L’Europe et le Directoire/02

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L’Europe et le Directoire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 834-861).
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L’EUROPE ET LE DIRECTOIRE

II[1]
LES RÉPUBLIQUES TRIBUTAIRES. — LA MISSION DE SIEYÈS A BERLIN[2]


I

Bonaparte allait partir pour Toulon, lorsque, le 23 avril 1798, on reçut la nouvelle de l’outrage fait, à Vienne, au drapeau français et à l’ambassadeur de la République, Bernadotte. Les chevaux de poste furent aussitôt décommandés. Le Directoire retint Bonaparte parce que ce général serait nécessaire aux armées, si la guerre éclatait, parce que sa présence surtout effraierait les Allemands et pourrait conjurer la guerre, à laquelle on n’était pas prêt. Ce calcul réussit, et il suffit d’annoncer l’envoi de Bonaparte à Rastadt pour décider les Autrichiens à négocier. Mais la négociation assurée, le Directoire s’empressa d’en dégager Bonaparte, que son retour à Rastadt aurait fait de nouveau, disait Barras, « l’arbitre des destinées de la République. » Bonaparte n’insista pas. Les motifs qui l’avaient décidé, deux mois auparavant, à quitter Paris, le décidèrent encore. C’était l’impossibilité constatée d’organiser l’expédition d’Angleterre ; c’était le sentiment qu’en restant à Paris il s’usait inutilement, qu’un coup d’État était prématuré, et qu’il faudrait, pour le porter au pouvoir, à la fois des nécessités plus urgentes et un prestige plus puissant. « Le peuple de Paris, toujours léger et frivole, dit déjà de lui : — Que fait-il ici ? » écrivait Sandoz, l’envoyé prussien, en février 1798. Et Mallet du Pan : « Ce Scaramouche à tête sulfureuse n’a eu qu’un succès de curiosité... C’est un homme fini... décidément fini. » Bonaparte en eut le sentiment : « Si je reste longtemps sans rien faire, Je suis perdu... Le peuple se porterait avec autant d’empressement au-devant de moi, si j’allais à l’échafaud... Il faut aller en Orient. Toutes les grandes gloires viennent de là. » Conquérant de l’Egypte, il marcherait sur les Indes ou reviendrait, par Constantinople, écraser la maison d’Autriche, après avoir brisé la puissance anglaise ! En tout cas, il laisserait le Directoire sombrer dans la banqueroute. L’Europe se coaliserait. Il reparaîtrait alors, éclairé d’une gloire nouvelle, d’une gloire intacte, réparateur des désastres, sauveur de la patrie.

Il proposa l’expédition au Directoire, le 23 février. Le 5 mars, les Directeurs l’avaient approuvée. Ce dessein flattait à la fois, dans leurs arrière-pensées et dans leurs chimères, ces politiques retors, aux vues troubles, aux imaginations gigantesques. Aucune objection : ni les risques de la mer, ni l’inconnu de la terre lointaine, du désert, du soleil meurtrier ; ni les ressources de la république, le meilleur de la flotte, quarante mille hommes de troupes éprouvées, l’élite des officiers, livrés aux hasards, ne tinrent devant la chance, si incertaine qu’elle fût, de conquérir un empire où les Romains avaient fait la loi, d’étonner le monde, de confondre les Anglais, surtout devant la certitude de se débarrasser de Bonaparte, de « sa renommée importune », et de son cortège gênant de guerriers, de « cette superfétation militaire d’hommes hardis, entreprenans et aguerris, tout à fait dangereuse pour la France, qui, dans ce moment, refluait en toutes les armées 1)... » Les instructions du Directoire, datées du 12 avril, portaient que Bonaparte devait s’emparer de Malte, « chasser les Anglais de toutes les possessions de l’Orient où il pourrait arriver, détruire leurs comptoirs dans la Mer-Rouge, faire couper l’isthme de Suez, assurer la libre et entière possession de la Mer-Rouge à la République, [3] améliorer par tous les moyens qui seront en son pouvoir le sort des naturels de l’Egypte », enfin, « maintenir, autant qu’il dépendra de lui, une bonne intelligence avec le Grand Seigneur. » Une expédition de 25 000 à 30 000 hommes en Irlande devait jeter l’alarme en Angleterre et empêcher le gouvernement anglais d’agir avec toutes ses forces dans la Méditerranée.

Bonaparte quitta Paris dans la nuit du 3 au 4 mai. Le 10, à Toulon, il adressa à son armée cette proclamation significative : « Vous êtes une des ailes de l’armée d’Angleterre. » Il leva l’ancre le 19. En même temps partait de Paris l’homme, encore obscur, qui devait l’arrêter sur la route des Indes, rompre ses grands desseins et contribuer, sans le vouloir, à le faire revenir en France : Sidney Smith, enlevé le 21 avril, de la prison du Temple par des royalistes déguisés en gendarmes et porteurs d’un faux ordre d’élargissement signé des Directeurs. Sidney Smith était accompagné d’un officier français, Phélypeaux, ancien camarade de Bonaparte à l’école d’artillerie, plein de talens, plein de haine, servant l’Angleterre contre sa patrie par fanatisme royaliste, par impatience de détruire ou d’humilier, en Bonaparte, un rival détesté. Bonaparte annonçait son retour pour le mois d’octobre. « Il est enfin parti ! » s’écria Barras. Départ inutile, à moins que Bonaparte ne pérît en route. Le Directoire, pour s’être délivré d’un général encombrant, n’avait changé ni sa propre politique, ni celle de l’Autriche, de l’Angleterre, de la Prusse, de la Russie ; ni les conditions générales qui menaient la France à la dictature et les peuples conquis à la révolte. Bonaparte attendait le moment où il serait nécessaire ; le Directoire allait tout faire pour hâter ce moment.

Bonaparte a tellement envahi l’histoire de France à partir de 1800 que, de tous côtés, dans l’apologie comme dans le blâme, on est porté à méconnaître les conditions dans lesquelles il est entré dans cette histoire. C’est l’intérêt de cette période confuse et trouble de 1798-1799 de montrer le Directoire à l’œuvre sans contrepoids à l’intérieur, avec une presse muselée, des conseils « épurés », affranchi des grands ambitieux, mais aussi des grands auxiliaires, Hoche et Bonaparte. On va voir, une fois Bonaparte disparu, ce que firent, dans une Europe qui demeura la même, les hommes qui gouvernaient alors la République et qui, si Bonaparte était mort ou avait échoué dans son coup d’État, auraient prétendu la gouverner encore.


II

En Suisse, le Directoire perd, par la façon dont il mène la révolution et la conquête, jusqu’aux avantages de la neutralité. Il révolutionne pour s’assurer les passages. La France avait là, sur ses frontières, une barricade énorme de montagnes gardée par une nation amie. Cette nation devient hostile : il faut l’assujettir ; il faut désormais garder, contre elle, ces fameux passages, et, la guerre recommençant, si la France faiblit, les passages ; s’ouvriront d’eux-mêmes aux ennemis de la France. Ce sera une route de plus à l’invasion. La « République helvétique une et indivisible », à peine proclamée par le général Brune, se divise. Dix cantons sur dix-huit la reconnaissent, et, dans ces dix, il y a des « factions fédéralistes », c’est-à-dire un parti national, attaché aux vieilles traditions d’indépendance. Les démocrates des pays où l’ancien gouvernement était aristocratique, comme Berne, sont seuls ardens à la révolution, parce qu’elle leur donne le gouvernement. Mais, dans ces cantons mêmes, l’aristocratie demeure nombreuse, riche, influente ; ailleurs ce sont les catholiques ; enfin, dans les montagnes, dans les cantons démocratiques, les paysans jaloux de leur liberté, de leur travail, ne gagnant rien à la révolution, y perdant la sécurité, la dignité, subissent avec colère le fisc et les réquisitions des étrangers. Le Valais résiste : on le contraint. Ceux de Schwytz se rassemblent au nombre de 10 000, conduits par des moines, le sabre au côté. Le général français, Schauenbourg, a 25 000 hommes. Les Suisses combattent avec une énergie sauvage et, le 2 mai, à Morgarten, ils repoussent les Français. On ne les pacifie qu’en leur garantissant le culte catholique et en renonçant à les occuper militairement. Dans les cantons où la paix s’est maintenue, les extorsions des commissaires la rendent odieuses.

L’un de ces commissaires, Rapinat, beau-frère de Rewbell, passe à la postérité par l’affreux jeu de mots de son nom et de son industrie. C’est un exacteur furieux : il ferme les clubs, emprisonne les journalistes, épure le Directoire helvétique, menace de traiter la république en pays conquis. En huit mois, on en a tiré près de 22 millions, dont 1 million et demi de recettes extraordinaires : pièces prises dans les arsenaux, matières d’or et d’argent, objets d’art. Le bruit court que Rapinat prétend faire souscrire aux Suisses un emprunt de 80 millions. Ce sera la révolte. Le nouveau gouvernement est inerte, tiraillé entre la France qui réclame de l’argent et la nation suisse qui le refuse. Sur la clameur publique, Rapinat est rappelé à Paris ; c’est pour revenir peu après, plus âpre encore aux sévices et aux spoliations. Les envoyés suisses à Paris réclament la justice, le respect de la constitution qu’on leur a faite, la paix qu’on leur a promise, l’évacuation de leur pays, la reconnaissance de leur neutralité. Neutres, ils l’étaient, et ce n’est point pour les neutraliser que le Directoire les a envahis. Talleyrand exige une alliance offensive et défensive ; elle est signée le 19 août 1798 : toutes les forces de la Suisse sont à la disposition du Directoire. « Les troupes françaises continuent d’occuper ce pays et de s’y faire nourrir. » Alors, avec la déception et le désespoir, l’insurrection éclate, et, le 9 septembre, dans l’Unterwald, Schauenbourg doit encore écraser les paysans en armes.

Les Hollandais, comme les gens de la plaine et des villes riches, en Suisse, n’en viennent pas à la révolte armée ; ils n’en ont ni le courage ni les moyens : l’armée d’occupation les anéantirait. Mais ils se refusent aux impôts, aux lois de douane surtout. C’est une conspiration sourde, continue, de tous les intérêts, de tous les attachemens d’un peuple, de son travail, de son génie, de tout ce qui a fait sa prospérité, sa grandeur passée, contre le gouvernement que des étrangers lui imposent dans le seul intérêt de leur puissance. La force seule peut faire rentrer les contributions, et la force détruit le commerce, la confiance, sans lesquels tous les impôts sont improductifs. Le Directoire batave déclare que la République française dispose de tout en Hollande ; mais ce Directoire batave n’y dispose de rien. Ce gouvernement, paralysé de naissance, tâtonne, chancelle. lv faut le renouveler sans cesse. Les constitutions se multiplient en Hollande comme les saisies chez le débiteur récalcitrant, le commerçant ruiné. Elles ne sont, en effet, que des mesures fiscales, des moyens de forcer à payer davantage un peuple qui ne veut plus payer. Le Directoire français a besoin, pour garder la Hollande et en tirer parti, d’un gouvernement qui fasse la guerre aux Anglais et souscrive des emprunts. Peu lui importent les noms des gouvernans. Ces noms n’importent pas davantage aux Bataves qui ne veulent ni guerre ni impôts. Tout Hollandais ambitieux qui accepte, pour parvenir au pouvoir, le mandat impératif du Directoire français est voué à l’impopularité, à l’impuissance. La constitution de mars 1798, issue d’un coup d’Etat, qualifié de décisif par Talleyrand. est ratifiée, le 23 avril, par 153 913 suffrages sur 165 510 votans dans toute la république ! Le reste s’abstient, c’est-à-dire est hostile. La minorité radicale est soutenue par les catholiques, qui, étant le petit nombre, tiennent pour le régime unitaire et jacobin. Cette minorité gouverne contre la majorité fédéraliste, oligarchique et protestante. Le Directoire exige 18 millions. Joubert écrit qu’avec le nouveau régime les millions ne rentreront jamais. Les radicaux n’obtenant pas d’argent, le Directoire recourt aux modérés ; il applique à la Hollande, avec aussi peu de succès, la bascule de Paris.

Le 13 juin, Joubert « épure » les gouvernans qui avaient « épuré » en décembre. Delacroix, qui marchait avec les radicaux, est rappelé et remplacé par Roberjot. Mais comme les exigences sont les mêmes, la résistance continue. Le nouveau gouvernement est constitué le 10 août, selon le vœu de la France ; mais, dit un mémoire présenté au Directoire, l’inquiétude demeure extrême : « La Hollande se trouve livrée à de nouvelles convulsions. » Les Directeurs n’y comprennent rien. « La Hollande, écrit La Revellière, redevenait ce qu’elle était jadis, par le fait, une province anglaise. » La souffrance tourne ce pays à désirer le retour de l’ancien ordre de choses, à se prêter, à se soumettre volontiers à une intervention étrangère qui le débarrassera des Français. Des complots se nouant, le stathouder ne rêve rien moins que de revenir avec les Anglais, de repousser les Français « dans leur coquille », de se faire décerner par l’Europe la garde noble des Pays-Bas et de réunir, dans l’intérêt de la paix générale, la Belgique et la Hollande : c’est l’extension du traité des barrières, de 1715, et l’esquisse du traité de Paris de 1814.


III

Le Piémont mûrit pour l’annexion. Le roi y végète, à la merci de l’armée française, forcé de contenir, de réprimer même ses sujets fidèles qui conspirent pour son trône, car toute imprudence de leur part peut entraîner la chute de la monarchie. Les agens français mettent leur zèle à provoquer ces révoltes utiles. Brune, qui, venant de Suisse, arrive à Milan, voit dans le Piémont une province à vénétianiser, et il s’y emploie de toute son ardeur. Il lance à l’assaut les Cisalpins et les Liguriens qui convoitent cette monarchie pour leurs républiques et désirent au moins en ronger les frontières. A l’intérieur, il mine le gouvernement piémontais par les complots, le décrédite par les répressions. Il a, pour ce manège, Ginguené, qui joue à Turin, avec sa badauderie et son arrogance de « gendelettre » costumé en diplomate, le rôle que, naguère, sous Bonaparte, Villetard jouait à Venise, avec bonne foi, du moins avec politesse, en simple boute-feu de chancellerie. A la fin de juin, les choses paraissant à point, Ginguené passe des notes comminatoires et déclare que, dans l’état de fermentation générale où se trouve le pays, dans l’incapacité du gouvernement à faire respecter les frontières et à contenir les factions à l’intérieur, la République française a besoin de garanties pour l’exécution du traité d’alliance. Il exige que la citadelle de Turin soit remise aux républicains. Ils l’occupent (28 juin-3 juillet 1798). Les ministres sardes sont changés et remplacés par d’autres plus complaisans. Le roi est condamné à l’abdication à bref délai, si l’Europe ne le délivre pas. Il appelle de ses vœux cette intervention, il la presse par ses émissaires.

Tel est, dans l’été de 1798, l’état précaire de cette petite monarchie, « si inconcevablement située entre quatre républiques », comme le dit Talleyrand, avec un aimable scepticisme. Le Directoire ajourne la catastrophe : il la juge prématurée. Il veut l’annexion, mais les peuples n’y paraissent pas mûrs encore. Le parti de la Révolution en Piémont tourne à la révolution italienne, pour l’Italie ; et s’éloigne, à mesure qu’il se fortifie et s’enhardit, de la révolution à la française, pour la France. Or le Directoire entend ne travailler en Piémont que pour la République française ; il aime mieux y garder le roi, que de voir des commissaires liguriens ou cisalpins installés à Turin. Le roi obéit, ceux-là seront rétifs. On peut tenir le roi en bride par la peur de la subversion totale ; comment en menacer ces Italiens émancipés, ces républicains suscités par la France ?

Le Directoire commence à s’effrayer de son ouvrage. Il ne peut dominer en Italie que par le parti de la Révolution ; ce parti ne peut dominer qu’en servant les passions révolutionnaires ; or ces passions vont, en se débordant, droit à l’anarchie, au refus de l’impôt, à la révolte contre l’occupation militaire, enfin à l’expansion au dehors, par turbulence naturelle, prosélytisme, avidité, misère. Les Jacobins d’Italie ne sont point, comme ceux de France, des gens d’autorité. Ils sont insoumis, ingouvernables, incapables de gouverner, conspirateurs dans l’âme. Ils n’ont des Jacobins français que la passion du pouvoir et de la conquête. Ils se poussent à toutes les places dans leur patrie ; ils poussent leur patrie à envahir par toutes ses frontières. L’appétit de ces républicains aux dents de loup, aiguës et blanches, alarme le Directoire. Ces républiques décharnées, faméliques, ne semblent nées que pour s’entre-dévorer. La révolution a réveillé les vieilles rivalités des cités, et, dans les cités, les anciennes rivalités des familles. Tout est faction : à Milan, à Rome, à Gènes ; mais partout le parti qui commande est incompatible avec la suprématie de la France. Ce parti, à mesure qu’il s’élève et devient populaire, devient de plus en plus antifrançais, et la France ne peut gouverner ni avec les paysans, très catholiques et ennemis nés de l’invasion, ni avec les modérés, minorité infime, impuissante, hostile, par son caractère même, au Directoire.

Cependant au-dessus des factions locales, il s’en forme une nouvelle, celle de l’Italie unie. Le Directoire la redoute et la combat plus que toutes les autres. Les autres le servent en divisant les républiques ; celle-là le contrarie, en menaçant de réunir les cités et les peuples. Par le même déguisement de mots qui transforme en « patriotes », les partisans de la France, on flétrit du nom d’ « opposans » ces partisans de l’Italie. « De cette époque, écrit un Français, date la naissance du parti de l’opposition connu sous le nom de parti italien. » Unitaires, anarchistes, dans le langage du Directoire deviennent synonymes. « Je dois, écrit La Revellière, dire ce que c’était que ces unitaires. C’était ceux qui voulaient qu’on détruisît tous les gouvernemens qui subsistaient en Italie, pour ne faire de ce grand et beau pays qu’une seule nation, régie par un seul gouvernement fédéral ; projet digne assurément d’un vrai patriote italien... Il était bon sans doute que l’Italie entière fût républicanisée... Mais était-il de l’intérêt de la France qu’elle ne formât qu’une seule république ?... » Créer des républiques populaires en Italie et empêcher le peuple italien de se républicaniser ; prêcher à ce peuple la révolution à la manière française, et lui interdire la devise d’honneur de la république française : « une et indivisible » ; oublier que la France avait supprimé les provinces, et que le parti qui gouvernait la France n’était arrivé au pouvoir qu’en exterminant les fédéralistes, les Directeurs ne sortirent jamais de cette impasse, et leur intelligence ne débrouilla jamais ces contradictions.

Vainement essaya-t-on de museler ces Italiens voraces, d’empêcher les fusions de républiques. Vainement Talleyrand, aussi clairvoyant pour l’avenir qu’impuissant dans le présent, déclara au Directoire : « L’intérêt de la République est surtout de rendre nuls tous les efforts qui pourraient tendre à réunir les républiques italiennes en une seule, et comme il n’est pas douteux qu’il existe un parti violemment rempli de ce dessein, les agens de la République ont ordre de le combattre... Cette république deviendrait trop puissante pour que la France n’eût pas à redouter qu’elle oubliât bientôt le bienfait de sa création et qu’elle voulût rivaliser avec la république mère. Il y a longtemps qu’on a dit que la reconnaissance n’est pas la vertu des peuples... Nous devons nous garder de faire des ingrats trop puissans... » Talleyrand apercevait déjà cette république italienne, devenue notre rivale dans la Méditerranée, cherchant à s’affranchir de notre tutelle, et l’Autriche « ayant le bon esprit de lui offrir son alliance sous le prétexte de la protéger contre notre ambition... mais, en effet, pour se ménager les moyens de l’asservir ou du moins de l’influencer à son tour[4]. » Il omettait de conclure ; mais la conclusion était qu’un État jaloux de ses intérêts, ambitieux de suprématie, ne doit point mettre sa gloire et sa politique à des entreprises qui ne peuvent réussir que si elles sont désintéressées ; qui conduisent presque fatalement à la déception du libérateur, à l’ingratitude de l’affranchi ; dont le seul avantage, la reconnaissance, s’évanouit à l’instant même qu’on le réclame, ou seulement qu’on paraît avoir le droit d’y compter.

En attendant, ces républiques s’épuisent entre les mains des généraux et des commissaires civils français. Le Directoire n’a plus sur les uns et sur les autres ni action ni crédit. Les généraux et les commissaires se disputent les dépouilles de la conquête et se dénoncent aux Directeurs. Le Directoire les destitue, les remplace par d’autres qui ne valent pas mieux, les envoie ailleurs où ils font de même ; il multiplie les espions et les contrôleurs ; rien ne prévaut sur l’insubordination des généraux, sur l’intrigue des commissaires, sur l’avidité de tous. S’ils s’appuient, comme Brune à Milan, sur le parti jacobin, ils passent à Paris pour factieux, et on les soupçonne de se vouloir découper un proconsulat. Si, par exception, ils essaient de ménager le peuple, de faire respecter la religion, d’arrêter le pillage, de contenir les agens déprédateurs, ils deviennent à Paris suspects de « modérantisme », de faiblesse, sinon de cabales avec l’ennemi. Et parallèlement aux accusations et diatribes des généraux et des agens : tyrannie, friponnerie, exactions, concussions, complots ! c’est une lamentation continue, et bientôt une fureur des peuples, victimes désespérées du fisc et de la conquête.


IV

La République cisalpine ne s’était constituée, avec ses deux conseils et son Directoire, que pour aussitôt résister aux exigences des Français. Far da se, et vivre pour eux-mêmes, était leur prétention : les Français avaient achevé leur tâche en chassant les Autrichiens. Le Directoire y mit ordre. Il dicta aux Cisalpins un traité comme Rome en dictait à ses alliés. « J’ai bridé les Cisalpins avec des chaînes de fer, disait Talleyrand ; ils ne pourront pas concevoir une idée ambitieuse sans la permission du Directoire. »

La République cisalpine devait entretenir une armée de 25 000 Français, et, pour cet entretien, payer 18 millions par an ; entretenir une armée de 22 000 Cisalpins sous les ordres des généraux français ; soutenir la France de toutes ses forces, à première réquisition ; souscrire mille actions à l’emprunt de guerre qui se faisait à Paris ; proscrire les marchandises anglaises ; conclure un traité de commerce avec la France ; ne faire ni paix ni guerre sans l’agrément de la France. Ce traité fut signé à Paris le 22 février 1798. Il s’agissait de le faire ratifier par le gouvernement de Milan. Berthier, qui y commandait en chef, eut pour instruction d’y disposer les esprits en prenant des otages aux lieux où le peuple se montrait mal disposé, puis de faire, en termes précis, et par argumens militaires, entendre raison aux ministres et aux députés. Le traité n’en fut pas moins repoussé par les conseils, le 14 mars. Sur quoi, le Directoire cisalpin, s’inspirant des exemples de la maison mère, « épura » les conseils d’un certain nombre de récalcitrans, parmi lesquels plusieurs Vénitiens. Berthier, alors en expédition, écrivit que la République française avait les moyens de se faire respecter, et le traité fut ratifié, le 20 mars, « avec un joyeux enthousiasme » ! dit le Moniteur.

Au bout de trois mois, on en était à ce résultat qu’au lieu de fournir de l’argent, les Cisalpins en réclamaient. « L’armée, écrit, le 29 juillet, le commissaire civil Faypoult, n’a pour ressources que les 1 500 000 francs dus chaque mois par la Cisalpine... Il faut plus de 4 millions par mois pour la solde et les administrations de tous genres. Il faut donc que la trésorerie nationale envoie ici 2 millions et demi par mois. » Or, la trésorerie n’enverra rien, ne s’alimentant depuis le commencement de la guerre que de contributions et de réquisitions levées à l’étranger.

Les soldats réclament leur solde, menacent de se révolter ; ils se révoltent çà et là, si on ne les paie pas. On fait argent de tout. On confisque les biens d’Eglise, mais personne ne les achète ; on supprime les monastères, mais c’est supprimer l’aumône en des pays où la mendicité est une institution, et le peuple se trouve plus misérable ; on enlève les vases précieux, on dépouille les madones, et le clergé excite les fidèles contrôles sacrilèges ; on prohibe les costumes ecclésiastiques, et le clergé, persécuté, devient plus populaire encore. La correspondance des quelques envoyés humains, ou simplement honnêtes et intelligens, que le Directoire possède en Italie, comme Daunou, comme Trouvé, Faypoult même quoique fiscal dans l’âme, rappelle celle qu’en 1793, les commissaires de la Convention adressaient de Belgique, de Hollande, des pays du Rhin au Comité de Salut public. « Vous voulez que ce peuple reste libre, écrit Daunou, ne le laissez pas épuiser et saigner jusqu’à blanc. » « Il faut enfin conquérir les esprits, écrit Faypoult. Nous ne devons pas d’un côté prodiguer le titre sentimental de sœur ou de fille aux nouvelles républiques, et de l’autre agir comme si les Français, supérieurs à leurs frères en liberté, devaient recevoir d’eux des tributs de préférences ou de jouissances arbitraires et onéreuses. »

Il n’était pas dans l’intelligence des Directeurs de changer leur politique. Ils ne pouvaient changer que les constitutions et les gouvernemens. C’est ce qu’ils firent. Les Cisalpins, impatientés de subir la domination de conquérans insatiables et le gouvernement de nationaux impuissans, en appelaient à Bonaparte : « Où étais-tu, libérateur ? » s’écriait Foscolo au souvenir de ces jours de misère. Pour les distraire, Brune, qui avait succédé à Berthier, leur donna le spectacle, devenu périodique, d’un coup d’État. « Le jour étant fixé (30 août), rapporte La Revellière, les salles des deux conseils furent gardées par les troupes françaises. On n’y admit que les membres qui avaient des lettres signées de Trouvé et de Brune. A midi, l’ambassadeur — Trouvé — adresse au Corps législatif la constitution avec ses lois organiques... » Le nombre des députés était réduit, les associations étaient interdites, les journaux supprimés et le gouvernement épuré. Cela fait, tout alla comme auparavant, c’est-à-dire de mal en pis. Le Prussien Sandoz, après une conversation avec le ministre d’Espagne à Paris, qui suivait de très près ces affaires, espérant recueillir pour ses princes quelques lambeaux d’Italie, écrit que cet Espagnol croit la guerre inévitable. « J’ai été, dit-il, témoin en Italie des exactions répétées des Français et du vœu secret et général des peuples de retourner plutôt à l’empereur que de rester dans une dépendance aussi humiliante. J’ai entendu un Directeur cisalpin me dire en confidence : Si la guerre recommence, la République cisalpine croule et nous favoriserons sa chute, bien loin d’y mettre opposition. »

A Rome, il en va de même. Gouvion Saint-Cyr est parvenu à rétablir la discipline dans l’armée, mais il est impuissant à rétablir quelque mesure dans l’administration. Il est appelé au Rhin et remplacé par Macdonald. Ce général, par politique et par intérêt, ménage les commissaires civils. Il s’ensuit que les spoliations redoublent et d’autant plus que le meilleur de ces commissaires, Daunou, est nommé au conseil des Cinq-Cents. Dans la République romaine, tribuns et consuls sont en conflit permanent, se reprochant les uns aux autres les concussions, l’humiliation de Rome. Les commissaires du Directoire révoquent les consuls, et Rome est mise, en septembre, au régime de correction que Milan subit depuis août.

La réquisition des œuvres d’art, des manuscrits, des livres précieux avait repris dans le grand. L’effet en fut désastreux. Le menu peuple s’en indignait, par un instinct confus de grandeur historique, parce qu’il y voyait la mise en scène du pillage qui le condamnait au désespoir. Le parti de la France en souffrait davantage, blessé dans son honneur, rebuté dans sa confiance. C’était la déplorable contradiction de la politique directoriale, d’en appeler au patriotisme des peuples conquis, d’invoquer leurs traditions d’indépendance, la gloire de leur passé et de blesser aussitôt ces sentimens à l’endroit le plus douloureux.

L’armée d’occupation, insubordonnée, frondeuse, se dissipe et s’affaiblit. Le soldat voit ses chefs dans l’abondance, les civils dans le luxe, et ne vit que de ce qu’il arrache à un peuple aussi misérable que lui. Beaucoup sont las d’une guerre dont ils n’aperçoivent plus la fin, dont l’intérêt patriotique leur échappe. Les officiers passent de la profusion à la détresse, des privations de la guerre aux délices d’une vie « enchanteresse et corruptrice », selon le mot de l’un d’eux. Les fortunes qui se font et se défont sous leurs yeux les tentent, s’ils sont faibles. Ils ne s’indignent plus, ils deviennent sceptiques sur l’objet de la guerre, sur le commandement. La conquête refait d’eux une armée conquérante, vaillante dans le combat, indisciplinée, licencieuse dans la trêve. Ils s’habituent à mépriser les peuples soumis ; les galanteries dont ils profitent ajoutent encore à ce mépris pour les vaincus. Mais cette nation aux mœurs faciles est en même temps féroce, et il faut à tout instant quitter les plaisirs de Rome, en carnaval de révolution, pour aller, au milieu des embuscades, poursuivre des insurgés dans la montagne, où l’on ne peut s’endormir sans crainte d’être assassiné, boire sans crainte d’être empoisonné ; où il faut pendre, brûler, laisser partout, en traces sanglantes, des exemples terrifians.

Les paysans se rassemblent dans les églises, s’exaltent, s’enrégimentent avec les braconniers, les contrebandiers, brigands de la veille qui se réveillent patriotes. On arrache les arbres de la liberté ; on les remplace par des croix ; on court sus aux Français au cri de : Vive le Christ, vive le pape et l’empereur ! Cette guerre, qui durera jusqu’à la catastrophe finale de la France en Italie, commence dans le Trasimène en avril 1798, exténuant, décimant, décourageant et démoralisant l’armée par l’alerte continuelle, l’insécurité sans terme, la nécessité, puis l’habitude de la répression atroce. Ainsi s’écroule cette république à peine échafaudée. La France en a tiré quelque argent, mais elle s’épuise à la maintenir : c’est un poste avancé de plus à occuper, à défendre, à la fois contre le voisin et contre l’habitant.

Cependant ces Romains anarchiques se répandent en propagande, et leurs émissaires vont animer les républicains de Naples. Mais, en même temps que la révolution à la française, la révolte contre la France et sa révolution gagnent les campagnes napolitaines. Les paysans des Abruzzes, rapporte Thiébault, « étaient aussi napolitains que romains, et leur haine était portée à l’exaspération. » Il se forme à Naples un foyer d’insurrection républicaine, mais entre Rome et Naples, les montagnes se hérissent d’ennemis ; une insurrection universelle, insaisissable de paysans et de brigands barre la route. Vendée italienne cent fois plus sanguinaire que l’autre et irréductible, même par la justice, ils n’ont à l’égard de l’étranger impie qu’un sentiment : l’expulser, le dépouiller, le torturer, le tuer ; redoutables au vainqueur qu’ils harcèlent et épuisent, impitoyables au vaincu qu’ils exterminent dans les supplices.

Le Directoire est encore capable de propager la Révolution ; il est incapable de la reconnaître sous la figure qu’elle prend à l’étranger ; il prêche le cosmopolitisme ; il pratique la conquête et il sème la haine. En conquérant les peuples, il les rassemble ; en les exploitant, il les révolte ; en les appelant à la liberté, il les soulève contre la France.


V

Naples prend peur. Nulle part le gouvernement n’était plus détestable aux âmes généreuses ; nulle part une tyrannie plus avilissante, plus d’espions, plus d’inquisition, de geôles, de gibets. Ferdinand et Caroline demandent secours à l’empereur. Il promet de les défendre s’ils sont attaqués ; mais, en même temps, il les exhorte à la patience. Il n’est pas en mesure de recommencer les hostilités, et dans l’intermède entre la paix armée et la guerre ouverte, il tâche, encore une fois, de négocier avec la France un partage de cette même Italie qu’il est appelé à protéger.

C’est le fond des conférences qui-se tiennent, en juin, à Selz, entre Cobenzl et François de Neufchâteau, et qui ont pour objet ostensible le règlement de l’affaire de Bernadotte. Comme le Directoire persiste à refuser les Légations, même au prix du Piémont que l’Autriche lui abandonnerait, les conférences se rompent, et l’empereur, faute de ne pouvoir dépecer l’Italie, d’accord avec le Directoire, sera réduit, pour s’y tailler un royaume à la sauver des Français. « Ce n’est ni Selz, ni Rastadt qui me rend malheureux, écrivait Cobenzl, c’est l’Adige. Le bonheur serait pour moi sur l’Oglio et dans les Légations ! » — « Du reste, ajoutait-il pour se consoler, les traités n’empêcheront jamais les Français de nous attaquer... Petites ou grandes puissances, il n’en est aucune à laquelle la France ne destine le même sort. » Et puisqu’elle refuse d’évacuer la Suisse et l’Italie, qu’elle refuse d’y faire une part à l’empereur, il n’y a plus qu’à recommencer la guerre. L’empereur s’adresse au tsar, aux Anglais.

Le Directoire, pour parer le coup ou l’amortir, tente une nouvelle démarche auprès du roi de Prusse. Les Directeurs étaient persuadés qu’avec le concours de la Prusse ils seraient en mesure de brusquer les choses à Rastadt et d’obliger les Allemands à signer, malgré l’Autriche. Attribuant à l’envoyé de la République à Berlin, Gaillard, observateur clairvoyant, rapporteur fidèle et diplomate prudent, les refus qu’ils avaient continuellement essuyés à cette cour, les Directeurs décidèrent d’y envoyer un ambassadeur de marque qui entreprît de haut le nouveau roi et éclairât la Prusse sur ses véritables intérêts[5].

« C’est, dit Talleyrand à Sandoz, un de mes amis qui a été fort avant dans la Révolution, qui en est très dégoûté, et qui est aujourd’hui autant exagéré contre qu’il était exagéré pour elle : c’est le député Sieyès. » Désabusé des républicains modernes bien plus encore que des républiques, esprit géométrique, raisonneur mordant, critique péremptoire d’un gouvernement qui s’usait dans les contradictions, Sieyès était, pour les Directeurs, un censeur redoutable, et, pour le Directoire, un réformateur dangereux, aussi gênant avec ses mines, ses souterrains et ses architectures politiques que l’était Bonaparte et peut-être davantage. Comprenant, comme Bonaparte, que le Directoire n’avait pas encore mûri la République à sa grande réforme, Sieyès désirait s’éloigner de Paris pour y revenir avec le prestige d’une ambassade illustre, avec l’honneur d’avoir assuré la rive gauche du Rhin à la France. Le Directoire n’était pas moins jaloux de l’éloigner pour profiter de son succès, s’il en obtenait un, et pour le noyer dans son naufrage s’il ne réussissait pas.

Sieyès n’avait de fanatisme que celui de son propre génie ; il méprisait les hommes pour la médiocrité de leur pensée ; il affectait de ne point compter avec eux dans les affaires humaines ; il ne spéculait que sur les idées, abstrayant toutes choses et résolvant tous les problèmes par son algèbre politique. D’où ses célèbres mésaventures, au commencement et à la fin de la Révolution, avec les deux hommes qu’il prétendit amener à ses fins, soumettre à ses équations, et, qui, étant l’État incarné, comptaient dans les affaires, les hommes, leurs passions, leurs instincts pour tout, et les idées abstraites pour peu de chose : Mirabeau et Bonaparte. En 1798, le danger le plus pressant aux yeux de Sieyès provenait de la révolution continue de l’Europe par le Directoire. Aussi ambitieux, plus ambitieux peut-être que les Directeurs mêmes, car il y apportait plus de méthode et discernait mieux les moyens de l’entreprise, il avait été le premier à former le grand projet des « limites », à en déterminer les conditions, à dessiner la ceinture des États vassaux autour de la France, et à poursuivre comme corollaire indispensable la refonte de l’Allemagne en blocs plus massifs. Mais il le voulait sans les révolutions qui exaspèrent les peuples et les rendent ingouvernables. Son objet était d’établir des gouvernemens représentatifs, forts et concentrés, en France, autour de la France. Il avait, pour la suprématie de la France, une conception de l’Europe analogue à sa conception du gouvernement constitutionnel en France. Il attendait l’heure de les appliquer ; il cherchait l’homme qui les appliquerait. Il annonça, décrivit le consulat de Bonaparte en France et en Europe comme plus tard Le Verrier sa planète ; mais quand l’astre parut, il s’aperçut trop tard que si, par le calcul, on peut prévoir les phénomènes politiques, on demeure, quand ils se produisent, impuissant à les diriger, si l’on n’est que calculateur.

Les instructions qui lui furent données le 23 mai 1798, et auxquelles, vraisemblablement, il a collaboré, sont un des meilleurs morceaux sortis de la chancellerie du Directoire. On n’y méconnaît ni le danger ni les motifs d’une coalition des rois : la chute du Pape, la révolution de la Suisse, Naples menacée, Turin près de tomber, l’extension du système représentatif, autant d’argumens dont profite l’Angleterre, jalouse de notre prépondérance. D’où la nécessité de gagner la Prusse et d’opposer système à système : « Il s’agit de conduire à terme un ouvrage si souvent ébauché et qui est toujours demeuré imparfait ; il s’agit de lier la Prusse à notre système », qui deviendra « le garant véritable de la paix du continent contre les éternelles intrigues de l’Angleterre, les emportemens de la Russie et les ressentimens de l’Autriche ». L’Autriche n’a qu’une passion : empêcher la Prusse de grandir dans l’Allemagne, en territoire et en influence ; la République n’a qu’un désir : procurer à la Prusse ce prestige et cet accroissement. « Tout se réduit à ceci : examinez l’effet que produirait en Europe, si elle était tout à coup divulguée, l’alliance formidable de la France, de la Prusse, de l’Espagne, des républiques batave et helvétique, des républiques d’Italie, des rois de Suède et de Danemark, et d’une grande partie des membres les plus influens du corps germanique. Voyez les conséquences et calculez les résultats : à la fois l’agrandissement de la Prusse et la paix du continent. L’une ne sera point troublée par l’autre. Le principe des sécularisations est reconnu. Avec son secours et par des échanges habilement combinés, la Prusse peut transporter sa puissance à l’est et au nord de l’Allemagne, en s’éloignant de nos frontières et en se rapprochant de la Pologne, destinée peut-être à reformer un jour un corps de nation sous la domination prussienne. » Si vous ôtez cet appât de la Pologne, qui est fort hypothétique, si vous ajoutez la domination de l’Italie par la France qui est, au moins autant que la réforme de l’Allemagne, l’objet du dessein, vous avez la combinaison que Napoléon conçut en 1805, et vous croyez entendre les discours qu’il fit, cette année-là, tenir à Berlin. Mais la Prusse, qui n’y voulut point croire de la part du puissant empereur, n’y vit, en 1798, qu’un piège tendu par le Directoire.

Le nouveau roi, Frédéric-Guillaume III, jeune, intimidé, indécis, sauvage, jaloux des apparences du pouvoir et des apparences de la volonté ; prétendant gouverner seul, par lui-même ; laborieux, mais redoutant trop de paraître conduit pour profiter de l’expérience et des avis de conseillers indépendans ; marié à une princesse charmante, chevaleresque, exaltée, fière de sa couronne, tendre dans l’intimité ; tous les deux humains et « sensibles », pieux, émus par la « religiosité » du bien public, plutôt qu’éclairés par la raison d’État ; sentant la nécessité de réformes profondes, mais méfians des réformateurs ; discernant, en partie, le mal des affaires, mais froissés, comme d’une sorte de lèse-majesté d’amour-propre, quand on le leur signalait, quand surtout on prétendait leur en prescrire le remède ; pressentant une crise dans le gouvernement sans en comprendre les causes et en concevoir la direction : un Louis XVI et une Marie-Antoinette, disait-on tout bas, autour d’eux, avec un mélange de sympathie et d’anxiété.

Le roi avait reçu pour mot d’ordre de son père mourant : la neutralité, et pour ministre, Haugwitz, l’homme de cette politique. Peu d’histoires se sont plus constamment répétées que celle de ces négociations d’alliance entre la France et la Prusse, qui aboutirent à la guerre en 1806. Au temps où Sieyès se rendait à Berlin, la Prusse, comme il advint en 1805 lors des propositions de Napoléon, se trouvait en pourparlers avec la Russie. Le prince Repnin, arrivé à Berlin le 16 mai, tâchait d’accorder les prétentions de la Prusse avec celles de l’Autriche, d’étouffer les méfiances de ces deux cours, de les liguer pour résister à la France dans l’Empire, de les attirer dans la coalition qui se tramait sourdement entre Londres, Vienne et Pétersbourg. Les Prussiens n’avaient pas plus de confiance dans les cours impériales que dans la République. Ils redoutaient l’alliance de la Russie presque autant que son inimitié. « Avec les moyens que nous connaissons aux Français, écrivait le ministre Alvensleben, nous pourrions prévoir que nous serions la première victime, car les Français étant déjà au cœur de l’Allemagne, nous serions obligés de nous opposer les premiers au torrent, avant que la Russie ait pris l’idée de faire quelque chose, si jamais elle veut et peut même le faire ; et si enfin elle en prenait la résolution, une armée russe qui passerait par nos provinces équivaudrait à une demi-révolution. » La conclusion du roi fut de demeurer neutre, d’étendre cette neutralité à l’Allemagne du Nord, d’y former une union restreinte, de s’en faire le dictateur et de tirer ainsi de cette neutralité allemande les mêmes avantages que les Français tiraient, en Italie, de leurs républiques. Quant à la France, elle s’en tiendrait aux indemnités éventuelles de la convention de Berlin, de 1796. Le roi de Prusse déclina donc les ouvertures du prince Repnin, et, de la même façon pour les mêmes motifs, celles de Sieyès,

Le choix de ce conventionnel avait fort effarouché la cour. Les prudens redoutaient en Sieyès un autre Bernadotte, Les soupçonneux craignaient les artifices, la propagande, les complots. L’homme qui passait pour le principal artisan de la république en France, arrivait à Berlin au milieu des espérances, des illusions du nouveau règne. Les Prussiens se flattaient de voir sur le trône, la pure raison, avec le roi, la grâce, avec la reine, avec tous les deux, la vertu. L’armée, encore dans son prestige, s’enorgueillissait de représenter la monarchie de Frédéric, Les officiers gentilshommes affectèrent d’éviter l’apôtre de la Révolution. On se répétait, à l’oreille, sur son passage, dans les salons, en français berlinois, la fameuse sentence de 1793 : « Sans phrases ! » La réaction contre tout ce qui venait de la France se portait jusqu’au système métrique ! Il y avait bien un parti d’hommes « éclairés », hostiles à l’Autriche plus encore que favorables à la France ; mais ceux-là s’en remettaient au roi de perfectionner la monarchie, et ils attendaient de ce prince, démocrate à sa manière royale, qu’il opérerait sans secousses le bien que la Révolution avait si incomplètement opéré en France, avec tant de désordre et de sang.

Sieyès eut son audience le 5 juillet. Il vanta l’alliance ; il ne cacha pas que l’objet de sa mission était de la conclure ; il vanta sa propre personne, sa franchise, sa moralité, sa loyauté : le système qu’il venait nouer était selon ses idées et selon son caractère ; il le dit, et il ajouta : « Ce système eût été celui de Frédéric, grand parmi les rois, immortel parmi les hommes... » Le lendemain eut lieu le couronnement de Frédéric-Guillaume III, avec la majesté mécanique et théâtrale des cérémonies prussiennes. Les représentans de la noblesse s’étaient groupés dans la salle blanche du palais, avec leurs costumes de gala, poudrés, et au milieu d’eux, le doyen de la cathédrale, en manteau violet. Parmi les diplomates chamarrés de cordons, les généraux, les ministres revêtus des uniformes traditionnels, on vit s’avancer un étranger de haute taille, au profil tranchant, au teint blême, avec un habit austère, qui parut funèbre, les cheveux noirs, sans poudre, une large écharpe tricolore étalée sur sa poitrine : c’était Sieyès. Tout le monde se le montrait au doigt. L’apparition de ce régicide altier répandait une sorte de frisson dans cette pompe royale, et jetait comme un son de glas dans les fanfares joyeuses qui saluaient l’aurore du règne.

Sieyès ne tarda pas à se sentir ébranlé dans sa superbe. Les froissemens vinrent d’abord, puis les déceptions. Le ministre Haugwitz n’eut-il pas l’étrange prétention de lui dépêcher le juif Ephraïm, courtier émérite de toutes les diplomaties et de tous les tripotages en Prusse. « L’emploi d’un intermédiaire choque mon âme républicaine », écrivait Sieyès. Il vit le prince Henri, ami consacré, quasi professionnel, de la France : « J’ai cru causer avec un Français... mais il est nul dans les affaires. » Si déplaisant que fût Ephraïm, il était délié, insistant. Sieyès s’aperçut que ce juif connaissait mieux que lui-même les hommes et les affaires, y compris celles de France. Il se résigna à passer par les mains crochues du « courtier politique ». Il se rapprocha d’Haugwitz, mais ce ne fut que pour constater combien ce diplomate était loin du grand politique, à la Frédéric, dont il s’était forgé l’image, afin de trouver à Berlin un partenaire à sa taille. « C’est, dit-il, beaucoup moins le ministre des affaires étrangères qu’une sentinelle placée à la porte avec la consigne d’empêcher les affaires d’entrer… Il croit gagner toutes les causes qu’il évite de traiter… Il finasse pour éviter d’entendre, il finasse pour éviter de répondre. Il s’accroche au premier mot pour vous égarer dans des anecdotes insignifiantes… » C’est le ministre des ajournemens, l’inertie, la neutralité faite homme ! Mais c’est la neutralité avec le Hanovre, les côtes de la mer du Nord, les embouchures de l’Elbe et du Weser. Sieyès trouve la Prusse trop empressée à y étendre sa garde noble et sa garantie ; mais il est bientôt contraint de reconnaître que cette neutralité est le dernier mot de Haugwitz.

Faute de se faire entendre par ce ministre, et de pouvoir tailler en Allemagne, il spéculait sur le papier et endoctrinait Talleyrand. Il y a singulièrement d’intelligence, d’avenir et de chimère dans les « considérations » qui remplissent ses rapports[6]. On y voit surtout se développer les deux combinaisons que Sieyès avait conçues dès 1790, comme le moyen, la conséquence, la consécration des « limites naturelles » : la Confédération du Rhin et le blocus continental. Il montre le danger de trop agrandir la Prusse et l’Autriche ; l’utilité d’empêcher la Prusse de s’étendre sur les côtes où elle pourrait aider les Anglais ; l’intérêt de séparer la Prusse de l’Angleterre ; de séparer la Prusse et l’Autriche de la France par une troisième, au besoin une quatrième Allemagne, une au nord, l’autre au sud, formées d’Etats indépendans, « les alliés les plus intéressans, les protégés de la République. » — « Avec eux, écrivait-il, le 14 juillet, la République tiendra sous son influence les côtes occidentales de l’Allemagne, la portion du globe la plus importante pour nous, quand on songe que, par ce moyen, le Directoire pourra, à son gré, fermer au commerce anglais tous les marchés, tous les ports du continent, depuis Gibraltar jusqu’au Holstein, ou même jusqu’au cap Nord… » Point de Hanovre aux Prussiens : il faut que ce pays soit sous la coupe directe de la France. A quoi servirait, autrement, d’avoir ôté aux Anglais « les leviers de la Belgique et de la Hollande » ! Il faut leur enlever tout pied-à-terre, direct ou indirect, sur le continent, et indemniser les Prussiens en Pologne, ou, au besoin, sur la Baltique. « Alors, véritablement l’Europe occidentale sera en paix. Je vois venir toutes les combinaisons[7]. »

Haugwitz les voyait aussi. Dès 1793, il s’était rendu compte que le dessein de la France était de s’emparer des côtes, d’occuper le Hanovre, d’isoler l’Angleterre. La perspective que lui entr’ouvrait Sieyès ne lui paraissait certainement pas plus tentante que ne lui parut la réalité, lorsque, plus tard. Napoléon accomplit le dessein et lui donna son véritable nom : le système continental. Le fait est qu’il fallut Iéna et le décret de Berlin pour y contraindre, sinon pour y gagner les Prussiens. « Ils mettent toujours, écrivait Sieyès, une sorte d’honneur à repousser toute idée d’alliance. Ils parlent de la probité et de la conscience timorée de leur roi. Je rends hommage à cette conscience, en regrettant qu’elle n’ait pas été l’apanage de la Prusse depuis cent ans. » Que parlait-on de conscience à Berlin, et que devenaient les traditions du philosophe conquérant de Sans-Souci ? « Je parierais bien que cette prétendue conscience fera place avant peu à un sentiment d’intérêt plus actif et peut-être plus rapace que les autres. »

Le Directoire ne s’expliquait point ces hésitations ; Talleyrand se sentait déconcerté par ces scrupules. — Comment, écrivait-il, le jeune roi qui « se fait gloire d’apprécier et de prendre pour modèle l’immortel Frédéric... peut-il hésiter à saisir nos ouvertures ?... Est-ce notre force ou notre volonté qu’on suspecte ? » Le Directoire, comme plus tard Napoléon dans des conjonctures analogues, ne s’arrêta point à ces curiosités psychologiques. Il mit la Prusse au pied du mur. « Si pour la quatrième fois nos excitations n’aboutissent qu’à prolonger sa léthargie, peut-être sa mauvaise volonté, écrit Talleyrand, le 24 juillet 1798... nous mettrons alors tous nos soins à nous passer d’elle... et si elle recueille les fruits amers de la résistance à nos vues... elle n’aura point à nous reprocher de l’avoir trompée ou trahie... » Sieyès n’était point homme à atténuer ces déclarations. « Le Directoire exécutif, dit-il à Haugwitz, fera la paix avec vous, sans vous ou contre vous... Si nous marchons de concert, la paix sera bonne, prompte, solide, conforme à vos intérêts comme aux nôtres... Si nous marchons sans vous, gare au nouveau traité de Campo-Formio ! »

Mais Sieyès eut beau appliquer le fer rouge, rien ne put secouer « la léthargie ». Haugwitz lui adressa, le 3 août, une longue note déclinatoire, que l’on croirait écrite au lendemain de la paix d’Amiens : « La Prusse a consenti l’abandon de la rive gauche du Rhin, de Mayence, boulevard de l’Allemagne ; la France a doublé sa force offensive en prenant la Belgique, et maintenant elle veut davantage : les têtes de pont sur la rive droite, devant Mayence, devant Coblentz, le moyen d’inonder l’Allemagne de ses troupes ; comment ne se point inquiéter « si, au milieu de tant d’avantages, la France, étendant ses demandes à mesure qu’elle en obtient l’objet, passe la ligne qu’elle-même avait indiquée comme tracée par la nature pour former ses frontières ?… » Sieyès se montra plus pressant ; alors Haugwitz s’anima et découvrit le fond de sa pensée : « Cela change tant ! » dit-il en parlant de la France et de ses gouvernemens ; la réaction peut se faire en France même, dans les pays qu’elle a envahis, et d’un instant à l’autre. « Le plus sûr est de ne pas s’exposer, dans le cas d’une contre-révolution, à attirer sur soi la vengeance des autres gouvernemens et de la France elle-même ; dans ce cas, le danger est immense. » Et cet autre danger non moins redoutable : « Où la France s’arrêtera-t-elle ? Est-ce qu’elle veut commander partout ? La Suisse, l’Italie !… et toutes les républiques qui veulent révolutionner à leur tour ! » … « Nous ne souffrirons pas que la France se conduise à notre égard comme elle a fait partout où on l’a écoutée… en Suisse, en Italie. » Le Directoire le prend de haut, poursuit le ministre prussien ; qu’il y réfléchisse : si la France a des amis en Prusse, la Prusse a un parti en France. « Si la République est rassurée contre nous, le roi ne l’est pas moins contre elle. Les officiers français, la nation tout entière est pour la Prusse ; il ne dépendrait pas du Directoire exécutif lui-même, d’ailleurs si changeant, de nous déclarer la guerre. »

« Je vous déclare, écrivit Sieyès, le 25 août, que si je propose l’alliance nettement, catégoriquement, j’aurai une réponse négative, et ce sera pour la quatrième fois que la République sera refusée. La Prusse restera couchée mollement dans sa neutralité jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que vous agissez pour vous passer d’elle… » Il suggère l’idée de répandre des émissaires dans l’Allemagne du Sud, de se faire un parti dans les peuples, de gagner les gouvernemens des États secondaires. « C’est notre rôle de les soutenir, de les protéger. Et surtout de leur révéler leur force et leur puissance en les unissant par un lien fédéral quelconque, autre que celui du grand corps germanique. »

Mais le Directoire tient à la Prusse. « C’est avec elle que nous aimerions à concerter tout ce qui est relatif à la pacification de l’Allemagne, écrit encore Talleyrand, le 7 septembre. C’est autour d’elle que nous voudrions voir ralliés les princes secondaires d’Allemagne. » Voici ce qu’il en attend et ce qui est bien fait pour confirmer les appréhensions de Haugwitz : « Il est de plus un autre objet qui intéresse essentiellement la paix continentale, dit Talleyrand à Sandoz : c’est celui d’une garantie faite par la Prusse, l’Espagne, les Républiques française et helvétique, des États de l’Italie, tels qu’ils existent aujourd’hui ; garantie qui entraverait les projets de l’empereur et le forcerait à signer la paix. » Ainsi, après la rive gauche du Rhin, les têtes de pont sur la rive droite ; après la Belgique, la Hollande ; après l’Helvétie, l’Italie et ainsi de suite, tant que l’Europe laissera la République révolutionner le monde et renverser les trônes. La Prusse, en 1798, eut peur comme elle eut peur en 1805, lorsque Napoléon, après lui avoir fait les mêmes ouvertures, déploya les mêmes exigences. Elle refusa. Sieyès résuma la négociation, le 29 septembre, par ces mots : « La Prusse ne veut rien faire pour la paix, rien, absolument rien. » Et quelques jours après : « Je ne puis trop le répéter : les Français s’opiniâtrent mal à propos à considérer la Prusse comme leur allié naturel dans tous les temps... Quand on voit de près ce pays si mal connu des Français, même après le gros et le petit livre de Mirabeau, on s’étonne qu’il puisse avoir un parti en France[8]. »


VI

Dès lors, à Rastadt, toute la diplomatie s’écoula en procédure. Le Directoire avait compté sur la Prusse, gagnée par les articles secrets de Berlin en 1796, pour enlever le vote de l’Autriche ; sur l’Autriche, gagnée par les articles secrets de Campo-Formio, pour enlever le vote de la Prusse ; sur la Prusse et l’Autriche pour forcer le vote de la Diète ; sur les petits États, gagnés par les promesses de sécularisation, pour opposer un fait accompli à la Prusse et à l’Autriche. En s’expliquant, on s’aperçut que, de toutes parts, on cherchait à s’en imposer, et que personne, au fond, n’était d’accord sur rien. On batailla indéfiniment sur les têtes de pont. Treilhard, nommé au Directoire, quitta Rastadt. Il y fut remplacé par Jean Debry, le farouche « tyrannicide » de 1792, futur préfet, et qui passait pour un négociateur à la Popilius. On lui adjoignit, en juillet, Roberjot, républicain capable, qui s’était débrouillé aux affaires en Hollande, à Hambourg, dans les pays du Rhin. Mais les choses n’en allèrent ni plus droit ni plus vite. Repoussé à Vienne, éconduit à Berlin, traîné dévotes en votes et de protocole en protocole à Rastadt, le Directoire faisait son inventaire : — L’Angleterre demeure irréconciliable et redevient menaçante à mesure que s’éloigne le péril de la descente. Que reste-t-il de la puissante machine de guerre montée contre elle ? Nos alliés sont aussi effrayés que nos ennemis de notre propagande et de nos invasions, s’écrie Talleyrand. Mais, ajoutait-il, « sommes-nous sûrs d’avoir des alliés ? En avons-nous qui nous soient utiles ? Le Piémont, je n’en parle pas... L’Espagne, nous avons vu jusqu’à quel point son alliance est froide, oisive, improfitable. Les républiques que nous avons créées, à l’exception de celle des Bataves dont la coopération maritime peut nous être de quelque utilité, sont dans un état d’enfance et d’agitation qui fait qu’elles nous sont à charge, et l’espèce de jalousie qui se manifeste déjà parmi elles, n’est point un garant que nous en retirions jamais facilement tous les avantages que nous aurions droit d’en attendre[9]. »

Faute d’Europe à coaliser contre l’Angleterre, « cette âme de toutes les coalitions », force en était de revenir aux diversions, aux agens secrets, à la révolution d’Irlande, à l’expédition d’Égypte. Du 1er au 4 juillet, le Directoire reçut des nouvelles de Bonaparte : le 13 juin, il avait pris Malte, et il faisait voile sur Alexandrie ([10]. Le Directoire déclara aussitôt que Malte était de bonne prise et qu’il la garderait ; il garderait aussi, du même coup, les îles de l’Adriatique, et, par voie de conséquence, l’Egypte, qui n’était pas encore prise. Talleyrand écrivit, le 3 août, à l’envoyé de la république à Constantinople : « Le commerce de la Méditerranée doit changer de face et passer entièrement dans les mains des Français. C’est le désir secret du Directoire, ce sera le résultat inévitable de notre position sur cette mer... Pour compléter cette admirable position — Malte — l’Egypte, cette contrée de tout temps si désirée par la France, est nécessaire à la République... Le Directoire n’a sur l’Egypte aucune idée de conquête... les droits de la Porte y seront par nous respectés... Je ne dois pas cependant vous déguiser que l’intention du Directoire n’est pas d’évacuer l’Egypte. Il est résolu à s’y maintenir par tous les moyens possibles. » Et là-dessus les imaginations s’emportent. « L’expédition de Bonaparte, disait Talleyrand au Directoire, le 10 juillet, assure la destruction de la puissance britannique dans l’Inde. » Poursuivons le commerce anglais par nos corsaires, nos lois, nos traités ; faisons-lui le plus de mal possible. C’est fonder la liberté des mers. « La Méditerranée doit être exclusivement la mer française. Son commerce entier nous appartient... » Menacée à l’intérieur, « déchirée par l’insurrection d’Irlande », bientôt poursuivie jusque dans l’Inde, « sourdement épuisée par les efforts qu’elle est forcée de faire », l’Angleterre s’écroulera. Les Anglais seront forcés de rappeler leur flotte de l’Orient. « Dès lors, nous pouvons marcher à Constantinople, où tout doit être préparé pour que nous soyons bien reçus. La destruction de Cherson et de Sébastopol serait à la fois la plus juste vengeance de l’acharnement insensé des Russes et le meilleur moyen de négociation avec les Turcs pour en obtenir tout ce qui pourrait consolider notre établissement en Afrique[11]... »

Talleyrand traduisait ainsi, dans sa prose régulière, les spéculations du Directoire ; ainsi spéculera Napoléon, en 1811, lorsque treize ans de guerre auront, pour un instant, réalisé, sur le continent, les rêves du Directoire ; que les projets de Sieyès et des Directeurs seront devenus le « système continental » ; que toute l’Europe, même la Russie y sera ployée ; qu’il ne restera plus, pour atteindre le but de ce système et la fin de la guerre, qu’à réduire les Anglais, et que les Anglais sembleront à la veille de crier merci[12].

Pour entretenir dans les esprits ces rêves de magnificence, le Directoire donna une fête qui rappelait les pompes de l’empire romain. C’était l’entrée triomphale à Paris des objets d’art conquis en Italie. On en fit une cérémonie et, afin d’y imprimer une couleur républicaine, on la plaça le 9 thermidor (27 juillet, anniversaire de la chute de Robespierre. Le nom de Robespierre évoquait le fantôme odieux de la Terreur ; la prise de Malte, le triomphe d’Italie évoquaient l’image glorieuse de Bonaparte, et le nom de ce général vola de nouveau sur toutes les bouches. On avait beau faire, ce nom, comme le dit un contemporain « se mêlait désormais à tout. » Il se mêlait surtout à ce qui rappelait César. Les dépouilles opimes étaient arrivées sur des bateaux ; on les débarqua à Charenton ; on plaça les caisses qui les contenaient sur des chariots attelés de chevaux richement ornés : en tête, les manuscrits et les livres ; puis les minéraux et les fossiles ; puis des lions, des tigres, des panthères dans des cages de fer au-dessus desquelles se balançaient des branches de palmier ; puis les caisses contenant les tableaux, avec des affiches : la Transfiguration de Raphaël, le Christ de Titien ; puis les statues, dressées sur les chars, au milieu des couronnes et des branches de laurier : l’Apollon du Belvédère, l’Antinoüs, le Laocoon, le Gladiateur. Devant chaque section de ce cortège encyclopédique, marchait la classe correspondante de l’Institut ; des chœurs escortaient, avec des chants d’allégresse. Au Champ-de-Mars, les cinq membres du Directoire, debout, près de l’autel de la Patrie, reçurent cette splendide offrande du génie humain faite à la gloire de la République par les armées françaises[13].

Le 6 septembre, on apprit le débarquement de Bonaparte en Egypte ; le 11, un émissaire de Constantinople ajouta quelques détails sur l’événement ; le 14, le Directoire adressa un message aux Conseils, annonçant que l’Egypte, régénérée, dépendrait « le centre d’un commerce immense, et surtout le poste le plus redoutable contre l’odieuse puissance des Anglais et leur commerce usurpateur. » Quelques heures après, un courrier apporta la nouvelle que Nelson, arrivé sur les côtes d’Egypte, dans le sillage de Bonaparte, avait, le 2 août, détruit la flotte française à Aboukir. Les destinées étaient rompues. Ce fut dans le Directoire un assaut de récriminations contre cette expédition chimérique, mal conçue, mal conduite ! Personne ne voulut plus l’avoir approuvée ; tout le monde s’en défendit, mais un seul avec raison, Treilhard, qui n’était pas Directeur en avril. Cependant ils se reprirent vite. L’esprit conventionnel se réveillait en eux, aux heures de péril. C’étaient toujours les hommes de la patrie en danger et de la lutte quand même. Ils s’accordèrent, et très vite, sur deux points : refaire une flotte, surtout ne rien céder. Revenant au vieux parti de l’audace révolutionnaire. Barras proposa de dissoudre, dès l’instant, le congrès de Rastadt. « Si vous hésitez, s’écria Rewbell, à déclarer la guerre à Naples, qui l’a provoquée de mille manières, et si vous tardez à vous rendre maîtres de la Sicile, c’en est fait de notre navigation dans la Méditerranée ! » Mais déclarer la guerre à Naples, c’est la déclarer à l’Autriche. Daunou, arrivé récemment, montre l’Italie prête à se révolter. Les Directeurs refusent d’y croire. « Rien ne fait impression sur eux, écrit Sandoz, ils préfèrent la guerre au scrupule de renoncer à la misérable république romaine. »

Cependant les nouvelles funestes se succèdent : l’expédition d’Irlande tourne au désastre : Humbert, qui a débarqué, capitule le 8 septembre ; la flotte qui devait le soutenir, est battue le 11 octobre ; les frégates hollandaises qui portaient une partie de l’expédition, sont capturées le 25[14]. Enfin la Turquie déclare la guerre et la flotte russe arrive à Constantinople aux acclamations des Turcs. Bonaparte seul, toujours porté par la fortune, envoie encore un bulletin de victoire. Le 16 octobre, on reçoit ses lettres du 6 juillet au 21 août : la prise d’Alexandrie, la marche en avant, la bataille des Pyramides, l’entrée triomphale au Caire !... Mais Bonaparte est bloqué dans sa conquête, exilé dans sa victoire. C’en est fait des grandes diversions et de l’Irlande et de l’Orient ; les Anglais sont rassurés dans leur île ; leur flotte est maîtresse de la Méditerranée.

Si le Directoire est débarrassé de Bonaparte, l’Europe en est débarrassée aussi. Il ne reviendra pas de longtemps, s’il revient jamais, et l’Europe va tout mettre en œuvre pour qu’il revienne trop tard. Les gouvernemens qu’une victoire des Français sur l’Angleterre aurait condamnés à la paix, ou tout au moins à la neutralité, s’agitent, s’arment, se liguent, reprennent espérance. Et les mesures du Directoire se retournent contre la République. Son refus de livrer l’Italie à l’Autriche, va décider l’Autriche à s’emparer de l’Italie. Les Anglais, libres sur mer, vont trouver des alliés sur le continent. La conquête de l’Egypte va leur assurer le concours de la Russie et celui de l’Empire ottoman, et l’on verra le Russe, l’Anglais et le Turc réunis contre la France par les mêmes motifs qui les réuniront encore en 1840. Enfin la pression exercée sur Naples va décider cette cour à se jeter dans les bras des Anglais. La victoire des Anglais va lui donner l’audace d’attaquer la République, et ce sera l’étincelle qui, partie des extrémités de l’Italie, décidera l’explosion générale. Voilà les conséquences de la journée d’Aboukir ; et c’est ce qui en fait une date dans l’histoire de la Révolution. Ce n’était qu’une défaite maritime, une défaite lointaine, le blocus de 40 000 hommes et d’un général ; mais ce général était le plus illustre des généraux de la République et le plus redouté en Europe ; enfin c’était une défaite retentissante et telle que les Français n’en avaient point éprouvée depuis 1793. Tout avait semblé fatal, inexplicable, diabolique dans leur triomphe ; cet échec parut providentiel ; il sembla que l’histoire changeait de cours, et le reflux commença.


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Archives nationales ; archives des Affaires étrangères. — Écrits historiques de Hermann Hüffer (Der Raslutter Congress), Sybel, Ranke, Fournier, Oncken, F. Masson, Bianchi, Franchetti, Botta, Jung, Ludovic Sciout, Legrand, La Sicotière, — Mémoires et correspondances de Napoléon, Talleyrand, Miot, Thiébault, La Hure ; des envoyés prussiens à Paris ; de Thibaudeau, Rœderer, Ségur, Bourrienne, Mme de Rémusat, Barras, La Revellière, Hyde de Neuville, etc.
  3. Mémoires de Barras, t. III. p. 162 et suiv. — Cf. La Revellière, t. II, p. 342-6 ; t. III. pp. 119, 123. — Thibaudeau, t. II, p. 343. — Talleyrand, t. Ier, p. 262-3.
  4. Rapport au Directoire, 2 juillet 1798 ; Pallain, p. 327-8.
  5. Affaires étrangères, correspondance de Berlin ; nombreux extraits de cette correspondance dans Bailleu, t. Ier, appendice IV.
  6. Rapports des 7, 24, 28 juillet et du 4 septembre 1798. Affaires étrangères.
  7. Rapports de Sieyès, 14 et 24 juillet 1798. — Comparer l’Europe et la Révolution française, t. IV : le grand dessein de Sieyès en 1795, p. 358, 389.
  8. Rapports de Sandoz, 9 septembre ; de Sieyès, 13 octobre et 3 novembre 1798. Le gros livre de Mirabeau, c’est la Monarchie Prussienne ; le petit livre : l’Histoire secrète de la Cour de Berlin. Quant au parti de l’alliance prussienne, Sieyès y voit le produit des manœuvres du juif Ephraïm, qui connaissait beaucoup de financiers et de journalistes et s’entendait à manier l’opinion ; Ephraïm l’avait montré au commencement de la Révolution, mais il n’aurait pas réussi, malgré tout son savoir-faire, sans le préjugé philosophique que Voltaire et les encyclopédistes avaient répandu en faveur de Frédéric ; sans la haine persistante de l’Autriche qui transformait, aux yeux des badauds, les ennemis de l’Autriche en amis de la France ; enfin et surtout sans la conviction que l’alliance prussienne était seule capable de procurer à la France la rive gauche du Rhin.
  9. Rapport au Directoires, 10 juillet 1798, Pallain, pp. 342-346.
  10. Voir Boulay de la Meurthe, le Directoire et l’expédition d’Egypte. Paris, 1885.
  11. Pallain, p. 248 et suiv. Comparez : Mémoire au Directoire 9 septembre : dépêche à Sieyès ; 15 septembre 1798, id. id., p. 368, 381.
  12. Voir Albert Vandal, Napoléon et Alexandre, t. III.
  13. Delescluze, l’Atelier de David, p. 205 et suiv.
  14. Guillon, la France et l’Irlande fendant la Révolution, Paris, 1888.