L’Europe et le Directoire/03

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L’EUROPE ET LE DIRECTOIRE

III.[1]
LA SECONDE COALITION. — LA RÉPUBLIQUE NAPOLITAINE


I

C’est à Naples que l’on se sentait le plus menacé ; c’est là que l’on avait le plus peur, c’est là que se produisit, à la nouvelle du désastre d’Aboukir, la première explosion de haine[2]. Entre les complots qui le menaçaient à l’intérieur, les Français qui le menaçaient sur la frontière, animaient et protégeaient les conspirateurs, ce gouvernement était réduit à s’armer et à sévir en tremblant. Le ministre favori, Acton, tout anglais, avait été congédié ; mais il continuait démener les affaires dans la coulisse. La principale était de ménager Nelson et sa flotte. Contrainte de refuser aux Anglais le ravitaillement qu’ils demandaient, la cour de Naples leur avait fait entendre que tous ses vœux, toutes ses passions étaient avec eux. Cette cour avait auprès de Nelson le plus persuasif des agens, c’était la femme de l’ambassadeur d’Angleterre, Emma Hamilton, naguère merveilleusement belle, séduisante encore, aventurière de profession, devenue, par la folie d’un vieux diplomate, ambassadrice du roi George, et par le caprice de Marie-Caroline, confidente et favorite d’une reine. Elle connaissait Nelson depuis 1793 et le tenait sous le charme. La reine le savait, et cette passion de Nelson était sa grande espérance. Elle aurait la flotte anglaise le jour où elle oserait en réclamer le secours. Cependant, le mal croissait. La guerre paraissait inévitable. Le sort de la monarchie se jouerait alors dans une bataille, et cette bataille, qui la dirigerait ?

Naples avait des soldats, mais à part quelques émigrés français, point de commandans. Marie-Caroline écrivit à Vienne et réclama un général, Mack, si c’était possible : Mack était le vainqueur désigné, le héros à tout faire. L’empereur l’accorderait-il ? En attendant, l’inquiétude agitait Naples ; chaque jour on se demandait si on ne serait pas réveillé par le canon de Bonaparte. Le papier-monnaie tomba de 25 pour 100. Sur ces entrefaites, le 3 septembre 1798, arriva la nouvelle que Bonaparte était débarqué en Égypte, que sa flotte était détruite par Nelson, qu’il était bloqué dans sa conquête. La reine exulte. Elle ne peut attendre le moment de voir son amie ; elle lui écrit, elle l’appelle en phrases haletantes : — « Ma chère Milady, quel bonheur, quelle gloire !… J’ai pleine vie. J’embrasse mes enfans, mon mari. Quelle bravoure, quel courage !… Puisse le ciel faire prospérer une nation aussi magnanime ! » Lady Hamilton accourt et, dans une lettre à Nelson, décrit les transports de la reine : « Elle pousse des cris, elle embrasse son mari et ses enfans, court comme hors d’elle-même dans les appartemens, crie encore, embrasse, étreint tout ce qu’elle rencontre. O brave Nelson, Dieu garde et protège notre vaillant libérateur ! » Qu’il vienne ! Nelson n’y résiste pas.

Il avait quarante ans ; c’était un Anglais austère et renfermé, un homme de mer timide, aux passions brutales et naïves, inassouvies, refrénées ; borgne, tête revêche sur un corps grêle et mutilé. Son nom retentissait alors dans toute l’Europe ; il était le roi de la mer, le vengeur des Anglais, le sauveur des rois. Il s’abandonne à l’ivresse du triomphe et, sans se l’avouer encore, à l’enivrement de l’amour. Il arrive en vue de Naples, le 22 septembre. Tout un peuple se presse autour du vaisseau amiral ; ce ne sont que fleurs, oriflammes, acclamations. Lord Hamilton veut être le premier à saluer le héros. Emma l’accompagne, et Nelson, dans le décor incomparable de son triomphe, ne voit plus qu’elle. On lui raconte qu’elle s’est évanouie en apprenant la victoire. « La scène du bateau fut terrible, Milady s’élance et tombe inanimée devant moi : je la crus morte. Ses larmes heureusement se firent un passage, et elle parut aussitôt soulagée. Le roi arrivait. Sa Majesté daigna me tendre la main en m’appelant son libérateur… J’espère avoir quelque jour le plaisir de vous présenter lady Hamilton. C’est une des meilleures femmes de la terre : elle fait honneur à son sexe… » Il adresse ces lignes à sa propre femme, et il y paraît tout entier : dupe risible et formidable de son cœur, de ses sens, de son orgueil ; guerrier qui dans le combat ne connaît que son Dieu et sa patrie ; qui se juge invulnérable à l’amour défendu parce qu’il se sent inaccessible à la peur ; s’imagine être vertueux parce qu’il se sent très protestant et très anglais, et, touchant la terre d’Italie, se trouble au serrement de main d’un roi de parade, imbécile et poltron, à l’évanouissement d’une comédienne de cour qui, à Londres, avait posé, en Cléopàtre, dans le cabinet d’esthétique et de libertinage du docteur Graham. Il était subjugué, fasciné ; il le demeura, et il y perdit, avec la dignité de sa vie, cette qualité généreuse de l’âme qui distingue les héros des simples conquérans et des destructeurs d’hommes, cette fleur de la gloire, la magnanimité.

Acclamé par les lazzaroni, fêté, encensé par la cour, il habite le palais Hamilton ; il s’égare dans son rêve. Le vertige est tel chez lui qu’il est près d’en mourir. Il ne se relève que pour proclamer son amour dans tout Naples, le crier à la nature entière, le déclarer à sa propre femme, aux ministres mêmes, dans ses dépêches officielles. Croyant servir son pays et ne servant que sa passion, il excite à la guerre Marie-Caroline qui déjà ne se possède plus. Il déplore, avec elle, les lenteurs de l’Autriche ; il condamne Thugut et ses machines suspectes. Cependant, à défaut d’armée, le vainqueur demandé arrive. Thugut avait été heureux de faire sa cour à l’impératrice, en se débarrassant, du même coup, d’un militaire intrigant et bavard, qu’il avait dès longtemps percé à jour. Mack est à Naples le 9 octobre. Nelson le rencontre au passage et le juge un pédant empêtré : c’est le coup d’œil de l’homme de guerre. Mais la reine les fait dîner ensemble, Emma Hamilton traite Mack en homme de génie, et Nelson est converti.

Mack ne s’éblouissait point lui-même de ses rodomontades et de ses spéculations stratégiques. Il avait un fond de bon sens qui le rendait perplexe dans l’exécution des plans spécieux qu’il développait dans les conseils et auxquels il ne croyait plus qu’à demi dès qu’il passait à l’exécution. Comme tous les rhéteurs de caserne ou d’Etat, il cessait de se comprendre quand il cessait de s’entendre parler. Il déclara à la reine qu’en dix jours il serait prêt à entrer en campagne : Naples le proclama le Nelson de la terre ! Sous main, il s’efforçait de gagner du temps, ne prenant au sérieux ni l’ardeur batailleuse de Ferdinand ni la valeur des 40 000 hommes dont ce roi prétendait disposer. Il les achemine pourtant vers la frontière, et, agresseur malgré lui, il y va établir son quartier général. Le roi, la reine, Nelson, les Hamilton l’y viennent visiter le 8 novembre. Mack présente ses soldats à la cour comme la plus belle armée du monde. Et la cour, apprenant que l’empereur n’enverra pas de troupes en Italie avant le printemps, qu’il attendra les régimens russes et les subsides anglais, s’indigne, s’emporte. C’est une trahison ! La reine écrit à sa fille, l’impératrice : — « Il faut sortir et avant la fin de novembre nous serons à Rome sûrement, sauf qu’ensuite, ne voyant aucune démarche pour être attaquée, toute la force française plombe (sic) sur nous, et nous écrase… nos moyens et dépouilles serviront à ruiner l’empereur, qui ne s’échappera point ; je vois bien noir… Il faut mourir avec honneur[3]. » Au fond, Marie-Caroline ne se faisait guère plus que Mack d’illusions sur « sa petite et non aguerrie armée » ; mais ils croyaient n’avoir qu’une chance de salut et qu’un moyen de forcer l’Europe à intervenir : brusquer l’attaque. Ferdinand lança le 24 novembre son manifeste ; le 23 au matin, les soldats napolitains avaient franchi la frontière romaine et allaient affronter cette terrible République française que Marie-Caroline appelait, dans un moment d’exaltation biblique, « la moderne Sodome ».


II

L’Europe commençait à s’armer, mais lentement. L’Angleterre sortait d’un long cauchemar. Elle s’était vue isolée devant la France et menacée d’invasion. La crainte qui avait agité les Anglais, quarante-trois ans auparavant, lorsque, disait-on, Belle-Isle rassemblait sur les côtes de France une armée de débarquement ; l’anxiété que naguère leur avait causée Hoche, s’étaient ranimées bien plus vives lorsqu’ils avaient vu Bonaparte reprendre ces projets. Ajoutez l’imminence d’une révolution en Irlande et la sourde inquiétude de séditions en Angleterre, où l’on assurait que l’ennemi trouverait des complices. Les Anglais ne voyaient partout qu’espionnage et trahison. Il s’ensuivit une réaction contre la France, dans l’esprit même de ceux qui jusque-là avaient prôné la paix avec la République.

Ces libéraux généreux, mais très anglais, avaient pardonné la Terreur à la Révolution, parce que la Révolution avait anéanti Robespierre et réprouvé la Terreur. Ils se flattaient que la France, affranchie des terroristes et délivrée de toute crainte d’invasion, s’arrêterait sur soi-même, se contenterait d’être libre, assez magnanime pour commander l’admiration à ses voisins, assez modeste pour rassurer l’Europe et surtout l’Angleterre. L’événement les détrompa. Ils virent la République s’assimiler et reprendre en grand, pour le compte de la Révolution, les traditions de conquête et de suprématie de Louis XIV. L’invasion de la Suisse fut pour ces Anglais ce que le partage de la Pologne avait été pour quelques-uns des admirateurs du grand Frédéric. « O France, » s’écria Coleridge, qui, un an auparavant, célébrait comme une conquête de l’humanité les victoires de la République, — « ô France qui te moques des cieux, adultère et aveugle, et patriote seulement dans des œuvres pernicieuses, sont-ce là tes vanteries, champion du genre humain ? » L’esprit belliqueux qui sommeillait en Angleterre, depuis les échecs de 1797, se réveilla dans tout le peuple. Le ministère se sentit soutenu. Pitt retrouva la dictature[4].

Les Anglais ne se sentirent rassurés qu’après la destruction de la flotte d’Irlande et de la flotte d’Egypte. Mais avec la sécurité, la rivalité séculaire se ralluma contre la France, aussi jalouse, aussi ardente, universelle et envahissante que l’était l’hostilité du Directoire aux Anglais. Aboukir fut fêté comme le devaient être plus tard Trafalgar et Waterloo. « C’est la plus grande victoire navale qu’il y ait eue au monde, s’écria Pitt ; la gloire en durera aussi longtemps que le nom anglais ! » Nelson fut fait baron du Nil avec une pension de 2 000 livres sterling. Puis on agit. Sidney Smith partit pour Constantinople, où son frère était ambassadeur ; il avait les pouvoirs les plus étendus pour traiter des affaires militaires avec les Russes et avec les Turcs, en vue « de détruire les républicains dans la Méditerranée. » Il emmenait les deux émigrés, Phélypeaux et Tromelin. Quelqu’un suggéra l’idée d’une grande expédition de flibustiers dans les colonies espagnoles : opération de guerre, de commerce et aussi de finance, car il y avait là des métaux précieux accumulés dont on ferait monnaie pour la bonne cause. Les ministres anglais pensèrent que ce serait le cas d’employer les émigrés français, ceux de la chouannerie, en particulier, qui ne demandaient qu’à se battre ; lord Cambefort s’en ouvrit à Frotté. Mais Frotté n’était fanatique que de la royauté, et il ne savait pas séparer la cause de son roi de celle de la France. Il lui parut qu’il travaillerait non à restaurer la monarchie française, mais à diminuer la France, et il refusa l’occasion d’acquérir une gloire « ternie par le service anglais », selon le mot de son ami Hyde de Neuville[5].

Pitt se tourna vers la Russie : c’était une coalisée toute fraîche ; elle apportait le secours inappréciable d’une armée intrépide et encore invaincue. Grenville adressa, le 16 novembre, à lord Withworth, ambassadeur à Pétersbourg, une grande dépêche où se découvrent, avec les vues permanentes de l’Angleterre, le dessein qui devait être le lien des coalitions jusqu’en 1815 : former une triple alliance entre la Russie, l’Angleterre et l’Autriche, y attirer la Prusse, soutenir Naples ; si l’on réussissait à chasser les Français de l’Italie, l’Autriche, qui garderait Venise, reprendrait la Lombardie ; les Pays-Bas réunis à la Hollande formeraient une barrière aux ambitions de la France. Cette ouverture trouva Paul Ier assez disposé à se donner la gloire de pacifier l’Europe ; mais ces fumées généreuses ne faisaient que traverser son imagination fantasque. Les intrigues de sa cour, sa brouille avec la tsarine, son irritation contre son fils et héritier présomptif Alexandre, sa passion surtout pour Mlle Lapouchine l’occupaient infiniment plus que la politique, plus même que les fameuses revues à la prussienne et les pompes orthodoxes : il en oubliait la caserne et l’Église, la parade et les vêpres.

Au culte platonique, voué naguère à cette belle personne, avait succédé une fureur amoureuse ; il y a lieu de croire que, pour un moment, Paul se crut heureux, car il se montra reconnaissant avec profusion : il plaça la fille, à sa cour, à côté des grandes-duchesses, l’assit à sa table, et comme il avait la manie de la chevalerie, il lui conféra l’ordre de Malte dont il était grand-maître. Tous les drapeaux se cravatèrent des couleurs de la favorite : rouge carmin ; tous les officiers de l’armée et du service civil, jusqu’à ceux des cuisines, durent se parer de ces rubans. Enfin Lapouchine, le père, devint prince et reçut 80 000 roubles en revenus, avec 7 000 Polonais. C’était, comme à Naples, de quoi confondre « la moderne Sodome » !

Les Anglais réclamaient des mesures plus pratiques ; Paul, dans un intermède de sa pastorale héroïque, consentit à les écouter. La nouvelle de la déclaration de la guerre par les Napolitains le décida. Il l’annonça à Londres le 17 décembre 1798, et le 24, il reçut Withworth : il promit aux Anglais un corps russe de 45 000 hommes et le corps de Condé, moyennant 900 000 livres sterling par an, ou 75 000 livres par mois, et 225 000 livres d’entrée en campagne. Il y mit une condition : les troupes marcheront a aussitôt que le roi de Prusse se résoudra d’attaquer la Hollande et d’ôter aux Français ce qu’ils se sont approprié du côté des Pays-Bas, et, en général, au-delà du Rhin où nous ne sommes pas disposés à nous opposer à son agrandissement. Nous avons même l’assurance du comte Cobenzl qu’excepté les trois électorats ecclésiastiques, ils (les Autrichiens) ne s’opposeront pas à ce que le roi de Prusse garde les pays qu’il pourra conquérir de ceux que les Français se sont appropriés par le traité de Campo-Formio[6]. » C’est l’esprit des traités de Vienne en 1815, et on le voit par le préambule du traité qui fut signé, sur ces bases, à Pétersbourg, le 29 décembre, entre la Russie et l’Angleterre : « Concert destiné à mettre un terme aux succès des armes françaises, à l’extension des principes anarchiques, et à amener une paix solide ainsi que le rétablissement de la balance de l’Europe… à faire, s’il est possible, rentrer la France dans les limites où elle était renfermée avant la Révolution[7]. »

Dans le même temps, la Russie traita avec Naples[8]. Paul promettait 10 000 hommes qu’il enverrait en Dalmatie, où ils s’embarqueraient. Il poussa les Turcs à la guerre et les décida à s’allier avec Naples, ce qu’ils firent, le 21 janvier 1799 ; il signa lui-même avec eux une alliance de huit années, promit douze vaisseaux de ligne, au besoin une armée de 80 000 hommes. L’Angleterre adhéra à ce traité, promit à la Turquie l’appui de ses forces maritimes, et les Turcs s’engagèrent à mettre en mouvement 100 000 hommes contre les Français[9]. Mais, pour compléter cette coalition il restait à gagner la Prusse et à entraîner l’Autriche. La Prusse déclara formellement sa volonté de rester neutre. A Vienne, la négociation rencontrait deux obstacles qui l’arrêtèrent longtemps : du côté de l’Angleterre, la question des subsides ; du côté de la Russie, la question des conquêtes. Eden négociait à Vienne avec rigidité. Si les Anglais sont bons payeurs, ils sont âpres créanciers. Eden exigeait, avant d’avancer une livre, que l’Autriche s’engageât à pousser à fond la guerre et employât à combattre les Français tout l’argent qui lui serait versé.

Thugul parlementait, entêté de son plan, qui était d’attendre les Russes, d’entrer en campagne au printemps, d’observer la défensive en Allemagne avec l’archiduc et 90 000 hommes, de porter tout l’effort des alliés en Italie, d’y écraser les Français sous le nombre, de les faire exterminer par les insurrections ; puis, si les Russes consentaient à donner 60 000 hommes, d’envahir la France par le midi, très hostile au Directoire, toujours en combustion, et de marcher sur Paris, pendant que, pour protéger la marche, on nouerait avec les Suisses qui ne manqueraient pas de se soulever. Par provision, au milieu d’octobre, Thugut fit occuper les Grisons.

Naples, par son impatience, déconcerta ce projet. Thugut se récria, récrimina ; l’empereur, encore que fort épris de sa femme et par suite fort soumis à sa tante et belle-mère, Marie-Caroline, déclara qu’il défendrait Naples si les Français l’attaquaient ; mais que, si Naples prenait l’offensive, il ne pourrait pas exposer son empire, et que ce serait aux Napolitains à porter les conséquences de leur coup de tête. Les Anglais, méfians, fermèrent alors les cordons de la bourse, et la négociation se trouva de nouveau suspendue.

A Pétersbourg, Paul, naturellement soupçonneux, se crut joué. Les lettres de Cobenzl sont remplies de ses réclamations. Il a acheminé ses troupes vers la Galicie : il se plaint qu’on les y héberge mal. Il reçoit de ses agens secrets des avis qui dénoncent une entente secrète entre l’Autriche et la France. C’est enfin l’éternel conflit des indemnités et des arrondissemens. Affectant de ne prétendre à rien pour lui-même, et ne pouvant d’ailleurs raisonnablement rien acquérir en Allemagne et en Italie, Paul se proposait le beau rôle de pacificateur de l’Occident et de restaurateur des trônes. Il prônait la guerre de principes et ne rêvait rien moins que de réconcilier la Prusse et l’Autriche en leur imposant un commun désintéressement. Thugut faisait la sourde oreille : ce n’était point-là le langage de la politique, et si Paul se montrait si généreux, c’est que, vraisemblablement, il n’avait point encore jeté son dévolu. Le fait est qu’à peine entré en alliance avec les Turcs, il dirigea sa flotte vers les îles Ioniennes. Une révolte des habitans lui facilita la tâche de chasser les Français ; mais les Corliotes arborèrent le drapeau autrichien. Sur quoi Paul d’entrer en fureur, et de déclarer à Cobenzl que les îles seront à lui, ainsi que Malte, dès qu’on l’aura prise. Il fallut en passer par-là. Thugut se félicita de n’avoir point signé au préalable une déclaration de renonciation aux conquêtes.

Sur ces entrefaites, arrive la nouvelle de l’entrée en guerre des Napolitains. Paul, aussitôt, ordonne à son envoyé à Vienne de notifier à l’empereur son traité avec cette cour, et somme l’Autriche de se déclarer : « Nous ne pouvons, écrit-il (31 décembre 1798), nous contenter d’aucune réponse dilatoire. » Dans ces conditions, le congrès de Rastadt n’est plus que nuisible. Paul invite l’empereur à le dissoudre. Enfin il faut que Thugut s’explique : sa conduite équivoque permet toutes les suppositions. Ces instructions arrivent à Vienne à la fin de janvier, et Rasoumowski s’en ouvre à Thugut. Ce ministre s’indigne, proteste : ses prétendus pourparlers avec les Français ne sont « qu’autant de fables destituées de tout fondement, répandues à dessein par le Directoire de Paris et par la cour de Berlin… pour jeter la désunion entre les cours bien pensantes ; » l’empereur est depuis longtemps résolu à n’accéder à aucun arrangement qui ne fonde pas la paix « sur des bases tranquillisantes pour l’Europe, telles que l’évacuation entière de l’Italie et de la Suisse par les troupes françaises, la destruction de toutes les nouvelles républiques depuis la paix de Campio-Formio, l’exclusion de toute influence du Directoire français dans les affaires de l’Empire » ; l’empereur reprendra les armes dès que la saison le permettra ; mais il est nécessaire de former d’abord, dans le plus grand secret, « un concert plus positif : » il importe, en effet, de tenir les Français en suspens jusqu’au moment de leur porter les coups décisifs, d’enlever au Directoire tout prétexte de recommencer la guerre, de gêner enfin ses mesures en soutenant les illusions du parti de la paix et de l’économie dans les Conseils de Paris. Il importe surtout de s’assurer le concours désintéressé de la Prusse, ou, si elle le refuse, de la contenir par l’approche d’une puissante armée russe. Une autre armée russe va marcher sur la Suisse et sur le Rhin. L’Autriche, cependant, se couvrira et se nantira du même coup en occupant la Bavière.

Ainsi tout était en train, mais rien n’était fait lorsque Naples rouvrit les hostilités. L’événement montra que, si l’Europe n’était pas encore mûre pour la coalition, le génie de la conquête révolutionnaire n’était pas éteint en France.


III

Si quelque leçon eût été capable d’éclairer les Directeurs sur l’insuffisance de leurs moyens et le péril de leur politique, la crise qu’ils traversèrent, en ces mois d’octobre et de novembre 1798, l’aurait fait. Il semble que dans ces immenses glacis, dans ces bastions et forts avancés dont elle s’est entourée, la France se voit assiégée de toutes parts ; partout la terre se remue et se creuse, ce ne sont que souterrains, et les mines qui éclatent, çà et là, dénoncent l’approche de l’ennemi. Sauf dans les pays allemands de la rive gauche du Rhin, soumis, paisibles et d’ailleurs très fortement occupés, on n’entend parler que de troubles et de révoltes. En Hollande, il y a un parti pour appeler les Prussiens et les Anglais ; la population les recevra en libérateurs. En Belgique, comme naguère en Vendée, la conscription et la persécution religieuse arment les paysans. Les campagnes, les bois se remplissent de bandes de réfractaires qui réclament leurs prêtres et aiment mieux se faire tuer autour de leurs villages que d’aller à la guerre contre des gens qu’ils ne connaissent pas, pour une république qu’ils détestent. Le pays étant dégarni de troupes, la répression, pour être efficace, doit être impitoyable, et elle l’est[10].

En Piémont, Ginguené l’avait pris de si haut, avec une fatuité si grossière, il jouait si maladroitement de la menace avec le roi et de la propagande avec le peuple, que le Directoire fut forcé de le rappeler. Il le remplaça par Aymar, plus judicieux, plus mesuré. Mais le cœur du roi est aux alliés, aux Russes, aux Autrichiens qu’il appelle ; le peuple, en grande majorité, les attend comme des libérateurs, et le petit parti de la révolution tourne à la république italienne, à l’unité nationale et conspire la réunion à la Cisalpine. La France n’a qu’un moyen de conserver ce passage indispensable à la domination de l’Italie, l’annexer.

Quant aux Cisalpins, le Directoire est avec eux à bout de coups d’État et de constitutions, de généraux et de commissaires. En désespoir de cause, il leur envoie Fouché : ce terroriste passe pour s’être enrichi, il n’en spécule que davantage. Il aime le pouvoir pour les émotions qu’il y trouve, la mécanique subtile, le jeu d’astuce où se jouent la vie, la fortune, l’honneur, la liberté des hommes. Il ruse, il intrigue entre les généraux, les commissaires, les Italiens, brouillon et boute-feu tout à la fois : il devient si dangereux, qu’en décembre on le rappelle. Reste le général Brune, qui fait, au naturel, le jacobin et lie partie avec les unitaires. « Insigne factieux ! » écrit le commissaire Faypoult. « Quelle pitié, quel scandale ! » s’écrie un autre commissaire, Trouvé, dérouté par le républicanisme des Italiens et cette révolution antifrançaise qu’il voit germer en Italie. « Ils se diront bientôt sans-culottes… et c’est nous qui sommes des aristocrates, des ennemis de la république et de la liberté ! » Les paysans s’insurgent. Les impôts, quand on les paie, rentrent en papier, qui vaut juste son poids. Tout se résume par cette déclaration du commissaire des guerres, Haller, fiscal mais clairvoyant : « Si la guerre recommence, disait-il à la fin de novembre, on envahira Naples, mais on ne pourra pas s’y maintenir ; le premier revers qu’on essuiera sera le signal d’un soulèvement général contre les Français et l’époque de leur expulsion de toute l’Italie… »

De même à Rome : Macdonald, la tête haute, le nez au vent, arrogant et goguenard, y pratique la révolution directoriale, parisienne, mais antiromaine. Daunou écrit, le 29 octobre : « On a chassé des hommes honnêtes, républicains par principes, prononcés contre le papisme avant sa chute ; on les a remplacés par des agitateurs et par des fripons… tout est en combustion… » « Dites à ceux qui veulent voir Rome qu’ils se hâtent », écrit Paul-Louis Courier, quelques semaines après, « car chaque jour le fer des soldats et la serre des agens français flétrissent ses beautés naturelles et la dépouillent de sa parure… On détruit jusqu’aux ruines… Allez, nous vengeons bien l’univers vaincu… » Il ne reste que des misérables, un peuple affamé, des brigands. Les généraux commencent à réquisitionner pour eux-mêmes. Le général Duhesme, un des plus chauds patriotes qui existent, selon Championne !, fait venir Thiébault et lui ordonne de lever cinq cent mille francs dans les Abruzzes. « La solde est arriérée, lui dit-il, et différens services manquent de fonds ; j’en ai besoin pour mon espionnage. En outre, j’ai un rang et une famille, que je compte pour deux cent mille francs. » Il se contenta de cent mille, et en donna vingt-cinq mille à Thiébault, pour sa peine. Kellermann, rapporte ce témoin, aimait l’argent et en prenait, Macdonald ne l’aimait pas moins. Sauf quelques-uns, qui passaient pour purs, comme Joubert, comme Championnet, vite suspects d’ailleurs et dénoncés par tous les prévaricateurs, il en allait de même partout, au désespoir des peuples conquis. Ces peuples, cependant, devaient bientôt connaître un sort pire, c’était le même système d’exactions appliqué par les Napolitains, les Autrichiens, les Russes.

Voilà ce que les lettres d’Italie apprennent aux Directeurs. Celles d’Allemagne annoncent les armemens des Autrichiens, l’approche des Russes, la neutralité de plus en plus malveillante de la Prusse. A Rastadt, la députation « filera doux » ; mais c’est pour occuper le tapis. Les Allemands ne pensent plus qu’à se garantir à la fois contre la République et contre l’Autriche, en attendant que la guerre manifeste la raison du plus fort, qui sera pour eux, comme toujours, la meilleure. Il ne faut pas s’y tromper : c’est la guerre de 1793 qui menace de recommencer, avec, en plus, la révolte des peuples, l’appoint redoutable de la Russie, et, en moins, la Pologne qui n’est plus là pour retenir les Russes, rappeler les Prussiens et distraire l’Autriche. Ajoutez les alliés prétendus, les alliés par contrainte : la Hollande, l’Espagne, qui guettent la première défaillance pour secouer le joug. Dans ce péril, le Directoire, successeur étriqué du Comité de salut public, en retrouva, pour quelques semaines, l’âpre énergie.

Ces conventionnels, portés au gouvernement de la république, restèrent toujours des hommes de révolution, des hommes d’assaut : ils n’étaient point hommes d’État. Ils ne connaissaient d’autres ressources que les complots, les journées : ainsi, après avoir renversé Robespierre, ils s’étaient montrés incapables d’organiser la république et de fonder la démocratie. Ils ne se soutenaient qu’en proscrivant toujours, au dedans, en conquérant toujours, au dehors. La paix leur était interdite, car elle suppose le concours et l’affection des peuples. Ils étaient obligés d’avancer continuellement, de pratiquer l’invasion indéfinie, qui consterne les nations, les accable, les révolte. Mais ils savaient oser, combiner les machines de guerre, risquer les coups désespérés. « Tenez pour certain, dit Rewbell à Sandoz, au commencement de décembre 1798, que la République française, provoquée comme elle vient de l’être, saura se défendre et attaquer à outrance… Nous porterons nos armées à un état de plus de 500 000 hommes. Le Directoire apprendra, dans cette guerre, qui sont ses ennemis et ses amis, et saura prendre ses mesures en conséquence. Peu de puissances voudront rester neutres, au premier échec que nous essuierons… Ce serait un grand malheur, car l’Europe, déchirée et anarchisée, resterait sans médiateur et deviendrait la proie de l’Angleterre et de la Russie. »

Il faut prévenir l’ennemi, barrer le passage aux Autrichiens en Suisse, les déloger des Grisons, se barricader dans la Cisalpine, se faire, dans le Piémont, un réduit inexpugnable, et puisque Naples ose attaquer, répondre par un contre-coup formidable et porter la révolution jusqu’en Sicile. L’empereur, désorienté, tremblant pour Venise, se décidera peut-être à traiter. Quant aux Russes, qui sait si leur véritable objectif n’est pas la Turquie ? En tout cas, c’est la grande diversion à opérer contre eux. L’empire ottoman croule. Celui qui arrivera le premier à Constantinople fera le marché. Les Directeurs reviennent alors aux projets que Bonaparte leur développait naguère, et conçoivent le dessein d’un immense mouvement tournant. Ils écrivent, le 4 novembre, à Bonaparte : « Le retour en France paraissant difficile à effectuer dans le moment, il paraît vous laisser trois partis, parmi lesquels vous pouvez choisir : demeurer en Égypte en vous y formant un établissement qui soit à l’abri des attaques des Turcs… ; pénétrer dans l’Inde où, si vous arrivez, il n’est pas douteux que vous ne trouviez des hommes prêts à s’unir à vous pour détruire la domination anglaise ; enfin marcher sur Constantinople au-devant de l’ennemi qui vous menace. C’est à vous de choisir, d’accord avec l’élite de braves et d’hommes distingués qui vous entourent. Mais, de quelque côté que se tournent vos efforts, nous n’attendons du génie et de la fortune de Bonaparte que de vastes combinaisons et d’illustres résultats. » Sous l’impression des mêmes pensées, le Directoire fait dresser par d’Hauterive un plan de démembrement de l’empire turc : l’empereur serait désintéressé des affaires italiennes par la réunion à ses États de la Moldavie et de la Valachie, la Grèce serait affranchie, l’Egypte passerait à la France[11].

Mais cette diversion d’Orient forme la part du prodige dans la guerre qui va commencer. C’est de l’Italie que le Directoire attend le salut. Il y a envoyé ses deux généraux les plus jeunes : hommes d’entreprise, d’ambition aussi, ayant la renommée à conquérir, mais sans tare fiscale et pleins d’ardeur républicaine. Joubert remplace Brune à Milan, il fera tête aux Autrichiens. Championnet, que Hoche avait légué naguère à la République comme un autre lui-même, prend le commandement de l’armée de Rome et reçoit l’ordre de marcher sur Naples.

Joubert jugeait indispensable à la sécurité de son armée, de tenir le Piémont à discrétion. A peine arrivé, il s’en empara. L’opération fut menée par ruse, complots et violences, moyens de force et moyens de police, à la vénitienne, et Joubert s’y montra, pour la vigueur et la dextérité, digne de son maître, Bonaparte. Le 9 décembre, le roi était en fuite. Joubert établit un gouvernement provisoire et donna de grandes fêtes pour célébrer la délivrance du pays. Le buste de Bonaparte occupait la place d’honneur dans toutes les salles de banquets. L’annexion se prépare. Le peuple attend que la guerre décide de son sort. Si la France triomphe, il préférera la réunion au régime de la conquête. Si elle est battue, il acclamera le roi. Si la république s’établit à Naples, l’esprit de liberté italienne courra jusqu’à Turin. Cette conquête faite pour assurer les autres, dépend, en réalité, du succès des autres. L’expédition de Naples décidera de la guerre, et c’est à Rome que vont se porter les premiers coups.


IV

Championnet, arrivé à Rome, le 18 novembre 1798, crut nécessaire d’y laisser entrer les Napolitains ; mais ce fut pour les en chasser le 9 décembre. Leur séjour y avait été marqué de massacres, d’extorsions, d’excès de toutes sortes. Au bout de quelques jours de cette délivrance, les Romains regrettèrent le joug français. Si la république ne tenait point toutes ses promesses, les républicains, au moins, apportaient quelque nouveauté dans la guerre : c’était, avec moins de haine pour l’ennemi, plus de pitié pour les pauvres gens ; une bonne humeur, un bon cœur des soldats qui adoucissait les exigences des chefs ; un rayon d’espérance, quelques paroles de liberté jetées sur l’avenir, l’annonce d’un lendemain qui donnerait autre chose que le recommencement éternel des mêmes rigueurs, sans autres motifs que la vengeance, l’avidité des nouveaux vainqueurs. La république romaine vota 5 millions de récompense aux Français. La populace, déchaînée par les Napolitains, fut de nouveau refrénée, et Championnet, laissant Macdonald à Rome, poussa devant lui Mack et son armée, la baïonnette dans les reins. Cette armée n’était plus qu’une bande de fugitifs. Avec ses 15 à 18 000 hommes, tout au plus, Championnet s’était trouvé partout supérieur en nombre. « Pendant cette campagne, rapporte Thiébault, Championnet tua ou blessa à l’ennemi plus de 12 000 des siens, enleva près de 4 000 chevaux ou mulets, 100 pièces de canon, 21 drapeaux et frappa de terreur tout ce qui lui échappa. » L’Italie tremblait d’étonnement autant que de peur. Etait-ce un nouveau Bonaparte qui se révélait au monde ? Il ne fallait pas laisser aux Italiens le temps de se remettre, aux Autrichiens le temps d’arriver. Championnet marcha sur Naples. Il entreprit cette campagne, « la plus étonnante peut-être de celles de la Révolution », aventure prodigieuse, en sa lumière éblouissante et sanglante, avec son mélange d’héroïsme et de libertinage, de spoliations et de générosité, de férocité et de grandeur.

A Naples, la reine s’exaspérait dans la honte et dans l’effroi. Elle invective l’armée lâche, vendue, qui n’a su que s’enfuir. Il va falloir brûler une partie de la flotte, l’orgueil de la couronne, si on ne veut pas qu’elle tombe aux mains des Français, et serve peut-être à ramener en Europe les soldats de Bonaparte. « La noblesse fait de longues mines et ne se remue pas, écrit Marie-Caroline à sa fille, l’Impératrice. Les employés se cachent. Les officiers sont des fuyards infâmes. Le petit peuple est encore ce qu’il y a de moins mauvais. Si nous sommes sauvés, si nous n’avons pas à éprouver un second Varennes, nous le devons au brave Nelson. » Il est là, en effet, avec ses vaisseaux. Mais le peuple laissera-t-il partir son roi ? Les lazzaroni réclament des armes ; ils demandent que le roi se mette à leur tête. On crie à la trahison contre Mack ; on tue sous les yeux du roi un courrier autrichien. Ferdinand était inflexible devant la peur : il résista aux supplications de ses sujets. Marie-Caroline se réconfortait à l’exaltation de cette populace frénétique et sanguinaire dont les hurlemens annonçaient de beaux massacres de libéraux et de Français ; mais la prudence commandait la retraite. Le 21 décembre, le roi, la reine, avec leurs enfans, leurs trésors et le ménage Hamilton, s’embarquèrent sur le vaisseau amiral anglais ; ils arrivèrent, le 25, à Palerme après une traversée horrible, durant laquelle la reine vit mourir un de ses enfans dans ses bras. L’armée de Naples se mutina, se débanda, et, le IG janvier, Mack, fugitif, vint remettre son épée à Championnet.

On en avait fini avec l’armée royale ; mais une résistance infiniment plus redoutable se préparait dans Naples. Les habitans paisibles, les libéraux appelaient les Français, se disaient en mesure de leur livrer le château Saint-Elme ; mais il fallait se hâter si l’on ne voulait trouver la ville en anarchie, et la voir peut-être réduite en cendres[12].

Il y avait à Naples, plus qu’en aucun lieu d’Italie, des élémens de révolution républicaine, d’antiques traditions de liberté ; une aristocratie plus lettrée, plus émancipée, plus ambitieuse aussi : une bourgeoisie instruite, intelligente, avide de s’élever au pouvoir ; un goût des réformes, des « lumières », un esprit de changement jusque dans le haut clergé. Mais à côté de cette élite de Napolitains cultivés, généreux, humains, qui se réunissent dans les salons de quelques grandes dames enthousiastes des idées, amoureuses des idéalistes, il y a un autre Naples, la grande masse du peuple, qui oppose à la révolution, surtout à la conquête, une résistance acharnée. Ce sont les cent mille lazzaroni, tous les vagabonds, tous les bandits, toutes les furies des quartiers misérables : robustes, cruels, insoucians de la vie, sans besoins, sans appétits, mais l’imagination obsédée d’images de meurtre, sobres de vin, ivrognes de sang, tortionnaires d’instinct, passionnés pour les spectacles de supplices. Avec cela superstitieux, croyant au diable, impatiens du paradis comme d’autres de pillage, et sûrs de gagner le ciel, en obéissant aux moines énergumènes qui commandent de tuer pour Dieu et pour le roi. C’est l’armée révolutionnaire de Naples, en haillons, sans culottes, munie de mauvais fusils, de sabres et de piques. Qui parle de république est un traître à leurs yeux et coupable de connivence avec l’étranger. Au « patriotisme » cosmopolite des libéraux, ils opposent le patriotisme élémentaire pour lequel toute parole en langue étrangère est parole de mensonge, tout étranger un espion, un ennemi, qui vient, les armes à la main, chasser le roi, renverser les croix et violer les trésors des sanctuaires.


Ils ont, pour les commander, des héros à leur taille et selon leur génie, un Michel de Lando, surnommé il Pazzo, le fou : intelligent, intrépide, le Masaniello de cette contre-révolution populaire. Ils massacrent tout ce qu’ils soupçonnent de vouloir capituler, et tout noble, tout docteur, tout lettré en est suspect. Ils forcent à marcher devant eux l’armée de ligne, fatiguée de la guerre, prête à déposer les armes, et ces soldats prennent le parti de se battre, aussi longtemps qu’ils ne trouveront pas moyen de se rendre. Quant aux lazzaroni, ils foncent sur les Français qui les fusillent ; ils s’éparpillent, se cachent dans les caves, dans les greniers, s’embusquent dans les ruelles, barricadent les rues. fuient, reviennent par un détour, prennent l’assaillant à revers, tirent d’en haut, tirent d’en bas et mettent le feu aux maisons qu’ils abandonnent.

La petite troupe de Championnet ne peut triompher que par le sang-froid, la ténacité, la discipline. C’est une troupe incomparable ; chaque soldat, inventif et souple, fait la guerre pour son compte, et, suivant la direction donnée pour l’ensemble, se « débrouille », dans le détail. Ces hommes sont de ceux dont un de leurs chefs a dit qu’ils « étaient capables de tout, en fait d’héroïsme comme en fait de destruction. » Les officiers sont jeunes, épris de gloire et d’aventures ; ils savent qu’ils trouveront, s’ils triomphent, et les grades, et l’argent, et surtout l’amour, facile et éperdu. Ils portent en eux ce sentiment si bien analysé par Stendhal, que les Français sont seuls des êtres raisonnables, des êtres généreux, que le monde est fait pour leur obéir et qu’ils lui portent la liberté. La poésie de leur propre épopée les pénètre ; ils ont plus ou moins épelé Virgile ; plusieurs l’ont dans leur poche, et ils évoquent, en la ressuscitant, l’âme des premiers conquérans de l’Italie. Mais la résistance qu’ils rencontrent les déconcerte. Ils s’étaient habitués aux embuscades de l’Apennin et des Abruzzes où ils n’avaient affaire qu’à des bandes ; à Naples, c’est toute une population qui marche et qui se bat plus intrépidement que les troupes de ligne.

« Les places les mieux armées ouvraient leurs portes comme au coup de baguette, dit Thiébault ; ici des bicoques qu’aucun soldat n’aurait osé défendre résistent jusqu’à l’extermination. » Les vieux soldats, ceux qui ont fait toutes les campagnes républicaines, y compris la guerre civile, se rappellent qui « les hideux fédérés de Marseille », qui « les brigands vendéens ». Tous pressentent je ne sais quoi de prodigieux, comme un flux contre nature, un peuple, un patriotisme soulevés contre la Révolution. Les officiers qui survivront assez vieux pour suivre les armées françaises d’Italie en Espagne et d’Espagne à Moscou, penseront plus d’une fois à ce terrible avertissement des lazzaroni de Naples ; car rien, pas même Saragosse, où le siège et l’assaut se firent pas à pas et durèrent des semaines, n’a laissé dans la mémoire des Français une trace aussi sanglante par l’acharnement, la férocité forcenée de la défense ; par l’énergie tendue, infatigable de l’attaque ; par l’atrocité nécessaire des représailles dans ces combats de rues entre une armée et une foule insurgée, avec la complicité de toute une population, jusqu’aux enfans et aux femmes, où le coup de couteau sournois attend ceux qui ont résisté au coup de fusil du soupirail et de la lucarne.

La citadelle était aux mains de l’armée de ligne, les libéraux y avaient des intelligences : elle fut livrée. Le 23 janvier, après trois jours de lutte, ayant tué 10 000 lazzaroni et perdu 1 000 de ses hommes, Championnet fit son entrée dans Naples. Les Bourbons de Sicile avaient cessé de régner ; la république napolitaine allait naître. Mais si le peuple est terrassé, il n’est pas soumis, et ces masses, encore toutes frémissantes, n’auraient qu’à se serrer pour étouffer la petite phalange des Français. Championnet n’était pas seulement un guerrier, il était de la race des héros au cœur tendre, des héros magnanimes ; intelligent, de plus, connaissant l’Italie, parlant l’italien et révélant à lui-même et aux autres, en avançant dans sa conquête, un surprenant instinct d’Etat.

Il se montra pitoyable et se fit connaître aux Napolitains par un trait d’audace et de politique qui imposa singulièrement à ces têtes mobiles. Un officier d’avant-garde se rendit, avec quelques grenadiers, au cœur de la ville, dévoué à la mort s’il provoquait un seul remous de la foule, un seul sursaut de fureur. Il s’arrêta devant l’église où sont gardées les reliques de saint Janvier, descendit de cheval, pénétra à travers la cohue épouvantée qui implorait le saint, s’agenouilla devant l’autel, fit battre aux champs, donna une garde au reliquaire, et s’en alla, la tête haute, fier, souriant, comme il était venu. Le peuple, confondu, se sentit dominé, et des voix crièrent : Vive la République !


V

Ce fut le cri de tout ce qui, dans Naples, était libéral, cultivé, simplement ami de l’ordre, tenait à ses biens, à sa vie, et craignait l’anarchie. Championnet, appelé pour les délivrer des Bourbons, les délivrait des lazzaroni : il eut pour lui la plupart des nobles, les savans, les propriétaires, beaucoup de prêtres même. Ce fut une autre foule qui parut aux fenêtres, sortit des maisons où elle se cachait, se porta dans les rues, acclamant le vainqueur. Championnet venait de se mettre à table, ce que ses officiers et lui n’avaient pas fait depuis quatre jours, quand une députation vint l’inviter à une représentation de l’Opéra. Il s’y rendit à travers les rues fumantes, où les blessés agonisaient, hurlaient encore sans secours, où gisaient les cadavres sans sépulture, où quelques heures auparavant il avançait « barbotant dans le sang ». Il trouva le théâtre San Carlo illuminé ; quatre mille spectateurs y étaient entassés, des femmes en toilette agitaient « avec fureur » leurs mouchoirs, et tout le monde était debout, hors de soi, de la joie de vivre après avoir subi des transes effroyables, poussant « d’assourdissantes acclamations. » Point d’hymnes solennels, cependant, ni d’actions de grâce aux dieux. C’est un opéra bouffe que les chanteurs exécutent, le Matrimonio segreto, et Championnet complimente le maestro Cimarosa, qui se trouve au théâtre, comme tout le beau monde de Naples, pour fêter les Français. Ces contrastes violens, ces changemens de scène, ces jeux de nuit et de lumière, dans cet air tiède, sous l’enchantement du ciel, avaient de quoi les enivrer. Aucun d’eux ne retrouva jamais d’émotions pareilles. Tout était exalté en ces jeunes hommes, le Français, le guerrier, l’artiste. Les femmes se montrèrent éprises, avec transports. Les officiers éprouvèrent le charme et le danger qu’avaient connus leurs prédécesseurs au temps de Charles VIII, de cette « sensualité ardente et âpre », aiguisée encore, comme autrefois, de dévotion, mais avec un ragoût nouveau de sensibilité et d’enthousiasme[13].

La république napolitaine se fonda dans l’illusion et dans les fêtes. « Naples, écrivait Championnet, présente en ce moment le spectacle de Paris en 1789 et 1790. » Mais il fallait, pour ainsi dire, saisir cette république dans son essor, et l’organiser en une matinée. Un retour offensif des Bourbons, des Anglais, des lazzaroni était inévitable. Il importait que Naples, si elle voulait être libre, fût à même de se défendre. Championnet s’y employa de toute son intelligence, de tout son cœur, fier de sa victoire, pour sa patrie, mais attaché aussi à son œuvre, rêvant non d’un amour de passage, mais de noces justes et durables. Il tenta, par conviction, pour Naples, ce que Bonaparte avait entrepris, par politique, dans la Cisalpine. Après celle de Bonaparte, sa renommée est la plus grande que les Français aient laissée en Italie : elle ne fut que d’une aurore. Aucune raison d’Etat, aucun calcul d’ambition n’en ont terni la pureté.

Ce rude soldat aimait l’ordre. Il le voulait avec justice. C’était, au témoignage d’un Italien, « un homme de bien, c’est-à-dire quelque chose de plus qu’un homme de génie. » Il appela autour de lui tout ce qu’il crut généreux, à son image, et il en forma le gouvernement provisoire de la république. « Vous êtes enfin libres, dit-il, le 24 janvier, dans une proclamation aux Napolitains ; votre liberté est le seul prix que la France veut retirer de sa conquête, et la seule clause du traité de paix que l’armée de la République vient jurer solennellement avec vous… Que le peuple se rassure sur la liberté de son culte ! que le citoyen cesse de s’alarmer sur les droits de la propriété !… » Mais « malheur à qui refusera de signer avec nous ce pacte honorable !… Il sera traité en ennemi public. La guerre contre ceux qui rejettent la liberté est à mort, ils seront exterminés. »

Championnet pouvait tenir ce langage sans hypocrisie ; sa parole ne cachait aucune équivoque ; la liberté à laquelle il conviait les Napolitains était la seule que les peuples puissent aimer avec dignité, qu’ils aient jamais aimée avec dévouement, la liberté par eux, pour eux, fondée sur le respect de l’indépendance nationale. Il fit désarmer les lazzaroni. Il commanda le miracle de saint Janvier, qui s’accomplit avec déférence. Il travailla jour et nuit avec ses conseillers. « En général, écrivait-il au Directoire, le 28 janvier, tout ce qui possède quelque chose est pour nous. La république napolitaine, bien administrée, peut devenir une alliée sincère de la république française ; mais il faut la mettre à l’abri des vexations horribles qu’on fait éprouver aux républiques voisines, avec les grands mots de liberté et de fraternité. C’est le but que je veux atteindre en donnant une grande autorité au gouvernement provisoire, qui néanmoins se trouve sous mon autorité… Je vous le déclare, citoyens Directeurs, tant que je commanderai l’armée et que je serai investi de votre confiance, je la justifierai ; j’opposerai une digue terrible aux efforts des intrigans, des voleurs, des fripons qui sont toujours à la suite des armées pour en dévorer la substance et celle des peuples à qui nous portons la liberté, qu’il faut abhorrer et détester mille fois plus que tous les manifestes des rois. »

Ce fut son programme ; s’il n’eut pas le temps de l’accomplir, il en disposa toutes les parties avec une hâte un peu fiévreuse, mais avec une justesse de coup d’œil, une suite, une bonne volonté surtout et un sentiment des droits des peuples que jamais général conquérant ne déploya à ce degré. Et, en même temps, la police fut rétablie, le respect des propriétés assuré, une trésorerie nationale mise en activité ; les arsenaux furent approvisionnés ; des décrets organisèrent l’instruction publique, la fondation d’un institut national, la reprise des fouilles de Pompéi, avant tout la transformation des lois civiles et des lois d’impôt. Tout fut entrepris à la fois, tout reçut sa pierre d’attente. Le pays, divisé en départemens, eut une constitution analogue à celle de l’an III : elle devait être soumise à la sanction du peuple.

On avait crié sur les places, aux fenêtres, en jetant des fleurs : « Vive saint Janvier ! Vive Championnet ! » comme on avait crié : « Vive Nelson ! » comme on salua plus tard Joseph Bonaparte, Murat, puis les Bourbons revenus de l’exil. C’étaient les mêmes Napolitains que Saint-Simon voyait, de son temps, » seigneurs et autres, toujours empressés à changer de maîtres. » Pour les libéraux élevés au pouvoir, la république était une sorte d’opéra triomphal, le rêve humanitaire d’une nuit claire et douce, au pied du Vésuve apaisé. Grands parleurs, beaux parleurs, charmés de leur langue sonore, imaginatifs et raisonneurs, poussant l’utopie à travers les syllogismes, et prenant les métaphores pour des phénomènes, ils raffinaient sur les principes. Platon leur paraissait tiède ; il n’y avait jamais assez de sensibilité et de vertu à l’ordre du jour de leurs séances. Ils ajoutèrent à la constitution un pouvoir censorial de cinq membres, chargé de veiller à la conservation des bonnes mœurs, à la réforme des mauvaises ; un éphorat chargé de garder les lois fondamentales, de proposer les réformes utiles, de maintenir les magistrats dans le devoir. « Belles couleurs sur un lambris vermoulu », dit un révolutionnaire d’Italie qui croyait plus aux conjurations qu’aux discours, et au sabre qu’à la rhétorique. Cette académie de bienveillans dilettanti avait à gouverner un peuple de paresseux et de fanatiques, à lutter contre la concurrence des clubs jacobins, qui, poussant plus loin l’utopie, annonçaient le millenium et promettaient l’égalité, c’est-à-dire le dépouillement des riches et la curée générale des richesses. Ces démagogues, comme ceux de la Cisalpine, se déclaraient Italiens dans l’âme, ultra-patriotes, et usaient de la liberté, donnée par les Français, pour ameuter le peuple contre le libérateur. Ajoutez les barons qui, dépouillés de leurs privilèges, s’en vont, dans la montagne, soulever les paysans ; les moines qui prêchent la guerre sainte et, au nom de la religion menacée, font cause commune avec les athées et les anarchistes, enflammant à l’envi une population aussi acharnée contre les propriétaires que pour ses saints à miracle et son roi fantoche, distributeur d’aumônes, joyeux mangeur de macaroni. Mélange bizarre de superstition, de foi, de fidélité, de sauvagerie ; il s’ensuit une agitation sourde qui paralyse vite un gouvernement aimable et débile.

À ces élémens de dissolution qui menaçaient ce corps à la poussée hâtive, s’ajoutait la plaie empoisonnée, qui tua la conquête républicaine comme elle avait tué, au temps de Charles VIII, la conquête royale, la fiscalité. Il fallait de l’argent pour nourrir l’armée française, pour organiser l’armée napolitaine, pour indemniser la France, pour intéresser le Directoire à la nouvelle république, pour satisfaire les généraux, habitués au luxe, et les commissaires insatiables d’exactions. Nécessités et abus se mêlaient, et le contribuable dépouillé, menacé, ne cherchait point à distinguer d’où venait la spoliation et dans quelles mains allait son argent. Championnet n’était point avare pour lui-même ; il respectait sa conquête. Il pourvut au nécessaire ; il fit aussi la part de l’avidité, la part du feu ; il la fit large et il ferma les yeux[14]. Mais quand il jugea que Naples avait donné tout ce qu’elle pouvait suer de millions sans périr de consomption, il se fit le défenseur du peuple qu’il avait émancipé, et la lutte éclata, violente, bientôt scandaleuse, entre lui et les commissaires financiers du Directoire. C’était une élite fiscale : Faypoult, dont l’habileté, célèbre en Italie, avait été consacrée par une promotion qui le faisait l’égal des généraux de division ; Méchin, futur baron de l’empire, conseiller d’État, préfet : âpre, adroit, sans scrupule, qui avait à faire sa fortune et qui la fit ; il avait le titre de contrôleur, et le receveur était Châtelain, cousin de Faypoult, associé précieux, qui prélevait, régulièrement, à titre de remise, trois centimes sur tous ses encaissemens[15].

A peine sont-ils à la besogne que les effets naturels se produisent : le peuple murmure, refuse de payer, se révolte contre les agens, crie : Mort aux Français ! Le gouvernement, aux abois, se désole, récrimine : — Est-ce là cette liberté, ce désintéressement que la France leur a promis ? — Championnet soutient leur résistance, dénonce Faypoult au Directoire. Faypoult use de ses pouvoirs, taxe, saisit, et dénonce Championnet à Paris. Faypoult prend des arrêtés ; Championnet refuse de les exécuter. Les républicains accusés de servilité envers les Français se discréditent de jour en jour. Les meneurs royalistes en profitent. Les propriétaires, les bourgeois se désaffectionnent. Les lazzaroni s’agitent. On commence à assassiner dans les rues les Français isolés. Il se forme des attroupemens. Championnet est obligé de faire donner contre ces misérables lazzaroni des soldats aussi dénués qu’eux, car la solde n’est pas payée. Bataille de pauvres, tuant pour l’argent d’autrui, qu’ils ne verront jamais : les soldats l’argent des commissaires, les lazzaroni l’argent des nobles et des bourgeois. En même temps, la guerre de montagne se rallume dans la banlieue de Naples, sur toutes les lisières. Les bandes menacent d’affamer la capitale ; elles barrent les routes, elles arrêtent les courriers, coupent les communications de l’armée. Les Bourbons préparent un débarquement. Ils ont des affiliés partout. La flotte anglaise croise sur les côtes ; on annonce l’approche de la flotte russe. Les Français multiplient les colonnes ; mais la guerre de peuples, implacable et meurtrière, les décime et les éreinte. Bloqué à l’extrémité de l’Italie, avec une poignée d’hommes, contrarié dans son autorité, Championne ! voit surgir autour de lui les difficultés dont ne purent triompher ni Joseph, ni Murat, malgré l’Europe soumise, la discipline des fonctionnaires, l’unité du pouvoir, l’ordre des finances et le puissant concours des troupes napoléoniennes. Il se sent perdu, il sent la république napolitaine perdue, s’il ne frappe pas un coup d’audace.

Il fait son Fructidor ; il casse les commissaires et les expulse de Naples. Naples l’acclame ; il y est, pour quelques jours, dictateur populaire et tout-puissant. Il profite de l’accalmie pour sévir dans les Calabres et étouffer, s’il peut, l’insurrection royaliste. Il songe à passer ensuite en Sicile, à y faire une révolution, pour en finir, et à chasser le roi. Cette expédition eût été la pire des aventures, l’Irlande de cet autre Hoche. Il n’eut pas le temps de s’y risquer. Dans la nuit du 20 au 27 février 1799, il recevait l’ordre de remettre le commandement et de se rendre à Paris pour y comparaître devant un conseil de guerre. Il ne songea même pas à discuter cet ordre. Il fit ses adieux au gouvernement provisoire. Il remit le commandement au plus ancien des divisionnaires et partit à pied, dans la nuit du 28, se dissimulant pour échapper aux manifestations de l’armée et du peuple. Le 1er mars, Macdonald, qui se tenait aux aguets et cabalait avec les commissaires, prit le commandement en chef. « Je l’ai comblé d’argent et de louanges », écrivait Championnet. Macdonald agit envers lui comme il le fit envers Napoléon en 1814. Il entra dans Naples, rétablit Faypoult dans son proconsulat financier. La république napolitaine avait vécu. La domination des Français n’était plus qu’une question de force ; cette force, Macdonald n’en disposait pas, et Faypoult n’organisait que l’insurrection. La force était aux bandes royalistes insurgées, aux Anglais, aux Russes, aux lazzaroni enfin. Forcés d’abdiquer entre les mains du nouveau général et des commissaires, les républicains de Naples ne purent que se débattre dans le vide et se lamenter sur la perte de leur rêve et l’injure faite à leur héros[16]. Ainsi finit cette aventure de trente jours, comparable pour sa poésie aux plus magnifiques entreprises du moyen âge, supérieure à celles de la Renaissance par la part d’illusion, si l’on veut, mais à coup sûr d’idéal, et par ce je ne sais quoi d’humain qui la met au-dessus de la conquête. Elle est l’honneur de Championnet, et c’est pourquoi ce nom inconnu la veille, effacé le lendemain, mérite son rayon d’immortalité. Après lui, c’en est fait de la générosité. La propagande démocratique du Directoire ne sera plus qu’une figure mensongère, le masque d’une guerre de suprématie et de fiscalité. Jamais l’antagonisme de ce gouvernement et de sa propre politique ne s’est plus évidemment déclaré que dans cette affaire. Le Directoire ne se soutient que par la guerre de conquêtes, ne vit que par les exactions sur les peuples conquis ; il prétend mener l’une et l’autre entreprises en subjuguant les généraux qui conquièrent, en dépouillant les commissaires qui extorquent pour son compte. Il lui faudrait des généraux sans orgueil, des financiers sans avarice. La guerre de défense en avait enfanté ; elle était finie. La guerre de conquêtes n’en comporte point, et elle dure. Les commissaires comprirent vite qu’il n’y avait pour eux qu’un moyen de faire fortune rapide et sûre : prendre beaucoup, par tous moyens, garder le plus possible, et gagner les Directeurs, les avides par l’argent, les purs par les dénonciations, tous par les cabales contre les militaires. Les généraux, qui font tout, veulent tout garder, le profit et la gloire. Pour lutter contre le Directoire et contre les commissaires, un seul moyen, mais efficace, celui qu’a employé Bonaparte en Italie : se rendre redoutable et nécessaire, envoyer plus d’argent que n’en envoient les commissaires, et, de plus, faire peur. Sous ce rapport le Directoire donna, par sa rigueur envers Championnet, un exemple plus corrupteur qu’il n’avait fait par sa docilité envers Bonaparte.

Si les Directeurs osèrent le frapper, c’est qu’ils savaient n’avoir à craindre de sa part ni révolte ni éclat ; qu’ils le savaient soumis aux lois, naïf, et conservant, avec le respect du pouvoir civil, la foi dans la République. En le frappant, ils trahirent le vice de leur gouvernement : mener les hommes par des idées qu’on dénature et des principes auxquels on ne croit point. Ils firent contre Championnet ce qui aurait été téméraire contre Hoche, en 1797, et plus que périlleux contre Bonaparte. Ils en usèrent envers ce survivant de l’âge héroïque, comme en usait le Comité de salut public de 1793 et de 1794 ; mais ces temps étaient déjà loin, et les mœurs du Directoire avaient amené dans l’Etat une révolution analogue à celle que la guerre de conquête avait amenée dans les armées. Il n’y aura plus de Championnet.


VI

Le Directoire a mis en prison le plus pur républicain de l’armée ; il n’a supprimé ni sa propre sottise, ni la corruption qu’il a répandue dans les armées et dans la république. « Tu ne peux, écrit, d’Ancône un agent civil, aussi peu suspect que possible d’éblouissement militaire, Mangourit, tu ne peux te peindre la tyrannie et le brigandage qu’on exerce dans ce pays. Calonne, Mandrin, Cartouche, n’étaient que des farceurs. » Paul-Louis Courier résume tout en trois mots : « C’est trop dégoûtant. » Fouché revient à Paris et dit à Barras : « L’Italie est mécontente des mesures que prend le Directoire et qui ne tendent à rien moins qu’à mettre la République cisalpine dans la dépendance de l’empereur ; je crois devoir vous en avertir, et souvenez-vous surtout qu’une armée irritée peut devenir funeste à un gouvernement tel que vous. » Le Directoire est à bout d’expédiens. Joubert, à Milan, exige le départ de Faypoult ; il parle avec insolence ; le Directoire obéit et envoie Faypoult à Naples, où il culbute Championnet. « Le général Joubert aspire à la célébrité de Bonaparte », écrit un agent étranger. Le Directoire s’en inquiète et offre à Bernadotte le commandement de l’Italie ; mais Bernadotte refuse parce que le Directoire prétend lui imposer un commissaire dont il ne veut pas.

Rewbell — l’homme le plus intelligent du Directoire, — avait discerné, dès 1795, le péril que les armées feraient tôt ou tard courir à la république : mais son intelligence ne va pas jusqu’à comprendre que le péril des armées n’est que la conséquence de la guerre de conquête. Ce démocrate, retors et rude, qui redoute César, qui ne servira pas l’empire, fait, un jour, à Sandoz, cet aveu étrange des contradictions qui offusquent son esprit, l’empêchent de voir cette dictature que ses pareils et lui préparent, rendent nécessaire à la France et vers laquelle ils marchent, pour ainsi dire à reculons. « La guerre !… Elle est devenue notre élément, et nos victoires et nos conquêtes consolident notre puissance. L’embarras du Directoire n’est pas de recruter des hommes et de les envoyer combattre ; la nation est devenue guerrière ; son embarras serait véritablement de les recueillir dans le sein de la République sans être exposé à des mesures et à des commotions dangereuses. »

C’est la guerre indéfiniment étendue, pour affermir la conquête, pour nourrir, pour occuper les armées. S’ils entrevoient, par instans, par éclaircies fugitives, cette suite de leur système, ils sont alors pris de peur, et ils voudraient arrêter le temps, suspendre le jeu fatal des effets et des causes ; mais toute leur politique ne va qu’à ruser avec la destinée qu’ils se sont faite eux-mêmes : retarder la guerre générale, jusqu’à ce qu’ils se sentent les plus forts ; gagner, s’il est possible, le temps de battre les ennemis en détail. C’est ainsi qu’ils tâchent de contenir l’Autriche, de l’empêcher de redescendre en Italie. « La guerre ! dit Rewbell à Sandoz, qu’y gagnera l’empereur ? » Le Directoire tâche, de nouveau, de le piper à l’appât d’un partage en Allemagne. Puis il dénonce les ambitions de l’Autriche aux petits princes allemands, et tâche de les liguer, afin qu’ils barrent la route du Rhin et de la France aux armées impériales. En même temps, et à tout événement, pour effrayer les princes, s’ils subsistent, pour les remplacer par des républiques, s’ils succombent, le Directoire pousse sa propagande dans leurs États, essayant d’y jouer le jeu qu’il a joué en Piémont. Alquier à Munich, Bacher à Ratisbonne, Trouvé à Stuttgart travaillent les gazettes, les « amis des lumières », les francs-maçons, tout ce qui est susceptible, de s’agiter, de cabaler et de neutraliser les gouvernemens. À ces agens attitrés, se joignent les émissaires secrets qui pullulent et les affiliés de bonne volonté, comme à Stuttgart, le Danois Wächter et le Hollandais Strick. A Munich, Alquier est chargé de faire des ouvertures formelles. Il trouve là un prince nouveau, Charles-Théodore, et un ministre ambitieux, Montgelas. Il tâche de les gagner. « Les princes, leur dit-il, ont à s’occuper du soin de leur conservation ou de leur agrandissement. » Si la Bavière s’allie à la République, non seulement elle sera défendue contre l’Autriche, mais elle sera agrandie aux dépens de cette puissance. Ce sont les promesses que Napoléon accomplira en 1805. Mais le Bavarois, le Wurtembergeois demeurent, comme l’écrit Trouvé, « tiraillés entre la peur de l’Autriche et la peur de la République » ; ils attendront, toujours prêts à trahir le plus faible, à partager avec le plus fort. Seul le landgrave de liesse, plus éloigné de l’Autriche, plus rapproché du Rhin, se montre prodigue de protestations, disposé, dit-il, « à unir, s’il le fallait, ses faibles moyens aux grandes forces de la République française[17]. »

C’est peu de chose. La Revellière, plus perplexe que ses collègues sur les résultats de la guerre, parce qu’il déteste davantage « l’orgueilleuse faction des généraux », pense à faire quelques concessions : « … Sacrifier, dit-il à Sandoz en février 1799, la Dalmatie à l’Autriche et à la Russie, rétablir les rois de Sardaigne et des deux Siciles. » Mais Barras se croit de taille à mater et mettre au pas les militaires ; mais Merlin se préoccupe des élections prochaines, du parti que les jacobins ne manqueraient pas de tirer d’une faiblesse du Directoire, des intrigues nouées entre les jacobins et certains généraux. Le Directoire aurait pu disputer longtemps sur la paix ou la guerre, si l’événement n’en avait décidé. Ce sont les nouvelles d’Italie, les insurrections dans la Cisalpine, dans le Piémont, où l’on voit la main de l’Autriche. Les Directeurs prennent aussitôt leurs mesures. Barras fait écarter Moreau, insuffisant, temporisateur, suspect d’ailleurs depuis la conspiration de Pichegru. Joubert est rappelé d’Italie ; on le trouve trop entreprenant, jouant trop le Bonaparte ; il est remplacé par Schérer, vieux, usé, qui passe pour savant et qui rassure le Directoire, sauf à trop rassurer l’ennemi. Brune passe en Hollande avec Bernadotte et 20 000 hommes ; Masséna en Suisse avec 30 000 hommes ; Jourdan vers le Danube avec 4 0000 ; Macdonald reste dans l’Italie du sud, Rome et Naples, avec, dit-on, 30 000 hommes. En tout 170 000 hommes pour défendre des positions qui s’étendent de la mer du Nord à la Sicile, contenir des pays en révolte et résister à la coalition des Anglais, des Russes et des Autrichiens ! Les Français prennent audacieusement l’offensive : Jourdan passe le Rhin le 28 février ; Masséna se met en marche pour occuper les Grisons. La guerre est officiellement déclarée le 12 mai à l’Empereur, et toutes les conquêtes opérées depuis 1794 sont remises en question.


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 15 août.
  2. Franchetti, Storia d’Italia. — Helfert, Königin Carolina. — Hüffer, Rostatter Congress, t. II, ch. V. — Sybel, Oncken, Botta, Colletta. — Cresceri, Memorie segrete. — Boulay de la Meurthe, Quelques lettres de Marie-Caroline. — Pingaud, Un agent secret. — Mémoires de Thiébault, Pepe, La Revellière. — Publications de Palumbo, Gagnière, Vivenot, Hailleu. — Nelson, Despatches and Letters, I. III, etc.
  3. Marie-Caroline à l’Impératrice, 12 décembre 1798, en français. Huiler, t. II, p. 149, note.
  4. Ces transitions sont bien marquées, bien illustrées de traits et d’exemples saillans, dans le livre de M. Emile Legouis : La Jeunesse de Wordsworth. Voir, en particulier, le chapitre III, p. 385-388.
  5. La Sicotière, Frotté ; — Hyde de Neuville, Mémoires.
  6. Besborodko à Woronzof, à Londres, 17 décembre 1798, en français. — Archives Woronzof, t. XI, p. 28, 265. — Hüffer, t. II, ch. I et IV.
  7. Martens, Traités de la Russie, t. IX, Angleterre, p. 418.
  8. Sur la date de ce traité, voir Hüffer, t. II, p. 239-241.
  9. Traités des 3 et 5 janvier 1799. Sybel, trad., t. V, p. 314. — Zinkeisen, Geschichte des Osmanischen Reiches, t. VII, p. 44-50.
  10. Sur cette guerre dont le roman de Henri Conscience a popularisé la légende, voir : La domination française en Belgique, par L. de Lanzac de Laborie, t. I, livre IV, p. 219 et suiv.
  11. Mémoire de d’Hauterive, 6 novembre. Aff. étrangères. — Le Directoire à Bonaparte, 4 novembre. Boulay de la Meurthe, le Directoire et l’expédition d’Egypte, p. 283 et suiv.
  12. Mémoires de Thiébault, de Lahure. de Pepe, de Cresceri, de Macdonald ; Housselin de Saint-Albin, Championnet. — Hüffer, Die neapolilanische Republik.
  13. Voir Michelet, La Renaissance, I. I ch. I.
  14. Soixante millions, plus les dîmes sur les musées. Chaque chef de bataillon eut 2 000 francs ; chaque chef de brigade, 6 000 ; chaque colonel, 12 000 ; chaque général de brigade, 2 0000 ; chaque général de division 49 000. Ajoutez les passes, la rapine, le butin. Thiébault, tarifé à 6 000 francs, avoue s’en être fait 40 000 (t. II, p. 427-428). Et les autres de même. Voir dans Ludovic Sciout, Le Directoire, t. III, p. 254 et suiv., les dénonciations de Faypoult contre Championnet et les généraux.
  15. Selon Championnet, ces remises s’élevaient à trois millions six cent mille francs. Voir les notes de Thiébault, t. II, p. 444-445. Il prétend que Faypoult rapporta, pour sa part, douze à quinze cent mille francs (t. Il p. 497) et Macdonald soixante-quinze mille louis.
  16. Voir dans Franchetti. Storia d’Italia, I, p. 382-384, les témoignages exaltés, mais sincères et touchans, de leur attachement à Championnet.
  17. Talleyrand à Alquier, 17 mars 1799 ; Bailleu, t. I, p. 348. — Eckart, Montgelas. — Hüffer, t. II, p. 291 : Rapport de Roberjot, 4 février 1799.