L’Espagne depuis 1830/02

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L’ESPAGNE
DEPUIS 1830.

SECONDE PARTIE.

M. Martinez de la Rosa ouvre l’année 1834 ; son avénement au ministère est du mois de janvier. Voyons, avant de reprendre le fil des évènemens, quel était ce nouveau pilote de la monarchie espagnole, par quels éminens services, par quel passé glorieux, il avait conquis la confiance de son parti et les faveurs du trône.

M. Martinez de la Rosa est né à Grenade, vers 1788, et il a des Andalous ses compatriotes la phrase fleurie et l’abondante élocution. M. Martinez débuta par l’étude du droit ; ses instincts l’entraînèrent, dès sa première jeunesse, dans la carrière de l’éloquence ; la parole était sa vocation ; il remplit de très bonne heure, comme suppléant, une chaire publique. C’est là que le trouva l’invasion de 1808. Grenade ayant été occupée militairement l’année suivante, le jeune professeur se réfugia à Cadix, dernier et inviolable sanctuaire de l’indépendance espagnole ; il y mit sa plume au service de la plus sainte des causes.

Il n’entra cependant dans le mouvement des affaires publiques qu’en 1813, époque où il fut nommé par sa ville natale procurateur aux Cortès. Réunie d’abord à Cadix, l’assemblée nationale se transféra à Madrid, après la retraite de l’armée française, et continua quelque temps ses travaux. M. Martinez défendit jusqu’au dernier jour les principes constitutionnels du temps ; sa parole avait eu de l’éclat. Après le retour de Ferdinand, il fut, comme il devait l’être, l’une des premières victimes offertes en sacrifice au royal parjure. Après avoir langui en prison deux longues années, il fut déporté, sans jugement et par simple lettre de cachet, au préside africain de Penon de Velez, roc insalubre, destiné d’ordinaire à de moins nobles expiations. Il végéta quatre ans dans cet infect Botany-Bay ; la péripétie de 1820 l’en tira. Un bâtiment de l’état vint briser sa chaîne, et le ramena en triomphe dans sa patrie.

Réélu par la ville de Grenade, il reparut aux cortès. Sa politique se dessina plus nettement cette fois que la première ; il prit place dans les rangs des plus modérés, et il inspira assez de confiance au pouvoir pour que Ferdinand remît les rênes de la monarchie dans ces mêmes mains qu’il avait naguère chargées de fers. M. Martinez fut appelé aux affaires étrangères et chargé de la composition du cabinet. Il remplit sa commission, mais sans succès. Il sortit du ministère cinq mois après y être entré (juillet 1822). Une démission devenue indispensable le rejeta dans la vie privée.

Un trait de désintéressement bien rare, et qui, par sa rareté même, fit sensation, lui acquit dès-lors une réputation d’intégrité, qui depuis ne s’est pas manquée à elle-même. À sa sortie du ministère, la gazette officielle publia qu’il avait refusé les émolumens de sa place et qu’il les avait abandonnés au profit du trésor.

Un autre incident eut du retentissement dans les journaux étrangers. On accusa M. Martinez d’avoir, d’accord avec Ferdinand, médité un coup d’état contre la constitution de 1812, qu’il trouvait trop populaire, et qu’il voulait dès-lors remplacer par une charte à deux chambres. Le projet eut même un commencement d’exécution. La garde royale se souleva, mais elle fut battue par la garde nationale. La retraite de M. Martinez suivit de près cet évènement. Ainsi, dès 1822, ses inclinations étaient peu révolutionnaires ; il était déjà fort tiède aux idées démocratiques.

C’était un libéral à la façon des libéraux français d’alors ; l’avenir a montré ce qu’il en était de nos Brutus parlementaires. En les jetant au pouvoir, tous ces héros de tribune, il a réduit à leurs véritables termes leurs indomptables fougues de dévouement, leurs inextinguibles ardeurs de liberté. M. Martinez cependant, et il est juste de le rappeler, a sur nos honorables des fameux quinze ans cette supériorité notable que lui, du moins, avait payé de sa personne, et qu’il s’était livré lui-même en ôtage. Combien des autres en ont fait autant ?

La seconde restauration fut plus clémente pour lui que n’avait été la première ; il ne fut pas même exilé. Il passa volontairement en Italie, et de là à Paris, où il se donna tout entier aux lettres. Ce n’est pas ici le lieu de nous occuper de ses travaux d’art. L’homme d’état ajourne l’homme littéraire ; quand nous aurons fini avec l’un, peut-être irons-nous à l’autre.

Ce n’est pas qu’à Paris l’homme littéraire n’ait éclipsé l’homme d’état : M. Martinez de la Rosa passe pour être resté tout-à-fait en dehors des préoccupations politiques de ses compatriotes pendant tout le cours de son volontaire exil. Il ne prit aucune part à l’expédition de 1830, et, n’étant pas réellement proscrit, il fut l’un des premiers à rentrer en grace et à retourner à ses foyers.

Tels sont les antécédens du ministre que la force des choses amenait dans les conseils de la reine Christine. C’était, nous l’avions dit, nous venons de le prouver, un grand pas de fait ; c’était la réhabilitation publique et complète de jours marqués en noir jusque-là dans les fastes de la monarchie, d’hommes long-temps persécutés ; c’est en ce sens que le ministère Martinez était un progrès sur le ministère Zéa. Mais à peine la révolution naissante lui fut-elle remise en tutelle, que le précepteur de ce nouvel Hercule parut plus propre, plus disposé peut-être à garotter, à énerver dans ses maillots le vigoureux nourrisson, qu’à développer sa force et sa foi ; trop souvent même on put se rappeler, en le voyant à l’œuvre, le dragon mythologique envoyé par la jalousie pour étouffer au berceau le futur vainqueur de l’hydre aux cent têtes.

Nous reprenons maintenant le cours des évènemens où nous les avons laissés, mais nous allons presser le pas, car les faits qui nous restent à récapituler sont trop récens pour n’être pas présens à toutes les mémoires ; une vue d’ensemble peut seule offrir quelque intérêt.

M. Zéa était tombé pour s’être refusé au rappel des cortès ; M. Martinez de la Rosa ne prenait sa place que sous la condition expresse de les convoquer. Quels que fussent ses penchans secrets, il ne lui était donc pas loisible de le faire ou de ne le faire pas ; l’idée de convocation préexistait à lui, il ne venait là que pour la convertir en loi et en fait ; il n’était que l’instrument d’une nécessité. Mais par quelle voie allait-il procéder ? sous quel mode allait-il restaurer l’antique droit national ? C’était la question.

Homme de temporisation et de demi-mesures, M. Martinez ne pouvait procéder que par compromis, et c’est par compromis qu’il procéda. Il professait, dès ses débuts politiques, si peu d’affection pour la charte démocratique de 1812, qu’il fut accusé, nous l’avons vu, d’avoir formé contre elle de mauvais desseins ; ce n’était donc point cette charte deux fois morte qu’il allait tirer du tombeau et ressusciter une seconde fois ; il la laissa dans sa bière, où elle est encore. D’autre part, on ne pouvait pas plus songer à rétablir les cortès selon l’ancienne forme qu’il n’eût été possible à Louis xviii de rappeler en 1814 les états-généraux. Quoique le corps social espagnol n’ait point passé par les convulsions qui ont bouleversé la France depuis 89, et qu’il y ait encore à cette heure dans la Péninsule une noblesse, un clergé indépendant, des priviléges de castes et des inégalités légales, cependant bien des intérêts ont été déplacés, des prérogatives entamées, bien des idées surtout modifiées et des préjugés battus en brèche. L’ancienne forme des trois ordres n’était donc plus praticable ; elle n’aurait satisfait ni les intérêts, ni les idées, ni les passions ; on dut écarter d’emblée cette combinaison surannée ; j’imagine qu’on n’y songea même pas.

Le public attendait la solution du problème ; il l’attendit trois mois. Pendant trois mois le cabinet Martinez travailla à son grand œuvre politique. Pareil aux antiques prêtres de l’Égypte, le sanhédrin ministériel se recueillit dans le fond du sanctuaire, il s’entoura de silence et de solitude, refusant d’admettre aucuns profanes à l’initiation des mystères, avant le jour marqué par sa pensée ; enfin ce grand jour arriva ; un beau matin du mois d’avril, le mont Sinaï sonna ses trompettes, et le nouveau décalogue tomba d’en haut sur la tête d’Israël. Ce décalogue a nom Statut Royal.

Puisque nous nous sommes permis de faire intervenir dans cette affaire le mont Sinaï, nous pouvons bien sans inconvéniens poursuivre la métaphore, et dire que jamais le vieil apologue de la montagne en travail n’eut une plus solennelle application : le statut royal, nous en demandons bien pardon à ses auteurs, est le véritable ridiculus mus. Il ne valait certainement pas la peine de se poser si haut, ni d’affecter tous ces grands airs, pour mettre au jour une création si pauvre. Il n’est pas de si mince expéditionnaire qui n’en fît autant en vingt-quatre heures. Le statut n’est, comme chacun sait, qu’une assez méchante copie de la charte sacramentelle des Anglais ; c’est la fameuse machine aux trois rouages, ni plus ni moins.

Nous nous trompons, il y a de plus une hérésie énorme dans la composition de la chambre haute, et de moins beaucoup de choses et des meilleures. L’hérésie est celle-ci : les pairs ou proceres sont divisés en deux classes, les pairs par droit de naissance qui sont héréditaires, les pairs élus par la couronne, qui sont à vie ; l’anomalie est frappante : on veut un corps qui ait de l’unité, de l’harmonie, et on le compose de deux élémens rivaux et tout-à-fait hétérogènes ; on crée dans son sein deux intérêts contraires, c’est-à-dire qu’on y institue une anarchie permanente. Une autre hérésie bien autrement exorbitante, est celle qui frustre les deux chambres du droit de faire elles-mêmes leur réglement intérieur ; c’est la couronne qui le leur impose. Bien plus, comme l’initiative législative réside entièrement dans le pouvoir royal, les cortès ne sont guère en droit qu’une manière de conseil d’état, un corps consultant.

Il y aurait bien d’autres imperfections à signaler dans l’enfant politique du ministère Martinez ; mais ce serait peine perdue, car il n’est pas né viable ; au premier pas un peu ferme que fera la révolution, il tombera en poussière sous ses pieds.

Quant aux formes électorales, il serait encore plus inutile de les discuter, car elles sont à la veille de subir une refonte totale ; nous voulons seulement relever en passant une méprise dans laquelle on est tombé ; on a regardé en France comme très libérale la disposition qui remet aux mains du pouvoir municipal une large part de l’élection ; on ignore qu’aujourd’hui en Espagne le pouvoir municipal émane presque entièrement du roi, et que dans les rares localités où il s’est conservé libre, il constitue, un corps privilégié, en quelques lieux même héréditaire[1]. Ainsi, cette disposition trop louée est bien plus favorable à l’intérêt du trône qu’à l’intérêt de la démocratie. En décomposant une à une toutes les parties du statut de l’octroi royal, on en démontrerait de même l’inanité et la déception.

Telle n’est point l’opinion de M. Martinez de la Rosa ; il se complaît, il s’exalte dans la contemplation de son œuvre ; le statut est pour lui une des conceptions gigantesques et définitives qui font époque dans l’histoire des nations, et après lesquelles l’humanité n’a plus qu’à se croiser les bras et à s’endormir dans son repos. C’est la pierre philosophale de la science du gouvernement, et il s’étonne que, possédant un si précieux trésor, l’Espagne ose aspirer à quelque chose de mieux. Il ne doute point d’avoir pris rang du coup parmi les grands législateurs de l’antiquité ; Lycurgue et Charondas, dieux déchus, s’inclinent devant lui ; il ne leur reste plus qu’à se voiler la face.

Encore faut-il tout dire : M. Martinez commet une usurpation en s’attribuant à lui tout seul la gloire du statut royal ; la gloire, s’il y en a, revient autant à ses collègues qu’à lui. Le projet fut discuté au conseil des ministres pendant plus de trente séances, et l’opinion du président ne triompha pas toujours. Quand on fut d’accord sur tous les points, il fut chargé de la rédaction ; son travail même fut modifié et soumis à trois ou quatre lectures préliminaires. Ainsi son rôle s’est presque borné à celui d’un simple commis-rédacteur. Seulement, comme M. Martinez de la Rosa a baptisé de son nom le ministère dont il était le chef, les actes de ce ministère retombent, et le statut royal avec tous les autres, sous sa responsabilité politique.

Tel qu’il est, et quoiqu’inférieur en tous points à la constitution de 1812, qui était loin pourtant d’être parfaite, le statut royal n’en a pas moins eu l’honneur de rompre le long silence imposé à l’Espagne par la tyrannie du parjure et de la violence. Une tribune s’est élevée ; des voix long-temps étouffées s’y sont fait entendre ; la carrière des débats politiques s’est rouverte ; des journaux ont pris part du dehors aux discussions parlementaires ; l’opinion publique a pu refaire un apprentissage. Tout cela n’est encore sans doute qu’à l’état rudimentaire ; mais tout cela existe, et il faut accepter ces premières et timides conquêtes comme le prélude et le présage de conquêtes plus audacieuses, plus décisives. C’est donc comme mesure transitoire et relative que le statut a quelque valeur ; considéré en lui-même, il n’en peut avoir aucune, car il ne relève d’aucun principe et n’en proclame aucun. Nous ne nous y arrêterons pas plus long-temps.

Avant de passer outre, rappelons, ne fût-ce que comme éphémérides, que le mois de mars avait été marqué par deux évènemens graves : d’abord une troisième amnistie avait été publiée, mais pas encore absolue ; le tour de Mina et de ses compagnons de 1830 ne vint qu’au mois de mai suivant. Le second fait est la création de la milice urbaine ; une insurrection carliste avait éclaté le 4 à Madrid ; quoique réprimée sans peine, elle fit sentir la nécessité d’armer la portion libérale de la population, afin de l’opposer à l’autre aux jours de crise. L’enrôlement d’abord était volontaire, on le rendit obligatoire par une loi calquée sur la loi française. Mais à peine formée, cette milice nationale devint un objet d’épouvante pour M. Martinez ; et durant le cours de son ministère, il s’étudia à l’entraver dans tous ses mouvemens.

Le même mois qui vit naître le statut royal, vit éclore aussi l’œuf si long-temps couvé de la quadruple alliance ; le dernier échange de signatures est du 22 avril. À cette époque, la France et l’Angleterre étaient seules représentées à Madrid, parce que, seules des grandes puissances, elles avaient reconnu la petite reine Isabelle. L’Autriche, la Russie, la Prusse, Naples même, malgré les liens du sang, avaient rappelé dès l’année précédente leurs ministres et leurs ambassadeurs. Ces quatre cours n’avaient et n’ont encore que des chargés de la correspondance ; quelques-uns de ces agens avaient eu la prétention, pour le moins inconvenante, de se faire centre de sottes intrigues carlistes, et en cela ils avaient été cordialement assistés par leurs confrères de La Haye et de Turin, dont les sympathies ne pouvaient manquer d’être acquises à la cause du prétendant. C’était mal user du privilége d’inviolabilité que le droit des gens leur confère ; le seul rôle que puisse se permettre en ce cas l’hostilité officielle est la neutralité du silence. Les correspondans diplomatiques de Madrid l’ont senti, ou bien on le leur a fait sentir ; depuis ils se sont tenus tranquilles ; ils se contentent de bouder à l’écart. La cour de Rome n’avait plus d’agent accrédité près de sa majesté catholique ; l’évêque de Nicée, l’ancien nonce, vivait à Madrid en simple particulier.

Quant au Portugal, la roue avait tourné ; on avait eu deux ans auparavant des velléités d’intervention en faveur de don Miguel ; maintenant, dona Maria était reconnue, et c’est pour soutenir ses droits que le général Rodil avait passé la frontière. Les deux cours semblaient avoir oublié leurs vieilles haines ; elles vivaient, officiellement du moins, dans les rapports d’une étroite amitié.

Sa campagne terminée, Rodil passa à l’armée du nord et prit le commandement des provinces insurgées ; mais il en fut de lui comme de ses prédécesseurs ; il ne fit que paraître et disparaître. Il céda sa place à Mina. La guerre de Navarre n’avait pas à l’origine l’importance qu’elle a prise depuis ; avec de la prudence, de la résolution, il eût été possible de pacifier cette Vendée naissante ; il fallait à tout prix prévenir la jonction des deux intérêts qui se sont unis plus tard : l’intérêt absolutiste et l’intérêt municipal ; on le pouvait en attachant les provinces basques au nouvel ordre de succession ; on les eût ainsi du même coup détachées de la cause du prétendant ; on eût rendu impossible tout rapprochement ultérieur.

Au lieu de cela, on a voulu les violenter ; on l’a pris avec elles sur un ton qui les a blessées dans leur fierté nationale. Je veux les mettre à mes pieds, disait M. Martinez, après quoi nous verrons à traiter. Ces grands airs étaient d’autant plus déplacés qu’on n’était pas en mesure de les soutenir. Qu’est-il arrivé ? M. Martinez voulait humilier les Basques, et ce sont les Basques qui l’ont humilié en décimant ses troupes, en condamnant l’un après l’autre tous ses généraux à l’ignominie de l’inaction et à la retraite. Une fois à ces termes, la querelle ne pouvait que s’envenimer de jour en jour davantage ; et quoique si distincts en eux-mêmes, les deux intérêts sont unis aujourd’hui si étroitement, qu’ils se sont confondus en un seul. La confusion est devenue inextricable.

C’est l’incurie, c’est l’inexpérience de M. Martinez comme homme d’action qui a amené la lutte au point où elle est ; c’est lui qui a, sinon creusé, du moins laissé creuser sous ses yeux ce gouffre insatiable où l’Espagne voit s’engloutir ses trésors, ses armées, son avenir.

Un évènement tout-à-fait imprévu vint encore compliquer les choses ; don Carlos, qui avait paru quelque temps sur la frontière de Portugal, avait quitté l’Espagne. On ne doutait pas à Madrid qu’il n’eût abandonné la partie, qu’il ne se fût enfin résigné à l’exil du trône ; on le croyait tranquille au fond de l’Angleterre ; on s’applaudissait d’une victoire si peu espérée, tout à coup il reparut comme par un enchantement au cœur de la Navarre. Ce coup de théâtre ouvre le mois de juillet. C’est là encore une de ces péripéties moitié sérieuses, moitié plaisantes, dont l’histoire contemporaine de la Péninsule est si riche, et qui lui donnent parfois une physionomie si dramatique. La présence du prétendant sur le sol espagnol donna à la guerre du prestige et de l’éclat. Elle prit dès lors un caractère imposant ; l’Europe n’a plus cessé d’avoir les yeux sur elle.

Cependant nous allons, nous, en détourner les nôtres, afin de les reporter sur Madrid. Un nouveau personnage vient d’y entrer en scène. Son nom n’a pas figuré jusqu’ici ; mais il s’en vengera bien ; il figurera souvent dans la suite. Ce nouvel acteur est le comte de Toreno.

Né dans les Asturies, la terre des publicistes et des hommes d’état, la patrie des Jovellanos et des Campomanès, le comte de Toreno parut destiné à poursuivre à plusieurs égards la tradition de ses illustres compatriotes. Il est du même âge que M. Martinez de la Rosa ; leurs antécédens sont à peu près les mêmes. Comme le poète de Grenade, le gentilhomme asturien fit partie des cortès de 1812 ; les réactions l’exilèrent, la révolution de 1820 le rappela. Il reprit alors sa place dans l’assemblée nationale, et y acquit bientôt une grande influence, surtout sous le ministère Argüelles. Cependant il fut accusé de tiédeur. On ne retrouva pas, à Madrid, le député jeune et ardent de l’île de Léon. Il se peut qu’il ait prévu dès l’abord la catastrophe qui allait si tôt clore ce rapide intermède, et ce sentiment de provisoire fut peut-être ce qui lui glaça la langue et le cœur. Il n’en fut pas moins exilé une seconde fois. Il se retira à Paris, où nous n’avons pas à le suivre.

Il rentra en Espagne vers la fin de 1833. C’était pour M.   Martinez un rival redoutable, car l’opinion le désignait comme le chef du gouvernement ou de l’opposition. M. Martinez n’était pas de force à lutter long-temps avec avantage contre un si fin jouteur ; force donc était de se faire un ami de celui que l’on craignait comme ennemi. Le ministère ouvrit ses rangs pour faire place au nouveau-venu ; le portefeuille des finances lui fut offert ; il l’accepta.

Peut-être cette position délicate et compromettante n’était-elle pas celle qui convenait le mieux à M. de Toreno. Il eût été certainement plus politique de lui donner le Fomento (intérieur), laissé vacant dès le mois d’avril par la retraite de M. Burgos, qui avait été comme le trait d’union entre le ministère Zéa et le ministère Martinez. M. Burgos peut à bon droit revendiquer sa part, et une part considérable, dans l’élaboration et l’enfantement du statut royal ; l’Espagne lui doit plusieurs lois d’organisation intérieure. Son expulsion de la chambre des procérès, où son ancien collègue l’avait déporté, fut une violence tout-à-fait arbitraire, un coup d’état ridicule. Les illustres l’ont senti eux-mêmes, et M. Burgos vient d’être réhabilité.

Il fallait, dès le mois de janvier, appeler franchement M. de Toreno dans le cabinet. C’est ce que M. Martinez ne sut pas faire. Il voulait se réserver pour lui tout seul la gloire de baptiser le statut royal ; il en était si jaloux, qu’il tremblait d’en voir la moindre étincelle rejaillir sur un autre. Cette petite jalousie d’homme de lettres explique ses opiniâtres résistances et ses mauvais vouloirs, lorsque le nouveau candidat, appuyé par la France, lui fut présenté la première fois par l’opinion publique. Il le blessa même grièvement, en lui préférant une espèce de nullité titrée, qui lui plaisait parce qu’il ne la craignait pas ; et s’il consentit enfin à faire place à son rival, ce fut au dernier moment, quand les cortès allaient s’ouvrir et l’opposition s’organiser. Le danger devenait pressant, et le sentiment de sa propre conservation l’emporta sur les calculs et les appréhensions de sa vanité.

L’ouverture des cortès, convoquées en vertu du statut royal, eut lieu le 24 juillet. Le 17 avait été ensanglanté par le massacre des moines. L’apparition du choléra, qui avait déjà ravagé l’Espagne l’année précédente, fut la cause ou le prétexte de cet affreux carnage, et là encore on eut une occasion nouvelle de déplorer l’inaptitude gouvernementale de M. Martinez de la Rosa. Il ne sut ni prévenir ni réprimer le désordre, et la vengeance qu’on en tira fut une barbarie et une criante iniquité. La victime expiatoire de ce grand attentat fut un malheureux jeune homme de dix-huit ans, dont tout le crime était d’avoir été surpris avec quelques vieilles hardes de moines et des images de saints. L’accusation n’articulait aucun autre fait à sa charge ; l’infortuné Joaquia Haro, c’était le nom de la victime, n’en fut pas moins étranglé sur la place de la Cebada, cinq mois après l’évènement, c’est-à-dire lorsqu’il était tout-à-fait oublié, et que l’exemple perdait par conséquent toute son efficacité présumée.

Quant au massacre, ce ne fut pas plus une affaire politique que les excès du même genre qui, à Paris, avaient signalé l’invasion du fléau. Les deux tragédies sont identiques ; l’une n’est pour ainsi dire que la reprise de l’autre ; celle de Madrid seulement fut plus meurtrière ; elle renferme de plus un enseignement profond et inattendu : c’est que les soupçons du peuple espagnol et ses coups soient tombés précisément sur les moines, que les moines aient été pour lui des empoisonneurs.

Ce fait, l’un des plus importans dont la Péninsule eût été de long-temps le théâtre, a jeté une lumière toute nouvelle sur l’état des croyances populaires au-delà des Pyrénées ; et quoique la question des cloîtres soit distincte de la question religieuse, en ce sens que le moine est investi du double attribut de la propriété temporelle et du sacerdoce spirituel, il n’en demeure pas moins constant que l’antique prestige a cessé dans la catholique Espagne comme ailleurs. Que si on objectait que c’est le propriétaire qui a succombé dans le prêtre, on pourrait répondre que le prêtre n’en a pas moins succombé dans le propriétaire ; c’est là qu’est la leçon.

Enfin, les cortès s’ouvrirent. Elles ont mis en lumière peu d’hommes nouveaux, elles n’en ont produit aucun qui ait éclipsé les anciens rois de la tribune espagnole ; le sceptre de l’éloquence est resté dans leurs mains ; personne ne le leur a enlevé ; à peine leur a-t-il été disputé. Et pourtant ces vieux champions de la parole ont reparu sur le champ de bataille, moins en soldats valides qu’en vétérans usés et fatigués des anciennes campagnes. Mais les combattans jeunes ont manqué. Le vide s’est fait sentir. On eût aimé quelques conscrits au milieu de tous ces tacticiens du passé ; on eût souhaité plus de spontanéité, plus de fraîcheur. Rien d’imprévu n’est venu animer les luttes nouvelles ; on aurait pu tout aussi bien se croire en l’année 1820 ; et nous ne disons pas 1808, car les patriotiques ardeurs de ces jours de gloire et d’épreuve étaient depuis long-temps éteintes. À peine put-on voir encore, à de longs intervalles, jaillir de ces cendres mortes quelques rares étincelles.

Les temps sans doute avaient changé et les circonstances avec les temps ; la déshonorante invasion ne pesait pas alors sur l’Espagne ; l’étranger ne régnait pas dans les villes, le sol natal était libre ; il n’y avait donc plus lieu à ces vigoureux transports de la résistance, à ces explosions du droit, à ces indignations, à ces révoltes saintes de la dignité humaine insultée, de la bonne foi foulée aux pieds. Mais ce qu’on avait lieu d’attendre de la nouvelle assemblée, c’eût été un sentiment plus vif du progrès, des instincts plus démocratiques, une intelligence plus nette des doctrines sociales, une connaissance moins superficielle, une appréciation plus juste des infirmités de la monarchie et des remèdes à lui appliquer.

Tranchons le mot, quoiqu’il soit dur, l’assemblée a manqué de lumières et de patriotisme ; elle ne s’est pas trouvée douée à un degré suffisant du sens révolutionnaire ; elle n’a pas compris sa mission. Les quatre cinquièmes d’une interminable session, — elle a duré près de dix mois, — ont été perdus en débats oiseux, en chicanes souvent puériles. Nous nous sommes demandé maintes fois, à l’ouïe de ces paroles sonores, comme tout ce qui est creux, si c’était bien là la question. Nous avions peine à nous persuader que tout cela fût sérieux. L’Espagne était là comme Job, étalant aux yeux du monde ses mille plaies vives et saignantes, et les médecins d’office dissertaient à l’envi sur Hippocrate et sur Galien. Le souvenir du malade ne revenait de loin en loin que comme épisode.

Ç’a été pour nous un assez triste mécompte, et nous reportant, par la pensée, de ces pâles cortès à notre constituante d’illustre mémoire, nous nous surprenions à faire des comparaisons fâcheuses. Plusieurs même des classiques oracles de la Péninsule constitutionnelle nous ont peu touché ; leur renommée est plus grande qu’eux ; et, pour n’en citer qu’un, cet Argüelles à qui l’admiration un peu hyperbolique de ses compatriotes a décerné l’épithète de divin, nous avons eu l’irrévérence de trouver sa parole peu divine. Elle le fut sans doute aux murs de Cadix ; l’âge, l’exil, la persécution, les désenchantemens, lui ont ravi sa divinité. L’autorité d’une vie pure, le prestige d’une renommée sans tache, n’ont pu lui rendre l’Olympe ; exilée du ciel, elle n’a plus, hélas ! que des accens bien terrestres. Apollon trouvait-il au milieu des pâtres de Thessalie les mêmes chants qu’à la table des Dieux ?

Nous ne voudrions pas qu’on nous accusât d’une sévérité outrée pour un homme qui, lui aussi, a donné des ôtages à la liberté, et dont les présides d’Afrique ont puni la gloire. Certes, il y aurait une rigueur injuste à exiger de ces hommes d’un autre âge les idées du nôtre et ses passions. Ils ont eu leurs jours ; ils ont fait leurs preuves dans d’autres mêlées. Pouvait-on espérer que des vieillards allaient monter à la brèche une troisième fois avec l’audace et l’ardeur de leurs jeunes années ? Cela n’est pas dans la nature humaine. L’épée se rouille à rester long-temps au fourreau, et si les coups cette fois ont été moins assurés, si la lame est moins brillante, il faut savoir gré peut-être aux vieux soldats de 1808 d’avoir su la tirer encore.

La Constituante était formée d’hommes nouveaux, pleins de foi dans un avenir inconnu ; les cortès de 1834 diffèrent d’elle en beaucoup de points, mais surtout en celui-là ; on lit la triste expérience, le doute, le découragement, au front des hommes qui les composent. Les vieilles générations sont là en majorité ; l’élément jeune ne s’y est pas produit. Serait-ce qu’il n’existe pas en Espagne ? Nous n’acceptons point cette défaite, et nous disons qu’il n’a pas été convoqué. Le ministre du statut royal, loin de le rechercher, l’a écarté, parce qu’il a redouté sa présence. Le Fils de l’homme disait qu’on ne coud pas des morceaux neufs à de vieux vêtemens, et qu’on ne met pas du vin nouveau dans des vases vermoulus. M. Martinez s’est rendu justice ; il a senti que sa charte d’hier était vieille et usée ; il a craint que l’air vif du matin ne la fit voler en pièces.

Nous ne reprendrons pas en sous-œuvre les travaux parlementaires de 1834, cela n’en finirait pas ; d’ailleurs, ils n’avaient dans le temps qu’un intérêt médiocre, aujourd’hui ils n’en auraient aucun. La seule question éclatante et européenne de la session a été la question financière. La discussion de la dette a mis à nu la ruine de la monarchie ; on n’en doutait pas, mais on a touché du doigt la plaie. Ç’a été de plus une rude leçon de moralité donnée aux prêteurs. Fasse le ciel qu’elle leur profite ! Quant à la question financière en elle-même, elle a été posée, elle n’a pas été résolue ; elle ne le sera pas de long-temps ; elle suivra les vicissitudes de la guerre civile, mais elle lui survivra. Le temps ne manquera pas pour la traiter ; elle ne saurait l’être en passant ; la matière est ardue, elle exige une étude spéciale et un examen approfondi. Tout l’avenir de M. Mendizabal est là. Empêchera-t-il ou non la banqueroute ? L’Europe attend sa réponse.

Mais n’anticipons pas. Nous n’en sommes encore qu’à M. Martinez de la Rosa

Le résultat le plus clair et le plus net de la session a été de donner à sa retraite, reconnue bientôt comme indispensable, tous les caractères d’une nécessité, et en effet, elle a suivi de près la clôture. Il a eu cependant encore de beaux momens à la tribune ; son éloquence a remporté des victoires, mais des victoires de détail ; elle a perdu sa grande bataille.

M. Martinez, nous ne saurions trop le répéter, est un homme de parole, et son erreur radicale et permanente, celle qui lui a fait croire qu’il était homme d’état, c’est qu’il a toujours pris le discours pour l’action. Il n’a jamais su établir la distinction ni faire les deux parts. Cette erreur même prouve à quel point les passions et les instincts de l’orateur l’emportent chez lui sur tous les autres. Une harangue est à ses yeux un fait matériel, et de même que l’homme d’état véritable surveille, durant l’exécution, tous les détails d’une opération gouvernementale ; ainsi, il pousse, lui, le soin de sa parole jusqu’à la minutie ; cette sollicitude ne se borne point aux évolutions de la tribune, elle va plus loin ; on l’a vu, ce premier ministre d’une monarchie en révolution, s’enfermer des heures entières dans son cabinet, savez-vous pourquoi ? Pour corriger les épreuves de ses discours. Il n’eût pas souffert que la gazette officielle les publiât avec une virgule de moins ou une virgule de plus. Pendant ce temps, les grandes affaires restaient en souffrance, mais l’orateur était satisfait ; le ministre n’en demandait pas davantage.

Le caractère de son éloquence est la pompe ; il a besoin, pour se développer, de l’excitation de la tribune ; dans un salon, il n’a pas de conversation, dans le cabinet pas davantage. La défiance qui fait le fonds de son caractère semble alors paralyser sa langue ; il devient évasif, il élude, il louvoie, il s’arme du monosyllabe aigu comme le porc-épic de ses javelots. Cette disposition naturelle à son tempérament et à son caractère hérisse de difficultés son commerce politique ; la négociation la plus simple devient avec lui un labeur rebutant. Il est de plus difficultueux et quelque peu jésuite. Les ambassadeurs en savent quelque chose. Ajoutez à cela qu’il n’a pas de mémoire et qu’il est entêté, deux circonstances qui contribuent peu à faciliter les affaires.

M. Martinez est un grand travailleur, mais ce n’est pas un bon travailleur ; il travaille beaucoup, mais il travaille mal. Par suite de sa défiance invétérée et aussi par orgueil, il perdait un temps précieux à des occupations subalternes qu’il aurait dû laisser à ses commis. Il est à craindre qu’il ne se célât souvent pour cacheter ses lettres et tailler ses plumes. Son infirmité originelle a toujours été de se noyer dans les détails ; il manque de cette vue d’ensemble qui groupe et procède par masses, vertu aussi indispensable à l’homme d’état qu’à l’homme de guerre. Ne se plaçant jamais assez haut pour dominer la position, c’est la position qui le domine ; au lieu de conduire les évènemens, ce sont les évènemens qui le conduisent ; et, comme ministre, il vivait au jour le jour, sans aucune idée d’avenir. Avec cela son optimisme était imperturbable et quelquefois comique à force de naïveté. Il tenait en réserve des dithyrambes pour toutes les vicissitudes de sa fortune ministérielle, des apothéoses pour toutes ses défaites.

En fait de réformes, il avait une façon d’argumenter vraiment curieuse : « Un abus établi, disait-il, a des inconvéniens, c’est vrai, mais ces inconvéniens sont connus, tandis que la réforme en peut entraîner qui ne le sont point, et qu’on ne saurait tous prévoir : or, le connu a moins de périls que l’inconnu, donc l’abus vaut mieux que la réforme. » Voilà un théorème pour le moins bizarre ; les corollaires peuvent mener loin. Le ministre qui raisonne ainsi est jugé ; il peut être, nous n’en doutons pas, un fort galant homme, un orateur élégant, un poète distingué ; mais il est déplacé à la tête d’une révolution. Où en serions-nous, bon Dieu ! si nos constituans avaient admis ce système d’argumentation ? Mais ils s’en donnèrent bien de garde ; c’est que les constituans étaient d’autres hommes ; nous souhaiterions à l’Espagne une demi-douzaine de ces têtes-là, ne fût-ce que pour lui poser les problèmes.

Malgré tant d’infériorités, M. Martinez reprenait ses avantages à la tribune. Il entraînait souvent, même ses adversaires, il avait des mouvemens nobles et chaleureux. Nous nous rappelons une séance où un sifflet lancé du public lui coupa la parole ; loin de perdre contenance, il redressa fièrement la tête, et, se tournant vers le lieu d’où partait l’outrage, il y répondit par une apostrophe pleine d’une dignité froide, d’un dédain superbe. Son maintien, sa voix, son geste, tout en lui respirait alors le grand orateur ; dans ce moment-là, il fut beau.

L’assemblée fut émue ; amis et ennemis, tout le monde battit des mains ; les tribunes se mêlèrent à ce concert unanime d’applaudissemens, et nous-même nous fûmes saisi d’une involontaire émotion, nous cédâmes à l’entraînement universel. Au sortir de là et le charme rompu, nous essayâmes de nous rendre compte de l’impression ; nous récapitulâmes le discours du ministre ; il ne soutenait pas l’examen ; c’était une suite de lieux-communs assez vulgaires ; mais tout cela s’était transfiguré en passant par la bouche d’or de l’orateur. Ce ne serait pas l’unique surprise de ce genre que nous aurions à confesser, tant cette parole andalouse a l’art de dorer les rêves de la vanité et les sophismes de l’impuissance.

M. Martinez de la Rosa avait son contraire à la chambre dans un de ses compatriotes, M. Alcalà Galiano ; nous disons son contraire en éloquence, car, quoique M. Galiano se fût assis au banc de l’opposition, nous ne pensons pas que leurs principes fondamentaux différassent essentiellement ; leur position seulement n’était pas la même. M. Galiano est de Cadix ; membre des précédentes cortès, il passa ses jours d’exil en Angleterre, de là son anglomanie avouée et son antipathie pour la France. Revenu sur le théâtre de ses premières gloires, il prit le rôle de tribun.

C’est l’homme d’Espagne qui parle le plus, et, quand on l’entend, on voudrait qu’il parlât davantage encore ; pourtant ce serait difficile. Son abondance est intarissable ; il va, il va, c’est un fleuve qui coule ; on ne voit pas comment il s’arrêterait. M. Galiano n’a pas besoin, comme M. Martinez de la Rosa, de l’enivrement de la tribune ; il est toujours prêt ; partout il parle, au coin du feu comme à la chambre ; la parole est son milieu, c’est l’atmosphère nécessaire à sa vie ; privez-l’en, il meurt.

On sent que la noblesse ne peut être le caractère dominant d’une éloquence aussi impérieusement continue ; c’est en ce sens que l’orateur gaditan est le contraire du grenadin. M. Galiano est de la famille de MM. Thiers et Dupin, et il rappelle un peu, ce nous semble, ce que l’on dit des beaux jours de M. Villemain ; sa manière est familière, quelquefois même un peu trop ; il se met à son aise ; il est sans gêne, mais ses dards n’en sont que plus acérés. Quand il prend un homme, il le tourne et retourne en tous sens, il ne lâche prise qu’après l’avoir lardé, comme on dit, de la tête aux pieds. Il ne donne pas de coup de massue, mais mille millions de piqûres qui mettraient aux abois un géant, comme l’ours de la fable assailli par les abeilles. Nous n’avons jamais vu M. Galiano hésiter ni chercher sa phrase, quoiqu’il improvise toujours ; sa facilité, sa souplesse, égalent son abondance.

Tel est M. Alcalà Galiano ; c’est le parleur le plus populaire de l’Espagne, mais ce n’est que cela ; il n’est pas du tout un homme de gouvernement ; le ministère, auquel il aspire ; lui prépare des mécomptes et des chutes.

L’orateur opposant, dont la manière se rapproche le plus de M. Martinez, c’est celui dont nous avons déjà parlé, M. Augustin Argüelles. Il est noble comme lui, sévère et contenu ; mais le scepticisme et l’irrésolution lui ont enlevé toute son ancienne puissance. C’est l’homme des restrictions ; il ne conclut jamais, et chez lui il est rare que le second corps de phrase ne détruise pas le premier ; nul orateur, en Europe, ne fait une aussi abondante consommation des prudens adverbes : cependant… toutefois… mais pourtant… C’est le doctrinaire par excellence ; aussi a-t-il perdu le privilége d’agir sur l’assemblée, même sur les hommes de son parti. Si nous voulions nous permettre de la personnalité, nous pourrions lui trouver plus d’un terme de comparaison sur les bancs de notre gauche parlementaire. M. Argüelles est Asturien ; il est anglomane comme M. Galiano et par les mêmes causes.

Quant à M. le comte de Las Navas, dont le nom a fait quelque bruit ces temps passés, il est Andalous et procurateur de Cordoue. On ne peut pas dire que ce soit un orateur ; il n’en a ni la parole, ni la tenue ; mais il est doué d’un imperturbable aplomb et d’un esprit de censure infatigable. Il est le type complet de l’opposition systématique ; il en fait sur tout, à tout propos ; il est chicaneur, il est taquin, il est tourmentant ; il ferait perdre patience à la patience même, et si des anges s’asseyaient jamais sur la sellette des ministres constitutionnels, ils compromettraient leur salut à discuter avec lui. M. de Las Navas s’attachait de préférence à M. de Toreno ; c’était son adversaire de prédilection, et jamais il ne manquait de se mettre en colère. En les voyant aux prises ; nous pensions souvent, sauf les différences, à la fable de la mouche et du lion.

Malgré ce donquichottisme d’opposition, parfois un peu outré, M. de Las Navas joue à la chambre un rôle fort utile. Il faut des hommes comme lui ; il faut de ces yeux de page qui furètent partout, de ces voix indiscrètes qui disent tout sans ménagement. On s’expose, il est vrai, à quelques erreurs de détail, voire même à quelques petits mensonges ; mais le bénéfice général compense ces légers périls. On peut penser ce qu’on veut du comte de Las Navas, on en peut médire à son aise hors de la chambre ; mais dedans on l’écoute, car il n’est jamais ennuyeux, et souvent il amuse ; il a des saillies piquantes et tombe à tout instant sur des mots heureux. Comme il est l’antipode du style académique, et qu’il dit, sans sourciller, tout ce qui lui vient aux lèvres, son improvisation a tout l’intérêt de la nouveauté et tout le sel de l’imprévu. Nous l’avons vu occuper la tribune des séances entières sans qu’on l’interrompît, et sans que son auditoire donnât le moindre signe d’impatience ou de lassitude.

Nous aimerions à mettre en relief le peu d’hommes nouveaux qui ont forcé la consigne du statut royal, et pénétré dans la chambre ; nous leur décernerions volontiers le brevet d’orateur ; mais en conscience cela est impraticable : notre bonne volonté échoue contre l’impossible ; la palme, nous l’avons dit, est restée aux anciens. Un seul des débutans, l’avocat Lopez, procurateur d’Alicante, s’était annoncé avec assez d’éclat ; c’était un feu de paille, il s’est éteint. Un autre, poète et romancier, M. Telesforo Trueba, procurateur de Santander, avait donné quelques espérances ; elles ne se sont pas réalisées. Quant à MM. Gonzalez et Caballero, dont les noms ont été quelquefois cités, ils peuvent avoir des prétentions au patriotisme, nous ne supposons pas qu’ils en aient à l’éloquence.

Plusieurs hommes parmi ceux qui se taisaient ou ne brillaient pas à la tribune, passaient pour avoir des connaissances spéciales ; du nombre est le vieux Florez Estrada ; qui a écrit sur l’économie politique ; tel est encore M. Rivaherrera et le marquis de Montevirgen, qui ont, dit-on, des idées, le premier en administration, le second en finances. Quant au président actuel, M. Isturiz, il se posa, dès l’abord, comme radical ; sa parole accuse de l’énergie, et on lui accorde de la capacité. C’est ce que nous allons bien voir ; l’heure de l’action a sonné pour lui.

Nous ne prolongerons pas davantage cette galerie parlementaire, car, bien que plus d’un portrait y pût figurer encore avec avantage, nous finirions par tomber dans le monde des infiniment petits. Quant à l’estamento des procérès, cette aristocratie mixte qui commence au duc de Médinaceli et finit au poète Quintana, il nous suffira de dire qu’à l’exception de deux membres, trois peut-être, l’illustre corps exécutait, dans un solennel silence et avec une religieuse ponctualité, chacun des mouvemens qu’il plaisait au ministre de lui commander. Mannequin docile, il ne déviait pas de la ligne et marchait au pas. La chambre des pairs espagnole n’a pas d’existence qui lui soit propre, et son autorité est nulle. C’est une création tout-à-fait avortée, un rouage inutile ; si la machine s’arrêtait, elle n’a pas en elle la puissance de la faire aller, et, la machine allant, il lui serait tout aussi impossible de l’arrêter si la fantaisie lui en prenait un jour.

Malgré sa grandesse, ses droits héréditaires, ses majorats, l’Espagne est une terre éminemment démocratique ; le dogme de l’égalité chrétienne y a passé de l’église dans les murs. Une fois là, il est bien près d’entrer dans les lois. S’il avait été dans les destinées de la famille aristocratique des procérès de conquérir une importance politique, ce n’aurait été qu’à l’aide et en vertu des illustrations plébéiennes dont l’adoption lui fut imposée ; mais cela même n’a pu avoir lieu : la mesure a été sans efficacité comme sans logique. La vie n’est pas de ce côté. Pas un orateur n’a surgi du sein de ces sépulcres blanchis ; pas une voix n’a troublé leur silence monumental. Laissons les dormir en paix.

Avant de clore la session, donnons un coup d’œil au dehors et voyons s’il ne s’y est rien passé qui soit digne d’attention. Nous trouverons peu d’évènemens ; les cortès convoquées, toute la vie politique avait reflué dans leur sein et s’y était concentrée. Le premier fait extra-parlementaire qui mérite les honneurs d’une mention, c’est l’arrestation du vieux Palafox, l’énergique et valeureux défenseur de Saragosse. La session n’était pas encore ouverte qu’une conspiration radicale, dont le mot d’ordre et le signe de ralliement étaient la constitution de 1812, avait déjà protesté du dehors contre l’œuvre du statut royal ; Palafox fut accusé d’avoir adhéré à la protestation séditieuse et trempé dans le complot ; mais l’accusation ne put se soutenir, et le patriarche de l’indépendance espagnole fut élargi.

Le complot n’éclata point. On douta même de son existence. Toutefois nous pouvons affirmer qu’il avait un fondement réel ; seulement les choses en restèrent à l’état latent ; c’était un vœu plus qu’une révolte, et l’évènement n’a de valeur que comme manifestation d’un mécontentement sourd et comme précurseur de prochains orages ; il prouve que, dès l’entrée de sa campagne parlementaire, M. Martinez se trouvait pris déjà entre deux feux. La conspiration devait éclater et fut découverte le 24 juillet, le jour même de l’ouverture des cortès.

L’année 1835 s’ouvrit par une insurrection militaire ; cet épisode fut sanglant ; il coûta la vie au général Canterac, qui venait de prendre le commandement de Madrid ; il coûta à Llauder le portefeuille de la guerre, dont il s’était mis en possession deux mois auparavant. Llauder fit preuve, en cette occasion, d’une incapacité qu’on ne croirait pas si on n’en avait été témoin. Armé de toutes les forces réunies de la garnison et de la milice urbaine, il ne sut pas se rendre maître d’une poignée de soldats révoltés ; retranchés dans l’hôtel des postes, comme dans une forteresse, ils tiraient de là sur les rues adjacentes, et ils gardèrent impunément leur position toute la journée. Sur le soir, les vivres et les munitions leur manquant, ils consentirent à capituler, c’est-à-dire que c’est le gouvernement qui capitula, car les vaillans coupables traversèrent Madrid en triomphe, tambours en tête et la baïonnette au bout du fusil. Ils allaient rejoindre l’armée de Navarre ; c’était la seule peine infligée à leur insubordination. Le peuple, qui partout sympathise au courage, — et les rebelles en avaient fait preuve, — leur fit la conduite en masse ; il les accompagna hors de la porte de Foncarral, et les proclama les héros de la journée.

Plus tard, M. Martinez de la Rosa les punit de leur triomphe par un parjure. À peine le bataillon révolté était-il arrivé à sa destination, que, malgré la foi jurée, il fut dispersé dans d’autres corps ; l’adjudant Cardero, qui le commandait, fut exilé à Mayorque. Un fait qui rend la perfidie plus criante, c’est que les insurgés ne s’étaient soumis qu’après avoir exigé et obtenu la parole d’honneur de M. Martinez ; ils croyaient moins, disaient-ils, à la loyauté des autres membres du cabinet, ils avaient foi dans la sienne et pensaient n’avoir rien à craindre sous cette égide. Voilà ce qu’est devenu, après trois siècles de despotisme, l’antique honneur castillan.

Quant au général Llauder, cette journée l’annula. Appelé à la barre de la chambre pour se justifier, il fut d’une faiblesse à embarrasser ses ennemis eux-mêmes. Certes on peut être un fort mauvais orateur et un fort bon militaire ; mais de ce qu’on parle mal il ne résulte pas non plus que l’on se batte bien : Llauder l’a prouvé. Convaincu de double impuissance, il fut abandonné de tout le monde, et se réfugia couvert de confusion dans son gouvernement de Catalogne. Il avait eu la précaution de se le réserver, tout ministre de la guerre qu’il était, car il n’est pas homme, lui, à brûler ses vaisseaux. La junte se chargea plus tard du soin de les lui brûler.

Son successeur au ministère de la guerre fut le général Valdès, homme intègre et brave qui avait fait avec gloire les guerres d’Amérique, qui en était revenu pauvre, gloire encore plus rare, et dont l’Espagne vénère les vertus simples et vraiment antiques. Mais son honnêteté trop crédule était un écueil où il échoua. Son administration fut probe, mais impuissante. Appelé après Mina au commandement en chef de l’armée du Nord, il alla se perdre dans ce gouffre béant où tant d’autres s’étaient perdus avant lui. Combien s’y perdront encore ?

Disons, pour en finir avec l’insurrection du 18 janvier, que le sens politique n’en fut pas saisi ; c’est resté un mystère. Il y avait certainement quelque conjuration derrière les soldats ; mais il paraît qu’à l’heure de l’action le cœur faillit aux conspirateurs, et les soldats furent abandonnés et livrés à eux-mêmes. Le pas était difficile ; ils s’en tirèrent avec honneur.

Deux mois plus tard, il y eut à Malaga un mouvement plus sérieux. La milice urbaine chassa les troupes et resta maîtresse de la ville ; mais le mouvement ne se liait à rien, la victoire fut inutile, elle se tourna même bientôt en défaite ; un instant repoussée, l’autorité militaire reprit la ligne. Ce n’étaient là que les premiers symptômes, et comme les avant-coureurs de la grande insurrection nationale, régularisée plus tard par les juntes.

Une conspiration radicale avait signalé l’ouverture des cortès ; elles se fermèrent au bruit d’une conspiration, dans le sens contraire. Jusque-là les carlistes d’Andalousie s’étaient tenus assez tranquilles ; l’idée leur vint de se produire, et d’avoir, eux aussi, leur armée. Ils voulurent, comme on dit en Espagne, monter une faction. L’entreprise n’eut aucun succès. Surprise dans un moulin près de Séville, la faction naissante périt du coup. Le chef de la bande était un brigadier, nommé Malavila ; il fut arrêté et fusillé avec quelques-uns des siens.

Mais sortons enfin de tous ces chemins de traverse, sentiers tortueux et parfois sanglans, qui ne font que nous éloigner du but, et revenons sur la grande route pour ne la plus quitter.

Les cortès furent closes ; la vérité force à dire que la session mourut de langueur ; l’intérêt n’y était plus, et il serait permis de croire que M. Martinez ne la prolongea si long-temps que pour prolonger sa propre existence. Il sentait bien que descendre de la tribune, c’était descendre du ministère ; et, en effet, les deux évènemens se suivirent de près : la clôture des chambres est de la fin de mai, et le 9 juin M. Martinez n’était plus au ministère. Il avait cédé la place à M. de Toreno.

Le ministère Martinez se résume tout entier dans le statut royal ; il a vécu seize mois sur ce fonds. Nous n’avons pas à y revenir. Le statut concédé, son auteur crut avoir tout fait ; ce fut là son erreur fondamentale. À peine en route, il voulut enrayer tout court. C’était s’y prendre un peu tôt, et l’entreprise était téméraire ; il n’avait pas la main assez puissante pour tenir long-temps ; la pente était plus forte que lui, il est tombé, comme cela devait être. M. Martinez aurait fait, en temps calme, un assez bon ministre des beaux-arts ; mais ce n’est pas un homme taillé pour les jours d’orage. Ce n’est pas même un homme d’affaires, et son administration a été vicieuse de tous points.

L’Espagne est criblée d’abus civils, judiciaires, bureaucratiques, d’abus de toutes sortes. Il y en a de si patens, qu’ils aveuglent à force d’évidence. Quant à lui, il n’a pas su les voir, ou s’il les a vus, il n’a pas voulu y porter la cognée. Pas un seul n’a été réformé ; l’intention de le faire un jour n’a pas même été exprimée. Il ne s’agit là cependant ni de théories sociales ni de principes abstraits ; il s’agit de simples réformes administratives. Mais M. Martinez avait érigé en système l’immobilité, et il ne touchait à rien, de peur d’être amené à toucher à tout. Il ne voulait pas se créer de périlleux antécédens. Il est vrai que la position était difficile, et que deux questions terribles, la guerre civile et la banqueroute, dominaient toutes les autres. Mais ce n’était pas en proclamant à la face d’une révolution entravée, et en poussant jusqu’au fanatisme ces étranges doctrines d’immobilité et d’optimisme universel, que l’on pouvait espérer de remuer l’opinion publique et d’opérer ces miracles qu’elle seule enfante aux jours du désespoir. Aussi le règne de M. Martinez n’a-t-il eu d’autre résultat que d’amener la monarchie à l’extrême bord du précipice.

L’homme chargé de la retenir dans sa chute vint trop tard, c’est-à-dire que la première faute de M. de Toreno fut de n’avoir pas arraché plus tôt des mains de son rival les rênes de l’état. Il le pouvait, il le devait. Mais sa faute, selon nous, remonte plus haut. À son retour aux affaires, deux rôles s’offraient à lui ; il pouvait être chef de l’opposition, il préféra être ministre ; il tira évidemment la mauvaise carte. Il prit, dès l’abord, une situation fausse ; entrer dans un ministère qui était déjà formé, et dont la direction suprême ne lui était pas abandonnée, c’était compromettre doublement sa responsabilité, puisque d’une part il acceptait un passé dont il n’était pas l’auteur, et que de l’autre il s’associait à un avenir qu’il n’était pas maître de diriger selon ses vues. N’était-ce pas à beaucoup d’égards s’infliger à soi-même le supplice de Mézence ?

M. de Toreno le comprit sans doute, car il affectait souvent de se renfermer exclusivement dans sa spécialité ; mais c’était là une tactique impossible : les questions générales étaient trop flagrantes, elles l’amenaient trop souvent sur la brèche au secours de son rival, devenu son confrère.

Malgré ces embarras d’une position ambiguë, il conserva long-temps du prestige ; long-temps il fut considéré bien moins comme le collègue de M. Martinez que comme son successeur désigné. Il eut un moment unique peut-être dans la vie d’un homme d’état. Quoique ministre et ministre des finances, il avait, pour ainsi dire, conservé un pied à terre dans l’opposition ; il était de plus l’homme de la cour, l’homme de la chambre, l’homme de la presse ; le pays n’avait qu’une voix pour exalter son habileté pratique et sa capacité. C’est alors qu’il devait exécuter son 18 brumaire. L’occasion était belle, il n’en sut pas profiter ; enfant gâté de la fortune, il se montra dédaigneux de ses faveurs, elle l’en punit en les lui retirant.

Lorsqu’au mois de juin il prit la direction des affaires, l’Espagne ne vit là qu’un changement de nom, pas un changement de système. Son instinct ne la trompait pas. Champion du statut royal, M. de Toreno s’était fait trop long-temps le complice de la politique immobile de son prédécesseur, il avait trempé trop longtemps dans ses actes pour n’inspirer pas de légitimes défiances ; le prestige était détruit, il venait trop tard.

Les journaux de Paris ont parlé d’un manifeste par lui publié à son avénement à la présidence ; ce manifeste n’a jamais existé ; ce fut là même un oubli ou une erreur du nouveau cabinet ; il devait rompre d’une manière éclatante avec l’ancien ; il négligea de le faire, son silence parut suspect. M. de Toreno ne fut plus que le continuateur de M. Martinez de la Rosa.

Son embarras était visible. Obligé de composer un ministère, il accoupla des noms sans analogie, depuis le marquis de Las Amarillas, l’homme le plus aristocratique et le plus impopulaire des Espagnes, jusqu’à M. Mendizabal. Quelle disparate ! On peut dire que jamais le système de bascule n’avait été gradué sur une plus grande échelle. Ces hymens forcés étaient trop mal assortis pour donner des fruits ; ils demeurèrent stériles.

Cependant avant de tourner le dos à son favori, la fortune lui donna une dernière preuve de sa tendresse ; à peine le nouveau ministère était-il intronisé que Zumalacarreguy mourut (25 juin). Ce coup de dé semblait ruiner de fond en comble les affaires du prétendant, car Zumalacarreguy était son plus fort joueur ; ne voyant personne qui fût digne de prendre la place laissée vide par sa mort, on put croire la partie perdue. Elle ne l’était pas, elle devait se disputer long-temps encore.

L’échec n’en fut pas moins rude et la perte sentie. Zumalacarreguy était tout-à-fait l’homme de la faction ; elle s’était incarnée en lui, Il jouait alors en Navarre le même rôle que Mina y avait joué pendant la guerre de l’indépendance. Navarrais, comme lui, il connaissait le sol et l’habitant. Doué de cet esprit d’aventure qui fait les partisans, il se multipliait par une infatigable activité ; agile comme un enfant des montagnes, il était partout à la fois, et déconcertait l’ennemi par la rapidité de ses marches et l’audace de ses coups de main. Mais ce n’était pas seulement un homme d’inspiration, l’étude avait réglé ses instincts guerriers sans leur ôter rien de leur fougue ni de leur spontanéité. Avant qu’il eût passé du service de la reine, où il était colonel, dans le camp de don Carlos, on le tenait déjà pour un des bons officiers de l’armée espagnole.

Son humeur était dure ; mais son inflexible sévérité tourna au profit de la cause qu’il avait embrassée ; il établit et sut maintenir dans ses guerrillas indépendantes et vagabondes, une discipline qu’elles n’avaient jamais connue. Il en fit presque une armée. On lui reproche, il est vrai, des actes d’une férocité peu commune ; mais la férocité est le caractère de toute guerre civile, et sur ce sanglant terrain, les deux partis ont fait assaut ; ils n’ont rien à se reprocher l’un à l’autre.

Il est à remarquer que Zumalacarreguy est le seul homme qui se soit fait un nom européen dans la crise actuelle de la Péninsule ; il est dommage qu’il se le soit fait de l’autre côté. Au fond, c’était un condottier plus qu’un homme de principes ; il avait mis son épée au service du prétendant, comme Carmagnola avait mis la sienne au service de Venise. À quatre siècles de distance ce sont les mêmes mœurs. Il passa à don Carlos pour satisfaire une vengeance personnelle ; on raconte qu’étant en instance auprès du ministère de la guerre pour je ne sais quelle affaire, il y mettait de la suite et de la ténacité ; le ministre, qui était, je pense, M. Turco de Valle, s’impatienta ; on lui fit sentir dans les bureaux qu’il était importun. — « Je vais l’être bien davantage, » — répondit-il d’un air menaçant, et il partit pour la Navarre. Le colonel repoussé devint le généralissime des armées de Charles v.

La demande d’intervention renouvelée[2] par le comte de Toreno, et le refus du gouvernement français, avaient précédé la mort de Zumalacarreguy. Ce n’est pas le lieu de traiter cette question si longtemps débattue, et, disons-le aussi, si mal posée ; le travail préliminaire auquel nous nous livrons ici n’est destiné qu’à la récapitulation des faits consommés, nullement à la discussion des cas en litige et des causes pendantes. C’est ainsi que nous n’avons parlé qu’à la volée du problème financier et de la guerre civile, parce que ce sont là deux faits actuels et non accomplis. Ces graves questions veulent être traitées à part. Il en est de même de l’intervention ; nous n’avons à la considérer ici que dans ses rapports avec le ministère Toreno.

L’intervention était l’ancre de salut de ce vaisseau en détresse ; l’ancre cassant, le vaisseau fit naufrage. M. de Toreno a trop de coup d’œil pour n’avoir pas vu le premier la fausseté de sa position ; il ne l’avait acceptée que dans l’espoir d’une assistance qu’il regardait comme nécessaire, sur laquelle il avait cru pouvoir compter, et dont le déni l’irrita d’autant plus qu’il rendait son ministère impossible. L’intervention refusée, il perdit courage, et ne songea plus qu’à se ménager une chute honorable. Comme les gladiateurs du cirque romain, il se drapa pour bien tomber.

Nous allons dire toute notre pensée. M. de Toreno fût-il revenu d’exil en tribun ; eût-il rompu à temps avec M. Martinez de la Rosa, et pris la direction des affaires plus tôt, et en vertu, non d’un compromis équivoque et périlleux, mais d’une opposition ouverte ; M. de Toreno enfin eût-il obtenu l’intervention, son règne, pour être plus long, n’en aurait pas moins été transitoire ; M. de Toreno n’est pas un homme de révolution : il est sceptique, et n’est pas ambitieux. Privé de ces convictions fortes qui font les vertus civiques, il ne prend point assez à cœur les principes, ni la chose publique au sérieux. Les instincts de l’homme du monde ont chez lui trop d’exigence, ils sont impérieux ; rebelles aux sacrifices, ils disputent pouce à pouce à l’homme politique le terrain de l’action ; ils sont sybarites ; ils aiment leurs aises ; il leur faut des loisirs, et ces loisirs, on les paie souvent cher.

Et puis, nous le disons, M. de Toreno n’est pas ambitieux. Il n’aspire pas au pouvoir ; il ne l’aime pas ; or, l’ambition est une passion nécessaire aux hommes d’état, c’est presque une vertu dans les hautes positions sociales ; c’est elle qui fait les grands ministres ; c’est elle qui triomphe des lenteurs, des dégoûts ; c’est par elle qu’on grave son nom sur le rocher des siècles et qu’on imprime une secousse au monde ; sans elle pas de conceptions durables, pas de dévouemens tenaces ; adieu la patience des longs desseins ! adieu l’exécution forte et puissante !

Pourtant il faut s’entendre. Nous ne parlons point de cette ambition vulgaire qui brûle le temple d’Éphèse. L’amour du bruit n’est qu’un appétit inférieur. L’ambition, c’est autre chose : c’est Jules César qui a une pensée et qui la poursuit ; au jour venu, il brise aux champs de Pharsale le patriciat romain ; c’est Richelieu qui a un but et qui y marche : il meurt, mais l’aristocratie française expire avec lui ; il laisse le trône et le peuple tête à tête ; c’est Napoléon, enfin, qui met le peuple sur le trône, et inocule à l’Europe entière la démocratie.

Voilà l’ambition ; et c’est d’un rayon de cet ardent foyer de vie que nous aurions voulu voir M. de Toreno pénétré et échauffé. Nous voudrions que la régénération de l’Espagne devînt son idée fixe, qu’il s’y dévouât, qu’il se jurât à lui-même de l’accomplir à tout prix. Mais il n’a pas en lui l’étincelle ; il n’est pas jaloux de se faire un grand nom en faisant une grande œuvre ; l’amour de la gloire ne le possède pas. De même qu’il n’aime pas assez l’empire, il n’aime pas assez l’Espagne. Formé, par les voyages de l’exil, aux mœurs européennes, son pays lui semble barbare et si en arrière des autres, qu’il en a plus d’une fois désespéré ; le soin de son éducation lui paraît un labeur ingrat. Il a poussé si loin l’insouciance, que nous l’avons vu perdre des votes, uniquement parce qu’il ne voulait pas prendre la peine de discipliner les cortès et de les mener, ce qui alors lui était facile.

Tels sont les défauts de M. de Toreno ; ils sont inhérens à sa nature comme on voit, et l’on aurait mauvaise grace de venir reprocher à un homme son tempérament. Aussi ne faisons-nous point de reproches, nous constatons un fait, et nous maintenons que, supérieur à M. Martinez de la Rosa en tant que capacité administrative et tête politique, M. de Toreno n’est pas plus que lui un ministre de révolution. Tel qu’il est, il n’en est pas moins un des hommes les plus remarquables d’Espagne ; c’est une justice que nous nous plaisons à lui rendre. Il a l’esprit net et le sens des affaires, et, ce qui est plus rare au-delà des Pyrénées, il a de l’ordre et de la méthode. C’est, de tous les ministres, celui avec lequel les ambassadeurs aimaient le mieux à traiter, comme il est, de tous les Espagnols, celui que les étrangers fréquentent le plus volontiers.

On lui a reproché de n’avoir pas eu dans le choix des fonctionnaires la main plus heureuse que son prédécesseur, qui ne l’eut guère ; il serait difficile d’absoudre entièrement M. de Toreno de cette accusation ; mais, s’il a péché, ce n’est point par calculs, c’est encore par insouciance, par un laisser-aller trop mondain.

Ses opérations financières ont excité de grandes clameurs ; il passe, par exemple, pour avoir adjugé l’emprunt à des conditions onéreuses pour l’état ; à cela nous répondrons que la nécessité lui a forcé la main ; personne en Europe n’a voulu prêter à de meilleures conditions ; celles de M. Ardoin étaient les moins dures de toutes celles qui furent proposées.

M. de Toreno est un des premiers orateurs de la chambre ; sa manière n’est ni celle de M. Martinez, ni celle de M. Galiano ; il est plutôt dialecticien qu’éloquent dans l’acception rigoureuse du mot ; il discute plus qu’il ne persuade ; il convainc plus qu’il n’entraîne. Il ne surprend pas, il prouve. Le mot propre lui vient toujours ; sa parole est élégante et concise, spirituelle et facile ; il se possède, il ne dit que ce qu’il veut dire. Si on le fâche, il devient ironique et acerbe ; poussé à bout, sa langue a des coups de poignard. Si nous avions à nous résumer dans un mot, nous dirions qu’il est l’orateur gouvernemental de l’Espagne.

Mais toutes ces qualités, tous ces talens divers ne suffisent pas au premier ministre d’une révolution ; ils pouvaient retarder tout au plus d’un jour la chute de M. de Toreno, ils ne pouvaient l’empêcher. Voici que nous touchons au dénouement. Le signal partit de Saragosse le 6 juillet ; il y eut une émeute populaire dirigée contre les couvens ; des moines furent massacrés ; la milice urbaine intervint, non pour comprimer le mouvement, mais pour s’en emparer. Afin de le régulariser et de lui donner un caractère tout politique, on fusilla sur place plusieurs pillards. Les couvens abandonnés furent placés sous la sauvegarde publique ; on écrivit sur la porte : Propriété nationale.

Après cette première explosion, il y eut un temps d’arrêt, mais le feu était à la mine ; elle filait silencieusement, elle gagnait de proche en proche, elle alla sauter en Catalogne. Le premier massacre eut lieu à Reuss ; Tarragone suivit ; Barcelone vint après. Ces manifestations sanglantes sont affreuses, mais elles s’expliquent. D’abord, il faut faire la part et une large part à la violence des mœurs indigènes et aux excitations d’une lutte longue et acharnée ; ensuite, il ne faut pas oublier que dans toute l’Espagne, les couvens sont regardés comme les foyers naturels de la guerre civile, et les moines comme ses banquiers. Or, la guerre civile est la plaie saignante de la Péninsule ; celle-là est sentie par tout le monde ; tout le monde la voit ; de là le déchaînement général de l’opinion contre les cloîtres et leurs habitans ; c’est don Carlos, c’est la faction qu’on frappe en eux, et si c’est par eux que l’on commence, c’est que le péril est là, et que la société court au plus pressé.

C’est là sans doute, nous le répétons, un affreux syllogisme, et pour être conséquentes les conclusions n’en sont pas moins sanguinaires. Mais enfin, n’y a-t-il pas une consolation à reconnaître en allant au fond des choses, qu’au lieu d’être ainsi qu’on l’a dit, le résultat de féroces caprices et d’instincts aveugles et désordonnés, ces scènes meurtrières ne sont en dernière analyse que la conséquence outrée du droit de défense qu’a toute société attaquée, et que l’exagération du sentiment de conservation que l’individu apporte en naissant ?

Ici commence le rôle des juntes ; elles s’instituèrent en vertu du même droit de défense, du même sentiment de conservation. « Vous ne savez pas nous protéger, dirent-elles au gouvernement, nous vous retirons notre mandat, et nous allons nous protéger nous-mêmes. Les factieux inondent nos campagnes, ils descendent jusqu’à la porte de nos villes, nous allons pourvoir nous-mêmes à notre sûreté. » Puis vinrent les récriminations et la longue énumération des griefs passés ; ces griefs, nous les avons exposés nous-même assez longuement, et ils s’adressaient bien plus à l’administration de M. Martinez de la Rosa qu’à celle de M. de Toreno, qui ne faisait que de prendre les rênes de l’état. Mais pourquoi M. de Toreno s’était-il porté solidaire des fautes de son prédécesseur ? Pourquoi avait-il accepté sans réserve sa dangereuse succession ? Il avait engagé lui-même sa responsabilité, il ne pouvait se plaindre si maintenant on le prenait pour victime expiatoire. Toutes les juntes, sans exception, demandaient son renvoi.

Cet épisode des juntes de 1835 est unique dans les fastes modernes ; l’histoire en sera curieuse à faire quelque jour. Mais il est deux faits qu’elles ont mis en lumière, et qu’il importe de signaler dès aujourd’hui. Jamais à aucun instant de leur dictature, et alors même que l’irritation était au comble, elles n’ont manifesté l’intention de rompre avec la capitale ni de se constituer indépendantes dans leurs provinces, d’où l’on doit conclure que l’unité gouvernementale est définitive en Espagne, et que le fédéralisme politique n’y est pas à craindre.

Le second fait à signaler est celui-ci : ce grand mouvement national n’a produit aucun nouveau nom, pas un homme n’a surgi du sein de ces anonymes tourmentes pour les baptiser. Faut-il pour cela désespérer de la révolution espagnole ? Au contraire, car cela prouve qu’elle n’est le patrimoine de personne, c’est-à-dire qu’elle est le patrimoine de tout le monde. On ne peut la tuer dans un homme. Elle n’est encore qu’à l’état d’instinct ; c’est la première phase de toute réformation sociale ; on a le sentiment des abus bien long-temps avant de les combattre ; puis la lutte commence, mais sourde, éparse, sans plan, sans système ; il y a des milliers de soldats obscurs avant qu’un général s’élance sur le pavois, et les domine tous.

La révolution espagnole n’en est guère, selon nous, qu’à cette première phase ; elle est dans l’air pour ainsi dire, on la respire, on la sent ; mais elle est vague encore, elle n’affecte pas de forme déterminée ; elle en poursuit une qui lui soit propre ; c’est une ame qui cherche un corps ; elle ne l’a pas trouvé. Les hommes du statut royal, ceux de l’opposition comme ceux du pouvoir, n’en sont qu’une personnification imparfaite ; elle aspire à s’individualiser d’une manière plus décisive et plus puissante. On ne saurait dès aujourd’hui prévoir toutes les vicissitudes par lesquelles elle passera dans l’avenir, ni les transformations qu’elle est destinée à subir ; mais on peut la tenir désormais pour invincible. Toutes ses temporisations, toutes ses lenteurs sont des signes de force et de vitalité. Pourquoi donc s’en alarmer ? Il faut bien plutôt s’en applaudir. Les légendes mythologiques parlent d’une mère dont la délivrance dura vingt jours et vingt nuits, mais le fruit qui naquit de ce long enfantement était un dieu ; il avait devant lui plus de siècles de vie que sa naissance n’avait duré d’heures ; il avait l’éternité.

Les juntes employèrent tout le mois d’août à se constituer ; une fois constituées, elles restèrent en permanence. M. de Toreno essaya de faire tête à l’orage plutôt sans doute par bienséance qu’avec l’espoir de le dompter. Un petit avantage remporté à Madrid prolongea de quelques jours sa factice existence. La cour et le gouvernement étaient à Saint-Ildefonse ; la milice urbaine de la capitale voulut, elle aussi, faire sa partie et introniser sa junte. Elle se rendit maîtresse de la ville sans coup férir ; mais sa victoire l’étonna, elle ne sut qu’en faire ; elle eut peur, le courage lui manqua, elle lâcha pied.

Cette défaite partielle ne changea rien à la situation générale ; les provinces tenaient résolument la campagne. Ce n’était plus seulement Saragosse et la Catalogne qui avaient leurs juntes, c’était le royaume de Valence, le royaume de Murcie, Grenade, l’Andalousie, l’Estramadure, la Galice, la Péninsule tout entière ; la chaîne était nouée de la Corogne à Carthagène, de Cadix à Barcelone ; partout retentissaient les mêmes réclamations, les mêmes plaintes. Toutes les autorités qui avaient refusé de s’associer au mouvement avaient été congédiées, et la monarchie ainsi démembrée en était réellement réduite alors à Madrid qui encore avait pensé lui échapper, et à la Vieille-Castille septentrionale que la présence des troupes contenait dans l’obéissance. Lors du soulèvement de la capitale, la cour avait été saisie d’une telle panique, qu’il avait été un moment question de déserter à Burgos avec armes et bagages.

M. de Toreno répondit à ce vaste concert d’hostilités et de menaces par un manifeste qu’on peut admirer comme un beau monument littéraire, mais qui, au point de vue politique, n’est pas sérieux ; ce n’est qu’une feuille de papier. Il déclarait les juntes rebelles et leur ordonnait de se dissoudre. C’est ce dont elles se donnèrent bien de garde ; elles répliquèrent, les unes avec mesure, les autres avec violence, toutes avec fermeté, que, loin de céder, elles étaient résolues à persister jusqu’au bout, et à pousser, s’il le fallait, les choses aux dernières extrémités.

La Péninsule en était à ce feu croisé de manifestes et de contre-manifestes, lorsque M. Mendizabal arriva à Madrid. C’était dans les premiers jours de septembre. Le 14, M. de Toreno abdiqua dans ses mains la présidence du conseil. Son règne n’avait pas duré cent jours.


Nous nous arrêtons ; la tâche que nous nous étions proposée est remplie ; ce n’est ici, nous le répétons de peur qu’on ne nous demande plus que nous n’avions promis, qu’un simple travail d’exposition, et comme une introduction à l’histoire encore en germe du ministère actuel. Tout ce que nous avons voulu faire, ç’a été de poser quelques pierres de reconnaissance sur la route déjà bien longue, quoique si vite parcourue, qui sépare le ministère Calomarde du ministère Mendizabal ; guidé par elles, on arrivera plus facilement peut-être, au moins c’est notre espoir, à l’intelligence du présent. Quant à la question en elle-même, nous ne l’avons pas traitée, nous ne l’avons pas posée ; nous n’avons prétendu à la solution d’aucun problème ; à l’exemple des maçons, nous avons déblayé le sol avant de bâtir.

Et si nous avons donné quelque étendue à de simples prolégomènes, c’est qu’ils sont riches en leçons salutaires ; ce sont des prémisses qui renferment en elles leurs conséquences. Nous avons plus parlé des hommes que des évènemens, car les évènemens sont consommés, tandis que les hommes sont encore en scène ; plusieurs de ceux qui y ont déjà paru y reparaîtront sans doute encore ; la connaissance de leurs antécédens et de leur caractère fera mieux comprendre leurs actes dans les nouveaux rôles qui les attendent.

Avant de clore, résumons-nous ; nous le ferons avec brièveté. Nos conclusions portent un tel cachet d’évidence, que nous pourrions les réduire en aphorismes. Vico a dit que l’humanité procède par loi de succession, jamais par saccades. C’est ainsi qu’a procédé, depuis 1830, la révolution espagnole, et remarquons qu’en dépit des mauvais vouloirs et des obstacles, malgré l’impéritie des chefs et leurs fautes, elle n’a pas fait, depuis qu’elle est en route, un seul pas rétrograde ; elle a toujours été en avant ; elle s’est dépliée avec méthode ; nous avons vu se dérouler la trame ; nous avons vu les ministères s’engendrer l’un l’autre et s’enter l’un sur l’autre, avec un ordre merveilleux et une logique inflexible.. Pas un anneau de la chaîne n’a été brisé ; il n’y a pas eu rupture, il y a eu continuité. C’est ainsi que M. Zéa., ancien collègue de Calomarde, se poursuit par M. Burgos dans le ministère Martinet, et que M. Mendizabal en sort en ligne droite par M. de Toreno, dont il fut le collègue aussi avant d’être l’héritier.

La science politique a aussi sa loi de génération continue ; cette loi s’appelle le progrès. Un principe est un germe ; une fois semé, il éclot infailliblement et se développe au souffle de la Providence ; c’est là l’histoire.

On peut dresser l’arbre généalogique des révolutions comme celui des maisons princières ; la famille démocratique n’est pas une famille d’enfans perdus, elle a un passé, des traditions, des ancêtres. Il n’y a plus qu’un bon gentilhomme en Europe, c’est elle. Dépossédée de son patrimoine, elle le réclame ; on lui conteste ses titres ; elle les discute, elle les justifie ; elle oppose aux arguties de l’usurpation l’éloquence du droit ; on fait de la violence, elle fait de la raison ; ils ont l’épée, elle a l’idée.

Non, l’issue d’une cause si juste et si bien plaidée ne saurait être douteuse, pas plus au-delà qu’en-deçà des Pyrénées. Les débats ne peuvent durer bien long-temps encore ; le triomphe de la vérité n’est pas loin. Le trône usurpé tombe pièce à pièce ; le plomb vil va se rechanger en or pur ; la Jérusalem nouvelle du poète va sortir, brillante de clartés, du fond des déserts. On peut dès aujourd’hui entonner le cantique de délivrance et s’écrier avec le grand-prêtre, non plus à l’ombre des tabernacles, mais à la face du monde :


Lève, Jérusalem, lève ta tête altière !
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés ;
Les rois des nations, devant toi prosternés,
De tes pieds baisent la poussière :
Les peuples à l’envi marchent à ta lumière.
Heureux qui, pour Sion, d’une sainte ferveur
Sentira son ame embrasée !
Cieux, répandez votre rosée,
Et que la terre enfante son sauveur !


Charles Didier.
  1. Une loi provisoire, portée par M. de Toreno dans les derniers jours de son administration, fixe l’organisation des municipalités et abolit les charges héréditaires ; mais cette loi est postérieure de dix-huit mois à la promulgation du statut royal.
  2. M. Martinez de la Rosa l’avait déjà faite pour son compte quelques jours avant sa chute.