche sur des cendres trompeuses. L’Espagne est une terre de mystère, où l’on ne s’aventure pas sans émotion ; on n’y pose le pied qu’en tremblant, tant elle cache d’abîmes, et plus on la connaît, plus on la redoute. De bien habiles s’y sont trompés, et pour n’en citer qu’un exemple, mais celui-là est mémorable, qui expia plus rudement que Napoléon sa téméraire ignorance ? quelle méprise coûta plus cher ?

Quelque étude qu’on ait faite du pays, quelque connaissance qu’on ait pu acquérir du théâtre et des acteurs, il faut se garder d’aller donner à l’étourdie contre les questions vitales qui se discutent à cette heure au-delà des Pyrénées, sous peine de compromettre son jugement et de perdre tout crédit sur la matière. Ici plus qu’ailleurs, la circonspection est nécessaire ; quand il s’agit de l’Espagne, il faut être sobre de prophéties, car l’Espagne se plaît à contrarier les prophètes et à les démentir. Ce n’est donc point la trompette inspirée des prophètes que nous allons emboucher, nous ne prétendons point nous élancer au trépied des sibylles ; modeste narrateur, nous allons dire ce que nous avons vu, laissant à chaque fait le soin de porter sur lui-même ses propres conclusions. Aussi bien tout fait ne renferme-t-il pas en soi son idée, et le fait une fois posé et bien établi, l’idée n’en jaillit-elle pas d’elle-même sans qu’il soit besoin de la dégager violemment ? La cause espagnole est pendante au tribunal suprême de l’opinion ; témoin véridique, nous venons déposer ce que nous savons, et notre témoignage sera une nouvelle pièce de conviction ajoutée à l’instruction de ce grand procès. Nous voudrions qu’il contribuât à en débrouiller le chaos, et qu’il y jetât quelques clartés nouvelles.

Mais avant d’entrer dans les faits actuels, il nous a paru nécessaire de revenir sur nos pas de quelques années, afin de prendre les évènemens à leur racine, et d’en établir la filiation d’une manière nette et positive. L’Espagne de 1835 est tout entière dans l’Espagne de 1830 ; c’est donc à 1830 que nous allons remonter. 1830 est une époque non moins mémorable dans l’histoire d’Espagne que dans l’histoire de France ; elle marquera dans les annales des deux peuples, ici, par une révolution de place publique, là, par une révolution de palais.

Ferdinand vii venait d’épouser Marie-Christine de Bourbon, princesse des Deux-Siciles[1] ; l’année s’ouvrit au milieu des réjouissances ; la vieille étiquette raide et fardée des Espagnes avait déridé son front morose, à l’avènement d’une reine jeune, belle, avide de fêtes, peu scrupuleuse et peu formaliste en matière de plaisir. Si long-temps close et muette, la cour de Madrid avait rompu son silence funèbre ; le palais s’était rouvert aux dissipations mondaines, et la nouvelle idole, couronnée de fleurs, en avait chassé les ombres sanglantes des Riego, des Lacy, des Porlier. C’étaient tous les jours de nouvelles recherches, tous les jours de nouveaux délires ; quel prophète alors, se recueillant au milieu de cette étourdissante ivresse, eût osé prédire les résultats, pourtant si prochains, de ce bruyant hyménée ? On ne croyait inaugurer qu’une reine, on inaugurait une révolution.

Il faut le dire pourtant, et cela fait l’éloge de la perspicacité monacale, plus d’un moine eut alors, sinon le don de prophétie, du moins le pressentiment vague et sourd qu’une ère nouvelle allait commencer. Un religieux de Valence, chargé de faire à la princesse les honneurs de je ne sais plus quel vestiaire de la madone, avait remarqué avec une sorte d’effroi douloureux que toute cette sainte friperie avait médiocrement touché l’irrévérencieuse Napolitaine ; elle n’avait accordé à ces merveilles surannées qu’un regard rapide et distrait : — « Sa majesté ne resta dans l’église que quelques minutes, nous disait le vieux moine en secouant tristement la tête, et le soir elle était la première au bal ; elle y resta la dernière. » — Une reine d’Espagne préférer le bal à l’église et le laisser voir, quelle effrayante nouveauté ! quel sujet de méditation pour les cloîtres !

Une circonstance vint redoubler l’allégresse publique ; on annonça que la reine était grosse, et les fêtes furent plus brillantes, plus multipliées que jamais. Pour s’expliquer cette ardeur insatiable de plaisir qui alors s’empara de l’Espagne, il faut se rappeler qu’elle en était sevrée depuis bien long-temps ; fidèle en cela aux traditions de Philippe ii, la tyrannie sombre et soupçonneuse de Ferdinand vii avait proscrit tout divertissement public et privé. On ne pouvait danser, on ne pouvait recevoir ses amis chez soi sans une permission spéciale du monarque, qui presque toujours la refusait, car le bal pouvait être une émeute, la réunion d’amis un complot. Cette austérité violente avait jeté sur l’Espagne un voile de deuil, et malgré la fureur carnavalesque des dernières années, cette teinte monacale ne s’est un peu éclaircie qu’à Madrid. Les provinces et l’Andalousie elle-même — je ne parle que des villes, — en ont gardé un air de tristesse, de contrainte. Ce fut la reine Christine qui la première rompit le ban ; ce fut elle qui leva la triste consigne de son royal époux ; elle aimait la danse, on dansa, et cette première conquête lui coûta plus peut-être que toutes celles qu’elle fit depuis. Du reste, le peuple de Madrid a profité de la licence en écolier qui s’émancipe : alors que Paris et l’Europe le croient tout entier livré aux passions politiques, il danse… et il répond aux coups de canon de la guerre civile par les coups d’archet des Délices et de Sainte-Catherine[2]. La gravité castillane a pu exister aux jours de Charles-Quint et de Philippe ii ; mais il y a long-temps que les traditions en sont perdues, elle a suivi les destinées de la monarchie universelle.

Cependant il y avait au fond du palais une espèce de moine au sang royal qui prenait peu de part à ces réjouissances mondaines. Dévot et absorbé en de saintes pratiques, il contemplait d’un œil jaloux, d’un œil inquiet surtout, la jeune étrangère qui venait si inconsidérément jeter la vieille terre apostolique dans ces innovations audacieuses. Comme le religieux de Valence, il était, lui aussi, travaillé de pressentimens sinistres. Il voyait l’orage se former sur lui, il présageait que ce mariage, salué par tant de vœux, objet de tant d’espérances, pourrait bien, dans l’avenir, lui arracher un trône ; ce dévot inquiet et mécontent était le frère du roi, l’infant don Carlos.

La monarchie a ses niveleurs comme la démocratie ; il y a dans tous les ordres des hommes qui poussent aux extrêmes et qui compromettent les principes en les outrant ; Caïus Gracchus avait derrière lui Livius Drusus, Ferdinand vii avait don Carlos. On s’étonnera sans doute que ce Ferdinand vii, si absolu, si méchant, pût être estimé trop libéral et trop doux au gré d’un parti. Ce parti existait pourtant en Espagne : il recrutait dans les couvens, il avait pour meneurs quelques moines furieux, quelques absolutistes acharnés, et, comme tous les partis, des ambitions personnelles qui, éloignées des affaires, aspiraient à en partager les bénéfices. Ces derniers n’étaient pas les moins ardens. Ce parti que nous appellerons apostolique, faute de lui trouver un autre nom, traitait Ferdinand de révolutionnaire ; n’avait-il pas accepté la constitution de 1812 ? ne l’avait-il pas jurée encore en 1820 ? Il est vrai qu’il l’avait violée, et que, prince parjure, il avait effacé son serment avec le sang de Riego ; mais le crime n’en avait pas été moins commis, et les moines ne pardonnent pas. Ils craignaient pour l’avenir des tergiversations nouvelles, et il faut dire que la faiblesse de Ferdinand légitimait leurs appréhensions.

Le parti avait besoin d’un nom, et il avait choisi pour chef suprême et pour drapeau l’infant don Carlos. Si dévot que fût ce prince, il n’était pas sans ambition, et la gloriole du trône l’eut bientôt enivré. Il avait déjà prêté son nom à plusieurs conspirations dirigées contre son frère, celle entre autres de 1827 qui eut une si sanglante issue ; s’il ne donnait pas précisément son nom aux factieux, il le laissait prendre, ce qui est la même chose ; seulement c’est un peu moins brave[3]. Il n’aurait pas tiré l’épée, mais Caïn résigné d’avance, il eût bien volontiers laissé l’épée des autres lui frayer les voies du trône, et, la route faite, il eût daigné y monter, même sur le cadavre de son frère. C’était pécher par excès d’impatience, car Ferdinand n’ayant pas d’enfant, la couronne était réversible à don Carlos, son héritier légitime ; mais les apostoliques craignaient que Ferdinand ne vécût trop long-temps ; ils craignaient surtout qu’il ne se remariât encore, afin de tenter une quatrième fois les chances d’une postérité directe.

L’évènement a prouvé que leurs craintes étaient fondées. Les espérances de l’infant et de son parti s’anéantissaient dans les noces de Marie-Christine ; la princesse de Sicile était comme un ange de conciliation envoyé du ciel pour pacifier cette Thébaïde intestine dont les annales d’Espagne offrent d’ailleurs tant d’exemples. Or, ce n’était point le compte du parti, et il accueillit la nouvelle reine avec une colère, une haine qui n’attendait pour éclater qu’une occasion.

Une espérance pourtant lui demeurait : il était peu probable que cette quatrième épreuve réussît plus que les trois premières, et qu’il naquît un prince des Asturies. La grossesse de la reine fut un coup de foudre pour les apostoliques ; mais enfin il leur restait encore une dernière chance, il pouvait naître une fille, et alors en vertu du droit salique la succession n’en appartenait pas moins au protégé des moines, à don Carlos. Nous voici ramenés au point d’où nous étions partis. La grossesse de Christine était donc en de telles conjonctures un événement capital ; elle était le signal d’une révolution.

Ferdinand, on le comprend, n’aimait pas son frère, il aimait en revanche sa jeune femme ; de l’union de ces deux circonstances naquit la fameuse pragmatique sanction du 29 mars. Ferdinand voulait à tout prix éloigner don Carlos du trône ; la reine y était bien plus intéressée que lui, puisque l’avènement de l’infant, son irréconciliable rival, eut été pour elle une disgrâce éternelle ; don Carlos roi, elle perdait à jamais l’espoir, assez naturel dans son état, d’une régence qui dès-lors était son idée fixe. Si l’on eut été sûr de mettre au monde un fils, on n’eût rien changé sans doute à l’ordre de successibilité établi en Espagne par la maison de Bourbon, mais on n’en pouvait pas courir la chance ; on jugea plus prudent d’abolir la loi salique, elle fut abolie.

Grande fut la rumeur dans le sein du parti monacal ; vives furent les réclamations de don Carlos contre ce coup d’état inattendu. Mais le clergé était ici en contradiction flagrante avec lui-même ; dépositaire, au moins il s’en vante, des antiques traditions de la monarchie espagnole, il aurait dû, pour être dans son rôle, s’associer à la pragmatique sanction, puisqu’elle n’était et n’est en effet que le retour de l’ancien droit espagnol, en vigueur dès le temps des Goths et pratiqué sans réclamation et sans interruption pendant près de mille ans, jusqu’au commencement du xviiie siècle.

Pendant cette longue série de siècles, nous trouvons la femme sur le même rang que l’homme dans le droit de succession, et, sans vouloir traiter ici le fond de la question, ce qui nous entraînerait trop loin, nous devons remarquer que l’Espagne a une obligation particulière au droit goth, puisqu’elle lui doit le bienfait immense de l’unité. C’est en effet le mariage de Ferdinand, roi d’Aragon, avec Isabelle, reine de Castille, qui a fondé la monarchie espagnole par l’inséparable union des deux couronnes jusqu’alors rivales et divisées. Avant cette époque mémorable il y avait eu des Espagnes, il y eut dès-lors une Espagne. Or, si en vertu de la loi salique, les femmes eussent été proscrites du trône, Isabelle n’aurait pas régné, l’union n’aurait pas eu lieu, et il y aurait encore aujourd’hui une couronne de Castille et une couronne d’Aragon.

Ajoutons que Charles-Quint n’a régné sur l’Espagne qu’en vertu du droit goth, car son père était Flamand ; sa mère, Jeanne-la-Folle, était fille d’Isabelle-la-Catholique.

Le droit ancien fut conservé intact par la dynastie autrichienne, et la successibilité féminine était si bien regardée comme un des élémens fondamentaux de la constitution monarchique, qu’en 1659 l’infante Marie-Thérèse, fille de Philippe iv, renonça, en épousant Louis xiv, à tous ses droits sur l’Espagne. C’est ce que les historiens appellent la Capitulation matrimoniale. Ce ne fut point par conséquent en vertu de ce mariage que la maison de France succéda, quarante ans plus tard, à la maison d’Autriche sur le trône des Espagnes ; ce fut en vertu d’un testament, arraché à Charles ii par des moyens plus ou moins légitimes, mais qui sauva l’Espagne du démembrement arrêté d’avance au congrès de Ryswick.

Un des premiers actes du petit-fils de Louis xiv, monté au trône d’Espagne sous le nom de Philippe v, fut de substituer le droit salique des Bourbons à l’ancienne succession castillane de sa nouvelle patrie. Ainsi ce qu’un Bourbon avait défait, un Bourbon avait bien le droit de le refaire, et rien n’empêchait Ferdinand vii de relever l’édifice démoli par son trisaïeul Philippe v[4].

On objectera peut-être que, fidèle, au moins quant aux formes, à l’ancienne constitution espagnole, Philippe v fit sanctionner par les Cortès de 1713 son nouveau droit de succession. Mais ces Cortès de 1713 étaient une dérision. On sait ce que les assemblées nationales étaient devenues depuis Charles-Quint. Instrument docile dans la main du roi, ce fantôme imposteur n’était plus évoqué de sa tombe que pour venir prêter au despotisme l’autorité corruptrice d’une légalité mensongère. Les élections étaient devenues un pur trafic ; la charge de député, procuradore a cortes, était une bonne place qu’on achetait, souvent pour la revendre, et quand on la gardait pour soi, c’était afin de s’indemniser de ses avances en mordant à l’impur gâteau dont les rois payaient une servilité mise à l’encan. Descendue à ce point de dégradation, la représentation, dite nationale, n’était plus qu’un greffe où l’on enregistrait en silence, et sans contrôle, tous les actes de la volonté royale ; encore la volonté royale ne prenait-elle pas toujours la peine de réunir ces commodes greffiers ; si accommodans qu’ils fussent, on se dispensait de leur présence ; on ne se faisait pas faute de créer sans eux de nouveaux impôts, selon le caprice ou le besoin du moment.

C’est dans ce honteux état d’humiliation que les cortès se traînèrent pendant trois siècles. Mais tel est l’attachement du peuple espagnol à ses coutumes, qu’on n’osa jamais les supprimer, même dans l’âge d’or du despotisme autrichien. On les convoquait dans les grandes occasions, et la couronne avait l’air encore de rechercher leur concours, alors qu’elle leur dictait impérieusement la loi ; mais enfin c’était une reconnaissance tacite de l’institution, et, si dérisoire qu’elle fût, elle servait au moins à conserver la tradition et à la perpétuer. La convocation des cortès de 1713 fut un des derniers hommages rendus par la couronne à l’antique forme représentative. Philippe v n’osa pas assumer sur lui tout seul la responsabilité de la mutilation arbitraire qu’il se permettait d’infliger à la constitution du royaume ; il appela les cortès à la partager avec lui.

Ainsi donc l’objection subsiste, et, la loi salique déclarée loi de l’état par la représentation nationale, ou du moins son ombre, Ferdinand vii n’avait pas le droit de la supprimer par ordonnance. Aussi n’en fit-il rien. On exhiba des archives une pragmatique de Charles iv qui abolissait formellement la loi salique et rétablissait l’ancienne succession castillane. Cette pragmatique avait été, dit-on, portée à la requête des dernières cortès de 1789, et tenue secrète pendant quarante ans. Ainsi le coup d’état de 1830 perdait son caractère d’illégalité, il acquérait l’autorité de loi nationale. La pragmatique de Charles iv est contenue en entier dans le décret du 29 mars ; Ferdinand n’y affiche point l’intention d’innover. Il se fait le simple exécuteur de la loi ; ce qui, alors, ne manquait pas d’une certaine adresse[5].

Si Ferdinand n’eût pas été un parjure, s’il n’avait pas foulé aux pieds, après l’avoir jurée, la constitution de Cadix, il aurait pu, avec bien plus de force et de raison, opposer aux cortès de 1713 celles de 1812, car la charte de 1812 porte en termes exprès : « À dater de la promulgation de la constitution, la succession au trône est réglée à perpétuité dans l’ordre régulier de primogéniture et de représentation entre les descendans légitimes, hommes et femmes, etc. » (Titre iv, chap. ii, art. 174.)

Ceci est formel, et cette autorité publique et légale valait mieux que la disposition occulte, équivoque, de Charles iv. Mais on craignait d’éveiller d’électriques souvenirs ; on voulait bien exiler du trône don Carlos ; on voulait bien assurer à Christine la régence ; mais, en changeant au bénéfice de la jeune reine la ligne de succession, on n’entendait nullement changer la ligne politique, et l’on comptait bien toujours poursuivre la tradition de 1823 sous le nom d’une reine d’Espagne à défaut d’un prince des Asturies. Si, depuis, la force des choses a dérangé quelque peu ces belles combinaisons et troublé les doux loisirs que se promettait la régence, on le déplore sans doute amèrement ; on maudit au fond de l’âme ces nécessités insolentes qui se permettent de déjouer les calculs du despotisme au profit de la liberté. Malédictions inutiles ! regrets tardifs et superflus ! Le premier pas fait, il a fallu suivre, il n’a plus été possible de se rejeter en arrière. Jamais plus grande leçon ne fut donnée aux princes par la Providence, car jamais la Providence n’a plus visiblement tourné contre eux-mêmes leurs plans d’égoïsme et d’ambition. Mais n’anticipons pas sur les évènemens, laissons-les se dérouler dans leur ordre naturel ; l’enseignement ici naît de la succession.

Avant de poursuivre, qu’il nous soit permis, à propos des diverses modifications faites à la constitution de la monarchie espagnole, par Philippe v, puis par Charles iv ou Ferdinand vii, qu’il nous soit permis de proposer une objection au système de la légitimité absolue. Après ce que nous avons dit de l’état des cortès depuis Charles-Quint, il est évident que nous regardons ici leur sanction comme illusoire, et par conséquent comme nulle et non avenue. C’est une imposture dont l’histoire doit faire justice, et nous considérons l’introduction et l’abolition de la loi salique comme de purs actes de la volonté royale accomplis sans le concours de la représentation nationale. Du reste, cela ne change rien au fond de la question, comme question de principe, et notre objection subsiste dans tous les cas.

Voici maintenant la difficulté que nous donnons à résoudre aux antagonistes de la souveraineté du peuple.

Si le prince ne relève que de Dieu, si nul contrat conditionnel et synallagmatique ne préexiste, ou, pour parler le langage moderne, si le peuple n’est pas sous la sauvegarde d’une constitution antérieure au prince et acceptée par lui, nul doute que dans cette donnée le prince n’ait le droit de faire, défaire et refaire à son gré la loi fondamentale de l’état. Il pourra, comme Philippe v, instituer la coutume salique, comme Ferdinand vii ou Charles iv, l’abolir, tout cela en vertu de sa souveraineté absolue, par les seules inspirations de son omnipotence illimitée. Mais ce droit accordé, ou s’arrêtera-t-il ? S’il plaît au prince d’aliéner l’état, qui l’en empêchera ? qui l’empêchera de léguer le peuple par testament, et de l’adjuger à tel propriétaire qu’il lui conviendra d’instituer son héritier ?

Or, cela n’est point une hypothèse gratuite et chimérique ; cela s’est vu, et l’Espagne nous en offre plus d’un exemple. D’abord le testament de Charles ii, qui livra la monarchie à une dynastie étrangère, qu’est-ce autre chose, sinon la pratique de ce droit divin en vertu duquel le prince dispose du peuple comme de sa propriété[6] ?

Mais ce n’était pas la première fois qu’un prince espagnol aliénait l’état par testament ou même de son vivant ; sans parler de l’usage où étaient les anciens rois d’Espagne de diviser leurs royaumes entre leurs enfans, usage qui constitue une véritable aliénation, et qui ensanglanta la Péninsule pendant tout le moyen-âge, nous voyons déjà au xiie siècle un roi d’Aragon, Alfonse Ier, léguer en mourant ses états au Saint-Sépulcre de Jérusalem. Les Aragonais ne souffrirent pas, il est vrai, cet outrage, mais ils n’en furent pas moins obligés de transiger avec les chevaliers du Temple, et durent leur abandonner plusieurs places. Dans le système de la légitimité absolue et souveraine, Alphonse Ier était aussi bien dans son droit en donnant son royaume aux Templiers, que Charles ii en le donnant aux Bourbons ; tout aussi bien que Louis xviii mourant sans héritier aurait pu léguer la France à l’empereur de Russie ou au duc de Modène.

Voilà la conséquence directe et logique du dogme de la légitimité, dogme impie autant qu’absurde qui détruit la notion de patrie, ruine l’état dans ses racines, institue en droit l’anarchie et confère à un homme appelé prince des pouvoirs si exorbitans, qu’il faut lui supposer, afin qu’il les puisse remplir, des illuminations surnaturelles, des communications directes avec Dieu. C’est bien pour cela que ce droit anti-social a été nommé divin. Pressés de déduction en déduction, les logiciens du système ont dû, pour s’en tirer, faire intervenir la divinité, comme ces dramaturges de l’antiquité qui, embarrassés de leurs dénouemens, faisaient brusquement apparaître sur la scène Minerve ou Jupiter.

Réduite à ces termes, et ce sont les véritables, la légitimité est donc une théocratie déguisée. L’identité des deux systèmes est complète. Cela est vrai surtout pour l’Espagne où Dieu et le roi sont salués du titre de majesté ; on dit les deux majestés, las ambas magestades. Voilà pourquoi l’humanité civilisée, en repoussant le dogme sacrilége de la légitimité, l’a proscrit au nom du progrès que la théocratie enraie, au nom de la pensée qu’elle pétrifie. Ainsi donc ce n’est pas seulement comme principe abstrait que le dogme de la souveraineté du peuple est inébranlable ; il est nécessaire comme garantie sociale, car c’est lui et lui seul qui fixe les vrais rapports entre le peuple et le magistrat suprême, prince ou tout autre, chargé de la haute gestion de la chose publique. Hors de là, il ne peut y avoir qu’exploitation et que violence. Il nous importait, avant de passer outre, de bien poser les termes pour éviter toute confusion, et afin qu’on sût de quel principe nous procédons et sur quelle base nous voulons édifier.

Maintenant, revenons à la reine Christine que nous avons laissée grosse de plusieurs mois ; revenons à don Carlos indigné et protestant déjà contre la pragmatique sanction.

Cette mesure produisit, comme on le devine, une sensation profonde en Espagne, moins par le fait en lui-même que par les résultats qu’on en espérait. Ferdinand vii était dans un état de santé qui lui laissait peu de temps à vivre. On parlait de sa mort comme d’un évènement prochain, mais trop lent encore au gré de la publique impatience ; la régence, dès-lors assurée d’une reine jeune, naturellement douce et affable, était une bonne fortune si nouvelle pour cette pauvre Espagne, qu’elle s’empara de cette consolation avec une ardeur, un amour qui dut flatter beaucoup la régente future. C’était une étoile amie qui pointait à l’horizon, et tous les yeux s’y fixèrent avidement. On était loin sans doute de prévoir toutes les conséquences de l’évènement : nul œil n’en mesurait alors la portée ; mais un instinct vrai ouvrait les cœurs à l’espérance ; on ne doutait pas que la main d’une femme ne guérît les plaies saignantes dont un homme mauvais et faux avait frappé cette terre de douleur et d’épreuve. Et puis c’était un changement, et dans l’état où Ferdinand avait réduit l’Espagne, tout changement, quel qu’il fût, était accepté par elle comme un soulagement.

De leur côté, les apostoliques ne restaient pas oisifs : ils s’agitaient dans l’ombre de leurs monastères, ils ourdissaient d’occultes intrigues, déclamant, mais pas encore bien haut, contre l’audacieuse étrangère qui avait circonvenu le roi, — au moyen-âge, ils auraient dit ensorcelé, — et surpris sa conscience jusqu’à l’armer contre sa propre famille, jusqu’à lui faire proscrire ses héritiers légitimes. Tous ces murmures, toutes ces rumeurs se perdirent dans la grande rumeur de la révolution de juillet. Elle coupa court, au moins pour un temps, aux intrigues des cloîtres, et, disons-le aussi, aux espérances du parti contraire. Ce fut un temps d’arrêt qui devait être suivi d’un pas de géant. Les tireurs ne rompent souvent d’une semelle que pour se fendre à outrance. Les révolutions ont leurs feintes comme les tireurs.

Ici la scène change, le drame se complique, un nouvel acte va commencer. Si nous avons donné au premier un aussi long développement, c’est qu’il forme l’exposition générale et qu’il est la clé des autres. La pragmatique de 1830 n’a pas seulement un intérêt de circonstance, c’est une des phases importantes de la monarchie espagnole ; elle marquera dans l’histoire de la Péninsule, puisqu’elle est, nous ne dirons pas la cause, mais l’occasion d’une révolution, sinon encore radicale, du moins bien près de l’être, dans la forme et le principe du gouvernement. Non, ce n’est point la pragmatique de Ferdinand qui intronise la démocratie espagnole ; la démocratie espagnole s’est intronisée elle-même à Séville, de son plein droit, en 1808 ; mais, après avoir sauvé l’Espagne de l’éternelle humiliation de la conquête, elle avait été chassée de l’empire, elle était allée expier son noble crime dans l’exil et dans les présides. 1820 fut un orage que la violence conjura au profit du parjure. 1830 a ramené par degrés la démocratie au pied du trône. La question est de savoir maintenant si elle y remontera.

La nouvelle de l’insurrection parisienne produisit à Madrid l’émotion qu’elle produisit dans toute l’Europe. Le roi Ferdinand en conçut de vives et légitimes alarmes, car les exilés de Cherbourg le touchaient de bien près, et comme parens et comme restaurateurs de sa couronne. Le principe de son existence périssait dans leur naufrage, et l’on ne pouvait savoir alors où s’arrêterait ce flot si inopinément soulevé. La cour flottait irrésolue de conseil en conseil, sans oser s’arrêter à aucun ; enfin, les évènemens vinrent à son aide et la tirèrent de ses perplexités.

Au moment où la révolution éclata, la France et l’Angleterre étaient peuplées de proscrits espagnols, douloureux débris des catastrophes antérieures ; le mouvement de Paris leur rendit l’espoir, car alors on pouvait espérer : depuis, cela n’a plus été permis ; l’espérance a pris place au rang des crimes ; elle a son article au Code pénal. On apprit à Madrid que les réfugiés, formés en comités révolutionnaires à Londres et à Paris, se disposaient à tenter un coup hardi et à passer la frontière. Le gouvernement espagnol, sorti de ses incertitudes par un sentiment naturel de conservation, adressa de vives réclamations aux deux cabinets de Saint-James et du Palais-Royal. Le premier y fit droit ; il lui suffit, pour couper court aux préparatifs, de suspendre quelques-unes des dispositions de l’alien-bill. Le Palais-Royal laissa faire. Il encouragea même les émigrés, il leur avança des fonds ; plus tard, et quand ils se furent compromis, il les abandonna et renia l’entreprise.

C’est là une des pages de la vie de M. Guizot qu’il aura le plus de peine à justifier. Comme homme d’état, il a manqué de coup d’œil ; il a cru impossible ce qui était devenu nécessaire, et il a eu l’humiliation, car c’en est une, de voir le mouvement entravé par lui triompher de toutes ses entraves. L’évènement a déjoué ses calculs, démenti toutes ses prévisions ; or, nous ne sachions pas qu’un homme d’état puisse recevoir un affront plus sanglant. L’erreur fondamentale de M. Guizot, et là-dessus nous rapportons d’Espagne des données exactes, son erreur a été celle-ci : il n’a pas cru que le parti proscrit eût des chances de retour ni qu’il pût jamais reconquérir une position politique, et aujourd’hui ces hommes, et M. Mendizabal à leur tête, ces mêmes hommes en qui on n’a pas eu foi, qu’on a abandonnés, ils sont tous aux affaires ; on a refusé de traiter avec eux de patron à client, et l’on traite maintenant de puissance à puissance. Nous le répétons, c’est là une grande leçon d’humilité infligée par la Providence à l’orgueil de l’incrédulité, à l’enivrement des courts triomphes. Il est vrai de dire que la Providence sembla se ranger d’abord du côté de M. Guizot, mais la Providence a plusieurs voies pour arriver à ses fins, et quand elle a résolu une chose, tôt ou tard les décrets s’accomplissent. L’histoire contemporaine de l’Espagne en est un exemple mémorable.

Il ne peut entrer dans notre plan de suivre les diverses opérations militaires dont la Péninsule a été le théâtre depuis cinq ans. Il nous suffit de les indiquer. On sait quel fut le résultat de l’expédition de 1830 : une poignée de proscrits mal disciplinés, mal armés, se jeta dans les Pyrénées, comme ces bannis florentins du moyen-âge qui venaient frapper, les armes à la main, aux portes de leur ville ; on dirait une page arrachée à l’histoire des républiques italiennes. L’expédition fut malheureuse ; Valdès et Mina furent repoussés par Santos-Ladron, farouche absolutiste, qui alla se faire fusiller plus tard dans les rangs carlistes, et par Llauder, qui jugea plus prudent, lui, de se faire libéral. Llauder était alors capitaine-général d’Aragon ; il devait ce haut rang à ses aveugles complaisances pour Ferdinand vii. Il mit dans la poursuite de ce Mina, dont il devait être ensuite le collègue et le flatteur, un acharnement dont les habitans de la frontière ont gardé le souvenir. On dit même qu’il viola le territoire et que le partisan vaincu dut son salut à un montagnard français. Quelle gloire pour Llauder s’il avait pu ajouter à son écusson de fraîche date la tête de Mina à côté de la tête de Lacy, le tout couronné du chapeau de la grandesse ! Cette double gloire lui fut refusée. Il fallut se contenter de son premier exploit de Catalogne et de la simple couronne de marquis[7].

Telle fut la fin de cette année ouverte sous de si beaux auspices. Pendant ce tumulte, la reine était accouchée, le 10 octobre, d’une fille. Ainsi, en même temps que la cause constitutionnelle était battue sur la frontière, elle triomphait dans la capitale, puisque la naissance de cette fille, en faisant déployer au parti carliste le drapeau de la rébellion, devait forcer bientôt la reine à chercher son salut et le salut de la monarchie dans ces mêmes hommes qu’on fusillait sur les Pyrénées.

La naissance d’un fils eût ôté tout prétexte de révolte aux apostoliques ; ils auraient bien pu disputer à Christine la régence, troubler la minorité ; mais ils auraient tout au plus réussi à faire une petite Fronde de couvent. Il y a loin de là à la lutte de principes dont la réalisation de la pragmatique du 29 mars a été la cause, lutte qui a successivement rouvert aux bannis, d’abord leurs foyers, puis les cortès, puis enfin les ministères ; et tout cela pourtant parce qu’il est né une fille au lieu d’un fils. Niez maintenant que la Providence, qui a su tirer d’un si petit évènement de si grandes choses, niez qu’elle ne soit du côté de la démocratie. Elle veut son triomphe, elle l’a résolu ; les rois même ne sont plus dans sa main qu’un instrument pour accomplir son œuvre. Ce sont ces grandes péripéties qu’on pourrait appeler le haut comique de l’histoire.

Cependant le drame se complique ; voilà Ferdinand entre deux ennemis : le parti constitutionnel représenté alors par Mina, le parti apostolique représenté par don Carlos. Celui-ci se tint assez tranquille pendant l’année 1831 ; la révolution de juillet ne l’avait pas moins effrayé que Ferdinand, car leurs intérêts en cela étaient communs et ils étaient menacés tous les deux. Il n’en fut pas de même du parti constitutionnel ; ce qui pour ses ennemis était un sujet d’effroi était pour lui un sujet d’espérance, et l’année entière ne fut qu’une longue révolte. Le champ de bataille seulement fut déplacé ; on le transporta du nord au midi. Dès le mois de janvier, le général Torrijos, réfugié à Gibraltar, avait tenté une expédition qui cette fois n’avait pas abouti. Dans le même temps, Manzanarès échoua dans les montagnes d’Andalousie. Il y eut à l’île de Léon une insurrection également avortée. Le général Quésada, qui commandait alors à Séville, réprima ces divers mouvemens ; bien qu’il fût là de son plein et libre consentement un instrument de tyrannie et de violence, on lui rend cette justice qu’il mit dans sa triste mission une mesure, une humanité même, que Llauder, son collègue d’Aragon, n’avait pas jugé prudent de mettre dans la sienne.

Toutes ces manifestations, quoique étouffées, épouvantèrent Ferdinand ; il eut peur, et la peur le rendit à ses penchans naturels ; il redevint féroce. Une commission militaire inexorable fut installée à Madrid ; les réactions furent atroces ; le règne de la terreur recommença. La dernière scène de cette sanglante tragédie fut la plus abominable. Le banni Torrijos était toujours à Gibraltar, il était là, l’œil fixé sur le sombre horizon d’Espagne, attentif à en surprendre les premières lueurs. Sa présence inquiétait, on résolut de s’en défaire. Le gouverneur de Malaga, Moreno, espèce de goule à face humaine, qui se vante d’avoir égorgé ou fait égorger plus de Français que Calvo dans le massacre de Valence, Moreno dressa l’embuscade où vint tomber la victime dévouée au couteau.

Comme on se sert de la chouette pour attirer les oiseaux au piège, Moreno se servit d’insinuations provocatrices pour attirer Torrijos en Espagne. On l’éblouit de l’espoir d’un soulèvement qui n’attendait pour éclater que sa présence ; on lui dit que l’Andalousie n’avait besoin que d’un chef pour courir aux armes et pour donner à l’Espagne le signal de la délivrance ; il le crut, l’entreprise fut résolue. Il s’embarqua avec cinquante-deux compagnons, dont l’un était Irlandais, et vint débarquer sur une plage déserte à quelques lieues de Malaga. L’affreux complot avait réussi.

À peine sur terre ferme, Torrijos s’aperçut qu’il était tombé dans un guet-à-pens ; mais il était trop tard pour reculer. Il erra quelques jours avec sa petite troupe dans les montagnes de Malaga, mais les mesures étaient trop bien prises pour qu’il put échapper ; il fut arrêté. On montre au voyageur sur la route de Coïn une ferme solitaire, l’Hacienda de la Alqueria, où, cerné de toutes parts, il fut fait prisonnier. Lui et ses cinquante-deux compagnons furent fusillés, et Moreno nommé capitaine-général du royaume de Grenade. De là le surnom que lui a décerné l’Espagne de bourreau de Grenade, el verdugo de Granada.

Cette affreuse tuerie eut lieu au mois de décembre ; elle clôt dignement cette année de réaction et de meurtre. Elle la résume tout entière, elle la baptise : l’Espagne appellera 1831 l’année de Torrijos. Voilà ce qu’avait produit la défaite de Mina sur les Pyrénées ; la victoire de Llauder avait porté ses fruits. Est-ce que personne de ce côté des Pyrénées n’a senti rejaillir sur lui quelques gouttes du sang des martyrs ?

L’histoire d’Espagne, depuis 1830, est un va-et-vient perpétuel. 1831 avait appartenu aux constitutionnels, 1832 appartient aux apostoliques, c’est-à-dire que les intrigues de ces derniers remplissent cette année comme les conjurations des autres avaient rempli la précédente.

La guerre civile dévorait le Portugal ; il fut un instant question à Madrid d’intervenir en faveur de don Miguel. Cette velléité n’eut pas de suite, mais elle donne à connaître les dispositions de la cour d’Espagne à cette époque. Elle devait bien plus tard revenir à l’idée de l’intervention ; mais la roue alors avait tourné, et ce fut cette fois en faveur de don Pedro.

Mais que faisaient don Carlos et son parti ? Rassurés par les sanglans triomphes de Ferdinand, qui, en travaillant pour lui, travaillait aussi pour eux, puisque, divisés d’ailleurs, ils avaient un égal intérêt à la destruction de l’ennemi commun, les apostoliques reprirent du cœur, et ils pratiquèrent si habilement leurs mines, qu’ils furent au moment de rester maîtres du champ de bataille. Leur grande affaire désormais était la révocation de la pragmatique, qui éloignait du trône leur client. Ils manœuvrèrent si bien, que la pragmatique fut révoquée. Mais malheureusement pour eux, et heureusement pour l’Espagne, ce ne fut pas pour long-temps. Ce petit intermède politique est une véritable scène de comédie ; nul doute que le théâtre espagnol ne puise là quelque jour un de ses futurs chefs-d’œuvre. Pour cela, il n’aura qu’à copier l’histoire ; car le drame est tout fait par elle. Quand l’histoire se mêle d’en faire, elle les fait bons.

C’était au mois de septembre. La cour était à Saint-Ildefonse ; Ferdinand était mourant. Or, il y avait en ce temps-là en Espagne un homme qui avait été domestique, puis avocat ou procureur, puis commis de ministère, puis enfin ministre. Maintenant il était plus que ministre ; il était, sous le nom de Ferdinand, roi des Espagnes et des Indes. Cet homme était Calomarde. Ferdinand l’affectionnait. Des gens versés dans ces sortes de mystères nous ont affirmé que le favori avait dû sa haute faveur à je ne sais quelle bouffonnerie assez heureuse pour être trouvée du goût de sa majesté. Sa majesté goûtait fort cette spécialité délicate ; il est vrai qu’elle se piquait peu d’atticisme. Un général, célèbre aujourd’hui, a commencé sa fortune par un jurement, comme un grand dignitaire de l’université de France avait commencé la sienne par une obscénité. Heureux enfans des monarchies, toutes les carrières vous sont ouvertes !

Quoi qu’il en soit de l’anecdote, la faveur de Calomarde avait une base plus solide dans son aveugle dévouement aux intérêts, aux passions de la monarchie absolue. Appelé au ministère dès 1824, sous l’aile de l’invasion restauratrice, il n’avait signalé son administration que par d’énormes bévues. Calomarde est la personnification complète et comme le prototype du système qu’on pourrait appeler des étouffeurs politiques ; car il ne tend qu’à étouffer l’esprit, la science, les arts, l’espérance, le droit, tous les célestes flambeaux de l’humanité. C’est Calomarde qui ferma les universités ; on institua en revanche une école publique de tauromachie. Ce trait seul caractérise le système. Quant aux mesures gouvernementales, l’embuscade du bourreau de Grenade et le massacre des cinquante-trois martyrs en donnent, j’imagine, une suffisante idée.

Calomarde n’avait pu voir sans jalousie l’empire conquis par la reine Christine sur l’esprit de Ferdinand ; mais il n’avait pas osé le combattre, et il s’était associé à la mesure de la pragmatique sanction, jusque-là qu’il avait coopéré à la rédaction du testament qui assurait la régence à la jeune veuve, et nommait les membres de son conseil. Chose bizarre ! ces conseillers de régence étaient presque tous ennemis de Calomarde, et quelques-uns même, comme le marquis de Las Amarillas, tombés dans une disgrace qui équivalait presqu’à un exil. Le ministre avait signé lui-même sa propre mystification. Ferdinand vii, qui était un mauvais plaisant, et qui, ainsi que nous l’avons dit, joignait la bouffonnerie à ses autres vertus royales, prenait, dit-on, plaisir, lorsqu’il était en belle humeur, à se faire relire le testament mystificateur par son ministre. Il jouissait de l’embarras de son meilleur ami. C’était là un de ses divertissemens les plus chers.

Tout cela, sans doute, ne devait pas attacher Calomarde à la reine. Absolutiste invétéré, il craignait d’autant plus les innovations, que la première réforme devait infailliblement commencer par lui. Son intérêt donc autant que ses principes, si un tel homme a des principes, le rapprochaient de don Carlos et du parti apostolique. Le parti apostolique sut profiter habilement de la fausse position du ministre. Des ouvertures lui furent faites (on comprend de quelle nature elles durent être), et les semences jetées sur un terrain si bien préparé ne tardèrent pas à fructifier. La mort imminente du roi, — on l’attendait d’heure en heure, — activa l’intrigue. Tout délai était périlleux ; on risquait d’arriver trop tard. Calomarde prit donc son grand courage, il vira de bord, il profita de la maladie du roi pour l’isoler et le circonvenir. Il lui représenta les dangers d’une minorité, d’une régence, et il tira si bon parti de sa versatilité naturelle, de l’affaiblissement de ses organes, que, moitié de gré, moitié de force, il fit signer à sa main mourante une révocation formelle de la pragmatique de 1830. À peine cet acte était-il arraché au roi moribond, que la nouvelle de sa mort se répandit de Saint-Ildefonse à Madrid. Elle vola à Paris par télégraphe. C’était le 17 septembre.

Grande jubilation dans les cloîtres ; le client monacal était roi ; l’absolutisme apostolique montait sur le trône avec lui. Le parti de la reine était terrassé, les novateurs frappés de mort. Mais voici bien une autre fête : Ferdinand ressuscite, et don Carlos descend du trône. Jamais péripétie ne fut plus soudaine ; les vaincus de la veille reprirent le champ de bataille, les vainqueurs battirent en retraite.

Il se passa alors dans l’intérieur du palais de la Grange, autour de ce lit où le monarque ressuscité luttait encore contre les angoisses de la mort, il se passa des scènes où le grotesque et l’ignoble le disputent à la rage et à la violence. Les valets subalternes des deux partis, ceux de la reine Christine et ceux de don Carlos, étaient là prêts à s’entre-déchirer, s’arrachant, pour ainsi dire, lambeau par lambeau, la dépouille de ce moribond que la mort ne voulait pas achever. On se colleta, on se gourma, on tira le couteau ; accourant au bruit du fond de l’Andalousie, la robuste infante Louise-Charlotte, sœur de la reine, — les deux sœurs ne se haïssaient pas encore, — tomba comme un ouragan au milieu de la mêlée, et poussant droit à Calomarde, elle le souffleta de sa main royale. Les mœurs de la cour d’Espagne s’étalent là dans toute leur nudité, et on ne croirait pas à ce noble tableau de famille, s’il n’avait été pris sur nature. Nous le tenons d’un homme qui fit son rôle et un rôle important dans la pièce. Et quand on songe que tout cela se passait dans le palais d’un petit-fils de Louis xiv !… mais il faut voir l’acteur, il faut l’entendre pour avoir une idée juste de la majesté des rois du monde. Tout cela est loin sans doute de la dignité de l’histoire, mais à qui la faute ? à qui retourne le scandale de ces honteux débats ? D’ailleurs nous n’avons pas la moindre prétention d’historien, nous nous bornons à relater en simple chroniqueur les faits propres à mettre en saillie la civilisation péninsulaire au xixe siècle. L’historien viendra plus tard qui fera son choix.

Les évènemens de la Grange eurent le résultat qu’ils devaient avoir. Calomarde succomba. Bouc émissaire, il fut exilé. M. Zéa-Bermudez, alors ambassadeur à Londres, fut appelé au ministère le 1er  octobre. La victoire de la reine était éclatante ; elle fut complète. Le 6, parut un décret royal qui lui abandonnait la direction des affaires, pendant tout le temps que durerait la convalescence de Ferdinand. C’était une régence anticipée.

Le premier acte de la régente justifiait les espérances que le parti libéral avait fondées sur elle, dès 1830. Le 15, fut publiée une amnistie politique, non pas absolue, puisqu’elle fut suivie de trois autres, mais capitale en ce sens qu’elle posait nettement les termes et déchirait le pacte impie de 1823. La monarchie avait mis le pied dans la révolution. Il n’y a encore qu’un pas de fait, et que nous sommes loin déjà des commissions militaires de l’année précédente et de l’affreux carnage de Malaga !

Les réformes se succédèrent rapidement sinon en fait, le principe du moins en fut proclamé, et si elles ne reçurent pas toutes une exécution immédiate, elles n’en furent pas moins expressément décrétées. Les universités se rouvrirent ; les finances furent soumises à un nouveau contrôle, toutes les administrations utilement modifiées. Il y avait eu jusqu’alors cinq ministères : guerre, marine, grace et justice, finances et le ministère d’état (affaires étrangères), réputé le premier ; on en créa un sixième, appelé par ses attributions à prendre la place de l’ancien Conseil de Castille ; on le baptisa du beau et philosophique nom de Fomento, parce qu’il était destiné à fomenter, ainsi que le mot l’indique, et ce mot en espagnol se prend en bonne part, l’industrie, l’agriculture, le commerce, toutes les sources de la richesse publique. Le ministère du Fomento a un équivalent chez nous dans le ministère de l’intérieur. C’étaient là des réformes salutaires et un progrès réel. Le peuple ne fut pas ingrat pour la main qui versait sur lui cette pluie bienfaisante ; la popularité de la reine Christine monta alors à son apogée.

Voici l’ombre du tableau. Tandis que la portion intelligente de la nation voyait avec une reconnaissance sincère les horizons s’éclaircir, les apostoliques, réduits au silence, s’agitaient dans l’ombre. N’osant attaquer de front l’idole, ils lui faisaient une guerre sourde, une guerre de libelles et d’injures. La rage du parti vaincu ne se borna même pas à ces hostilités ténébreuses ; la fermentation était trop violente pour ne pas éclater quelque part ; il y eut à Tolède une échauffourée carliste, mais elle fut réprimée sans peine. Cependant la révocation arrachée par Calomarde existait encore de fait ; elle ne fut publiquement rétractée que le 31 décembre. Ce jour-là, parut un nouveau décret où Ferdinand déclarait avoir été surpris ; il mettait le public dans la confidence des évènemens de la Grange, et reniait une signature extorquée par de tels moyens. La pragmatique sanction était confirmée et maintenue comme loi fondamentale de l’état.

L’avenir était radieux, un nuage vint l’obscurcir. M. Zéa était arrivé de Londres (1er  novembre), il avait pris possession de son portefeuille. Les affaires étaient déjà en bon chemin ; la reine avait pris les devans, elle n’avait pas attendu le ministre pour mettre la machine en mouvement ; la machine était lancée. Cela ne plut pas à M. Zéa ; M. Zéa, comme tous ses confrères, craignit d’être entraîné ; à peine en route, il voulut déjà enrayer. Il publia dès son arrivée une proclamation magistrale, ambiguë, où il acceptait presque l’héritage de Calomarde ; il voulait bien une réforme, mais il usait de tant de restrictions, il faisait tant de réserves, qu’à force d’atténuer l’espérance, il la tuait. Ce fut un mécompte amer pour le parti constitutionnel ; pourtant il avait encore foi dans la reine, et puis on pouvait croire que les ambiguités de M. Zéa n’étaient que des concessions nécessaires faites à Ferdinand pour ne pas trop effaroucher la bête. Le roi mort, pensait-on, et cela ne pouvait tarder, M. Zéa aura ses allures franches ; débarrassé de cette entrave, il pourra marcher librement, et alors on verra. Sa rentrée au ministère[8] n’en était pas moins une victoire et un progrès.

Cependant Ferdinand ne voulait pas mourir ; il ressuscita même tout-à-fait, et si bien, qu’il reprit la direction des affaires dès les premiers jours de 1833 (4 janvier) ; il est vrai qu’il s’associa la reine en lui donnant place dans le conseil. À peine admise au sanctuaire, Christine trouva, dans M. Zéa, moins un auxiliaire qu’un rival. Il la trouvait trop aventureuse, ce qui était vrai dans l’intérêt de la monarchie pure ; il voulait plus de circonspection, plus de lenteur. Cela n’était guère selon les vœux de l’Espagne et ses espérances ; mais ce qui soutenait encore M. Zéa dans l’opinion publique, c’est qu’en même temps qu’il faisait une guerre occulte aux idées de la réforme, il en faisait une ouverte et bien avouée au parti apostolique, intronisant ainsi au-delà des Pyrénées ce système de bascule que nous verrons se transformer plus tard en juste-milieu pur.

La démarche la plus hardie de M. Zéa fut l’exil de don Carlos. La présence de l’infant était, pour le parti monacal, un éternel sujet d’espérance, un foyer toujours ardent d’hostilités intestines et d’incessantes intrigues. Don Carlos obtint de Ferdinand la permission de passer en Portugal ; et le 13 mars, il quitta Madrid pour n’y plus rentrer. Ce fut là le plus beau triomphe de M. Zéa. Afin que rien n’y manquât, et aussi pour donner à la pragmatique une sanction légale et un commencement d’exécution, il appela les cortès du royaume à prêter serment de fidélité à la petite reine Isabelle, en qualité d’héritière présomptive et de prince ou princesse des Asturies ; on sait qu’en Espagne le titre de prince des Asturies appartient de droit à l’héritier de la couronne. Le décret de convocation est du 7 avril.

À cette occasion, Ferdinand écrivit à don Carlos une lettre assez habilement rédigée, où il le laissait libre de prendre ou non part à la cérémonie, ne voulant pas, disait-il, forcer les inclinations de son frère chéri. C’était du persiflage ; don Carlos y répondit par une protestation publique, dans laquelle il déclarait nulle et illégale la pragmatique sanction, refusant en conséquence de reconnaître pour reine future la fille de Christine, et se réservant pour lui et ses descendans l’intégrité inviolable de ses droits héréditaires. L’heure approchait où cette protestation, grosse de tant d’orages, allait se traduire en révolte et en guerre civile ; mais pour le moment on s’en tint à ce pacifique échange de phrases plus ou moins fraternelles.

Les cortès convoquées par M. Zéa n’étaient, on le devine bien, ni les cortès de 1812, ni celles de 1820 ; c’étaient ce qu’on appelle en Espagne les cortès par états, las cortes por estamentos, espèce d’états-généraux composés de la grandesse, du haut clergé, et d’une ombre de tiers-état, estado llano, représenté par les députés des trente-sept villes du royaume qui seules avaient droit de vote, voto a cortes, selon l’ancienne formule. Nous nous sommes expliqués plus haut sur cette représentation fallacieuse ; nous n’y reviendrons pas, pour éviter de tomber en d’inutiles répétitions. Qu’il nous suffise de dire qu’il en était de ces cortès écourtées de 1833, comme de toutes celles des xvie, xviie et xviiie siècles. Il était d’usage de les réunir même sous les princes les plus absolus et les plus jaloux de leur autocratie, soit aux couronnemens, soit, comme ici, pour prêter serment de fidélité au prince des Asturies. C’est ce qu’on appelle en Espagne la cérémonie du serment, la Jura ; mais ce n’était là qu’une formalité vaine, observée encore par un reste de pudeur ou plutôt d’habitude, et qui ne supposait pas plus le droit antérieur du peuple, qu’elle n’admettait son intervention réelle. Le roi disait à l’assemblée : « Il faut que cela soit ! » ; le servile écho répétait : « Soit ! » Sur quoi, on se séparait, et tout était dit.

La dernière de ces ridicules parades avait eu lieu en 1789, lors du couronnement de Charles iv ; ainsi les cortès espagnoles s’assemblaient en même temps que les états-généraux de France, mais quelle différence d’attributions ! Les cortès n’étaient là que pour poser la couronne sur la tête d’un prince faible et trompé ; les états-généraux portaient dans leurs entrailles la réforme du monde et la Convention. C’est qu’alors l’initiative humaine appartenait à la France ; nul autre peuple n’avait été jugé digne encore de cette haute faveur des destins. Cependant, telle était déjà la force des doctrines démocratiques, qu’elles s’étaient infiltrées jusque dans le sein des cortès ; elles osèrent, quelle audace ! non pas demander, on n’en était pas encore là de l’autre côté des Pyrénées, mais espérer des réformes. À la cinquième séance, on mit l’assemblée à la porte. « On accusa même la cour d’avoir fait empoisonner l’un des députés de Burgos, le marquis de Casa-Barrio, qui avait excité, parmi ses collègues, ces velléités révolutionnaires, et qui semblait ambitionner le rôle de Mirabeau[9]. »

Telles étaient les cortès convoquées par M. Zéa. Il eût été éminemment plus politique de saisir cette occasion pour en convoquer de vraiment nationales, d’autant plus qu’on pouvait le faire sans danger, étant assuré d’avance et de leur adhésion à la pragmatique et de leur fidélité à la petite reine. Mais c’étaient des prémisses dont on redoutait les conséquences, et M. Zéa était dès lors si hostile à toute idée d’institutions politiques, qu’il n’en voulait entendre parler sous aucun prétexte ; et certes, ce n’était pas le double parjure de 1814 et de 1823, ce n’était pas Ferdinand vii qui était homme à lui forcer la main.

La Jura était fixée au 20 juin ; le 20 juin arriva. La cérémonie fut brillante ; de long-temps Madrid n’avait vu de fêtes si splendides. Les étrangers en furent frappés ; nous citons les étrangers, parce que les indigènes sont un peu suspects d’hyperbole et d’enchantement national. Ornée avec un goût noble et sévère, la vaste Plaza Mayor avait été disposée pour une course de taureaux où les anciennes formes furent scrupuleusement observées et l’ancien costume ressuscité. La grandesse y déploya une pompe inusitée, une pompe écrasante, car elle parut, hélas ! bien dégénérée, bien chétive sous ses toques à plumes et ses manteaux de satin. Surprise par la nuit, la fête se termina aux flambeaux, et l’illumination fut si soudaine, si saisissante, que l’effet en est vivant encore dans la mémoire des spectateurs. On eut là comme une réminiscence de l’antique magnificence espagnole, et l’on put un instant se croire transporté aux fêtes chevaleresques d’une autre Isabelle et d’un autre Ferdinand.

Un évènement attendu de jour en jour avec une légitime impatience, un évènement heureux vint combler la publique ivresse ; le 29 septembre, trois mois après la Jura, Ferdinand mourut. Cette fois il ne ressuscita pas, il était bien mort ; et puis, ne l’eût-il pas été plus que l’autre, nulle main certes n’eût été déclouer sa bière pour l’en faire sortir. Qu’il y dorme en paix s’il peut, mais qu’il y reste ! tel fut le cri public, telle fut l’oraison funèbre que les plus démens lui décernèrent. Nous n’y ajouterons rien, pour notre part ; seulement nous nous demandons parfois, avec une perplexité questionneuse, quelles peuvent être les destinées de telles ames dans une autre économie. Si la métempsycose de Pythagore était vraie, la réponse serait facile, nous savons bien où elles iraient ; mais dans le grand doute qui travaille le monde, où chercher les solutions du problème ? où sont les oracles de l’infini ? pourquoi de tels êtres sur la terre ? pourquoi les trônes sont-ils à eux ? Dans le silence de ces inquiétans mystères, on ne consent à se rassurer un peu qu’en voyant le bien sortir du mal et le mal même servir le progrès. Mais c’est là toujours une condition dure ; cette loi d’alternative et d’oscillation fait bien des victimes ; la roue écrase en passant bien des générations. Malheur aux générations transitoires ! Malheur aux générations sacrifiées ! Ici du moins, et c’est une consolation, si la traversée fut longue et orageuse, le port est proche, et la loi de compensation a une application visible.

Ferdinand vii fut plus qu’un mauvais prince, ce fut un mauvais homme : comme homme, il eut tous les vices et pas une vertu ; comme prince, il faut remonter à Pierre-le-Cruel pour lui trouver un égal sur le trône des Espagnes ; encore le féroce amant de Marie de Padilla avait-il une résolution et une énergie que n’eut jamais son faible et versatile descendant. Ferdinand a fait à l’Espagne un mal incalculable ; il faudra les efforts réunis de plusieurs générations pour le réparer. Après les désastres d’une guerre aussi longue, aussi ruineuse que celle de l’indépendance, il fallait, pour bander tant de plaies, une main ferme, habile, une main tendre surtout et libérale. Nous disons tendre et nous insistons, car il est une erreur, une aberration singulière qui aspire à supprimer du gouvernement des hommes l’élément de l’amour, erreur impie, aberration sacrilége qu’il faut flétrir et combattre.

À force d’abstractions, à force de sophismes, on a fait de la politique humaine un monstre sans cœur, une idole de fer, qui d’une main tient un budget, de l’autre une baïonnette. Et cette charité qui édifie, cet amour sans lequel la foi n’est, comme dit l’apôtre, qu’une cymbale retentissante, on a relégué tout cela dans l’élégie et dans l’idylle. Jamais la force ne se formula d’une façon plus brutale ; jamais elle ne s’érigea si audacieusement en système ; jamais le matérialisme politique n’afficha plus effrontément son impuissante aridité. Aussi l’arbre de mort a porté ses fruits ; le lien social est brisé ; l’anarchie morale nous dévore ; la société se déchire de ses propres mains ; elle se déchirera aussi long-temps que le principe de l’amour sera opprimé, aussi long-temps que la charité n’aura pas place au sanhédrin des nations. Pour gouverner les hommes, il faut les aimer ; autrement on les exploite, on les déprave. Un pouvoir sans tendresse est le marteau de Dieu sur les peuples ; pour éveiller les sympathies, il faut les sentir ; pour agir sur son siècle, il faut avoir des entrailles. Il en avait ce fondateur du moyen-âge, ce Charlemagne, le seul de tous les monarques dont le nom soit resté vraiment populaire. Apercevant un jour en mer les voiles normandes, il se prit à fondre en larmes : — « Je pleure, » répondit-il à ceux qui l’interrogeaient, et le fils de Pépin n’était pas, que je sache, un rêveur sentimental et larmoyant, « je pleure sur les maux futurs de mon peuple : puisque de mon vivant ces pirates du nord osent s’approcher si près de mes états, que n’oseront-ils pas après ma mort ! » — Voilà les grands princes, voilà les vrais grands hommes ; ils portent dans leur cœur l’humanité.

De Charlemagne à Ferdinand vii la chute est rude ; mais les nécessités du sujet nous ramènent du grand prince au mauvais. Ferdinand manquait de tout ce qu’il fallait pour réparer les ravages de la guerre ; médecin inepte, médecin brutal, il envenima les blessures, bien loin de les guérir. Et cependant jamais époque ne fut plus favorable à un développement de civilisation ; l’Espagne sortait triomphante d’une lutte gigantesque, et il était aisé, c’était même un devoir, de tourner au progrès le noble orgueil de la victoire ; on aurait obtenu tout alors de cette nation généreuse ; on aurait fait d’elle tout ce qu’on aurait voulu ; après tant de sacrifices rien ne lui aurait coûté. Mais pour transformer le mouvement guerrier en un mouvement social, il aurait fallu un tout autre homme que Ferdinand. Au lieu d’encourager ces héroïques instincts, il les a refoulés indignement ; il a tout flétri, tout profané, tout violé. L’Europe du reste l’a vu à l’œuvre ; elle sait à quelles extrémités il avait réduit l’Espagne, ce qu’il en voulait faire, ce qu’il en eût fait peut-être, si la Providence ne prenait soin de tirer elle-même le salut des peuples du sein de leurs calamités. Qu’il dorme en paix, s’il peut, ce mauvais prince, dans son panthéon de l’Escurial, entre ce Philippe ii dont il eut la cruauté sans le génie, et ce Charles iv, dont il eut la faiblesse sans la bonté ! Puissent les vingt mille messes qu’il s’est léguées par son testament lui obtenir le pardon du ciel ! La terre ne peut pas lui pardonner.

Ferdinand mort, l’Espagne respira ; tous les cœurs s’épanouirent à l’espoir de jours meilleurs. Le fameux testament fut ouvert ; on en connaissait d’avance le contenu. La régence fut instituée ; la reine Christine, assistée du conseil de gouvernement nommé par le roi mort, prit les rênes de l’état au nom d’Isabelle ii. Le président de ce conseil était et est encore le général Castanos ; mais son neveu, le marquis de Las Amarillas, aujourd’hui duc de Ahumada, dirigeait en réalité toutes les affaires.

La première mesure de la régence fut une mesure de conservation, elle maintint M. Zéa au ministère. La première démarche de M. Zéa fut aussi une démarche conservatrice : sa proclamation, après la mort du roi, peut compter pour la déception la plus solennelle qui ait jamais été infligée à un peuple. Taillant les ailes à l’espérance, il annonçait froidement que rien n’était changé et que le système de Ferdinand allait être, au contraire, religieusement continué. On comprit que Ferdinand se survivait dans son ministère. Cette proclamation n’était que la répétition presque textuelle du manifeste qui avait marqué la rentrée de M. Zéa au ministère ; mais la position n’était plus la même, Ferdinand n’était plus là pour prendre sur sa tête royale la responsabilité des mauvais vouloirs du ministre. Elle lui restait tout entière, elle l’écrasa.

C’était un mauvais début ; se retrancher dans la négative à l’origine d’une révolution, car il ne faut pas se dissimuler que dès-lors c’en était une, c’était renouveler la faute commise quarante ans plus tôt par la cour de Versailles, c’était jeter la monarchie en des convulsions violentes, peut être tragiques. Des hommes politiques qui ont vu à l’œuvre M. Zéa, qui l’ont suivi jour par jour, dans tout le cours de son administration, hommes, du reste, d’une modération non suspecte, car elle est commandée par une longue pratique des affaires et par de hautes fonctions sociales, des hommes éminens, disons-nous, ont regretté que M. Zéa ait pris, dès l’abord, une position fausse ; il avait de la fermeté, du caractère, une capacité gouvernementale rare en Espagne, où la vie politique ne fait que de naître, où les libertés publiques sont au berceau, et il est triste qu’il n’ait pas assigné à ces facultés précieuses un meilleur emploi. Homme de progrès, il pouvait rendre à l’Espagne de signalés services ; stationnaire, il a manqué son rôle.

M. Zéa partait d’un faux principe : reconnaissant à la pragmatique de 1830 tous les caractères de loi fondamentale et constitutive, il soutenait la légitimité d’Isabelle ; ce n’est pas en cela qu’il errait, car cette opinion est la nôtre et nous avons exposé assez longuement nos motifs, pour nous dispenser d’y revenir ; mais il se trompait dans les conséquences. De ce qu’Isabelle était, selon lui, reine par droit divin, il en concluait qu’elle portait en elle sa propre force, sa propre vitalité, et qu’elle n’avait besoin ni du concours ni de l’appui du parti constitutionnel. De là son refus formel et constant de transiger avec lui. Du reste, il était bon prince, il voulait bien user de clémence, et l’amnistie de l’année précédente fut étendue à trente-deux nouveaux proscrits ; il ne refusait même pas de s’associer à une espèce de petit progrès vague et anodin qu’il ne définissait point ; mais, se croyant plus d’esprit que le seigneur tout le monde, comme dit Luther[10], et la prétention est un peu exorbitante, il se réservait le soin exclusif de mouler et pétrir à sa guise cette cire molle et docile. C’était avoir de soi-même une opinion avantageuse ; le pays eut l’irrévérence de ne point la partager ; le ministre se trouva seul de son avis ; son despotisme éclairé, despotismo ilustrado, c’est le nom proverbial donné et resté à son système, ne fut du goût d’aucun parti. Personne n’en voulut.

La méprise de M. Zéa était grave, car elle isolait le trône et le livrait sans armes aux coups de deux ennemis. Sans être précisément liées dans les relations de cause à effet, la pragmatique sanction et la réhabilitation du parti démocratique étaient deux faits désormais inséparables et unis étroitement. Que le droit d’Isabelle fût ou non légitime, il n’en fallait pas moins, pour le soutenir et le défendre, s’appuyer sur un parti ; or, quel parti en Espagne opposer aux moines, sinon le parti constitutionnel ? On combat bien un parti par un autre ; mais vouloir, comme M. Zéa en avait la prétention, les combattre à la fois tous les deux, cela en suppose un troisième qui n’existe pas au-delà des Pyrénées.

La fausse position prise par M. Zéa devenait d’autant plus difficile à garder, que les hostilités avaient commencé dès le mois d’octobre dans les provinces basques. On a dit que la guerre de Navarre était une guerre d’intérêt municipal plus que d’intérêt apostolique ; nous ne nions pas que plus tard les deux intérêts ne se soient réunis sous la préoccupation d’un commun danger ; mais dans l’origine ils ne l’étaient point. L’initiative appartint tout entière au parti apostolique, l’étendard de la révolte fut déployé au nom du prétendant ; les moines de Bilbao sortirent un jour de leurs couvens en proclamant le roi Charles v, et la guerre civile fut engagée. Le premier général envoyé par M. Zéa contre les rebelles fut le général Saarfied, qui alla se croiser les bras à Burgos et fut remplacé par Géronimo Valdès, qui fut, lui, remplacé par bien d’autres. Le mouvement des provinces produisit à Madrid une explosion violente : le 27 octobre, les volontaires royalistes furent désarmés. Ces volontaires ne ressemblaient pas mal, par leur organisation et surtout par leurs habitudes, aux bandes du cardinal Ruffo dans les Calabres, et à celles de Trestaillon dans le Midi.

Cependant l’impopularité de M. Zéa marchait avec les évènemens, elle grandissait avec eux ; il essaya de faire de la force ; il exila par lettres de cachet, il supprima des journaux ; mais ces moyens extrêmes ne servirent qu’à mettre à nu sa faiblesse. Assiégé et serré de plus en plus près par deux ennemis également irrités, il avait les bras enchaînés, et, condamné à l’immobilité, il ne pouvait, à la lettre, faire aucun mouvement. Pour rendre son isolement plus complet, le conseil de régence l’abandonna tout-à-fait ; le marquis de las Amarillas, qui en était toujours l’ame, se joignit au parti constitutionnel pour réclamer des garanties politiques. Enfin, l’insubordination des capitaines-généraux vint porter le dernier coup à cette forteresse démantelée. Le général Quesada, qui avait passé du gouvernement de Séville à celui de Valladolid, lança un manifeste, moitié soumis, moitié menaçant, où il demandait formellement à la reine le renvoi de M. Zéa. Après Quesada, vint Llauder ; le protégé de Lacy était alors capitaine-général de Catalogne : il avait opéré sa conversion ; l’Espagne n’avait pas de plus chaud libéral ; il brûlait d’amour pour les institutions nationales ; couvrant une ancienne inimitié personnelle de ce beau masque de citoyen, il renchérissait sur les exigences de son collègue, et c’est tout au plus si dans son manifeste il ne demandait pas à la reine la tête de M. Zéa.

Seul et sans appui au milieu de ce déchaînement légitime, M. Zéa devait tomber, il tomba. Il tomba au nom de ces institutions que son opiniâtre sophisme déniait au vœu public, et qui étaient devenues le mot d’ordre universel, la nécessité de la monarchie. M. Zéa quitta donc le ministère une seconde fois. La première, Ferdinand l’avait renvoyé parce qu’il était trop libéral ; Christine le renvoyait maintenant parce qu’il ne l’était pas assez. La première fois il eut pour successeur l’un des plus fougueux absolutistes d’Espagne, un irréconciliable ennemi des libertés démocratiques, le membre peut-être le plus intolérant du gouvernement provisoire des san-fédistes de 1823, le duc de l’Infantado. La seconde fois, qui lui succède ? C’est un ministre de la constitution, un ancien député des cortès de 1812, un homme qui avait expié ce double crime dans les bagnes d’Afrique et dans l’exil, M. Martinez de la Rosa. Le progrès est dans la seule antithèse de ces deux noms.

Ainsi la pragmatique commence dès-lors à porter ses fruits, et voici que nous entrons vraiment en révolution. L’exil de Calomarde et le rappel de M. Zéa n’étaient au fond qu’une intrigue de palais. Le renvoi de M. Zéa, l’avènement de M. Martinez de la Rosa, c’est une victoire de la démocratie ; car il ne s’agit plus d’une simple querelle de succession, nous allions presque dire de ménage, il s’agit d’institutions nationales et de garanties publiques. M. Martinez de la Rosa au ministère, c’était la double réhabilitation de 1812 et de 1820 ; c’était la condamnation de 1825 ; c’était la convocation des cortès.

M. Martinez de la Rosa ouvre l’année 1834 ..........
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Ici nous sommes forcé de nous arrêter ; nous espérions pousser plus loin, et jusqu’au ministère Mendizabal, cette récapitulation déjà si longue ; mais le courant des faits nous a entraîné, l’espace nous manque, il faut clore ; la suite à un autre jour. Jusqu’ici nous avons dû puiser à des sources étrangères et en référer aux souvenirs d’autrui ; le moment approche où notre rôle va changer, nous n’aurons plus qu’à raconter ce que nous avons vu.


Charles Didier.
  1. C’était sa quatrième femme. Il avait épousé, en premières noces, une princesse napolitaine ; en secondes, Marie-Isabelle, princesse de Portugal ; en troisièmes, Marie-Amélie, princesse de Saxe. Il n’avait d’enfans d’aucune de ces trois premières femmes.
  2. Las Delicias sont la Grande-Chaumière de Madrid. Santa-Catalina est une salle où ont lieu en temps de carnaval les bals masqués de la bonne compagnie.
  3. C’est à ces intrigues monacales en faveur de don Carlos que se rapporte l’entreprise de Bessières en 1825. Bessières était un déserteur de Montpellier ; réfugié à Barcelone, il fut d’abord domestique, puis soldat dans l’armée française, qu’il déserta pour passer à l’ennemi. À la paix, il se fit ouvrier teinturier ; au retour du régime constitutionnel, il se fit démagogue, et son exaltation factice le rendit suspect au parti libéral. Il conspira, fut arrêté, condamné à mort. Mené au supplice, il allait monter à l’échafaud lorsque le peuple demanda sa grâce et le sauva. La peine fut commuée en un simple bannissement. Il se retira à Perpignan. Lors de l’invasion de 1823, il repassa en Espagne, et cette fois il se fit apostolique. La régence d’Urgel lui donna le brevet de colonel ; Ferdinand vii le combla d’honneurs et l’appela au premier commandement du royaume. Bessières lui témoigna sa reconnaissance en conspirant contre lui au profit de son frère. Il entra en pleine révolte le 14 août 1825, et parcourut une partie de la Castille en proclamant don Carlos. Il fut arrêté par le comte d’Espagne, le 15, près de Molina d’Aragon, et fusillé avec sept officiers qui avaient suivi sa fortune. Quant à l’insurrection de 1827, dite des agraviados (ulcérés), elle fut plus grave. La Catalogne en fut le théâtre, et l’on a prétendu qu’elle cachait une arrière-pensée d’indépendance provinciale. Nous aurons dans la suite l’occasion de revenir sur ce tragique épisode de la restauration espagnole.
  4. Encore faut-il remarquer que Philippe v n’institua pas la loi salique pure ; sa pragmatique n’excluait point les femmes d’une manière absolue ; les mâles, quelle que fût leur distance, leur étaient bien préférés, mais les mâles manquant dans la famille royale, les femmes étaient appelées au trône. Ainsi, supposons que les trois infans don Carlos, don Francisco et don Sébastien n’existassent ni eux ni leurs enfans, la petite Isabelle serait reine légitime. En vertu même de la pragmatique de 1713.
  5. Nous insérons ici en entier le texte de la pragmatique sanction ; c’est un document curieux ; il servira à faire connaître les formes sacro-politiques du droit espagnol, aux beaux jours de la monarchie.

    Don Ferdinand vii, par la grâce de Dieu, roi de Castille, de Léon, etc.

    « Aux infans d’Espagne, prélats, ducs, marquis, comtes, ricos-hombres, prieurs, commandeurs et sous-commandeurs des ordres, gouverneurs des châteaux et maisons fortes, aux membres de mes conseils, aux présidens et aux membres de mes tribunaux, aux corrégidors, aux gouverneurs, aux alcades majeurs, et aux alcades ordinaires, à tous autres juges, justices et personnes de toutes les cités, villes et villages de mes royaumes, à tous en général et à chacun en particulier, savoir faisons :

    « Que dans les cortès qui se tinrent en 1789, en mon palais de Buen-Retiro, on s’occupa, sur la proposition du roi, mon auguste père, qui est dans les cieux, de la nécessité et de la convenance de faire observer la méthode régulière établie par les lois du royaume et par la coutume immémoriale, pour la succession à la couronne d’Espagne, en préférant l’aîné au cadet et le mâle à la femme dans les lignes respectives selon leur ordre ; et ayant pris en considération les biens immenses que la monarchie avait retirés de son observation pendant l’espace de plus de sept cents ans, ainsi que les motifs et circonstances éventuels qui contribuèrent à la réforme décrétée par acte du 10 mai 1713, ils présentèrent à ses royales mains une pétition datée du 30 septembre 1789. En rappelant le grand bien qui était résulté pour ce royaume, dès avant l’époque de l’union des couronnes de Castille et d’Aragon, de l’ordre de succession spécifié en la loi 2e, titre 15, 2e partie, et le suppliant de vouloir bien, sans égard pour l’innovation établie par l’acte ci-dessus cité, ordonner qu’on observât et qu’on gardât perpétuellement, dans la succession à la monarchie, ladite coutume immémoriale, comme elle avait toujours été gardée et observée, et de faire publier une pragmatique sanction, comme faite et formée en assemblée de cortès, qui établit cette résolution et dérogation à l’acte cité ci-dessus.

    « Ayant reçu cette pétition, mon auguste père prit le parti que demandait le bien du royaume, en répondant au rapport dont la junte des assistans de cour, gouverneur et ministres de ma royale chambre de Castille, avaient accompagné la pétition des cortès, « qu’il avait pris une résolution conforme à ladite supplique. » Mais il leur recommanda de garder pour le moment le plus grand secret, parce qu’il le jugeait utile à son service ; et dans le décret dont il est question, « il ordonnait à son conseil d’expédier la pragmatique sanction d’usage en pareil cas. » Ayant égard à cette circonstance, les cortès envoyèrent à la voie réservée copie certifiée de la susdite supplique et de tout ce qui s’y rapportait, et l’on publia le tout dans l’assemblée avec la réserve conditionnelle.

    « Les troubles qui agitèrent alors l’Europe, et ceux que la Péninsule éprouva depuis, ne permirent pas l’exécution de ces importans desseins, qui demandaient des jours plus sereins. Ayant, avec l’aide de la miséricorde divine, heureusement rétabli la paix et l’ordre dont mes peuples chéris avaient si grand besoin, après avoir examiné cette grave affaire et ouï l’avis des ministres zélés pour mon service et le bien de l’état, par mon royal décret du 26 de ce mois, j’ai ordonné que, sur le vu de la pétition originale et de la résolution prise à ce sujet par mon bien-aimé père, ainsi que de la certification des premiers écrivains des cortès qui accompagnait ces documens, on publiât immédiatement la susdite loi et pragmatique en la forme voulue.

    « L’ayant publiée dans mon conseil général avec l’assistance de mes deux fiscaux qui ont été entendus in voce le 27 du même mois, on y résolut de lui donner le complément en l’expédiant avec force de loi et pragmatique sanction, comme faite et promulguée en assemblée de cortès. En conséquence, j’ordonne qu’on observe, garde et accomplisse à perpétuité le contenu littéral de la loi 2, titre 15, 2e partie, conformément à la pétition des cortès assemblées dans mon palais de Buen-Retiro en 1789, et dont le texte littéral suit :

    « L’avantage de naître le premier est une très grande marque d’amour que Dieu donne aux fils des rois qui doivent avoir d’autres frères : celui à qui il veut faire cet honneur, domine les autres, lesquels doivent lui obéir et le regarder comme leur père et seigneur. Que cela soit vrai, c’est ce que prouvent trois raisons : la première, selon la nature ; la seconde, selon la loi ; la troisième, selon la coutume. 1o  Selon la nature, car le père et la mère désirent ardemment avoir lignage qui hérite de ce qui leur appartient, et celui qui naît le premier et qui arrive plus à propos pour remplir ce qu’ils désirent, celui-là est par conséquent plus aimé d’eux, et il doit l’être ; 2o  selon la loi, car notre Seigneur Dieu dit à Abraham, lorsqu’il lui ordonna, pour l’éprouver, de prendre Isaac, son unique fils, qu’il aimait beaucoup, et de l’immoler par amour pour lui, et il dit cela pour deux raisons : la première, parce que celui-là était le fils qu’il aimait comme lui-même, par les raisons que nous avons dites plus haut ; et la seconde, parce que Dieu l’avait choisi pour saint, lorsqu’il voulut qu’il naquît le premier ; et c’est pour cela qu’il lui en fit le sacrifice, car d’après ce qu’il dit à Moïse dans la loi ancienne : Tout mâle qui naîtra le premier sera chose sainte de Dieu. Que ses frères doivent le regarder comme leur père, c’est ce qui se démontre aisément, car il est plus âgé qu’eux, et il est venu le premier au monde. Qu’ils doivent lui obéir comme à leur seigneur, c’est ce qui est prouvé par les paroles qu’Isaac dit à Jacob son fils, lorsqu’il lui donna sa bénédiction, croyant qu’il était l’aîné : Tu seras seigneur de tes frères, et les enfans de ton père se tourneront vers toi, et celui que tu béniras sera béni, et celui que tu maudiras, la malédiction tombera sur lui. Ainsi donc, par toutes ces paroles, on donne à entendre que le fils aîné a le pouvoir sur ses autres frères, comme père et seigneur, et qu’ils doivent le regarder comme tel. De plus, d’après l’ancienne coutume, les pères, ayant communément pitié des autres enfans, ne voulurent pas que l’aîné eût tout, mais que chacun d’eux eût sa part ; néanmoins les hommes savans dans les affaires de succession, ont reconnu que la répartition ne pouvait pas avoir lieu en ce qui concerne les royaumes, à moins de vouloir les détruire, d’après ce que dit notre Seigneur Jésus-Christ, que tout royaume partagé serait ravagé, et ont établi que la seigneurie ou royaume doit échoir uniquement au fils aîné après la mort de son père. Et cela a toujours été en usage dans tous les pays du monde où l’on eut la seigneurie par lignage, et particulièrement en Espagne. C’est afin d’éviter plusieurs maux qui arrivèrent et qui pourraient encore arriver, qu’on fut d’avis que la seigneurie du royaume serait toujours l’héritage de ceux qui viendraient en ligne droite ; et c’est pour cette raison qu’on établit que, s’il n’y avait pas d’enfans mâles, la fille aînée hériterait du royaume ; et on ordonna encore que, si le fils aîné venait à mourir avant d’hériter, s’il laissait de sa femme légitime un fils ou une fille, le premier, ou ensuite la seconde l’aurait, et non aucune autre personne ; mais si tous ceux-là venaient à mourir, le royaume devait être l’héritage du parent le plus prochain, s’il était homme capable pour cela, et s’il n’avait rien fait pour perdre cet héritage. Ainsi donc, par toutes ces choses, le peuple est obligé de regarder le fils aîné du roi comme son souverain pour le bien véritable du royaume. C’est pourquoi quiconque agirait en opposition avec ce qui vient d’être dit ci-dessus, serait traître, et, comme tel, recevrait la punition dont sont passibles, d’après l’usage, ceux qui méconnaissent le pouvoir du roi. »

    « En conséquence, je vous mande à tous, et à chacun en particulier, en vos districts et juridictions, de garder, accomplir et exécuter cette pragmatique sanction en tout et par tout ce qu’elle contient ; ordonne et mande, en prenant à cette occasion toutes les mesures que le cas requiert, sans qu’il soit besoin d’autre déclaration que la présente, qui doit recevoir son exécution à partir du jour où elle sera publiée dans Madrid et dans les villes, et tous autres lieux de mon obéissance, attendu que cela convient au bien de ma royale maison et de l’utilité publique de tous mes vassaux ; que telle est ma volonté ; et je veux qu’on donne aux copies de cet ordre, signées de D. Valentin de Pinilla, le plus ancien secrétaire de ma chambre et du gouvernement de mon conseil, la même foi et le même crédit qu’à l’original.

    « Donné au palais, le 29 mars 1830.

    « Moi, le roi.

    « Moi, don Miguel de Gordon, secrétaire du roi notre seigneur, l’ai fait écrire par son ordre. »

    (Suivent les signatures des conseillers et l’enregistrement contre-signé par le vice-grand-chancelier.)

    PUBLICATION.

    « En la ville de Madrid, le 31 mars 1830, devant les portes du palais du roi, et à la porte de Guadalaxara, où se trouvent l’assemblée publique et le commerce des négocians et officiers, avec l’assistance de D. Antonio-Maria Ségovia, etc., etc., alcades de la royale maison et de la résidence de Sa Majesté, a été publiée la précédente royale pragmatique sanction, au son des trompettes et des cymbales, et par la voix du héraut public, étant présens différens alguasils de ladite royale maison et autres personnes différentes, ce qui est attesté par moi, D. Manuel-Antonio Sanchez de Escariche, du conseil de Sa Majesté, son secrétaire, écrivain de la chambre de ceux qui y siègent.

    « Ceci est la copie de la pragmatique sanction et de sa publication originale, ce que je certifie.

    « Signé D. Valentin de Pinilla. »

  6. Un écrivain du temps, le comte Jean d’Amor y Soria, se plaignait déjà « que sur un point aussi essentiel, aussi capital que la succession, on n’eût pas consulté les cortès générales. Un testament, dit-il, ne peut faire règle dans ce cas ; de ce qu’on peut, par testament, nommer les tuteurs du royaume pendant les minorités, il ne s’ensuit nullement qu’on puisse disposer de la couronne au mépris des droits de la nation et de ses cortès générales. » (Maladie chronique et dangereuse de l’Espagne et des Indes.
  7. Don Louis de Lacy, général espagnol, issu d’une famille irlandaise, au service d’Espagne, fit avec gloire la guerre de l’indépendance. Au retour de Ferdinand, il était capitaine-général de Galice. Son attachement à la constitution pour laquelle il avait combattu et à laquelle Ferdinand devait son trône, le fit destituer par le roi parjure et reléguer dans une petite ville du royaume de Valence. Il essaya de relever, en Catalogne, l’étendard foulé de la constitution ; mais les âmes étaient terrifiées, il échoua. Le général Castaños commandait alors à Barcelone ; il voulait sauver Lacy, et c’est pour lui laisser les moyens de s’échapper qu’il envoya contre lui Llauder ; Llauder était le protégé de Lacy ; il lui devait son premier avancement ; mais, loin d’entrer dans les vues du général, il arrêta en personne son protecteur. On l’accuse même d’avoir poussé l’ingratitude jusqu’à la brutalité. Lacy fut fusillé malgré les représentations de Castaños au roi, et Llauder, qui n’avait été jusque-là qu’un officier subalterne, fut porté par la faveur royale aux premiers grades de l’armée. Le corps de son intrépide et généreux protecteur fut le premier échelon de sa fortune. Cela se passait en 1817. Deux ans auparavant, en 1815, un autre martyr, le général don Juan-Diaz Porlier, avait été pendu à la Corogne, pour le même crime que Lacy. L’année suivante ç’avait été le tour de Richard, à Madrid. Puis vint celui de Vidal, à Valence (1818). Mais nous allons en voir bien d’autres.
  8. M. Zéa avait déjà été ministre avec Calomarde, mais il avait été renvoyé comme trop libéral, et remplacé par le duc de l’Infantado, connu pour ne l’être pas du tout.
  9. Nous copions cette phrase dans les Études de M. Viardot, l’un des hommes de France qui connaît le mieux l’Espagne ; son nom fait autorité sur la matière. Nous lui avons une double obligation : d’abord de nous avoir donné un bon livre, puis d’avoir provoqué l’excellente analyse insérée par M. Pierre Leroux dans le précédent numéro de la Revue.
  10. Herr Omnes.