L’Esprit souterrain/2/13

La bibliothèque libre.
◄  XII
XIV  ►


XIII


Ah çà ! trêve de spéculations ! Ne voulais-je pas conter une histoire ? ― Ah ! oui, une réjouissante histoire ! Écoutez donc.

J’avais un ami, un certain Simonov, un ancien camarade d’école, un garçon calme, froid. Pourtant j’avais aimé en lui de l’indépendance et de l’honnêteté. Je crois même qu’il n’était pas tout à fait sot. Nous avions jadis passé ensemble de bons moments, mais ils furent courts, et un voile de brume tomba vite sur ces beaux matins. Je soupçonnais que je devais lui être très-désagréable, pourtant je le visitais.

Un jeudi soir, ne pouvant plus supporter mon isolement, je me souvins de Simonov. En montant à son quatrième étage, je songeai que je lui étais pénible et que j’avais tort de l’aller voir. Mais cette réflexion était précisément de celles qui m’encourageaient dans mes mauvaises pensées ; j’entrai chez lui. Il y avait près d’un an que nous ne nous étions vus.

Je trouvai chez lui deux autres anciens camarades d’école. Ils discutaient visiblement quelque importante affaire. Mon arrivée n’intéressa personne, chose étrange, car je ne les avais pas vus depuis des années. Je fis l’effet insignifiant d’une mouche dans une chambre. Même à l’école, quoique je n’y fusse aimé de personne, on ne me traitait pas ainsi. Ma position médiocre, mon vêtement plus médiocre excitaient sans doute leur mépris ; mais je ne l’aurais pas cru tel. Simonov parut même s’étonner de me voir. (D’ailleurs, il s’était toujours étonné de me voir.) Tout cela me mit mal à l’aise. Je m’assis, j’avais l’humeur chagrine, j’écoutai la discussion sans y prendre part.

On discutait passionnément à propos d’un dîner d’adieu que ces messieurs voulaient offrir en commun à leur ami l’officier Zvierkov qui partait pour une destination lointaine.

Môssieur Zvierkov était encore un de mes camarades d’école. Je l’avais pris en haine dans les dernières années de nos études communes. C’était un joli garçon, arrogant et dominateur, que tout le monde aimait. Je détestais le timbre de sa voix haute et prétentieuse ; je détestais ses bons mots, ― très-mauvais ! je détestais son joli visage, très-joli et encore plus bête. (J’aurais pourtant volontiers changé mon intelligent visage contre le sien.) Nous nous étions perdus de vue. Il avait fait son chemin, tandis que moi…

Des deux hôtes de Simonov l’un était Ferfitchkine, un Allemand-Russe, petit de taille, avec un visage de singe, un sot moqueur, mon pire ennemi dès nos premières classes, vil, insolent, vaniteux, ambitieux, lâche. C’était un des fervents adorateurs de Zvierkov, à qui il empruntait de l’argent et rendait des courbettes. ― L’autre, Troudolioubov, était un militaire, haut de taille, l’extérieur froid, assez honnête, mais qui avait le culte de tous les succès, et qui ne pouvait parler que de promotions. Il était parent de Zvierkov. Il en tirait du prestige. Pour moi, il me mettait au-dessous de rien, et n’avait avec moi ni politesse ni insolence, comme avec les choses.

― Eh bien, sept roubles par personne, dit Troudolioubov, cela fait vingt et un roubles. On peut faire à ce prix un bon dîner. Zvierkov, cela va sans dire, ne paye pas.

― Parbleu ! puisque nous l’invitons ! s’écria Simonov.

― Pensez-vous donc, dit Ferfitchkine avec l’insolence d’un valet qui croit porter les décorations de son général, qu’il nous permettra de payer pour lui ? il acceptera par délicatesse, mais il nous offrira certainement une demi-douzaine de bouteilles de champagne.

― Quoi ? une demi-douzaine pour quatre ? remarqua Troudolioubov que le chiffre seul avait étonné.

― Donc, tous quatre, vingt et un roubles, à l’hôtel de Paris, demain à cinq heures, conclut Simonov qui semblait être l’organisateur de la fête.

― Comment, vingt et un roubles ? dis-je avec agitation et comme si je me sentais offensé. Si vous me comptez, ce sera vingt-huit roubles.

Il me semblait que m’offrir ainsi à l’improviste était de ma part très-adroit et ne pouvait manquer de me conquérir l’estime universelle.

― Vous voulez donc…, remarqua Simonov avec mécontentement en évitant mon regard.

Il me connaissait par cœur, c’est pourquoi il évitait toujours mon regard.

J’étais furieux de cela, qu’il me connût par cœur…

― Et pourquoi pas ? Je suis aussi un camarade, et je pourrais m’offenser d’avoir été oublié, bredouillai-je.

― Où fallait-il aller vous chercher ? fit grossièrement Ferfitchkine.

― Vous n’étiez pas déjà si bons amis, Zvierkov et vous, ajouta Troudolioubov en fronçant les sourcils.

Mais je me cramponnai à mon idée.

― Il me semble que personne n’a le droit de juger entre nous, dis-je avec une voix tremblante. C’est précisément parce que jadis nous nous entendions mal que je tiens à le revoir maintenant.

― Et qui comprendra vos idées transcendantales ? dit Troudolioubov en souriant.

― On vous inscrira, décida Simonov. Demain, cinq heures, hôtel à Paris, ne vous trompez pas.

― Et l’argent… allait commencer Ferfitchkine à voix basse en me désignant de coin de l’œil. Mais il s’interrompit, cette grossièreté avait déplu même à Simonov.

― Assez, dit Troudolioubov en se levant. Puisqu’il y tient, qu’il vienne.

― Mais ce n’est qu’un cercle d’amis, persistait Ferfitchkine en prenant aussi son chapeau. Ce n’est pas une réunion officielle…

Ils partirent. Ferfitchkine ne me salua pas. Troudolioubov ne m’accorda qu’un très-léger salut, sans me regarder. Simonov, avec qui je restai tête à tête, paraissait dépité et me regardait obliquement. Il restait debout et ne m’invitait pas à m’asseoir.

― Hum !… Oui… donc, demain. Donnez-vous l’argent tout de suite ? Je dis cela… pour savoir, balbutia-t-il avec embarras.

J’étais au moment d’éclater de colère. Mais aussitôt je me rappelai que depuis des temps incalculables je devais à Simonov quinze roubles. Je ne l’avais jamais oublié ; mais je ne rendais jamais non plus.

― Convenez vous-même, Simonov, que je ne pouvais savoir en entrant ici… Je regrette d’ailleurs d’avoir négligé…

― Bon, bon, vous payerez demain, pendant le dîner… C’était à titre de renseignement… Je vous en prie…

Il n’acheva pas et se mit à marcher à travers la chambre avec une irritation croissante. Tout en marchant il frappait du talon.

― Non, dit-il… C’est-à-dire… oui. Il faut que je sorte. Je ne vais pas loin, ajouta-t-il, comme pour s’excuser.

― Et pourquoi ne le disiez-vous pas ? m’écriai-je en saisissant mon chapeau.

― Non, pas très-loin… Il n’y a que deux pas, répétait Simonov en m’accompagnant jusqu’à sa porte avec un air affairé qui ne lui allait pas du tout. Donc à demain à cinq heures ! me cria-t-il pendant que je descendais. ― Cela signifiait qu’il était très-content de me voir partir. Moi, j’étais furieux.

Que le diable les emporte ! pensai-je tout en marchant. Quel besoin avais-je de me mettre encore cette affaire sur les bras ? Quoi ? pour fêter cet imbécile de Zvierkov ? Parbleu ! je n’irai pas. Non ! je ne dois pas y aller. Dès demain j’écrirai à Simonov.