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L’Essor des colombes/1

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, éditeur (p. 5-17).
LES FEMMES FRANÇAISES


L’ESSOR
DES COLOMBES




M. Servain, pressant sous son bras la grosse serviette de chagrin qui ne le quittait pas en semaine, sauta du tramway sans daigner attendre l’arrêt, leste comme un jouvenceau. S’engouffrant sous les arcades de la place d’Armes, il plongea dans les profondeurs de deux ou trois magasins, reparut, les mains empêtrées de petits paquets liés de faveurs, et prit sa course à vive allure.

Il était heureux que la rue Gargoulleau fût toute proche, et l’habitation dudit M. Servain, sise au commencement de la rue, car le digne homme, qui oubliait ses cinquante ans et les trente-trois degrés du thermomètre en cette fuite rapide, fût arrivé chez lui dans l’état lamentable d’une éponge ruisselante.

— Papa ! voilà papa ! cria une voix claire de vigie, partant du balcon, où rutilait cette inscription en lettres d’or sur une plaque de tôle bronzée : « Le Pélican, Compagnie d’Assurances — Incendie — Vie, — Accidents.

M. Servain envoya vite un sourire vers cette figure rose et brune, penchée au-dessus de lui comme une chimère de gargouille et se précipita dans le vestibule. Mais si prestement qu’il montât, Geo, lancée à travers l’appartement et le palier, atteignait son père au milieu de l’escalier et lui jetait son bras autour du cou :

— Bonjour, papa ! A-t-on idée de courir comme ça quand on est un monsieur grave et un père respecté ?

— C’était pour arriver plus vite, évidemment ! sussura M. Servain d’une voix expirante.

Trois têtes s’échelonnèrent dans l’entrebâillement, de la porte : Mme Servain et les deux aînées des trois filles, Pauline et Eva. Une question anxieuse vola vers l’arrivant :

— Bonnes nouvelles, alors ?

Plus heureux de sa victoire devant cette inquiétude, il souffla avec force :

— Alors, bonnes nouvelles, oui !

Une rumeur joyeuse l’environna. L’affaire était d’importance. M. Servain avait craint des concurrences sérieuses près de ce grand tréfileur, Darlon, acquis maintenant au Pélican.

— Non seulement, il m’assure ses ateliers de la Palice pour la plus grosse part, mais il m’a promis ses fermes de Courçon !

Les félicitations et les battements de mains redoublèrent. Mousmé, la toute petite chienne maltaise, s’associa à ces manifestations par des jappements d’allégresse, et l’oncle Balthazar, le perroquet gris à queue rose, battit fougueusement des ailes dans sa cage, au coin du balcon, en criant, d’une voix de ventriloque :

— Ça va bien, très bien. Merci, monsieur !

Mme Servain, la larme à l’œil, supputait l’aubaine ; Pauline, réfléchie et positive, ainsi qu’il convient à une dactylographe, secrétaire du principal banquier de la ville, approuvait d’un ton sérieux, comme d’homme à homme : — Bien travaillé, père ! Tandis que la jolie Eva et Geo frottaient leur joues à la barbe poivre et sel de M. Servain : — Pauvre papa, que de peines tu te donnes !

Le chef de famille riait et se rengorgeait, avec le bon orgueil d’être utile à sa petite tribu :

— Quand la police va, tout va, vous savez, mes enfants ! Aussi, en revenant de la Ville-en-Bois, une foule d’idées, que j’éloignais, alors que cette histoire-là m’obsédait l’esprit, sont revenues m’envahir. D’abord, ma femme, sais-tu bien que nous sommes aujourd’hui le 11 août ? Il y a par conséquent vingt-quatre ans qu’une certaine jeune personne m’apparut, sur le bateau de l’île de Ré… Tiens, l’Eva actuelle nous la représente parfaitement !

Mme Servain, facile aux pleurs, ne laissa pas échapper une pareille occasion de s’attendrir.

— Oui, j’avais des cheveux blonds, alors ! Et pas de rides ! gémit-elle, en tirant son mouchoir de sa poche.

En la voyant arborer ce signal de déluge, tout le monde frémit.

— Allons, maman, il n’y a pas lieu de pleurer ! N’attriste pas une date heureuse ! remontra Pauline toujours sensée.

— Tes cheveux sont bien plus jolis sous ce nuage d’argent ! assura Eva, frôlant d’une caresse les bandeaux de sa mère.

Geo, bien vite, en guise de consolation, appuyait le petit trèfle noir, servant de nez à Mousmé, sur le menton maternel.

— Tu est encore la plus belle de nous quatre, va, maman !

— Et d’ailleurs, serais-tu toute chenue, cassée et voûtée, que tu serais toujours la même pour moi ! attesta M. Servain avec l’accent d’une conviction inébranlable. N’avons-nous pas vieilli de concert ? Alors, qu’importe ! Le temps, en passant, ne nous fut pas trop dur ! Estimons-nous parmi les heureux, va !

— Oh ! pour cela, oui ! Je remercie Dieu et n’envie personne ! affirma Mme Servain, se ranimant et relevant le front. Et son regard caressait son bon et vaillant mari, ses trois filles, parées des charmes de la jeunesse, et s’étendait avec complaisance autour du cadre de son bonheur domestique, ce logis où elle avait dépensé tant d’efforts patients, pour rendre la vie confortable et aimable aux siens.

M. Servain déballait ses petits paquets d’où s’échappaient des choses affriolantes :

— Puisque nous avons toutes raisons de nous réjouir, réjouissons-nous donc sans remords !

Galant et jovial, il épingla au corsage de Mme Servain une petite ancre d’or : — Là !… En souvenir du succès d’aujourd’hui… et de la promenade maritime d’il y a vingt-quatre ans !

Là-dessus il embrassa sa femme. Et Balthasar, en entendant les rires des jeunes filles, vociféra cette injonction qui lui était souvent adressée : Veux-tu te taire, scélérat ! Veux-tu bien te taire !

— Non, mon vieux ! rétorqua M. Servain avec énergie. J’ai bien le droit, palsambleu ! d’embrasser mon épouse. Maintenant, mes enfants, je meurs de faim. Au dessert le reste !

— Un reste !… il y a un reste ? fit Geo, alléchée.

Mais M. Servain lui rappela que ventre affamé n’a plus d’oreille. Et ravi de son rôle, il garda, en mangeant comme deux, un silence imposant d’augure.

Le potage, les moules marinières, le filet de porc et la purée Parmentier défilèrent sans qu’il se laissât fléchir. Mais dès que la coupe de fruits, les gâteaux et le vin d’Espagne s’exhibèrent, Geo réclama.

— Et le fameux reste, va-t-on enfin savoir ?

— Eh bien ! dit M. Servain, pelant sa pêche et prenant son temps, je soumets une idée au conseil de famille : que diriez-vous d’une pointe vers les Pyrénées ?

— Les Pyrénées ! répétèrent quatre voix émues, avec des trémolos de surprise, d’émerveillement, de doute.

— Y penses-tu bien, mon ami ! remontra la mère, habituée aux soucieux calculs. Ce serait une telle dépense… Et quand on a des filles en âge de s’établir…

M. Servain déposa son couteau avec fracas.

— Justement… Il faut profiter du temps qui nous reste, pendant que la couvée de colombes est encore au complet… Procurons-leur d’heureux souvenirs à ces petites ingrates qui n’aspirent qu’à nous quitter !

— Oh ! papa, peux-tu dire ! se récria Geo, indignée.

— Toi, tu n’es encore qu’une grande gosse… Mais je sais ce qui nous attend tous !… On a eu sa maison pleine… Et puis, un beau jour, quelques mécréants, débarqués on ne sait d’où, vous emmèneront à droite et à gauche. Et les vieux se trouveront seuls en vis-à-vis au coin du feu…

Mme Servain secoua la tête avec amertume et atteignit le redoutable mouchoir :

— C’est la vie, hélas !… mais…

Un coup de sonnette lui coupa la voix.

— Gabriel Turquant, sans doute ! s’exclama Geo, déléguée à cette heure au service de la porte et s’élançant.

— Gabriel ? Quand je parlais de mécréant ! marmonna M. Servain avec un sourire dans sa barbe.

Le nouveau venu s’introduisait familièrement dans la salle à manger. Ce grand garçon dégingandé, au profil en lame de sabre, à l’épaisse toison crépue, offrait dans toute sa maigre personne une originalité fantasque et spirituelle.

Rien qu’à observer ses manières d’être envers M. Mme et Mlles Servain, on devinait que son affection tendait à devenir filiale et fraternelle. Chaleureux avec le père, déférent et tendre avec la mère, cordial avec Eva et avec Geo, ce jeune homme parut pris d’une timidité soudaine en approchant de Pauline qui, demeurée seule à table, pliait méthodiquement sa serviette.

— Que me dit Geo ?… Est-ce vrai que vous partez aux Pyrénées ?

— Il paraît ! dit Pauline, flegmatique.

Gabriel, figé sur place, promena à la ronde un regard lamentable.

— Aux Pyrénées !… La mer ne vous suffit pas !… Et votre parc Charruyer ! Notre cher parc !… Notre Casino et son beau jardin !

— On y rencontre toujours les mêmes visages ! persifla l’implacable Pauline. C’est joliment distrayant de changer d’horizon et de coudoyer d’autres gens !

— Ce qui signifie, repartit rageusement Gabriel, que vous serez satisfaite de vous délivrer de vos amis !

— Bon ! bon ! ne prenez pas au sérieux ces plaisanteries ! intervint M. Servain. Paulette sera comme nous, contente de partir, et enchantée, au retour, de retrouver ses habitudes et nos habitués.

La barbare Pauline ne daigna pas ratifier. Gabriel toujours hagard, les cheveux plus hérissés que jamais, éclata en brusques questions :

— Mais encore, peut-on savoir ? Où ? Quand ? Combien ?

— À Luchon, vraisemblablement, répondit M. Servain. L’endroit est délicieux, et j’y pourrais soigner ma gorge, irritée par de longues palabres chez les clients. Nous partirions dans cinq ou six jours. Et nous resterions tout le congé de Pauline, c’est-à-dire trois semaines.

— Très bien ! approuva Gabriel avec une douloureuse ironie. Et moi, que vais-je devenir pendant ce temps-là ?

— Vous ? répliqua Pauline, vous ne serez guère à plaindre. Tranquillement, vous jouirez du frais et de l’ombre, dans votre magasin de la rue du Palais. Et vous vendrez force kodaks, lorgnettes et binocles aux touristes qui se promèneront sous les porches.

Gabriel, furieux, empoigna ses mèches désordonnées comme pour les arracher.

— Ne vous moquez plus ! C’est mal ! Vous savez trop bien que j’y étouffe, dans cette satanée boutique !

Geo, compatissante, glissa son bras grêle dans celui de son ami.

— As-tu ton album, Gabriel. S’est-il enrichi depuis que nous ne l’avons vu ?

Le jeune homme céda à la suggestion, et tira de la poche de son veston un carnet de toile.

— Regardez vous-mêmes !

Les têtes se rapprochèrent en cercle au-dessus du petit livre que Geo tenait ouvert.

Et des exclamations de plaisir ou d’étonnement saluèrent chaque page.

C’étaient, capricieusement alternées, des esquisses du port, des rues archaïques, du merveilleux Hôtel de Ville, de l’extraordinaire Tour de la Lanterne, des chaloupes, des thoniers, penchant leurs voiles en d’audacieux virages, comme les hirondelles qui trempent leurs ailes dans les flots. Puis des types de pêcheurs, de vendeuses de poisson, de paysannes, d’excursionnistes, tout cela indiqué en traits rapides et incisifs, par un crayon hardi et synthétique.

— Comme c’est cela ! répétait M. Servain amusé.

La maigre figure où, comme en ces dessins, s’opposaient violemment les pâleurs du teint mat et les tons d’encre de la chevelure indisciplinée, s’empourprait d’émotion aux compliments. Geo, fermant l’album, déclara, solennelle et sincère :

— Tu es né artiste, Gabriel !

Le jeune homme eut un profond soupir :

— Hélas ! si mon père pouvait le croire ! Mais un vieux Rochelais, de la race obstinée des Guiton et des Duperré, ne se rend jamais : — Artiste, mon fieu ? Joli prétexte à musardises ! Remercie la Providence qui t’a pourvu d’une situation toute faite, d’un père prévoyant, et d’un commerce prospère. Et ne te risque pas à manger de la vache enragée !

Pauline, dont il requérait visiblement la sympathie, détourna les yeux.

Au fond, cette fille pratique donnait raison au père Turquant. Elle entrevoyait, sans déplaisir, dans ses mirages d’avenir, les vitrines du magasin d’optique, si brillantes le soir, et remplies d’une foule d’objets élégants, gracieux à manier pour une jolie marchande.

Geo, cependant, recommençait à feuilleter l’album.

— Si tu venais où nous allons, Gabriel ? En trouverais-tu là, des sujets de croquis nouveaux !

Le jeune homme, ébranlé par cette supposition, vacilla.

— Non ?… C’est vrai !… Après tout, ce ne serait pas impossible ? Peut-être ? Pourquoi pas ?…

— Pourquoi pas, en effet ? acquiesça avec bonhomie M. Servain. Turquant n’est pas un ogre. Il vous accordera bien un petit congé. Ce serait gentil de venir nous rejoindre quelques jours ?

— Très gentil ! appuya placidement Mme Servain, déjà en possession de son aiguille et de son ouvrage.

Et Pauline, consultée d’un regard anxieux par son humble esclave, leva les sourcils :

— Pourquoi pas, en effet ? Les chemins de fer sont accessibles à tout le monde.

L’humble esclave, accoutume à se contenter de peu, n’en demanda pas davantage.

Gabriel se jeta aussitôt avec enthousiasme dans le vif courant qui emportait les autres. Et ce furent des projets, des combinaisons, des calculs sans fin.

M. Servain compulsait déjà l’indicateur, supputait des chiffres rassurants. Les billets de famille mettent les voyages à la portée de tous. On prendrait des troisièmes, bien entendu ! Point de sots préjugés ! On arriverait au but quand même, tout comme en wagon-salon. Point de haltes en route, sauf à Lourdes, en raison de ce multiple cinq implacable, qui corsait terriblement les notes d’hôtel : cinq petits déjeuners, cinq couchers !… On arrivait tout de suite à un total fantastique ! Prudence et économie doivent être la devise d’un chef de famille !

Ces dames, de leur côté, s’enfiévraient en de graves conciliabules, discutaient la composition des malles, examinaient les problèmes domestiques. On emmènerait naturellement Mousmé, « la quatrième sœur », affirmait Eva qui, très attachée aux petits commensaux du foyer, s’inquiétait déjà de confier la chatte Hermine aux voisins indifférents, pendant que l’oncle Balthazar s’en irait au fond du port, dans le quartier Saint-Sauveur, chez la femme de ménage. — Que penseraient-ils de ce délaissement, en leurs cerveaux de bêtes ?

Mais au-dessus de ces détails prosaïques planaient des visions grandioses, inconnues encore aux yeux, mais que les imaginations s’ingéniaient à inventer : crêtes neigeuses, cascades bouillonnantes, vallons abrités…

Elles se reflétaient certainement, ces perspectives chimériques, dans les prunelles extasiées de Geo. Il les voyait aussi, ce bon M. Servain, vibrant en phosphènes étincelants, sur les pages du livret de chemin de fer ! Il les apercevait plus vivement encore, ce grand Gabriel, comme un fond de tableau primitif, tendu derrière une tête jeune et fière, serrée étroitement de bandeaux lustrés ! Et une griserie double excitait le jeune homme — artiste et amoureux.

Il s’épanouissait comme nulle part ailleurs, en cette intimité aimable, si différente de son propre intérieur qu’avait glacé trop tôt la perte de sa mère. Ici, il retrouvait le souvenir de la disparue, amie de Mme Servain. Avec quel bonheur Gabriel acquerrait une place, un droit, un titre dans cette famille bénie, entre ces trois gracieuses filles, si diversement charmantes !

Il les aimait toutes, au point de se jeter pour n’importe laquelle au feu ou à l’eau ! La meilleure des camarades, cette impayable Geo, avec son minois rose, tout en sourires, entre deux colimaçons de tresses brunes ! Une sœur exquise, cette Eva à figure d’ange, nimbée de lumière blonde, et dont les yeux d’iris paraissaient des fleurs de rêve, sous l’ombre foncée des cils !… Mais Pauline ! Celle-là, avec son profil de camée, son port altier, son front grave, c’était la déesse fascinatrice qu’on ne saurait envisager sans frémir !

Oh ! la voir quelques jours, avec la liberté des vacances, en face d’horizons émouvants ! Trouver une heure enchantée où les âmes, comblées d’idéal, s’ouvriraient pour laisser échapper l’aveu décisif ! Gabriel se sentit défaillir, à cette espérance enivrante !