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L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France/V

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L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France
../, Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. 332-345).


CINQUIÈME PARTIE

Droits des gens

CHAPITRE PREMIER.

DE L’AMOUR DE LA PATRIE

Où il n’est point de lois, il n’est point de patrie, c’est pourquoi les peuples qui vivent sous le despotisme n’en ont point, si ce n’est qu’ils méprisent ou haïssent les autres nations.

Où il est des lois, il n’est quelquefois point de patrie, si ce n’est la fortune publique ; mais il en est une véritable qui est l’orgueil de la liberté et de la vertu ; c’est de son sein qu’on voit sortir ces hommes chez qui l’amour des lois semble être le feu du ciel, dont le sang coule avec joie dans les combats, et qui se dévouent de sang-froid aux périls et à la mort.

L’honneur, politique de la monarchie et l’honneur violent de l’État despotique ressemblent quelquefois à la vertu, mais ne vous y trompez pas, l’esclave cherche la fortune ou la mort ; l’histoire ottomane est pleine de faits inouïs qui surpassent la vigueur romaine et la témérité grecque, mais ce n’est point pour sa chère patrie, c’est pour lui-même que meurt le musulman.

Le droit des gens français, en perdant l’esprit de conquête, a beaucoup épuré l’amour de la patrie. Un peuple qui aime les conquêtes n’aime que sa gloire et finit par mépriser ses lois. Il est beau de ne prendre les armes que pour défendre sa liberté ; celui qui attaque celle de ses voisins fait peu de cas de la sienne. Ce ne sera plus la terre étrangère qui boira le sang des Français ; l’Allemagne, l’Italie, la cruelle Sicile, l’Espagne, l’Europe enfin, jusqu’à l’Orient, sont jonchés des os de nos pères, et la patrie est le cercueil des moines et des tyrans.

Pour qu’un peuple aime longtemps sa patrie, il faut qu’il ne soit point ambitieux ; pour qu’il conserve sa liberté, il est nécessaire que le droit des gens ne soit pas à la disposition du prince. Dans la tyrannie, un seul homme est la liberté, un seul homme est la patrie, c’est le monarque.

Combien était aveugle la liberté de Rome ! Aussi devait-elle finir par être la fortune d’un seul. Un mot de Sénèque me fait plaindre Caton quand je songe à lui ; à peine fut-il prêteur et il ne devint jamais consul avec tant de vertus. Il n’y avait plus à Rome de patrie, tout était César. Quand je pense où devaient aboutir la discipline et la frugalité de tant de héros, quand je pense que ce fut le sort des plus rebelles constitutions, et que la liberté perdit toujours ses principes pour conquérir, que Rome mourût après Caton, que l’excès de sa puissance produisit des monstres plus détestables et plus superbes que les Tarquins, la douleur déchire mon cœur et arrête ma plume.

CHAPITRE II.

DE LA PAIX ET DE LA GUERRE

La France en renonçant à toutes hostilités offensives influera beaucoup sur les fédérations européennes ; comme cette loi fondamentale est la plus saine de sa liberté, elle a dû la mettre à l’abri de la corruption. Par la raison que la puis­sance législatrice ne peut être chargée de l’exécution, parce qu’elle énerverait les lois dans leur source, le monarque non plus ne peut pas délibérer parce qu’il ploierait les principes à son ambition ; il est donc raisonnable que la paix et la guerre soient délibérées dans les communes, et que le monarque exécute.

Il n’est pas moins prudent que les délibérations de la puissance législatrice soient soumises à l’acceptation royale ; elles se repoussent l’une et l’autre, et concourent à la ruine des projets particuliers.

Il serait absurde que l’avis du peuple fût consulté dans les délibérations, et par rapport à la lenteur de sa marche, et par rapport à son imprudence. Si le consentement ou le refus du peuple était manifesté par les directoires, la fortune de l’État serait la proie des brigues et l’aristocratie perdrait sa vigueur. Là où les pieds pensent, le bras délibère, la tête marche.

CHAPITRE III.

DES AMBASSADEURS

Les ambassades permanentes sont un vice de la constitution européenne ; elles sont une infraction à la liberté des peuples ; une armée toujours prête aux conspirations met dans un état de défiance qui altère la vertu du droit des gens.

Il est vrai que la politesse a beaucoup fardé ces usages ; mais imaginez des contrées où l’amitié est la crainte, la bonne foi l’œil d’un ambassadeur, et la paix un état de guerre.

Imaginez des peuples qui se tiennent l’épée sur le cœur et s’embrassent, qui s’envient leur prospérité et se déclarent la guerre quand ils deviennent riches et puissants ; car le commerce en Europe ne sert qu’à amasser de quoi faire la guerre, et la guerre qu’à s’appauvrir.

Un peuple qui méprise la guerre, à moins qu’on ne l’attaque dans son territoire, n’a plus besoin d’ambassadeurs, et sa fortune deviendra prodigieuse s’il est bien gouverné.

CHAPITRE IV.

DU PACTE DE FAMILLE, DES ALLIANCES

M. de Vergennes, qui croyait aimer la France parce qu’il était l’ami des Bourbons, ligua cette famille, non point contre la liberté, mais contre l’industrie de quel­ques peuples européens. L’Europe est habitée par les rois et non par les hommes ; les peuples y sont, comme le fer, un objet de mécanisme. Le dessein de la confédération des Bourbons n’était point l’amitié ni la piété du sang, mais une jalousie secrète ; ainsi la politique de l’Europe était la misère, l’orgueil et l’or. Les peuples se trouvaient assez heureux de la fortune de leurs maîtres et gémissaient glorieusement sous le joug de leur cruelle ambition.

Ainsi l’or et le sang des peuples allaient couler jusqu’à ce que les projets d’une famille fussent brisés ou assouvis ; c’était au milieu de ces indignités spécieuses, qui passaient sous le nom de la gloire des sujets, que les nations, qui n’avaient plus de droit des gens, perdaient encore leur droit politique par l’inhumaine nécessité des édits ; l’Europe devenait un peuple de fous par l’extravagance des lois et des rapports, et son urbanité était plus méprisable mille fois que son antique barbarie. Le génie des nations était l’avarice atroce ; la guerre était un jeu ; on ne se battait ni pour la liberté, ni pour la conquête, mais pour se tuer et se voler. Le droit des gens n’existait plus qu’entre les rois, qui se servaient des hommes comme des chevaux de course ; aussi se jouaient-ils des biens et de la vie des sujets, avec d’autant plus d’assurance qu’ils savaient les enivrer de la coupe sacrée de l’intérêt.

Si l’on examine, d’un côté, l’avidité des Européens pour les richesses, et leur indifférence sur la liberté ; d’un autre côté, si l’on réfléchit à la fureur des souverains pour la dépense et la guerre, on ne peut se dissimuler que quand le luxe aura comblé leur satiété, il faudra que les États tombent. Les États qui vivent de luxe périssent un jour par la misère ; en vain ils cherchent à s’appuyer les uns sur les autres ; ils se prémunissent contre la force de leurs voisins, sans s’embarrasser de leur vice intérieur. Ce fut à l’origine du pacte des Bourbons, qui liguèrent leur faiblesse contre la vigueur anglaise qui les épuisait ; la France s’est renversée la première, les autres auront bientôt leur tour ; mais ce qui prouve le plus combien leur faiblesse est extrême, c’est d’avoir continué avec la nation libre et guerrière un pacte dont le principe est la servitude et le vice des lois. Il est vrai qu’ils périraient peut-être plutôt que d’appeler la France à leur secours.

Rien n’est plus redoutable pour la liberté que l’alliance d’une monarchie avec plusieurs républiques ; la patience, la résolution tranquille et l’absolu pouvoir d’un seul consument l’effervescence et l’inquiétude des dernières, qui se tournent à la fin les unes contre les autres, comme la Grèce unie à Philippe de Macé­doine. Rien n’est plus formidable pour la tyrannie que l’alliance de plusieurs États despotiques avec un État libre ; il faut que la vertu du dernier déracine le vice des premiers, ce qui arriva lorsque la république de Rome se rendit l’alliée de plusieurs rois d’Asie.

Quand la face des choses eut changé par la révolution de France, le pacte de famille était si peu celui des nations que l’Assemblée nationale, malgré la nature de son droit des gens, fut contrainte de ménager ce pacte qui menaçait la liberté.

CHAPITRE V.

DE L’ARMÉE DE TERRE

Quand M. de Mirabeau, quelques jours après le triste combat de Nancy, s’écria qu’il fallait décomposer et reconstruire l’armée, les uns ne reconnurent plus la sagesse et la présence d’esprit de ce grand homme, les autres vraiment ingrats crurent apercevoir un trait de génie qui blessait la constitution.

Il est certain que la dissolution de la force publique eût achevé de rompre la discipline ; car il ne faut pas confondre l’insubordination avec l’amour de la liberté ; les régiments demandaient leurs comptes aux états-majors ; je me représentai les Numides en Afrique, et non pas les mutineries républicaines des soldats de Rome.

Le corps militaire de France a, dans sa constitution douce, quelque chose de violent qui n’a ni principe ni objet. On ne rendra jamais citoyenne une troupe réglée indépendante des lois civiles. Qu’on se rappelle les Mamelouks en Égypte, les Janissaires en Turquie, les gardes prétoriennes à Rome, c’étaient de véritables étrangers dont le fer était la loi, le camp, la patrie. Il semble que l’armée de ligne soit devenue passive au milieu des gardes nationales ; c’est là précisément le motif de la jalousie, ou d’une rivalité secrète.

La France a déclaré qu’elle renonçait à l’esprit de conquête ; elle fera bien d’aimer la paix ou de licencier ses troupes aux approches d’une guerre offensive.

CHAPITRE VI.

DE L’ARMÉE NAVALE, DES COLONIES ET DU COMMERCE

L’armée navale n’a pas les inconvénients de l’armée de terre ; le commerce est son objet ; telle est la politique européenne, qu’un État ne peut plus prospérer aujourd’hui qu’à proportion que sa marine sera formidable. Les colonies sont devenues le nerf des métropoles, jusqu’à ce qu’elles les aient corrompues, qu’elles aient secoué leur injuste domination ; alors, l’esprit du commerce qui comprime aujourd’hui toute l’activité de l’Europe étant perdu, l’esprit de conquête prendra sa place ; l’Europe deviendra barbare, ses gouvernements tyranniques, et les autres continents refleuriront peut-être.

Le commerce a suivi toutes les révolutions dans le monde. L’Afrique après la ruine de Carthage perdit sa liberté, ses mœurs, avec son négoce ; l’Asie perdit sa splendeur quand Rome et les ports d’Italie devinrent sa métropole. Ces parties du monde ont langui depuis, parce qu’elles ont négligé leurs comptoirs et leurs vais­seaux.

Il y eut même une époque où le commerce fut mort presque par toute la terre, ce fut depuis la décadence de l’Empire jusqu’à la découverte du Nouveau Monde. Il n’y avait plus de métropole ; ce fut la cause du despotisme qui couvrit la terre entière.

L’Europe, par la nature de son climat, doit conserver plus longtemps sa constitution et son négoce ; je dis sa constitution, car l’Europe n’est qu’un peuple ; le même commerce a produit les mêmes périls, les mêmes intérêts ; si jamais elle vient à perdre ses colonies, elle sera la plus malheureuse des contrées, parce qu’elle aura conservé son avarice. S’il se trouve alors en Europe un peuple libre et dont la morale ne soit point le commerce, il aura bientôt subjugué tous les autres.

La fortune générale est donc liée aux rapports des différents peuples avec les colonies, et aux rapports de ces différentes puissances entre elles ; la marine embrasse tous ces rapports, elle rend l’Europe redoutable au Nouveau Monde et redoutable à elle-même.

Plus le génie de la constitution est contraire au luxe, plus il est dangereux de commercer ; mais si les denrées superflues sont chargées d’impôts, le luxe vient au secours de l’agriculture, le commerce n’est plus relatif qu’au droit des gens et devient économique.

L’État aura cet avantage qu’il enrichira ses colonies, sa marine, son commer­ce, son Trésor, et n’appauvrira que les vices avec mesure.

CHAPITRE VII.

DES TRAITÉS

Quand elles étaient à la porte de toutes les villes du royaume, le peuple français était, par rapport au fisc, ce que les nations étrangères sont par rapport à lui, depuis que les traites ont été reculées aux frontières.

Il viendra peut-être un temps où l’on ne verra point du tout de traites, et où les peuples comme les individus concevront aussi qu’ils sont frères.

Alors les nations ne seront plus rivales, il n’y aura plus qu’un droit commun dans l’univers ; de même qu’il n’y a plus parmi nous que des Français, il n’y aura plus dans le monde que des humains. Les noms des nations seront confondus, la terre sera libre.

Mais alors aussi les hommes seront devenus si simples et si sages qu’ils nous regarderont, tout philosophes que nous sommes, de l’œil dont aujourd’hui nous voyons les peuples de l’Orient, ou les Vandales et les Huns ; car dans le monde, quelque confus qu’il paraisse, on remarque toujours un dessein de perfection, et il me paraît inévitable, qu’après une longue suite de révolutions, le genre humain, à force de lumières, ne revienne à la sagesse et à la simplicité.

CHAPITRE VIII.

DES FORÊTS

Les forêts, fruits de l’économie des siècles derniers, étaient, au commen­cement de celui-ci, une des ressources de l’industrie française ; elles enrichirent les manufactures et la marine ; elles réparèrent un peu les pertes qu’avaient faites les grandes maisons du temps de Law ; elles fournirent aux excessives dépenses des grands et des nobles sous Louis XV, mais le produit n’en était pas inépuisable. Les bois sont aujourd’hui ravagés pour la plupart ; ils étaient hors de prix dans les derniers temps, et surtout dans la capitale. Paris irritait, par l’appât de son séjour, l’opulence et les ressources des riches, et ceux-ci retrouvaient au poids de l’or les denrées que leur nécessiteuse avarice mettait à une dure enchère dans les provinces.

Si le luxe ne diminue point en France, ou si les riches y demeurent oisifs, les forêts, sur lesquelles le luxe influe autant que sur les mœurs politiques, continueront à être ravagées, et bientôt la marine et le commerce seront ruinés : on ne peut assez admirer par quelle voie secrète les révolutions marchent à pas tranquilles et soudain éclatent.

Le plus léger abus dans l’ordre politique porte un contrecoup épouvantable, éternel ; c’est la répercussion de l’air dans l’atmosphère.

CHAPITRE IX.

DES MONUMENTS PUBLICS

La piété publique doit aux grands hommes qui ne sont plus, quelle que soit leur patrie, des monuments qui les éternisent, et entretiennent dans le monde la passion des grandes choses. L’Europe moderne, assez policée pour estimer les bons génies, mais peu religieuse envers leur mémoire, persécute les hommes généreux quand ils vivent, et les laisse morts. Cela vient des constitutions européennes, qui n’ont ni maximes ni vertu. Partout où je porte les yeux, je vois les statues des rois qui tiennent encore le sceptre d’airain. Je ne connais en Europe que trois monuments, dignes de la majesté humaine, ceux de Pierre Ier, de Frédéric et de Henri ; où sont les statues des d’Assas, des Montaigne, des Pope, des Rousseau, des Montesquieu, des Du Guesclin et de tant d’autres ? Dans leurs livres et dans le cœur de cinq ou six hommes par génération.

J’ai toujours été surpris, en voyant les nations enchaînées aux pieds de Louis XIV, que l’Europe entière n’ait pas pris les armes pour exterminer la France, comme jadis se ligua la vertueuse antiquité pour chercher Hélène ravie.

L’Assemblée nationale a abattu ce lâche monument ; toutefois elle se garantit d’enthousiasme et laissa l’impérieux monarque exposé aux plaisanteries d’un peuple libre. On ne peut trop respecter les rois, mais on ne peut trop humilier les tyrans.

Je suis surpris que, dans le feu de la sédition, le peuple de Paris n’ait point jeté à bas ces insolents bronzes. C’est ici que se démêle l’esprit public de ce temps-là ; on ne haïssait point les rois.

J’ai vu le grand Henri ceint d’une écharpe aux trois couleurs ; les bons fédérés de province se décoiffaient devant lui ; on ne regardait pas les autres, mais on ne les insultait pas non plus.

La France vient enfin de décerner une statue à J.-J. Rousseau. Ah ! pourquoi ce grand homme est-il mort ?

CHAPITRE X.

CONCLUSIONS

J’ai fourni ma course et je me recueille avec moi-même pour moraliser les différents objets qui me sont passés sous la vue ; j’ai appelé l’Assemblée nationale un corps politique, cela convenait au sens dans lequel je parlais alors ; mais il est bon que j’achève de développer mes idées.

L’Assemblée nationale, uniquement législatrice, n’eut ni puissance législative, ni caractère représentatif, elle fut l’esprit du souverain, c’est-à-dire du peuple. Après qu’il eut secoué le joug, elle abdiqua les pouvoirs qu’elle avait reçus de la tyrannie, elle abdiqua même tous pouvoirs devenus injustes depuis que la nation s’était rendue libre. Il me semble voir Lycurgue, dont j’ai parlé ci-dessus, quitter l’empire et l’autorité pour porter des lois. Elle convertit le titre d’états généraux en celui d’Assemblée nationale : le premier signifiait un messa­ge, le second une mission ; elle ne l’exerça point comme Lycurgue, Mahomet et Jésus-Christ, au nom du ciel ; le ciel n’était plus dans le cœur des hommes, ils avaient besoin d’un autre appât plus conforme à l’intérêt humain. Comme la vertu est encore un prestige chez les mortels fiers et corrompus, que ce qui est bon y paraît beau, tout le monde s’enivra des droits de l’homme, et la philoso­phie et l’orgueil ne trouvèrent pas moins de prosélytes que les dieux immortels.

Cependant, sous la dénomination simple d’Assemblée nationale, le législa­teur, ne parlant aux hommes que d’eux-mêmes, les frappa d’un saint vertige et les rendit heureux. Toutefois, il n’usa jamais d’autorité directe sans être coupable envers le souverain. Il ne faut du tonnerre qu’aux faux dieux, et quand la sagesse et le génie ne peuvent point suffire à ceux qui entre­prennent une législation, son règne sera court ou funeste. J’ai dit la prudence, la dextérité et la patience de l’Assemblée nationale, je ne me répéterai point ; elle modifia tout et on vit ne s’écarter de cette discipline que ceux qui la troublaient dans son sein par ignorance, folie ou séduction.

Oserai-je mettre sur le papier une réflexion que tout le monde a faite, c’est que la France vit bientôt des maîtres dans la personne de ses législateurs et perdit ainsi sa dignité. Si l’Assemblée nationale n’a point de projets éloignés, elle seule est vertueuse ou sage, elle n’a point voulu d’esclaves et a brisé les fers d’un peuple qui ne paraît fait que pour en changer. On n’omit rien pour lui prouver qu’on lui était assujetti ; on les qualifiait d’augustes représentants ; les officiers tyrannisant le peuple souverain, sous le nom de frères, pliaient devant les législateurs qu’ils ne devaient que respecter et qu’aimer. Lâches que vous étiez, vous les croyiez des rois, parce que votre faiblesse ne connais­sait que l’espé­rance ou la crainte.

L’Assemblée nationale ne fut point une législature ; cette institution ne commencera qu’après elle, c’est pourquoi sa mission n’est limitée que par la fin de son ouvrage. Aussi juste que profonde, elle obéit à ses propres décrets ; elle porta cette loi, qui ravit mon cœur et celui des hommes libres, que les prêtres qui se trouvaient dans l’assemblée enverraient aux municipalités de leur ressort l’acte de leur serment civique.

On me demandera si je pense sérieusement que la Constitution de France, telle qu’elle est, soit la volonté de tous ; je réponds catégoriquement que non ; parce qu’il est impossible que quand un peuple passe un contrat nouveau, alors que le premier est perdu et souillé, les fripons et les malheureux ne forment deux partis ; mais ce serait un étrange abus de la lettre, que de prendre la résistance de quelques scélérats pour une part de la volonté. Règle générale, toute volonté, même souveraine, inclinée vers la perversité, est nulle ; Rous­seau n’a point tout dit quand il caractérise la volonté incommunicable, imprescrip­tible, éternelle. Il faut encore qu’elle soit juste et raisonnable. Il n’est pas moins criminel que le souverain soit tyrannisé par lui-­même que par autrui, car alors, les lois coulant d’une source impure, le peuple serait esclave ou licencieux, et chaque individu serait une portion de la tyrannie et de la servitude. La liberté d’un peuple mauvais est une perfidie générale, qui, n’attaquant plus le droit de tous ou la souveraineté morte, attaque la nature qu’elle représente. Je reviens à moi, et je suis convaincu que l’institution reçue avec joie et sous la foi du serment par le peuple est inviolable, tant que l’administration sera juste.

J’ai dit que l’Assemblée nationale avait mis bas ses pouvoirs ; ses décrets, purement fictifs, n’avaient force de loi qu’après la sanction. Quand le législateur décerna des statues, il fit bien de les ériger au nom du peuple, et non point en son nom. La reconnaissance, comme la volonté d’une nation, ne peut sortir que de sa bouche et de son cœur ; usurper les droits de sa liberté c’est tyrannie, usurper ceux de sa vertu c’est sacrilège, et le crime est plus grand encore. Si l’assemblée eut levé une statue en son nom à J.-J. Rousseau, elle aurait paru un monument adroit, qui consacrait l’usurpation sous l’appât de la piété publique, et le mensonge aurait pu renverser le simulacre et en décerner un autre.

C’est par cette précision à poser les bornes de sa mission que l’assemblée fut conduite au dessein de poser celle des pouvoirs. Un corps social a manqué ses proportions quand les pouvoirs ne sont pas également distraits l’un de l’autre, que le peuple trop éloigné de sa souveraineté est trop près du gouvernement ou trop soumis, en sorte qu’il ressente plutôt l’obéissance que la vertu ou la fidélité, que la puissance législative est trop voisine de la souveraineté et trop distante du peuple, en sorte que celui-ci soit inclusivement représenté, et que le prince enfin est trop resserré entre la législation et le peuple, en sorte qu’il est comme froissé de l’une, et opprime le second qu’il ne sert qu’à repousser.

Les législateurs de France ont imaginé le plus sage équilibre ; il ne faut pas confondre les administrations avec le prince, car alors l’on ne m’entendrait plus d’après ce que j’ai dit plus haut.

Partout où je tourne les yeux, je découvre des merveilles. Je m’étais réservé de dire encore un mot sur le droit de la guerre, tel que le législateur l’a déter­miné. La France renonce aux conquêtes. Elle verra bientôt accroître sa population et sa puissance. La guerre, dit le tyran, affaiblit un peuple trop vigoureux.

Une guerre offensive ne peut être entreprise que le peuple entier, fût-il aussi nombreux que les sables, ne l’ait consenti par tête ; car ici, outre la maturité d’une pareille entreprise, la liberté naturelle de l’homme serait violée dans la propriété de lui-même ; au contraire, dans la guerre défensive, il ne faut ni voter ni délibérer, mais vaincre ; celui qui refuserait son bras à la partie aurait commis un crime atroce, il aurait violé la sécurité du contrat. Chez un peuple immense, il faut renoncer à la guerre, ou il faut une métropole tyran­nique telle que Rome et Carthage ; quand Rousseau vante la liberté de Rome, il ne se souvient plus que l’univers est aux chaînes.

J’ai parlé du culte et du sacerdoce, je voulais parler plus tard de la religion des prêtres. On a fait un crime épouvantable aux législateurs de l’aliénation des biens de l’Église, on les accuse d’avoir méprisé l’anathème du dernier concile ; on ne peut nier que ce règlement n’ait été sage dans le temps, car il était propre à lier le trône et l’autel, inébranlables quand ils sont unis, et que l’ambition particulière sapait alors. Le siècle du concile de Trente fut celui des dissensions civiles ; les grands se disputaient l’empire, c’étaient des tyrans qu’il était bon de réprimer. L’Église était chaste encore ; aujourd’hui l’on a rendu la pudeur à une effrontée, et ce que n’auraient pu faire autrefois sans crime les particuliers du royaume qui voulaient s’élever, un peuple l’a pu faire pour être libre. Il n’est rien d’imprescriptible devant la volonté des nations, et les contrats particuliers changent avec le Contrat social ; s’il est abrogé par le souverain, celui qui représente à tout un peuple les lois qui ne sont plus, comme si la raison pouvait se prescrire, mérite l’exil, celui qui s’arme contre la volonté suprême du souverain, c’est-à-dire de tous, mérite la mort.

Telle est la réformation française. J’ai moins voulu prouver que la France était libre que je n’ai voulu démontrer qu’elle pouvait l’être, car tous les jours le corps le plus robuste perd sa vigueur par un vice imprévu. Le gouvernement est à la Constitution ce que le sang est au corps humain ; tous deux entretiennent le mouvement et la vie. C’est là que la nature et la raison trouvent l’inévitable résultat de leurs principes. Où le sang est affaibli, le corps a le feu de l’altération ou le froid de la mort ; où le corps politique est mal gouverné, tout se remplit de licence ou tombe dans l’esclavage.

La liberté des Français peut longtemps être soutenue par la tranquillité et le repos, mais si elle était agitée tout à coup par le crédit d’un homme puissant, tout tournerait à son gré ; ce serait le retour d’Alcibiade.

L’égalité dépend beaucoup des impôts ; s’ils forcent le riche indolent à quitter sa table oiseuse et à courir les mers, à former des ateliers, il perdra beaucoup de ses manières. La vie active durcit les mœurs, qui ne sont altières que quand elles sont molles. Les hommes qui travaillent se respectent.

La justice sera simple, quand les lois civiles, dégagées des subtilités féoda­les, bénéficiaires et coutumières, ne rappelleront plus que la bonne foi parmi les hommes ; quand l’esprit public tourné vers la raison laissera les tribunaux déserts.

Quand tous les hommes seront libres, ils seront égaux ; quand ils seront égaux, ils seront justes. Ce qui est honnête se suit de soi-même.