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L’Esprit souterrain/2/19

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XIX


  
« Et dans ma maison, librement et hardiment,
Entre et règne. »

(Même poëme.)

Je restais devant elle comme tué, intimement déshonoré, ― salement embarrassé. Je souriais, il me semble, et je tâchais de me draper dans ma robe de chambre épilée, juste comme j’avais, dans mes mauvaises heures, imaginé que je ferais. Elle aussi était toute confuse. ― Je n’avais pas prévu cela. ― Et c’était mon propre embarras qui la gagnait.

― Assieds-toi, lui dis-je machinalement.

Je plaçai une chaise pour elle auprès de la table et m’assis moi-même sur le divan. Elle m’obéit aussitôt, s’assit et se mit à me regarder « de tous ses yeux », attendant évidemment que je lui dise quelque chose. Cette attente naïve me mit hors de moi ; mais je me retins.

Elle devrait pourtant faire semblant de ne rien remarquer, comme si tout se passait normalement, et voilà qu’elle… ! Et je me jurai vaguement qu’elle me payerait cher pour tout cela.

― Tu m’as trouvé dans une étrange situation, Lisa, ― commençai-je tout en sachant que c’était précisément ainsi qu’il ne fallait pas commencer. ― Non, non, je ne parle pas de mon mobilier ! m’écriai-je en la voyant tout à coup rougir. Je n’ai pas honte de ma pauvreté… Au contraire, j’en suis fier. Je suis pauvre, mais je suis honnête… Car on peut être pauvre et honnête. (Je balbutiais.) Du reste… Veux-tu du thé ?

― Non… commençait-elle ; mais…

― Attends.

Je me levai vivement et courus chez Apollon. (Il fallait bien me cacher quelque part !)

― Apollon, ― bredouillai-je avec une précipitation fiévreuse en lui jetant les sept roubles que j’avais durant tout ce temps gardés dans ma main, ― voici tes gages, tu vois ? je te les donne. En revanche, sauve-moi ! va tout de suite chercher au traktir du thé et dix soukhars [1]. Si tu n’y vas pas, tu me désespéreras. Tu ne sais pas qui est cette femme… C’est… tout ! Tu t’imagines peut-être… Mais c’est que tu ne vois pas qui est cette femme !…

Apollon, qui s’était déjà remis au travail et qui avait déjà repris ses lunettes, loucha d’abord vers l’argent, sans quitter son aiguille ; puis, sans me prêter la moindre attention, sans me répondre, il continua à se disputer avec son fil qui faisait des difficultés pour passer par le trou de l’aiguille. J’attendis trois minutes, debout devant lui, les mains croisées à la Napoléon. J’avais les tempes mouillées de sueur, j’étais très-pâle et je le sentais. Mais enfin, Dieu merci, il eut pitié de moi. Laissant là son fil, il se leva lentement, recula lentement sa chaise, ôta lentement ses lunettes, compta lentement son argent, et, m’ayant demandé par-dessus son épaule combien il fallait prendre de thé, sortit lentement. ― En retournant auprès de Lisa, je pensais que je ferais mieux de m’enfuir comme j’étais, dans ma robe de chambre, n’importe où…

Et je m’assis de nouveau.

Elle me regardait avec inquiétude. Il y eut un silence de quelques instants.

― Je le tuerai ! m’écriai-je tout à coup en frappant du poing sur la table si violemment que l’encre jaillit de l’encrier.

― Qu’avez-vous ? dit-elle, toute tremblante.

― Je le tuerai ! je le tuerai !…

J’avais repris mon jappement de roquet, et je continuais à frapper la table, quoique je sentisse fort bien la stupidité de mon emportement.

― Tu ne peux savoir, Lisa, comme il me torture ! C’est mon bourreau… Il est allé chercher des soukhars… Lisa !…

Et tout à coup je fondis en larmes. C’était une crise. Que j’avais honte de ma faiblesse ! Mais j’étais incapable de me dominer.

Elle s’effraya.

― Mais qu’avez-vous ? qu’avez-vous donc ? ― disait-elle en s’agitant autour de moi.

― De l’eau !… donne-moi de l’eau… ― balbutiai-je à voix basse. (J’avais très-nettement conscience que cette eau me serait tout à fait inutile, et que rien ne m’obligeait à balbutier à voix basse.) ― C’est par là… (Quoique la crise fût réelle, je peux dire que je jouais la comédie pour sauver les apparences.)

Elle me donna de l’eau. Elle était comme éperdue. ― En ce moment Apollon apporta le thé, et il me sembla que ce thé banal et prosaïque était une chose terriblement inconvenante et misérable après tout ce qui venait de se passer, et je rougis. Lisa considérait Apollon avec un air craintif. Quant à lui, il sortit sans nous regarder.

― Lisa, tu me méprises… ― dis-je en la regardant fixement, frémissant d’impatience de savoir ce qu’elle pensait.

Elle était si confuse qu’elle ne put même pas me répondre.

― Prends du thé, ― dis-je avec colère.

J’étais irrité contre moi-même, mais il va sans dire qu’elle devait tout supporter. Une horrible colère me soulevait le cœur contre elle, il me semblait que je l’aurais tuée avec plaisir. Et pour me venger je me jurai mentalement que je ne lui dirais plus un mot.

C’est elle qui est la cause de tout ! pensai-je.

Le silence dura sept minutes. Le thé restait sur la table, nous n’y touchions pas. Exprès ― tant la perversité me gouvernait ! ― je ne voulais pas boire le premier pour rendre plus pénible la position de Lisa, puisqu’il ne convenait pas qu’elle commençât. Elle me regardait à la dérobée, avec étonnement, avec tristesse. Je m’obstinais à me taire. Certes, le principal bourreau, c’était moi, et j’avais pleine conscience de toute la dégoûtante bassesse de ma sottise et de ma méchanceté ; mais je ne m’appartenais plus.

― Je viens de là… Je veux… en sortir tout à fait, ― commença-t-elle pour rompre d’une façon quelconque ce silence intolérable. Mais la pauvre ! Elle aussi, elle commençait précisément comme elle ne devait pas commencer ! À un tel moment, à un tel homme parler d’abord de cela ! Mon cœur se serra de pitié pour sa franchise inutile et pour sa maladresse. Mais aussitôt un sentiment de méchanceté refoula en moi la pitié. Cette velléité même de compassion redoubla ma cruauté. « Eh ! que tout aille au diable ! » me dis-je. ― Encore sept minutes de silence.

Elle se leva en disant d’une voix à peine intelligible :

― Je vous dérange ?…

Il y avait dans sa voix de la dignité offensée et de la lassitude. Aussitôt ma colère déborda ; je me levai aussi, tremblant, suffoquant de rage :

― Pourquoi es-tu venue chez moi, dis-moi, je t’en prie ?

Je ne tenais même plus compte de l’ordre logique de mes paroles, je voulais tout lâcher d’un seul coup, et je ne savais par où commencer.

― Pourquoi es-tu venue ? Réponds ! réponds !… Ah ! je vais te le dire, « ma petite mère », je vais te le dire, pourquoi tu es venue ! C’est parce que je t’ai dit, l’autre jour, des mots de pitié, cela t’a touchée, et tu es venue chercher encore des mots de pitié ! Eh bien ! écoute, sache que je me suis moqué de toi ! Et maintenant encore je me moque de toi !… Eh ! oui : je me-mo-quais… On m’avait offensé, dans la soirée, à un dîner, des gens… des camarades… et je venais dans votre maison pour provoquer l’un d’eux, un officier, qui avait dû y venir avant moi. Mais je ne l’ai pas rencontré : il fallait bien me venger sur quelqu’un, « reprendre ce qu’on m’avait pris » : tu es tombée sous ma main, et j’ai bavé sur toi toute ma colère, toute mon ironie. On m’avait humilié, je t’ai humiliée. On m’avait tordu comme un torchon : j’ai voulu à mon tour user de ma force… Voilà ! et toi, tu croyais déjà que je venais te sauver ! N’est-ce pas ? tu l’as cru ? tu l’as cru ?

Je savais que quelques détails pourraient lui échapper, mais j’étais sûr qu’elle comprendrait très-bien l’ensemble de mes paroles. Je ne me trompais pas. Elle devint pâle comme un mouchoir, voulut parler, mais ses lèvres se convulsèrent, et elle s’affaissa sur sa chaise comme si elle venait de recevoir un coup de hache, et, aussi longtemps que je parlai, elle m’écouta, la bouche béante, les yeux démesurément ouverts, dans une saisissante attitude d’épouvante. Le cynisme de mes paroles la comblait de stupeur.

― Te sauver ! ― continuai-je en me mettant à courir de long en large dans la chambre, ― et te sauver de quoi ? Mais je suis pire que toi peut-être ! Que pensais-tu, l’autre jour, quand je te faisais de la morale ? « Et toi-même, pourquoi es-tu ici, avec toute ta morale ?… » Voilà ce que tu pensais… Prouver ma force ! prouver ma force ! Voilà ce qu’il me fallait alors. Tes larmes, ton humiliation, ton hystérie, voilà ce qu’il me fallait ! D’ailleurs, une fois que j’eus obtenu ce que je voulais, j’en ai été moi-même atterré, parce que je suis une femmelette, et le diable sait quelle sotte pensée m’a fait te donner mon adresse ! Je le regrettais déjà en rentrant chez moi, et je t’accablais d’injures à cause de cette maudite adresse, et je te détestais déjà ! Car, avec mes mots de pitié, je t’avais menti. Des phrases ! des phrases ! rêver l’action et la traduire en phrases, voilà ma vie. Quant à l’action réelle, sais-tu ce que je veux ? Que tout soit anéanti, tout, tout ! Il me faut la paix, et pour l’avoir, je donnerais le monde entier pour un kopeck. Si l’on me donnait à choisir entre le thé et l’humanité, je choisirais le thé. Comprends-tu ? Eh ! je le sais : je suis un vaurien, un cochon, un égoïste, un lâche… Sais-tu ? Voilà trois jours que je tremble en songeant qu’à chaque instant tu peux venir. Et sais-tu encore ce qui m’inquiétait le plus ? C’est que, l’autre jour, tu m’as pris pour un héros, et qu’aujourd’hui tu me vois dans ma petite chambre, dans ma misérable et dégoûtante chambre ! Je te disais tout à l’heure que je n’avais pas honte de ma pauvreté… Je mentais, j’en ai honte, honte, plus que de toute autre chose : j’aurais moins honte de voler ! J’ai tant d’amour-propre qu’il me semble, à la plus légère offense, qu’on m’a écorché et que l’air même qui me baigne me blesse. Ne comprends-tu pas, maintenant au moins, que je ne te pardonnerai jamais de m’avoir vu me jeter comme un roquet sur Apollon ? Ce sauveur, ce héros qui se jette comme un chien galeux sur son domestique ! ― et son domestique qui s’en rit ! Et les larmes de tout à l’heure, ces larmes honteuses que j’ai versées devant toi comme une baba [2], je ne te les pardonnerai jamais ! Et tout ce que je t’avoue en cet instant même, je ne te le pardonnerai jamais, à toi ! Oui, toi, toi seule, tu payeras pour tout cela ! Pourquoi t’es-tu trouvée sur mon chemin ? Ou pourquoi suis-je un vaurien, le plus dégoûtant, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus sot, le plus jaloux de tous les vers de terre, qui ne sont pas meilleurs que moi, mais qui du moins ― le diable sait pourquoi ! ― n’ont jamais honte d’être ce qu’ils sont ? Mais moi, toute ma vie, chaque vilenie que j’ai commise a eu pour conséquence une terrible chiquenaude sur mon âme ! C’est par là que je diffère des autres hommes. Tu ne comprends rien à tout cela, n’est-ce pas ? Et que m’importe ! Que m’importe que tu te perdes ou que tu te sauves ! Qu’es-tu pour moi ? Mais comprends-tu, mon Dieu ! comprends-tu que je te hais, parce que tu es ici et que tu as entendu ce que je viens de te dire ? Un homme ne se confesse qu’une fois dans la vie, et pour le faire il faut qu’il ait une crise d’hystérie !… Et que veux-tu encore ? Pourquoi es-tu encore ici, devant moi, à me torturer au lieu de t’en aller ?…

Mais ici se passa une chose étrange.

J’ai une habitude à ce point invétérée de penser et de réfléchir d’après les livres et de me représenter tout au monde comme si je l’imaginais moi-même dans mes rêves, que cette chose étrange, je ne la compris pas aussitôt. Outragée, écrasée par moi, Lisa avait compris beaucoup plus profondément que je ne pouvais le supposer. De tout cela, elle avait compris ce qu’une femme comprendra toujours avant toute chose si elle aime sincèrement : c’est que l’homme qui lui parlait ainsi était lui-même malheureux.

La frayeur et le ressentiment avaient disparu de son visage, qui n’exprimait plus qu’une surprise désolée. Quand je me traitai de vaurien et de cochon, et quand mes larmes recommencèrent à couler, ― car je pleurais en débitant toute cette tirade ! ― ses traits se crispèrent convulsivement, elle voulut se lever et m’interrompre. Et quand j’eus fini, elle ne s’arrêta pas à mes cris, elle ne parut pas entendre que je lui reprochais d’être encore , mais sa physionomie exprimait avec évidence qu’elle sentait seulement combien je devais moi-même souffrir en lui disant tout cela. Et d’ailleurs, la pauvre créature était tellement humiliée, elle s’estimait si incomparablement inférieure à moi qu’il ne lui venait pas même à l’esprit de s’offenser. Dans une sorte d’élan à la fois irrésistible et timide, elle fit un pas vers moi, puis, n’osant s’approcher davantage, me tendit les bras… Mon cœur se serra. Elle vit ma physionomie changer, se jeta vers moi, enlaça mon cou de ses mains et se mit à pleurer. Je n’y pus tenir moi-même, et je sanglotai comme jamais cela ne m’était arrivé.

― On ne me laisse pas… je ne puis pas… être bon, ― murmurai-je d’une voix entrecoupée. Et me laissant tomber sur le divan, je sanglotai pendant un quart d’heure dans une crise de véritable hystérie. Lisa se serra contre moi, m’étreignit dans ses bras et parut s’oublier dans cette étreinte.

Mais la crise passa. (J’écris ici, qu’on ne l’oublie pas, la plus sale réalité.) Et voilà, couché à plat ventre sur le divan, le visage enfoui dans un misérable oreiller de cuir, voilà que, peu à peu, de très-loin, involontairement, mais irrésistiblement, je commençai à sentir qu’il serait maintenant bien gênant de relever la tête et de regarder dans les yeux de Lisa. De quoi avais-je honte ? Je ne sais, mais j’avais honte. Il me vint aussi à l’idée que les rôles avaient définitivement changé ; qu’elle était devenue l’héroïne, et que j’étais moi-même devenu l’être humilié et offensé qu’elle était devant moi quatre jours auparavant… Et je pensais cela tout en restant couché sur le divan.

Mon Dieu ! est-il vraiment possible que j’aie, en ce moment, été jaloux de Lisa ? ― Je ne sais, maintenant encore je ne puis me rendre compte de cela. Il m’a toujours été impossible de vivre sans tyranniser quelqu’un, et… Mais les raisonnements n’expliquent rien, et pourquoi raisonner ?

Pourtant je repris le dessus. Je levai la tête. (Il aurait bien toujours fallu lever la tête un jour ou l’autre !…)

Or, je suis maintenant certain que c’est précisément parce que j’avais honte de la regarder que s’alluma soudainement un sentiment imprévu : le sentiment de la domination ― et de la possession. Mes yeux s’enflammèrent passionnément, je serrai avec force les mains de Lisa dans les miennes…

Comme je la haïssais en ce moment ! Mais comme cette haine m’attirait étrangement vers elle ! La haine doublait l’amour, et cela ressemblait presque à de la vengeance…

Un immense étonnement bouleversa ses traits, un étonnement tout voisin de la terreur. Mais ce fut court, et elle se hâta de m’étreindre avec une ardeur passionnée.

  1. Grands biscuits.
  2. Femmelette.