L’Estomac et le Corset/Chapitre 1

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J.B. Baillières et fils (p. 5-14).


CHAPITRE PREMIER

HISTORIQUE


L’origine du corset se perd dans les temps les plus reculés. Avant de parvenir à sa forme actuelle, il passa par bien des phases que Bouvier[1] divise en cinq époques :

1o Antiquité : bandes, fasciæ ;

2o Premiers siècles de la Monarchie française, ou une grande partie du moyen âge : période de transition où l’on abandonne complètement les bandelettes romaines ; commencement des corsages justes au corps ;

3o Fin du moyen âge, commencement de la Renaissance : adoption générale des robes à corsage serré, tenant lieu de corset ;

4o Corps baleinés, du milieu du xvie siècle à la fin du xviiie ;

5o Corsets modernes. Il n’est pas sans intérêt de connaître les variations que subit cet appareil. Sans chercher à redire dans tous ses détails l’histoire du corset, ce que tant d’autres ont fait avec succès, nous nous bornerons à montrer qu’il fut, sous diverses formes, connu de tout temps et sévèrement jugé.

Les littératures grecque et romaine nous donnent des preuves multiples de l’existence de ceintures plus ou moins serrées. Mais aucun monument de l’antiquité, aucune œuvre artistique, aucun texte des anciens n’établit la moindre apparence de l’emploi du corset proprement dit dans l’habillement des femmes grecques et romaines.

Dans le Musée des Antiques on ne trouve rien qui ressemble au corset moderne.

Homère, décrivant la toilette que portait Junon lorsqu’elle voulut séduire Jupiter, dépeint les deux ceintures qui « dessinaient amoureusement la taille de la déesse ».

Dans le dialogue des Amours, Lucien, parlant des tuniques trop transparentes de ses contemporaines, ajoute : « Sous ce vêtement, tout se voit mieux que le visage, excepté les seins qui tomberaient en avant d’une manière difforme s’ils n’étaient constamment retenus prisonniers. »

Ces ceintures prirent d’ailleurs des noms très variés : μίτρα, synonyme dans la haute antiquité grecque de στρόφιον. Dans Homère, c’est un ceinturon à l’usage des guerriers, mais aussi c’est une ceinture de femme, d’où l’expression μίτραν λύειν, délier la ceinture. Le στρόφιον ou stethodesmion et la μίτρα se rattachent tous deux à l’idée d’enveloppement (στρέφω, tourner, pour le premier ; mithra, mot zend et persan très antique dérivé du radical zend, MI : couvrir, envelopper).

La fascia et la tœnia romaines (mastotenion) font aussi allusion à l’enroulement.

On appelait encore ces ceintures : zona, castula, fasciæ mamillares, cingulum, thorax. Les auteurs anciens nous fournissent les indications de ces divers appareils.

Inflatum circa fascia pectus eat,


dit Ovide dans son Art d’aimer (Cap. III).

« Pour soutenir dans sa beauté la croissance naturelle de la taille et pour l’empêcher de tomber, dit Weiss dans son livre des Costumes, les anciens faisaient usage d’une bande plus ou moins large, στρόφιον. Elle servait d’une part à maintenir la poitrine dans sa position juvénile, et d’autre part elle remplissait les conditions d’un véritable bandage de ce corps. Cette bande donna plus tard l’idée de l’établissement de véritables rembourrages. »

Nous lisons d’autre part dans Becker : « Serrer autour du corps un corset, pour changer la taille naturelle en un efflanquement outre nature, c’est une idée que les anciens n’ont jamais eue ; une taille de guêpe eût été pour eux une abomination ; seulement, pour élever la poitrine et pour circonscrire ce qu’ils appelaient le nimius tumor, on appliquait une bande pectorale (strophium ou mamillare). » Il en est ques-
tion chez Apulée :

Tœnia quoque quâ décoras devinxerat papillas.

Et chez Martial[2] :

Fascia crescentes dominæ compesce papillas,
Ut sit quod capiat nostra tegatque manus.

La fascia n’est pas la même que la tœnia. Elle s’appliquait pour circonscrire la poitrine dans sa croissance et la limiter. Térence en parle, Varron aussi. Quant au strophium, il se plaçait par dessus la tunique intérieure, comme on le voit dans les fragments de Turpilius :

Me miseram ! Quid agam ? Inter vias épistola cecidit mihi,
Infelix, inter tunicam ac strophium quam collocaveram.

Ce strophium semble avoir été en cuir :

Taurino poteras pectus constringere tergo,
Nam pellis mammas non capit isla tuas[3].

Il était probablement souple :

Tereti strophio luctantes vincta papillas[4].

Alcimus Avitus nous signale le zona :

Contineat lumbos pretiosi zona pudoris.

Virgile parle du cingulum :

Aurea subnectens exsertæ cingula mammæ.

Alexis d’Athènes nous offre un passage intéressant au milieu d’une description de l’art employé par les courtisanes de la Grèce pour voiler leurs défauts physiques : « Son ventre est-il trop gros ? Au sein postiche qu’elle se met on adapte des supports droits qui le resserrent et le repoussent en arrière. »

C’est la naissance du busc.

Ainsi donc les langues mortes classiques ne font allusion qu’à l’entourage, à l’enveloppement des seins. Le corps ou buste n’y est pas une fois signalé, tandis que les langues vivantes font toutes sur ce point allusion à lui : en allemand, Leibchen ; en anglais, Bodice ; en italien, Giubba ou Busto, expressions signifiant toutes, comme en français, corset ou petit corps.

Est-ce à dire que les femmes de l’antiquité ne se serraient pas ? Loin de là, et les preuves en abondent. Avant tout, il ne paraît pas que Grecs et Romains aient jamais eu le goût prononcé des Orientaux de nos jours pour le développement excessif des seins. Voici un vers qui fait à cet égard l’éloge d’une Romaine :

Non annosa, non mammosa, non bibosa, non procax[5].

Ni vieille, ni mamelue, ni buveuse, ni provocante.

Ovide, Martial et la plupart des auteurs anciens recommandent aux femmes d’éviter de prendre de l’embonpoint et les engagent à se serrer pour y parvenir. Mais combien d’autres se plaignent de l’excès de cette constriction ! Térence condamne ce goût contre nature, et plus tard Galien[6] dira : « C’est surtout chez les jeunes filles qu’il nous est donné de voir sans cesse se produire cet effet (déformation)… Elles mettent des bandes qu’elles serrent fortement sur les omoplates et tout autour de la poitrine, et comme la pression qui en résulte est souvent inégale, le thorax devient proéminent en avant, ou la région opposée devient gibbeuse. »

On trouve dans les travaux de Broussonnet, de Chevalier, de Friedlœnder de précieux renseignements sur les idées grecques et romaines à cet égard ; ils pensent unanimement que les femmes de ces deux grands peuples se serraient peu. Il semble toutefois que ces idées n’étaient point partagées par telle ou telle autre race européenne, aux mêmes époques : nos dignes mères, les fines Gauloises, malgré la primitivité de leur civilisation, n’ont pas échappé aux reproches des graves Romains sur la tendance à serrer la taille. Plusieurs textes le prouvent.

Pendant les premiers siècles de la Monarchie française et une grande partie du moyen âge, les bandelettes gréco-romaines furent abandonnées et bientôt remplacées par des corsages plus ou moins justes au corps. C’est une période de transition qui nous amène à la fin du moyen âge. Le corset n’était alors qu’une cotte, dite hardie, se moulant exactement sur le thorax sans exercer de compression. Même à la Renaissance, le corset n’existe pas ; il faut en reporter l’origine jusqu’au temps de Henri II. Sous le règne de François Ier, le vêtement appelé alors corsetus, corsatus, cursetus, corsellus n’était qu’une camisole ou une robe se mettant sur la chemise, ou même les robes étroitement adaptées. On n’y voit ni tiges de bois, ni lames de fer, mais souvent elles sont au nombre de deux superposées, très ajustées, cousues ou lacées par derrière. Cette mode avait existé sous le règne de Louis IX. C’est plus tard seulement que vinrent s’y joindre les buscs, si bardés de fer que les femmes enceintes en étaient fort incommodées, et qu’il fallut les interdire par une loi somptuaire. (Vecellio, de la famille du Titien.)

Tous les auteurs sont d’accord pour attribuer à Catherine de Médicis l’importation du corset à busc. Ce fut en 1532 qu’elle l’introduisit d’Italie en France. C’était une véritable cuirasse, un étui rigide qui ne tenait aucun compte des lignes du corps, « qui lui imposait une forme de convention et s’opposait aux variations de forme, de situation, de volume des organes ». Garnis d’abord de buscs de bois ou d’ivoire, ils furent armés plus tard de baleines et de plaques de fer. La forme de ces buscs varia beaucoup, à en juger par les plaintes de Montaigne sur la versatilité de la mode qui, après avoir fait porter le busc « entre les mamelles, l’a fait descendre, quelques années après, jusques entre les cuisses ».

Cette coutume des corsets existait déjà en Angleterre au XIVe siècle, comme l’indique ce passage du livre du chevalier de la Tour Landry : « Ce furent celles (les Anglaises) qui premièrement admenèrent cest estat en Bretaigne des grands pourfilz et corsés fendus ès costez. »

Cette mode dura jusqu’à la Révolution, qui « balaya tous ces vêtements, insignes de coquetterie, de richesse, de faste insolent. Les corsets à baleines disparurent à peu près complètement pendant quelques années ».

Pendant la Révolution, alors qu’on essaya de ressusciter les costumes grecs, le corset sembla devoir disparaître. Les dames mirent en usage un petit corset souple, dit « à la paresseuse », sans buscs ni baleines, qui n’avait d’autre mission que de protéger et de maintenir « sans entrave ni douleur ». Il s’attachait tout simplement par quelques rubans dans le dos.

On voit le corset reparaître sous l’Empire. On le connaît : la taille se dessinait très haut, au-dessous des seins. Cette mode persiste chez les paysannes de la Bresse et de quelques cantons suisses.

Vers la fin du règne de Napoléon Ier, quelques femmes voulurent faire revivre la mode du corset très serré, mais durent céder devant l’opposition de Mme  de Longueville soutenue par l’Impératrice. C’est ainsi que plus tard l’impératrice Eugénie enceinte essaya, en vain, de le démoder.

Pendant la Restauration, le corset fut très serré, muni de buscs, lacé par derrière.

Enfin, vient le corset moderne, plus ou moins perfectionné, dont nous parlerons plus tard.

Les femmes de l’Inde emploient un corset fort simple, qui a pour but de conserver la forme sphérique des seins. Elles se servent d’un tissu souple, élastique, fait avec l’écorce d’un arbre. On donne à ce tissu la forme des seins, de sorte qu’ils sont renfermés dans une espèce d’étui, de couleur assortie à la nuance de la peau. L’étoffe en est si élastique, si fine, qu’il est difficile de la distinguer de l’organe qu’elle voile ou protège.

« Le corset des femmes sardes est bien conçu selon le vœu de la nature. Des lacets en retiennent les parties égales et similaires dans le dos, formant ainsi une sorte de plastron rigide de la ceinture jusqu’au niveau des épaules. À partir des creux axillaires, les bords s’abaissent en se courbant jusqu’au-dessous des seins, qui, par ce fait, sont soutenus et non comprimés. Une chemise légère, qui en laisse voir la forme, les voile simplement. C’est grâce aux dispositions logiques de leur corset que les seins des femmes sardes, célèbres déjà dans l’antiquité, acquièrent un développement magnifique et qu’elles sont réputées bonnes nourrices[7] ».

Ces différentes modes, ou plutôt leurs excès, furent de tout temps l’objet de critiques dont nous avons trouvé de très nombreux exemples chez les Grecs et les Romains.

Dès leur apparition, les corps à baleines de Catherine de Médicis soulevèrent le blâme des hommes les plus éclairés. Riolan, premier médecin de Marie de Médicis, Roderic a Castro (Hambourg 1600), A. Paré s’efforcèrent d’en démontrer les inconvénients.

« Par trop serrer l’estomach et les parties dédiées à la respiration, on est cause d’une suffocation et mort subite », dit A. Paré. Et plus loin, il raconte la mort d’une dame de la cour, tombée dans le marasme à la suite « de vomissements répétés des aliments », dus à la pression de l’estomac par un corps à baleines appuyant tellement sur les fausses côtes qu’il les trouva, à l’ouverture du cadavre, « chevauchant les unes par dessus les autres ».

Montaigne nous apprend que les corps produisaient souvent de profondes escoriations : « Pour faire un corps bien espagnolé, quelle géhenne ne souffrent les femmes, guindées et cenglées, à tout (avec) de grosses coches sur les costés, jusques à la chair vive. Oui, quelquefois à en mourir ! »

Riolan, Winslow, Van Swieten, Sœmmering, Buffon, J.-J. Rousseau tour à tour s’élevèrent contre cette barbare coutume.

Malheureusement, tous les avertissements furent vains ; les édits royaux eux-mêmes restèrent sans effet. La mode et l’aveuglement des femmes l’emportèrent toujours sur la raison. Depuis lors, tous les hygiénistes se sont élevés contre les abus du corset. Il nous faudrait de longues citations pour épuiser les polémiques soulevées par cette question depuis un siècle passé. Qu’il nous suffise de rappeler les travaux de Hourman et Dechambre, de Corbin, de Vaissette, Layer, Mongeri, Bonsergent, Michel Lévy, ceux de tous les hygiénistes modernes et de la plupart des anatomistes. On trouvera la bibliographie de ces études à la fin de ces pages.

Or, parmi de si nombreux travaux sur le corset, nous trouvons peu de chose concernant notre sujet, c’est-à-dire son action sur l’estomac. Depuis quelques années pourtant on commence à préciser les éléments de cette étude. En France, citons Corbin, Lévy, Bouveret et quelques autres, rares. C’est surtout en Allemagne que l’on trouve des notions plus précises sur ce point ; elles sont dues à Boas, Ewald, Rosenheim, Ziemssen, dont les noms reviendront maintes fois dans ce travail.



  1. Bouvier. — Recherches historiques et critiques sur le corset. Bulletin de l’Académie de médecine, 1852-53, tome XVIII, p. 355.
  2. Martial. — Lib. XIV. Epig. 134.
  3. Martial. — Epig. 14.
  4. Catulle. — LXIV.
  5. Libérius, poète cité par Aulu-Gelle.
  6. Galien. — Des causes des maladies.
  7. Gaston Vuillier. — La Sardaigne, octobre 1891.