L’Esprit souterrain/2/Entete

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DEUXIÈME PARTIE


LISA


Cette mélancolique aventure d’un amour sans espoir et jamais guéri devait avoir sur le caractère et la vie d’Ordinov une triste influence. Ce cœur ardent, cette âme de poëte furent aigris et stérilisés ; il vécut inutile aux autres, insupportable à lui-même, et mourut à soixante ans, seul, pauvre, laissant aux rares personnes qui l’avaient connu le souvenir d’un homme singulier, – ce qui est bien la pire injure parmi les honnêtes gens, – singulier et même bizarre, c’est-à-dire capricieux et quinteux, et, pour tout dire, très-désagréable.

Un an environ après sa dernière rencontre avec Yaroslav Iliitch, il avait quitté Saint-Pétersbourg et s’était mis à voyager, espérant peut-être trouver quelque distraction, quelque diversion à ses éternels ennuis, dans la variété des paysages. Mais au bout de deux mois il revint à Saint-Pétersbourg, las, énervé, toujours aussi triste. D’ailleurs, il n’avait à peu près plus d’argent. Il sollicita et obtint un emploi dans l’administration civile des provinces. Mais, bientôt, dégoûté de la grossièreté des moujiks avec lesquels ses fonctions le mettaient en rapport, il permuta pour un poste moins lucratif à Saint-Pétersbourg.

Il retourna chez Schpis, son ancien logeur. Il loua un appartement très-exigu et prit un domestique.

Un petit héritage sur lequel il ne comptait plus lui rendit l’indépendance. Et sa vie, dès lors, s’écoula morne et grise jusqu’à son dernier jour.

Il eut pourtant une aventure encore, une seconde velléité d’amour. Mais il ne pouvait plus aimer ! Et d’ailleurs quel triste amour la fatalité lui offrait !…

Il a lui-même écrit cette douloureuse histoire. Je connaissais son habitude de noter, pour lui seul, des pensées qu’ensuite il jetait dans un tiroir. Je n’espérais pourtant pas un récit aussi circonstancié, et ma surprise fut grande quand j’ouvris le manuscrit que j’avais acheté à Apollon. – (Apollon était le domestique d’Ordinov. Ordinov le détestait, et c’est sans doute pour ce motif qu’il l’avait institué son héritier.)

Le récit était précédé d’une assez longue et un peu désordonnée discussion qu’Ordinov supposait entre lui-même et des lecteurs imaginaires. Je n’ai pas cru devoir retrancher ces pages qui jettent de vives lumières sur l’âme de cet homme extraordinaire.

C’est donc le manuscrit même d’Ordinov qu’on va lire. – Il se considérait, et n’avait pas tort, comme exilé du monde en soi-même, loin du mouvement et de la lumière, loin de la vie. Aussi retrouvera-t-on souvent dans ces notes le mot « souterrain ». Il vivait, en effet, en une sorte de souterrain spirituel, il avait un esprit souterrain, toujours agitant d’obscurs problèmes, toujours sondant les ténèbres de sa pensée, toujours creusant plus avant et plus profond dans les mystères de sa conscience : « la conscience, cette maladie ! » écrit-il quelque part. Du temps déjà de son amour pour Catherine, il avait le germe de cette maladie : le malheur en fit éclore la fleur empoisonnée et immortellement vivace. — C’est donc bien du Souterrain qu'il pouvait dater cette histoire lugubre d’un homme victime de sa trop vive clairvoyance intime. Car cet homme se vit et se connut, et son destin est une triste réponse à l’antique maxime: « Connais-toi. » — Non, il n’est pas bon à l’homme de se connaître lui-même.