L’Europe et le Directoire/04

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L’Europe et le Directoire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 779-809).
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L’EUROPE ET LE DIRECTOIRE

IV.[1]
LA PERTE DE L’ITALIE. — LA FRANCE EN DANGER


I

La guerre commença mal pour la République. Masséna avait hardiment poussé sa pointe dans les Grisons ; mais Jourdan, battu par l’archiduc Charles, forcé d’ailleurs de couvrir Bernadotte, fut contraint de se replier sur le Rhin. En Italie, Schérer attaqua et se fit rejeter sur l’Adda. Jourdan laissa son armée à Ernouf, et, faute d’avoir repoussé les Allemands, vint à Paris cabaler avec les Jacobins contre le Directoire. C’est un « talonneur », disaient les Directeurs, qui le redoutaient dans les Conseils, « un irrésolu, qui perd la tête au premier échec, un général inepte… » Là-dessus arriva, 12 avril 1799, une lettre de Bonaparte du 10 février. Il annonçait sa marche sur la Syrie et ajoutait : — Si les nouvelles de guerre se confirment et « que la France soit en armes, je passerai en France. »

La retraite des armées républicaines en Italie et sur le Rhin eut son contre-coup à Rastadt et dans les petites cours d’Allemagne. Le Directoire était en négociations avec ces princes pusillanimes et avides, dont toute la politique était, comme toujours, de n’être point dévorés par l’Autriche et de dévorer, grâce à leur association avec la France, le plus possible de principautés et d’abbayes allemandes. Les armées de l’archiduc débordant leurs frontières, la peur de l’Autriche l’emporta. Le tsar Paul avait montré quelques velléités de protéger la Bavière ; mais il apprit que le défunt électeur avait aboli l’ordre de Malte. Cet ordre était alors son jouet politique préféré. Il chassa l’envoyé bavarois de sa cour, ordonna à ses troupes d’occuper la Bavière et consentit que l’Autriche prit la garde de cet État pendant la guerre. L’Autriche avait accepté un morceau en Bavière des mains des Français ; elle ne demandait qu’à en recevoir un plus gros morceau des mains des Russes. Elle voyait les Allemands terrifiés ; elle en profita. Les légations françaises passaient, à Vienne, pour des foyers d’espionnage, de propagande, de conspiration contre l’Empire. L’archiduc Charles, à mesure qu’il avançait, les balaya. Bâcher fut expulsé de Ratisbonne, Alquier de Munich, Trouvé de Stuttgart.

Le Directoire s’obstinait à tenir à Rastadt. Talleyrand écrivit aux plénipotentiaires, les 8 et 10 avril, de rester jusqu’à la dernière extrémité ; puis, s’ils étaient contraints de partir, de protester, de se retirer à Strasbourg, de s’y déclarer toujours prêts à négocier avec l’Empire et avec chacun de ses membres, même par correspondance, enfin de manifester des dispositions bienveillantes aux États d’Allemagne qui ne feraient point acte d’hostilité. C’était le vieux jeu des divisions de l’Empire. L’Autriche était décidée à y couper court. Une dissolution du Congrès en eût été le seul moyen régulier ; mais cette dissolution ne se pouvait opérer sans le concours de la Prusse et de ses co-Etats de l’Allemagne du Nord ; or Thugut ne voulait rien leur demander. Il se contenta de rappeler les représentans de l’Empereur. Il aurait dû, en même temps, notifier, loyalement, que l’Autriche cessait de considérer Rastadt comme un territoire neutre. Le plénipotentiaire impérial, Metternich, se contenta de rompre les négociations, le 8 avril. Le journal de Carlsruhc l’annonça, le 10, avec cette remarque : « La neutralité du lieu du Congrès cessant, les ministres français n’y séjourneront vraisemblablement pas longtemps. »

Metternich quitta Rastadt le 10. Il s’agissait de faire partir les Français. Il s’agissait surtout de se débarrasser des agens officieux qu’ils gardaient, çà et là, en particulier à Stuttgart, l’envoyé hollandais Strick et le Danois Wœchter. Pour obtenir l’expulsion de ces agens, il était nécessaire de se procurer la preuve de leur connivence avec les républicains. L’Autriche, du même coup, confondrait les ministres des petites cours suspects de pactiser avec l’ennemi, ferait scandale de leur trahison et réduirait, par la peur, leurs maîtres à merci. Rien ne parut plus expédient, en ces occurrences, que de sommer, militairement, les diplomates français de quitter Rastadt, de leur tendre, sur la route, quelque embuscade, de les y attirer par un insidieux malentendu, de saisir leurs papiers, et, pour bien marquer que l’aventure n’avait rien de concerté ni d’officiel, de les faire houspiller lourdement et détrousser à fond, ce qui démontrerait à l’Europe, d’ailleurs fort endurcie et indifférente, que ces grossiers procédés ne pouvaient être l’acte que de maraudeurs ou de brigands, aussi faciles à désavouer que difficiles à poursuivre.

Ce ne serait pas méconnaître Thugut que de lui attribuer ce dessein ; mais ce serait, paraît-il, le calomnier, car on n’a point de preuves. Tout indique, au contraire, que cet état d’esprit régnait autour de l’archiduc Charles. Ce prince fut pris d’une crise de la maladie nerveuse à laquelle il était sujet ; elle le força à abandonner, du 14 au 25 avril, l’exercice du commandement. Le général Schmidt le suppléa. Cet officier écrivit, vers le 15 avril, au lieutenant-colonel Mayer de Heldensfeld, chef d’état-major du général Kospoth, commandant de l’avant-garde, une lettre où il dénonçait, avec l’emportement de sa haine et de son mépris pour les républicains, la conduite hostile des Français, à Rastadt, leur espionnage, leurs complots avec des agens accrédités en Allemagne ; il exprima l’opinion qu’on en trouverait la preuve dans leurs papiers, le vœu qu’on s’emparât de ces papiers, qu’on arrêtât les courriers français, peut-être même les ministres. Etaient-ce des insinuations, étaient-ce des ordres ? Comme les discours de Schmidt étaient conformes à l’intérêt de l’état-major et répondaient aux passions des officiers, le colonel Mayer les interpréta, très volontiers, comme des instructions, et les transforma en mesures formelles d’exécution.

Les environs de Rastadt furent occupés par les hussards Széklers, troupe sauvage et pillarde, dont le colonel, Barbaczy, était connu pour un homme de main, brutal, exécrant les Français. Il écrivit, le 18 avril, à son général, Gœrger, qu’il avait reçu des ordres secrets, et qu’il avait pris toutes ses mesures pour expulser les ministres français ; il demandait s’il devait traiter en ennemis les Badois qui leur serviraient d’escorte. Le même jour, Merveldt fit ce rapport à Kospoth : « Gœrger a pris ses mesures, de sorte que si les hussards Széklers ne trouvent pas le nid vide, l’affaire ne ratera pas. »

Le 22, Barbaczy envoya un trompette au château de Rastadt, avec une lettre pour Albini, président de la députation de l’Empire : — Rastadt, disait-il, n’est plus le siège du Congrès, l’autorité militaire ne peut plus garantir la sûreté du corps diplomatique ; toutefois l’inviolabilité personnelle des diplomates sera respectée par les soldats autrichiens, sauf le cas de nécessité militaire. — Ce cas, selon la casuistique de Barbaczy, devait être précisément celui des ministres français, car il va de soi, qu’à la guerre, il n’est pas de nécessité plus urgente, de l’avis de tous les auteurs et selon la pratique de tous les temps, que de prévenir, déjouer, punir les manœuvres des ennemis. Les diplomates allemands, qui savaient lire entre les lignes, décidèrent de plier bagage et annoncèrent aux Français leur prochain départ. Ils ajoutèrent vraisemblablement, en bons collègues, quelques avis obligeans et quelques avertissemens utiles, car les Français demandèrent aussitôt leur rappel. Ils virent passer Trouvé, chassé de Stuttgart, et qu’une escorte accompagnait à la frontière. « Nos plénipotentiaires, dit un contemporain, enviaient par une sorte de pressentiment la priorité de cette expulsion offensante. » Mais l’ordre du Directoire était impératif. Bonnier, De Bry et Roberjot n’osèrent pas encore partir.

Les patrouilles de hussards, qui parcouraient les environs de la ville, arrêtèrent des promeneurs, et, dans le nombre, plusieurs ministres accrédités au Congrès. On leur demanda s’ils étaient Français, et, sur leur réponse négative, on les renvoya dans la ville. Le 25, le courrier Lemaire, de la légation républicaine, fut pris et dépouillé de ses papiers. L’archiduc qui reprenait, ce jour-là même, l’exercice du commandement, manda à Kospoth d’envoyer Barbaczy à Rastadt, de sommer les Français d’en sortir dans les vingt-quatre heures et de mener le tout « avec toute la prudence et la dextérité possibles. » Cette prudence n’allait point jusqu’à inviter Barbaczy à faire escorter De Bry, Bonnier et Roberjot jusqu’à la frontière, ainsi qu’on l’avait ordonné pour Alquier, Bacher et Trouvé ; c’était à la « dextérité » de Barbaczy de saisir la nuance. Quant aux papiers, l’archiduc montra l’intérêt qu’il y prenait, en se faisant envoyer ceux du courrier Lemaire. Le 28, pour que Barbaczy n’en ignore, il lui mande de ne se point engager dans des « écritures diplomatiques », de déclarer que le retour des Français aura lieu « sûrement et sans obstacles » ; « toutefois, en ce qui concerne leur correspondance, il ne donnera nullement une assurance tranquillisante ; il avisera surtout à s’emparer des paquets et à les envoyer, comme il l’a déjà fait, au quartier général. » Il eût été préférable qu’à ces instructions artificieuses, l’archiduc substituât tout crûment l’ordre d’arrêter les Français et de les mettre en prison : ils auraient eu au moins le sort qu’avaient éprouvé, en 1793, Maret et Sémonville. Du reste, cette lettre qui, dans une certaine mesure, corrigeait celle du 25, et laissait un peu moins de marge à la « dextérité » de Barbaczy n’arriva point en temps utile. Quand elle parvint au chef des Széklers, le coup était fait.

Les ministres français, fort anxieux, et à trop juste titre, avaient pris prétexte de l’enlèvement de leur courrier, violation patente de la neutralité, pour déclarer les négociations suspendues et annoncer qu’ils partiraient pour Strasbourg, le 28. Ce jour-là, leurs voitures étant prêtes, ils demandèrent à Albini de leur garantir qu’ils pourraient voyager sans inconvénient. Albini en référa à Barbaczy. Ce hussard fit attendre sa réponse toute la journée, et envoya, le soir, pour toute sauvegarde, l’injonction de quitter la ville dans les vingt-quatre heures.

Dans le même temps, les Széklers, sous le commandement du chef d’escadron Burkhard, occupèrent les portes avec la consigne de ne laisser entrer ni sortir personne. D’autres hussards allèrent s’embusquer à l’extrémité du faubourg Saint-Georges. Les Français réclamèrent le passage et la protection d’une escorte ; Burkhard répondit que la consigne était suspendue, mais pour eux seuls ; l’escorte fut refusée[2].

Il était dix heures du soir. La nuit était sombre et pluvieuse. Les Français emmenaient leurs familles, le personnel de leur ambassade, leurs archives, le tout dans huit voitures, qui marchaient lentement. Quand elles arrivèrent dans le faubourg, les hussards barrèrent la route, et ouvrirent les portières, criant aux voyageurs : « Es-tu le ministre De Bry, Bonnier, Roberjot ? » Ces malheureux, arrachés de leurs berlines, furent assaillis aussitôt et sabrés[3]. Bonnier et Roberjot moururent sur le coup. De Bry survécut et parvint à s’échapper[4]. Les papiers furent enlevés, le trésor, que l’on disait considérable, pillé ; ni les femmes ni les personnes de la suite ne furent blessées ; les hussards se contentèrent de les épouvanter, de les dépouiller, qui de leur montre, qui de leur bourse. Puis toute cette malheureuse caravane fut repoussée dans Rastadt. Les hussards s’y répandirent en se vantant de leur exploit, étalant les pièces d’or qu’ils avaient volées. Barbaczy écrivit à l’archiduc : « L’affaire est maintenant terminée », et lui envoya les papiers.

L’affaire avait été menée avec brutalité ; les hussards avaient manqué de formes, mis les apparences contre eux. Les chancelleries ne s’offusquent guère que de ces inconvenances ; mais, quand elles y trouvent leur intérêt, elles s’en offusquent avec éclat. Ce fut le cas dans les petites cours d’Allemagne. On y avait intérêt à s’indigner, à pousser de nobles clameurs juridiques, à disputer sur les immunités et les neutralités, car l’attentat s’était commis contre elles encore plus que contre la France. Elles s’indignèrent donc bruyamment.

La Cour de Vienne, sournoise, équivoque, demanda le silence, espérant l’oubli : les papiers ne contenaient rien de ce qu’on y cherchait. Le droit public avait été violé inutilement. C’était le moment de protester de ses bonnes intentions et de se laver les mains, selon les rites et protocoles. Les papiers furent restitués aux Français ; l’Empereur ordonna une enquête et promit de faire justice. L’enquête se perdit dans le bruit de la guerre, et la justice aboutit à l’acquittement des inculpés. La conclusion est tout entière en cette lettre que l’archiduc Charles écrivit à l’Empereur, le 18 mai : « Je dois en cette affaire, et comme frère, te prier de m’accorder une grâce spéciale pour le général Schmidt. Entraîné par sa haine contre les Français, il a, dans une lettre particulière, fait connaître à Mayer une idée, ou mieux des sentimens ; Mayer a donné à cette lettre une interprétation particulière, et la chose a, dans les degrés inférieurs, reçu plusieurs additions, d’où résulta l’événement. Les choses ont pris ainsi une tournure malheureuse. Je regarde la faute de Schmidt comme un acte de précipitation, comme une explosion intempestive de son aversion passionnée contre les Français ; il a manqué de sang-froid, et ne s’est pas représenté les conséquences. »

Pour détourner l’attention et couvrir la retraite, les publicistes autrichiens remplirent les gazettes d’insinuations qui parurent d’autant plus probantes qu’elles étaient plus invraisemblables. On accusa le Directoire d’avoir fait tuer ses propres agens pour rejeter sur l’Autriche l’odieux de la rupture ; la réputation des Directeurs était telle que cette version trouva crédit en France et même en Europe où les Directeurs cependant étaient moins connus. On accusa le malheureux De Bry, qui fut contraint de se justifier dans les formes. On accusa les émigrés et jusqu’à la reine Marie-Caroline.

Au fond, les apologies de la cour de Vienne, plaidoiries de casuistes devant un jury de badauds, se bornèrent à cet argument : la chancellerie n’a rien ordonné, car il ne reste aucune trace d’ordres de sa part ; l’archiduc était malade et paraît hors de cause ; tout se réduit à ce qu’on nomme, en style de dépêche, « un regrettable malentendu », de la part du chef, et à des actes « fâcheux » de brutalité, de la part des soldats.

S’il y a eu un malentendu, il s’est transmis hiérarchiquement, avec une suite singulière, du commandant en chef au dernier des hussards ; s’il y a eu simplement brutalité soldatesque, les hussards y ont apporté une méthode surprenante. Barbaczy avait-il donné l’ordre de prendre les papiers et de respecter les personnes ? En ce cas, les officiers sont coupables d’avoir transgressé ses commandemens. Barbaczy a-t-il négligé de donner des instructions pour la sûreté des personnes ? Cette négligence, après les réclamations réitérées d’escorte et de sauvegarde de la part des Français, équivaut à un guet-apens. S’il n’y avait pas d’officiers présens sur le lieu de l’attentat, ou si, présens, ils s’en sont remis à l’inspiration des soldats, comment ces hussards dont l’emportement sauvage, l’ivresse sanguinaire, la haine aveugle seraient les seules causes de l’attentat, ont-ils, dans la chaleur de l’embuscade, trouvé le sang-froid qui, au témoignage de l’archiduc, avait manqué au général, dans l’expédition de ses ordres ? Comment ont-ils su se porter tout droit aux chefs de la mission, ont-ils respecté les secrétaires, les serviteurs, les femmes, se sont-ils enfin contentés, en spadassins bien appris de cour et d’Etat, d’assouvir leur vengeance sur les seuls plénipotentiaires, après avoir pris soin de leur demander, en français, leur nom, et de constater leur identité[5] ? ¬¬¬

II

L’attentat de Rastadt ne fut ni la cause, ni même le prétexte de la guerre de 1799 ; il en fut le contre-coup. Les hostilités avaient recommencé avant cet attentat : la coalition était formée depuis plusieurs semaines. Cette coalition, la seconde dans la série historique, était mieux serrée et infiniment plus redoutable que celle de 1792-1793. La coalition de 1792-1793 se donnait pour prétexte de rétablir la monarchie en France, et elle travaillait, en fait, à démembrer, d’un côté, le royaume des Bourbons, de l’autre la république de Pologne. Celle de 1799, comme toutes celles qui suivirent, en 1805, en 1809, 1812, 1813, vise à refouler dans ses anciennes limites la France conquérante, à l’y entamer, si elle le peut, et, dans tous les cas, à s’en partager les dépouilles. Le terrain, l’enjeu de la lutte sont pour le Directoire ce qu’ils seront pour l’Empire : la Hollande, l’Allemagne, l’Italie. Il s’agit de savoir si la France gardera la suprématie, et si l’Europe respectera les limites de la Gaule que la République s’est données. Il semble, à considérer cette guerre de 1799, que l’on assiste à la première opération d’un siège, celui de la France, qui va durer seize ans : c’est d’abord un investissement décousu ; puis, ce sont des assauts désordonnés contre les forts détachés, des sorties impétueuses de l’assiégé qui nettoie au loin les abords de la place, étend ses glacis, construit plus loin de nouveaux bastions ; puis les assiégeans reviennent à la charge, en 1805 et 1806, et sont repoussés plus loin ; ils reviennent encore, et la France les repousse plus loin encore, en 1809. Mais pour se garder, à de telles distances, elle s’éparpille, elle s’épuise. Elle veut en finir, elle tente une sortie à fond, en 1812. Elle est vaincue, et d’avant-poste en avant-poste, de bastion en bastion, de frontière en frontière, elle recule aux limites de 1809, à celles de 1805, à celles de 1802, à celles de 1799, à celles de 1792. Le cycle se ferme comme il avait commencé, par l’invasion du territoire français, et, toutes les conquêtes étant reprises, par une menace, comme en 1792-1793, de démembrement de la vieille France.

Le génie de la Révolution fut pour beaucoup, sans doute, et dans l’étendue de ces conquêtes et dans l’alarme qu’elles inspirèrent ; le génie militaire et politique de Napoléon précipita, poussa aux extrêmes cette colossale entreprise d’extension ; mais si la France parlait un nouveau langage, se proposait et déclarait de nouveaux prétextes, le fond de l’entreprise, aux yeux de l’Europe, demeurait la possession des terres et la domination des peuples par la France.

L’Europe demeurait aussi ce qu’elle avait été, inquiète, jalouse, avide, et l’histoire de la grande guerre du commencement du XIXe siècle se relie ainsi à l’histoire de la grande guerre du commencement du XVIIIe siècle. La République ne fut pas plus redoutée, Napoléon ne fut pas plus craint et plus haï que ne l’avait été Louis XIV. « Il se trouva, — dit Saint-Simon, à l’année 1709, — dans la cassette de Mercy, un mémoire instructif du prince Eugène… On y lut entre autres choses qu’il fallait tout tenter pour remettre la France hors d’état, à jamais, d’inquiéter l’Europe, et de plus sortir de ses limites, où il fallait la rappeler, et, si on n’y pouvait enfin réussir par les armes, on serait obligé d’avoir recours aux grands et derniers remèdes. » Ces derniers mois s’entendaient des guerres civiles, factions, complots, détrônemens et changemens de dynastie qui formaient le fond de la grande médecine politique d’alors.

D’ailleurs, chez les coalisés de 1799, aucune idée de réforme, ni dans leurs Etats, pour y prévenir la Révolution, ni dans les républiques, pour l’éliminer. Ils n’ont qu’une vue : considérer cette révolution comme non avenue et la supprimer de l’histoire en supprimant de la carte ses conquêtes et en se les partageant. Le souci d’écarter les Français du grand marché des terres et des peuples en Orient, de les dominer dans la Méditerranée, réunit les Turcs, les Anglais et les Russes, mais le même souci les séparera : les Turcs veulent garder ce qu’ils ont ; les Anglais veulent prendre l’Egypte et Malte ; les Russes, qui ont fait, pour autrui, une belle déclaration de désintéressement, prétendent occuper Malte et s’emparer de Corfou, dans l’intérêt de la religion catholique et de ses ordres de chevalerie, dans l’intérêt de l’orthodoxie aussi et des populations de la Grèce. « Sans nous, écrivait un diplomate russe, en avril 1799, ce colosse d’empire, étendu difformément dans les trois parties de l’ancien monde, aurait croulé infailliblement. » S’ils le conservent, c’est pour l’avoir sous leurs prises, pour que d’autres ne l’entament point, pour y susciter des peuples qu’ils protégeront et gouverneront à leur guise. C’est l’ancien plan de Catherine sur la république de Pologne. « Les Turcs seront aux ordres de notre maître », disait Rostopchine. De toutes les façons de tuer cet empire, la plus ingénieuse était encore de s’en faire le médecin.

Ni les Anglais, ni les Autrichiens ne l’entendent de la sorte. A Vienne, on interprète, comme il convient, la clause de désintéressement de Paul Ier ; elle n’a qu’un objet : obliger l’Autriche à renoncer aux conquêtes en Italie. Or, l’Autriche fait la guerre pour s’emparer de l’Italie, pour garder Venise, reprendre Milan, démembrer le Piémont, y joindre les Légations, pour reconquérir les Pays-Bas afin de les troquer contre la Bavière, arrière-pensée qui travaille la cour impériale depuis un quart de siècle. Ajoutez le roi de Prusse qui se réserve de prendre de toutes mains et de transformer sa neutralité en arbitrage, largement payé, par la Belgique, par la Hollande peut-être. [6]. Ils mettent en mouvement une armée formidable. Aux 170 000 hommes éparpillés du Directoire, ils opposeront deux masses : 90 000 Autrichiens en Allemagne, sous l’archiduc Charles, avec 26 000 hommes pour opérer dans les Grisons ; 46 000 Autrichiens en Tyrol sous Bellegarde, et 86 000 en Vénétie sous Kray, auxquels se joindront 30 000 Russes ; plus tard 40 000 Anglo-Russes qui opéreront en Hollande ; en tout 320 000 hommes, presque le double des Français, et, partout, la soumission, si ce n’est le concours des peuples. Pour les commander, deux hommes de guerre très différens, de valeur inégale, mais capables de balancer ce que la France comptait alors de meilleur parmi les généraux de la République. L’archiduc Charles, circonspect dans les mouvemens, intrépide dans l’action, consciencieux et méfiant de lui-même, encore plus d’autrui, sorte de pendant impérial de Moreau ; Souvorof, nouveau venu sur le théâtre des guerres européennes, qui va prendre le commandement en chef des armées d’Italie et opposer aux Masséna, aux Joubert, un génie et des ressources que la France jusqu’alors avait été seule à déployer. Les républicains avaient affronté la discipline, la tactique savante, le courage commandé et mesuré ; ils vont se heurter à l’audace, à l’invention, à la constance fanatique, et trouver devant eux, au lieu de l’ancien régime en armes, une sorte de transfiguration troublante de leur propre armée. Ils seront déconcertés au contact de ces Russes, plus encore que ne le furent, dans la guerre de Sept ans, les soldats de Frédéric[7]. Ceux-là ne se croyaient que formidables ; les Français s’estimaient d’une espèce supérieure, et ils aperçurent, pour la première fois, chez l’ennemi, je ne sais quoi qui leur ressemblait.

C’est le Souvorof d’Ismaïl et de Varsovie. Il a soixante-dix ans, mais toute sa vigueur ramassée, toute sa tête et toute sa fantaisie. Il méprise, il affecte de mépriser les combinaisons savantes, le Hofkriegsrath de Vienne, machine de guerre à rebours, qui n’est bonne qu’à reculer. « Etre toujours battu, ce n’est pas malin ! » Qu’on ne lui parle pas de guerre de sièges, de marches concertées, de reconnaissances à l’autrichienne. « Des reconnaissances ! allons donc ! elles ne sont bonnes qu’aux poltrons, et ne servent qu’à annoncer notre présence à l’ennemi. L’ennemi ! on le trouve toujours quand on veut. Des colonnes à la baïonnette, à l’arme blanche : l’attaque, le fer dans le ventre de l’ennemi, voilà mes reconnaissances ! Du coup d’œil, de la rapidité, de la vigueur, voilà mes manœuvres ! » Et quels soldats ! idolâtres de leur chef, entraînés plutôt que commandés par lui ; aussi audacieux à grimper à l’assaut, qu’imperturbables à se faire tuer sur leurs pièces ; gais au camp et dans la marche ; simples, pieux, emmenant leurs popes, emportant leurs icônes, pénétrés de leur foi comme les républicains sont fiers de leurs principes ; confians en leurs images comme les républicains en leurs drapeaux symboliques ; ne doutant de rien, ne s’étonnant de rien. Ce sont comme des Vendéens bien armés, bien conduits, rompus aux manœuvres : « Vous connaissez le Russe, écrivait Rostopchine. Il faut le mener, il ira partout. » Ils vont en Italie, en Suisse, de la plaine sans fin aux montagnes sans issue, comme ils iront en Allemagne en 1805, en 1807, et viendront jusqu’à Paris, en 1814.

Souvorof, la seule grande âme militaire de la coalition, à côté de Nelson, arrive pour sauver les rois, rétablir le Pape, rendre à leurs maîtres des peuples turbulens, comme autrefois Pépin, à la tête de ses Francs barbares, descendait en Italie. La croix grecque à la main, il ramène l’orthodoxie à son point de départ, Ravenne ; relie la chaîne des temps, et, protégeant Rome, la fait vassale de Byzance. Il est le chef de la croisade d’un autre moyen âge contre ceux qu’on appelle, par haine et dérision, en Europe, les autres musulmans. Comparaison consacrée, depuis Burke et Mallet du Pan, comparaison fausse, trop flatteuse à l’Islam, injurieuse aux Français et à leur révolution. Les coalisés n’ont jamais eu de la croisade que le signe extérieur, la croix. La vraie croisade, avec son peuple de soldats obscurs, venus des campagnes, pleins d’abnégation et d’enthousiasme, c’est l’armée française qui l’a ressuscitée. Ces soldats de France, qui promènent sur toutes les routes d’Europe leurs pieds nus, leurs uniformes en lambeaux, font des riches et demeurent indigens ; partis de leur village jeunes et misérables, ils y reviendront — ceux qui reviendront — misérables et vieux. Fusillés par les armées des rois parce qu’ils apportent la liberté aux peuples, assassinés par les populations en révolte parce qu’ils ne donnent pas la liberté promise, ils sont pourtant, malgré la fiscalité du Directoire, les seuls, en cette guerre, qui travaillent pour l’humanité, pour l’avenir ; et si, au-dessus de ces temps souillés et sanglans, s’élève une image pure de la France, on la doit à ces héros, pauvres et bons, au grand cœur, à l’âme naïve, qui ne comptaient dans les armées que pour un chiffre, et qui n’ont laissé aux lieux où ils ont combattu d’autre souvenir que leur nom de peuple : un Français !

Souvorof passa par Vienne et, dès la première entrevue, il pressentit le conflit avec les Autrichiens : conflit de stratégie avec le Hofkriegsrath, qui voulait commander de loin des mouvemens, longs et lents ; conflit de politique avec la chancellerie, qui voulait mener la guerre par échelons, prendre les places, rogner les frontières, occuper le pays, se nantir, en un mot. Lorsque les Autrichiens l’interrogèrent sur son plan de campagne, il montra un blanc-seing du tsar Paul. Quand ils lui demandèrent où il prétendait marcher, il répondit : « Paris » ; et comment ? « En fonçant sur l’ennemi, en cherchant les occasions, en les saisissant aux cheveux. » Les Autrichiens en voulaient toujours revenir à la guerre de limites, tortueuse et pédantesque, de 1792-1793. Il y opposait la guerre à la Bonaparte, la pointe directe sur les capitales, la stratégie des coalitions futures de 1813 et de 1814. Il passa les Alpes, aux premiers jours du printemps, par ces défilés qui avaient arrêté Bonaparte à l’automne de 1797, et tomba sur l’Italie, comme Bonaparte y devait tomber en 1800. ¬¬¬

III

Souvorof avait, sous son commandement, 17 000 Russes, 35 000 Autrichiens, en tout 52 000 hommes, dont 6 à 7 000 cavaliers. Schérer, à qui l’on avait adjoint Moreau, lui en opposait 30 000 à peine, dont les Italiens et 3 à 4 000 Polonais. Ce fut Moreau qui reçut le choc. Avant la bataille, Schérer fut rappelé, et Moreau investi du commandement en chef. Ce fut pour essuyer, le 27 avril, à Cassano, une défaite qui livra aux Russes la haute Italie. Moreau se retira derrière le Tessin, puis derrière le Pô, et, finalement se retrancha près d’Alexandrie, attendant Macdonald et l’armée de Naples qu’il appela, en toute hâte, à son secours.

Cependant, à mesure que les Russes avancent, les républiques s’écroulent ; les peuples s’insurgent. Brescia, Bergame, ces cités turbulentes que Bonaparte n’avait jamais pu soumettre, donnent le signal. Les autorités républicaines s’évanouissent, les démocrates s’enfuient, et, s’ils ne fuient pas, sont massacrés. Tout Français qui est rencontré est assassiné ; les prêtres, plus populaires que jamais, prêchent la guerre sainte. Ces passions simples, ce patriotisme mêlé de fanatisme religieux, cette religion superstitieuse, ces madones à miracles, cette haine féroce des étrangers, sont familiers à Souvorof. Cette révolution lui va au cœur ; il la pénètre, il la dirige, rassurant le paysan, le petit peuple des villes. Il annonce partout la restauration des autels, le rétablissement, en leur gloire, des saintes images, l’expiation des sacrilèges. Aux Cisalpins, il tient le langage que Koutousof tiendra aux Allemands, en 1813, et ils le croient comme feront les Allemands, par illusion intéressée ; mais aussitôt, prenant les déclarations à la lettre, ils réclament l’indépendance, la liberté politique, ce que les Français ont promis sans le donner au gré des peuples ; ce que les Russes promettent autrement et donneront moins encore.

Le 29 avril, Souvorof fit à Milan une entrée solennelle, par la même voie triomphale qu’avait suivie, que devait reprendre Bonaparte. Il se rend, au milieu des acclamations du même peuple, à la cathédrale. Bonaparte n’y était point allé en 1796 ; il profitera de l’exemple en 1800. Souvorof a commandé un service d’actions de grâces ; le clergé l’invite à occuper un siège d’honneur, il refuse ; il s’agenouille sur les dalles, comme la foule. Il reste trois jours à Milan, y établit un gouvernement provisoire, et marche sur le Piémont, où déjà Vakanovitch l’a précédé avec une brigade d’avant-garde. Son objet est de séparer Moreau de Masséna, qui opère en Suisse, et de Macdonald, qui vient de Naples. Macdonald est loin. Souvorof a le temps d’occuper le Piémont et de barrer la route à Masséna.

Il trouve partout les paysans insurgés. Les républicains de la Cisalpine réfugiés à Turin y donnent un spectacle de résistance : autels de la patrie, enrôlemens de volontaires, comme sur les estampes des grandes journées de Paris, en 1792. Le commissaire du Directoire, Musset, s’occupe de sauver le trésor et d’expédier au Directoire la caisse aux contributions ; les soldats français contiennent le peuple. Souvorof a des intelligences dans le pays. Il lance cette proclamation, comme lieutenant des deux empereurs : « Les armées alliées viennent, au nom du souverain légitime, pour le replacer sur le trône… faire triompher la religion, briser le joug de fer imposé au Piémont par ses oppresseurs… garantir les propriétés. » Il termine par des menaces à qui ne se ralliera pas aux défenseurs de la bonne cause. Tout changement est bon aux peuples déçus et dépouillés. Les espérances des Piémontais vont à Souvorof. Les démocrates émigrent vers Paris, réclamant du Directoire ce que le Directoire ne leur concédera jamais : « Unité de république, Convention italienne, l’Italie aux Italiens, plus de Cisalpins, de Toscans, de Romains, de Piémontais ; que le nom d’Italien soit désormais notre seul nom ! » Le reste, la grande masse du peuple, les petits propriétaires, n’aspire qu’à la paix ; ils appellent les Russes et les acclament quand ils paraissent.

Cependant Souvorof, en son camp d’Asti, reçoit des Piémontais[8]. Ils sont avides de voir ce libérateur des rois, ce Tartare qui se joue des Français comme Bonaparte se jouait des Autrichiens. Ils s’attendent à quelque monstre de guerre, à quelque Tamerlan ou Gengis-Khan, étrange et effrayant. Ils ont devant eux une sorte de fantoche, en costume d’opéra-bouffe, qui leur fait des pantalonnades : un petit homme, qui marche plié, comme s’il allait danser ; « le nez très court, avec une petite verrue sur le côté, les yeux vifs et noirs fort écartés, la bouche grande avec toutes ses dents » ; de gros bras, de grosses épaules, des cuisses grasses, des mollets énormes et des pieds qui ne finissent pas. « Il porte une petite veste de basin blanc, des culottes collantes de même étoffe, de petites bottes sans éperons ; la chemise avec un jabot excessivement haut, mais sale et chiffonné ; une petite cravate, large de deux doigts, et un casque de maroquin vert, avec un gros plumet de plumes de coq. » Le chevalier de Revel se fait annoncer chez lui et invoque l’amitié de son père pour le maréchal. Il trouve Souvorof sortant de table, disant ses grâces devant une image de la Vierge, qu’il porte avec lui et qu’il a accrochée à la tapisserie. Souvorof vient à Revel : — « Puisque vous êtes le fils de mon ami, vous êtes donc mon fils, et vous garderez toujours ce titre. » Puis, tandis que Revel parle, Souvorof lui prend les mains, lui prend les épaules, s’accroupit à terre, se relève, fait des signes de croix en appuyant la tête sur la tête de Revel, sur ses épaules, sur son ventre ; il le baise en croix sur le front, sur les joues, au menton. Enfin, il le fait asseoir. Revel était homme du monde. Ces contorsions de Tartare le déconcertent ; mais encore plus la netteté avec laquelle Souvorof parle le français, les connaissances qu’il déploie, la force et la sagesse de ses vues. Des généraux autrichiens entrent : Souvorof les traite en subalternes ; ils font à Revel l’effet de caporaux devant un maréchal.

Le 25 mai, les habitans de Turin entendirent le canon russe. Le 26, les gardes nationaux désarmèrent les postes français ; le commandant de la place, Fiorella, menacé d’être pris, peut-être mis à mort, n’eut que le temps de rallier son monde et de s’enfermer dans la citadelle. Les portes furent ouvertes aux Russes. Les Turinois virent alors, avec stupéfaction, se précipiter dans leurs rues vingt mille hommes de troupes admirables, en tenue de parade, la cavalerie au galop, l’infanterie au pas de charge ; avec plus de stupéfaction encore, à côté de l’Autrichien, baron de Mélas, et du grand-duc Constantin, frère du tsar Paul, escorté de son aumônier, le généralissime, « sur un petit cheval tartare dont le bridon et la selle cosaque ne valaient pas six francs » ; juché sur un coussin de drap vert, en guise de selle, paré de tous ses ordres, en uniforme, avec son casque à plumet, se courbant sur la tête de son cheval aux acclamations de la foule. C’est sa mise en scène consacrée depuis le siège d’Ismaïl. Elle n’a jamais manqué son effet. Les Piémontais rient, s’exaltent. Les arbres de la liberté sont arrachés partout, la populace les hache en morceaux ; les cocardes tricolores sont jetées au ruisseau, et l’on court sus aux Français dans les rues.

Pendant la nuit, Fiorella s’avise de bombarder la ville ; Souvorof menace de représailles sur les prisonniers français ; le bombardement cesse, et l’on convient d’opérer un siège en règle de la citadelle. La ville sera épargnée. Cette espérance met les Piémontais en joie : fêtes, cortèges, Te Deum, dîner de gala où les bustes de Souvorof remplacent les bustes de Bonaparte. Mais, les lampions éteints, ils s’aperçoivent vite que les charges sont aussi lourdes, et emportent plus de brutalité, plus d’humiliation surtout, que du temps des Français. Les insurrections excitées par Souvorof tournent au brigandage ; des bandes, menées par des moines, parcourent les villages, arrachent les arbres de la liberté, les remplacent par des croix, vont faire leurs dévotions à l’Eglise, envahissent les maisons des suspects, qui se trouvent toujours être les riches, pillent, tuent, violent, brûlent, et s’en vont.

Le pays dévasté par une seconde invasion, plus insatiable que la première, est au désespoir. Souvorof invite le roi à revenir, et part à la rencontre de Macdonald. Quelques jours après, la citadelle capitule, 7 juin, et, pour achever la confusion des Piémontais, c’est le général autrichien qui en prend possession, au nom de son maître, comme faisaient les Impériaux, en France, en 1792 et 1793, quand, à la honte et à l’indignation des émigrés, ils plantaient leurs drapeaux sur les portes des villes qu’ils étaient censés délivrer et reconquérir au roi.

Souvorof, dans sa campagne à la Bonaparte, éprouvait de la part du conseil aulique et de la chancellerie de Thugut les mêmes difficultés que Bonaparte avait, en 1796 et 1797, rencontrées dans le ministère de la guerre et le Directoire de Paris. Il voulait restaurer des gouvernemens ; Bonaparte, fonder des républiques ; l’Autriche entendait la restauration comme le Directoire la propagande ; elle ne visait qu’à conquérir et à rançonner. Il avait envoyé son plan, qui était de séparer Masséna de Moreau, chose faite ; de battre en détail Moreau et Macdonald, d’empêcher leur jonction, de les rejeter qui sur Gênes, qui sur la Toscane ; puis, de passer les Alpes, en deux colonnes, par le Simplon et par le Gothard, de couper Masséna de ses communications avec la France ; enfin, la Suisse étant désormais ouverte, d’envahir la France par la Franche-Comté, où les royalistes avaient des intelligences et où les alliés s’imaginaient trouver un autre Piémont. Souvorof comptait sans Thugut. Ce ministre trouva que les Russes allaient trop vite et trop à fond, avançant avec plus de rapidité que naguère les Autrichiens n’en avaient mis à reculer devant les Français. Il blâme l’appel à l’insurrection des peuples en Lombardie, en Piémont : c’est un appel à la révolution ; il blâme l’appel au roi de Sardaigne, car l’Autriche entend garder le Piémont en gage, le démembrer, l’annexer suivant ses convenances, lors de la paix générale. Il faut mettre un frein à cette fureur russe. Les critiques, les contre-ordres vont désormais pleuvoir de Vienne, ne prescrivant que des atermoiemens et des contremarches, contrariant tout, entravant tout. Souvorof s’emporte, exhale en invectives son mépris pour les Allemands ; néanmoins, il conserve le commandement, sauf à n’opérer qu’à sa guise et à disputer, plus tard, après la victoire. Il s’agit, pour le moment, de vaincre. Macdonald approche.

Ce général avait évacué Naples, le 8 mai, emmenant une armée affaiblie, découragée, affamée, qui se débanda et ne tarda pas à se démoraliser dans la misère d’une retraite désastreuse, sanglante, « à travers un torrent d’insurrections ». Macdonald ne parut à Rome que pour voir crouler la république romaine. Ramassant tout ce qu’il put trouver d’hommes, il se hâte vers le nord. Ses mouvemens sont mal concertés avec ceux de Moreau. Il bat les Autrichiens, mais Souvorof arrive sur lui et change la défaite des Impériaux en victoire, 17-19 juin, à la Trebbia. Sur 34 000 hommes qu’il avait rassemblés, Macdonald laisse 5 000 morts, 12 000 blessés et prisonniers. Il n’a de ressource qu’une retraite rapide sur la rivière de Gênes. Le jour même où cette bataille assurait aux alliés le nord de l’Italie, la garnison française laissée à Naples capitulait, et le roi Bourbon était appelé, par une populace en délire, à venir présider le spectacle des vengeances, le grand autodafé qu’il devait aux lazzaroni. ¬¬¬

IV

Pour être moins tragique, la guerre en Allemagne et en Suisse n’en tournait pas moins à la retraite. Jourdan et Bernadotte avaient quitté l’armée pour se jeter dans la politique. Masséna reçut le commandement en chef ; il rappela Lecourbe, qui s’était trop aventuré dans l’Engadine ; mais les Autrichiens le délogèrent de Zurich et le forcèrent à se replier, à quelque distance, dans des positions où il se retrancha, se renforça et attendit les événemens. Ces événemens furent ce qu’on devait prévoir : l’insurrection des cantons suisses, à mesure que les troupes françaises les évacuèrent ; la défection des prétendus amis et associés d’Allemagne.

Le Bavarois, sans rompre avec la France, afin, le cas échéant, d’obtenir des indemnités pour ses États de la rive gauche, se réconcilie avec le tsar, fait amende honorable à l’ordre de Malte, moyennant quoi Paul lui garantit son héritage, y compris les États de la rive gauche. Le roi de Prusse et ses ministres pressentent les temps attendus, les temps qu’ils attendront jusqu’en 1806, qu’ils ne connaîtront qu’en 1813 et après quelles épreuves ! où, débarrassés des Français, ils mèneront, selon leurs ambitions, la grande refonte de l’Empire. Ils ne regrettent point la paix de Bâle qui leur a procuré d’immenses bénéfices en Pologne, qui leur assure, en tout état de cause, des dédommagemens si la France garde la rive gauche du Rhin. Mais ils avaient toujours mieux aimé que la France ne gardât point cette rive ; désormais ils désirent l’en déloger.

Ils discernent les conditions et les conséquences des desseins du gouvernement français. Le Directoire, écrivait Haugwitz, dans un mémoire au roi, le 15 janvier 1799, « a certainement pour intention de réunir la Hollande à la France. » Ils veulent, on n’en peut plus douter, « s’emparer des côtes de la mer du Nord jusqu’à l’embouchure de l’Elbe. Leur projet favori était, et il ne faut pas douter qu’il ne soit encore, d’isoler l’Angleterre en la séparant du continent et en lui fermant pour cet effet les portes de la mer du Nord… L’exécution de ce projet est aussi aisée en elle-même qu’effrayante à l’égard de ses suites… Tant que la France reste en possession des pays situés entre la Moselle et la Meuse, d’un côté, et le Rhin et l’Ems, de l’autre, la sûreté de la Prusse sera menacée, et elle doit en être ébranlée, jusque dans ses fondemens, si avec cela la France reste une puissance révolutionnaire. » L’Allemagne a perdu ses boulevards naturels. « Peut-on les laisser au pouvoir de l’ennemi de l’ordre social ? et s’il paraît hors de doute qu’il faut enfin en venir à les lui arracher, doit-on attendre le moment où il sera parvenu à s’y fortifier au point qu’il deviendra impossible peut-être de l’en expulser ? »

Et, bientôt, à mesure que le succès de la coalition se déclare, les Prussiens retournent le jeu, dessinant déjà leur politique de 1814 : — « Vous êtes patriote allemand, dit Haugwitz au ministre d’un État secondaire. Pourriez-vous consentir à détacher de l’Empire les belles provinces de la rive gauche du Rhin ? Non, il faut que ces pays nous soient rendus. Quant à votre prince, il y gagnera de toutes les manières. Nous adopterons à son égard le système de la France, mais en sens inverse. Le Directoire a voulu agrandir les États séculiers pour s’en faire une barrière contre l’Empire ; nous les agrandirons aussi, soit par des sécularisations, soit autrement, pour faire une barrière contre la France. » Leurs insinuations seront désormais celles mêmes que feront en 1815 les alliés qui, comme Alexandre, voudront se ménager une entente avec la France, tout en l’enchaînant : « Que la France se renferme dans ses limites : qu’elle manifeste son intention de n’en pas sortir, et elle sera forte », disait encore Haugwitz à l’envoyé d’Espagne à Berlin[9].

Les Russes et les Anglais pressent Frédéric-Guillaume de prendre un parti. Mais ce roi, jaloux d’un pouvoir qu’il hésitait toujours à exercer, voyait une usurpation dans les conseils de ses ministres, un piège dans les ouvertures de ses alliés : il se renfermait par goût, par incertitude naturelle, dans les demi-mesures : la neutralité équivoque avec tout le monde, les arrière-pensées dans toutes les affaires. Il laissa Haugwitz conférer avec le ministre d’Angleterre, ménager un accord qui aurait pour objet l’indépendance de la Hollande, accrue d’une partie de la Belgique, et l’évacuation de la rive gauche du Rhin par les Français. Cet accord semblait formé le 10 juillet. Le 17 et le 21, Frédéric-Guillaume donna contre-ordre.

Les Anglais se rejetèrent sur la Russie. L’Angleterre se voyait engagée partout : avec les Français, en Égypte ; aux Indes, avec Tippoo Saïb. Il parut à Pitt que les conjonctures l’obligeaient à entrer dans la guerre continentale, et il y entra avec cette vue très simple, vue dominante et permanente des Anglais : s’assurer la domination de la Méditerranée, chasser les Français de la Belgique, et rétablir en Hollande un gouvernement à leur discrétion. Paul Ier était en coquetterie réglée avec eux au sujet de l’île de Malte, qu’il voulait conquérir afin d’y restaurer les chevaliers. Pitt et Grenville flattèrent cette fantaisie ; ils flattèrent aussi la grande ambition de Paul de se faire en Europe le restaurateur des trônes. Comme ils ne prétendaient rien prendre pour eux-mêmes sur le continent, ils souscrivirent volontiers à la clause de désintéressement dont le tsar tirait grand orgueil ; ils obtinrent ainsi de lui la promesse d’envoyer par mer 17 000 Russes en Hollande. Ils comptaient sur un soulèvement populaire dans cette république, sur une insurrection des Belges, sur une reprise de la chouannerie en Normandie et en Vendée, avec Frotté et d’Autichamp. Ils donnèrent 225 000 livres sterling pour les préparatifs ; ils promirent 75 000 livres sterling, par mois, pour les subsides, plus un règlement de comptes à la fin de l’entreprise. Le traité fut signé à Londres, le 22 juin, et l’on se promit le secret, surtout à l’égard de l’Autriche.

C’est qu’à Pétersbourg, où Rostopchine était alors le conseiller le plus écouté, le vent tournait contre Vienne. On se plaignait de l’ingratitude de cette cour ; on jugeait que décidément Thugut était trop avide, convoitant la Suisse et l’Italie, toute la dépouille du Directoire, et de ses républiques. On cessait de croire au spectre français. Ces Carmagnols, décidément, se battaient trop mal ! il avait suffi de leur montrer des Russes pour les mettre en fuite, « On convient, au fond du cœur, écrivait Rostopchine, que les Français n’ont rien fait que des sottises et qu’ils ne doivent leur succès qu’à la corruption des mœurs, à l’ineptie des ministres, à la nullité de plusieurs souverains de l’Europe. » On prenait, au contraire, fort au sérieux, les fanfaronnades des émigrés, leurs conspirations de Franche-Comté, la ruine prochaine de la République, enfin l’auguste tripotage des agens du prétendant avec Barras, la solennelle escroquerie de ce Directeur ou de ses officieux, en vue de la restauration de Louis XVIII par un coup d’État, au moins par un coup d’escamotage politique. « Le bon dans cette révolution, disait encore Rostopchine, c’est que personne ne risque rien et que, si la chose venait à manquer, il n’y aura d’autre victime qu’un gueux de Barras. » Enfin les Russes craignaient un second Campo-Formio, un accord secret entre l’Autriche et la France. Il fallait que la Russie eût un gouvernement à elle à Paris ; il fallait rogner les ongles à ce misérable greffier, Thugut, et prévenir ses perfidies.

Thugut trouvait que les Russes le devinaient avec trop de perspicacité et le déconcertaient avec trop d’empressement. Ainsi le tsar avait naguère permis à l’Empereur de se nantir en Bavière, et maintenant le tsar garantissait à Max-Joseph son héritage ! Souvorof se mêlait, en Italie, de relever des trônes ! Qu’on le laissât aller à Rome, cet orthodoxe était capable de faire un pape russe, de « souffler » Rome et les Légations à l’Autriche ! Thugut eut alors révélation du traité de Londres, et vit, dans le secret gardé à son égard, l’intention de reprendre le vieux plan des Anglais, qui consistait à donner la Belgique en garde aux Prussiens. Entre cet Autrichien tortueux et des Russes aussi fantasques que Paul et Rostopchine, l’alliance devait inévitablement péricliter, l’action militaire se ralentir ; les Français, s’ils étaient encore de taille, allaient trouver le temps de se reprendre et, comme en 1794, de faire brèche entre les alliés, de disloquer la coalition.


V

Le Directoire périssait de son mal chronique. Il s’en allait par morceaux et ne pouvait survivre à sa corruption intime, qu’à coups d’amputations. Les élections du tiers sortant des Conseils, en avril, avaient été jacobines, et les Jacobins, visant à prendre le pouvoir, refusaient aux Directeurs les moyens de gouverner. Ce malheureux Directoire avait soulevé le mépris de la France entière et réalisé contre sa coterie, d’ailleurs horriblement divisée, l’unité d’opinion des Français. On lui reprochait à la fois d’avoir entrepris des conquêtes démesurées et de les avoir compromises. A chaque nouvelle défaite, le nom de Bonaparte revenait sur les lèvres de tout le monde. Il reprenait son prestige. On parla de rappeler ce général. Barras qui, avec sa profonde rouerie, gardait le flair de l’opinion parisienne, en fit la proposition aux Directeurs. Il n’y eut qu’un cri parmi eux pour s’y opposer : « N’avons-nous pas assez de généraux qui veulent usurper l’autorité, sans avoir besoin d’y joindre encore celui-là ? Bonaparte est bien où il est, et notre plus grand intérêt est de l’y laisser. »

L’abaissement de tous fit la supériorité du seul homme qui eût su garder une attitude et faire figure d’homme d’Etat, en s’abstenant d’agir, en s’abstenant de parler, en s’éloignant quand les autres se prodiguaient, en se disposant avec adresse un grand effet de perspective. Toutes les impulsions de la politique directoriale menaient la République à la dictature ; il ne manquait point de candidats dans les armées, chaque faction avait les siens ; mais, par instinct, par honte, toutes les factions hésitaient encore à cette abdication. On chercha un relais sur la route où l’on était emporté. Puisqu’il fallait un chef, on essaya de le prendre civil, un président de fait, un Comité de salut public en une seule personne. Pour éviter un César, on chercha un augure. « Nul autre que Sieyès ne peut gouverner et faire prospérer la République, c’est le mot qui prédomine, écrivait Sandoz. La voix publique appelle toujours Sieyès. »

Revenu depuis longtemps de ses illusions sur la Prusse et la grande politique européenne, Sieyès recommençait à spéculer sur la réforme de la République. Il se fit nommer au Directoire, en remplacement de Rewbell, qui sortit le 11 mai, et il quitta Berlin le 24. Cependant les quatre Directeurs restans : Barras, Merlin, Treilhard, La Revellière, pressés entre les Jacobins et les coalisés, revenant à la vieille maxime des Comités, qu’un militaire est plus facile à manier et à briser qu’un civil, préférant d’ailleurs à Sieyès, qui arrivait en poste, Bonaparte qui était loin, ordonnèrent, le 26 mai, à l’amiral Bruix d’aller le chercher en Égypte. Ils écrivirent, le même jour, au général : « La tournure sérieuse et presque alarmante que la guerre a prise exige que la République concentre ses forces. Vous jugerez, citoyen général, si vous pouvez avec sécurité laisser en Égypte une partie de vos forces ; et le Directoire vous autorise, dans ce cas, à en confier le commandement à qui vous jugerez convenable. Le Directoire vous verrait avec plaisir à la tête des armées républicaines que vous avez jusque présent si glorieusement commandées. » Barras joignit une lettre particulière et Talleyrand un de ces commentaires auxquels il excellait. Le Directoire, manda-t-il à Bruix, s’en rapporte à vous pour l’instruire de notre situation intérieure et extérieure. Ramenez-le. »

Ces propos sentaient leur Fructidor. Mais Sieyès ne laissa point à ses collègues le loisir de gâcher le bel ouvrage politique dont il portait le plan dans sa tête. Il descendit de sa berline, à Paris, dans la nuit du 6 au 7 juin, et bon eut comme une sorte de répétition, au foyer des artistes, sous la direction de l’auteur, mais en l’absence du premier rôle, de la comédie qui se donna en Brumaire. Les Conseils cassèrent Treilhard, qui n’était pas éligible. Barras, toujours dispos aux journées, se mit au service de Sieyès, épouvanta La Revellière et Merlin, réclama leur démission, le 17 juin-29 prairial. Il leur fit signer un message aux Conseils, dénonçant les manœuvres atroces des Anglais, les complots des anarchistes et des émigrés, le vide du trésor, la confusion et le détraquement de toute la machine politique. Les Conseils en rejetèrent la responsabilité sur les auteurs de Fructidor qui n’avaient pas su exploiter leur victoire. « Pâlissez, imprudens et ineptes triumvirs ! » s’écria un député du Calvados. Le soir, Barras déclara à La Revellière et à Merlin que ces malédictions tombaient sur eux. Ils signèrent leur démission.

Sieyès visait à concentrer le pouvoir : il avait contribué à ramener les seize membres du Comité de Salut public aux cinq membres du Directoire ; il méditait de réduire les directeurs à trois, dont une seule tête, la sienne. En attendant, il n’entendait avoir dans le Directoire que des acolytes nuls, à sa discrétion, et qu’il pût liguer à sa guise contre Barras, avec lequel, un temps encore, il devait compter. Sur ses indications, les Conseils désignèrent Roger Ducos, un conventionnel, futur sénateur, président des Anciens au IS fructidor, et qui vota tout, imperturbablement, depuis la mort de Louis XVI jusqu’à la déchéance de Napoléon : Gohier, jacobin honnête et effacé : Moulin, général obscur, qui passait pour jacobin. Ce fut la dernière révolution du Directoire : personne ne la prit au sérieux. « On ne concevra jamais dans l’étranger, écrivait Sandoz, le 21 juin, le degré de stupeur et de lassitude où ce peuple le peuple de Paris est tombé ; dégoûté du régime républicain, espérant un changement, un roi ; mais l’attendant du temps, de Dieu, et incapable de faire aucun effort pour sortir de sa situation présente. »

Journée des dupes pour tous ceux qui l’avaient faite, pour les jacobins, qui se crurent les maîtres de la République, pour Sieyès même, qui s’en crut le chef. Son dessein était de prendre les jacobins à revers. C’était un mouvement tournant, à combiner de loin. Il commença par les rassurer. Il « épura le ministère ». Il congédia Talleyrand, qui traversa des jours d’épreuves et dut publier des « éclaircissemens » sur sa conduite : Reinhard le remplaça. Bernadotte eut la guerre, et Cambacérès, que l’on vit ressusciter, la justice. Cambacérès était judicieux et très décoratif : il avait présidé le Comité de Salut public. Sieyès le destinait à figurer le personnage des confidens, philintes augustes et discrets, dans le pouvoir à trois de sa Constitution future.

Il fallait un bras, un homme d’exécution pour imposer l’obéissance aux armées et mettre, à l’intérieur, les turbulens à la raison. Bonaparte était trop loin, trop grand, et trop débordant, pour entrer dans la mécanique de Sieyès. Ce politique subtil le trouvait hors de proportions avec sa géométrie. Le Directoire renonça à le rappeler, et Bruix reçut contre-ordre. Sieyès passa la revue des généraux. Il fit sonder Moreau, qui refusa de se prêter à une combinaison où il n’aurait que des fonctions civiles et point de commandement. Championnet était trop pur ; le Directoire lui rendit un double hommage, il le réhabilita, ne lui parla point de politique et lui donna le commandement d’une armée aux frontières, l’armée des Alpes. Quelqu’un, — Fouché s’en attribua l’honneur, — désigna Joubert, honnête, désintéressé, prêt à agir au besoin, à s’effacer après l’événement, à bouleverser la république pour le compte d’un plus adroit. Il s’était démis de son commandement en Italie et était venu à Paris, en disgrâce dans le Directoire, et, par suite, en faveur dans l’opinion. Circonvenu par tous les monteurs de cabales, recherché dans les salons, toujours en quête d’un sauveur et d’un « homme à poigne », jeune, avisé, ambitieux de gloire, se sentant porté par la fortune, il observa, il apprit la politique. Il fut heureux surtout et s’abandonna à la destinée qui s’offrait à lui.

C’est une plaisante chose de considérer comment les futurs meneurs de Brumaire, disposent, aplanissent, pour ce jeune homme, les voies par lesquelles Bonaparte s’était élevé, mais comme à l’aventure et à grands coups d’éclat. Bonaparte avait eu le commandement de Paris, Sieyès le fit donner à Joubert. Bonaparte s’était fait un nom dans la République par la guerre d’Italie, Joubert reçut le commandement de l’armée d’Italie. Enfin Bonaparte avait fait un mariage brillant et politique dans le demi-monde de son temps ; Sémonville reparaît ici dans son emploi de grande utilité. Ce ci-devant courtier de Mirabeau, ce futur grand référendaire de la monarchie, se chargea de marier Joubert, et, par l’union qu’il lui procura avec une jeune fille charmante, de famille aristocratique, de réputation parfaite, lui donna accès dans la coterie qui s’apprêtait à redevenir le « monde », la société, après le coup d’Etat. ¬¬¬

VI

Le premier chapitre était la victoire, et ce fut la défaite qui survint. Joubert, à peine arrivé en Italie, voulut pousser à la Bonaparte. Avec 35 000 hommes, il attaqua, le 12 août, à Novi, Souvorof qui en avait 50 000. Dès le début de la journée, il fut tué. L’armée se défendit avec acharnement. Grâce à Moreau, qui commandait le centre, l’affaire ne tourna pas au désastre, et les Français purent se retirer sur Gênes, mais rompus, décimés, en grande détresse, en grand péril. Heureusement les Autrichiens arrêtèrent Souvorof. L’Empereur lui enjoignit de détacher 10 000 hommes pour pacifier la Toscane et la Romagne, c’est-à-dire pour les soumettre à l’Autriche. Souvorof s’y refuse, proteste à Vienne, proteste à Pétersbourg, envoie sa démission.

Les Français ne sont pas encore chassés de l’Italie, que les coalisés se la disputent. Le roi de Naples prétend avoir Rome, convoite des lambeaux de l’Etat ecclésiastique et médite d’occuper la ville, de s’emparer du château Saint-Ange, afin d’y devancer les Autrichiens. Thugut, toujours obsédé de la conquête des Légations, ne parle de rien moins que de supprimer le Pape : « chaque souverain, dit-il à lord Minto, pouvant de sa propre autorité se faire le chef de l’Eglise nationale, comme en Angleterre. » Le Saint-Siège, entrepris par ces deux catholiques, n’est plus défendu que par l’Anglais hérétique et par le schismatique Russe. Le roi de Piémont ne l’est par personne. Souvorof le rappelle ; mais le commissaire autrichien, Zach, déclare aux envoyés de Charles-Emmanuel que « le roi de Sardaigne n’a, pour le moment, rien à 80i REVUE DES DEUX MONDES. faire dans l’administration du Piémont. » Les malheureux Piémontais apprennent ce que sont les exactions pratiquées avec méthode par un pouvoir d’ancien régime. La conquête française ne leur en avait donné qu’une idée grossière et incomplète. En pareil cas, le dernier venu est celui qui laisse les pires souvenirs ; ceux que laissèrent les Autrichiens ne s’effacèrent plus. Thugut ne dissimule pas ses vues de démembrement, sinon d’annexion totale. C’est, écrit de Vienne lord Minto, « le pivot de toute la politique impériale. »

Les Anglais s’y prêtent : il est de leur intérêt de former avec le Piémont, livré à l’Autriche, une seconde Belgique, enserrant et barrant la France, au midi, comme l’autre, donnée à la Hollande, l’enfermera au nord. Mais le tsar Paul ne l’entend point de la sorte. A l’appétit que montre l’Autriche, elle menace de tout dévorer, même le Pape. Il prend en mauvaise part les récriminations de Thugut contre Souvorof. L’Autrichien accuse ce général de sortir de son rôle de chasseur de Français, pour se mêler de restaurer des rois. Cependant les victoires se précipitaient avec une rapidité si déconcertante pour l’Autriche, qu’il jugea nécessaire de se prémunir. Il fit faire à Pétersbourg des ouvertures en vue de la paix à dicter aux Français et du partage de leurs dépouilles. Paul se montra disposé à s’en expliquer ; il pensa même à un congrès qui se tiendrait à Pétersbourg, et consacrerait cette suprématie qu’il prétendait s’attribuer en Europe. Mais s’il persistait à vouloir « ramener la France à des limites convenables et à l’empêcher de nuire », ce n’était pas pour rétablir l’empire de Charles-Quint. « Guidé par l’honneur, écrivit-il, le 30 juillet, à son ambassadeur à Vienne, Rasoumowsky, j’ai couru au secours de l’humanité, j’ai consacré des milliers d’hommes pour assurer son bonheur. Mais pour avoir pris la résolution d’anéantir le colosse français actuel, je n’ai jamais voulu souffrir qu’un autre prenne sa place et devienne, à son tour, la terreur des princes qui l’avoisinent, en envahissant leurs Etats. »

Rasoumowsky en confère avec Thugut. L’Autrichien repousse bien loin l’idée d’un congrès. Les petites puissances y voudraient être représentées ; elles prétendraient se mêler de leurs propres affaires, ce qui ne les regarde point. L’envoyé russe presse Thugut de s’expliquer, et Thugut se répand en digressions sur les droits « imprescriptibles » de l’Autriche à des dédommagemens : il lui en faut pour le partage de la Pologne de 1793, il lui en faut pour la perte des Pays-Bas, il lui en faut pour ses dépenses dans la guerre actuelle ! Mais quels territoires exigeait-il précisément ? Il se dérobe, sur cet article, aux questions de Rasoumowsky, sauf à se découvrir peu à peu, avec les Anglais, de préférence. En réalité, il voulait les passages des Alpes, afin d’empêcher les Français de descendre en Italie, et cela emportait le démembrement du Piémont ; il joindrait les meilleures pièces de ce royaume à la Lombardie, et à Venise, grossie des Légations, flanquée de la Toscane, sorte de fief de la maison d’Autriche. Le reste, Parme, Modène, le Pape réduit à Rome, Naples trembleraient. C’est la conception que Metternich reprit en 1813 et 1814. Enfin, à Malte, les Anglais et les Russes, arrêtés par l’énergique défense des Français commandés par Vaubois, se querellent sur la possession de la place qu’ils n’ont pas encore prise. Nelson la destine à ses amis de Naples ; les Russes y veulent rétablir, sous leur tutelle, l’ordre des chevaliers et s’en faire une station dans la Méditerranée.

La dispute aurait pu durer longtemps et s’envenimer, si les Anglais ne s’en étaient mêlés. Ils payaient la guerre ; ils entendaient que la guerre leur rapportât la paix profitable qu’ils en attendaient. Bon gré, mal gré, il fallait faire marcher de concert, sinon la politique, au moins les armées de la Russie et de l’Autriche. Pitt suggéra un plan qui lui parut propre à mettre ces cours d’accord, pendant le temps nécessaire à l’action, et à les employer, toutes deux, à l’intérêt anglais. Le plan, qui devait être repris en 1804, en 1809, en 1813, et exécuté seulement en 1814, consistait à pousser à fond contre les Français, en profitant des troubles intérieurs de la République. La campagne terminée en Italie, on porterait Souvorof en Suisse, on y concentrerait 60 000 Russes, qui chasseraient les Français devant eux et entreraient en Franche-Comté. Les Autrichiens, qui auraient la garde du Piémont, envahiraient la France par la Savoie ; l’armée de l’archiduc Charles, dirigée sur le nord, donnerait la main aux Anglo-Russes, débarqués en Hollande, et la République, déchirée, entreprise partout à la fois, succomberait infailliblement. Ce dessein eut le rare avantage de satisfaire le tsar et l’Empereur. Le tsar vit Souvorof et ses Russes maîtres d’agir à leur guise en Suisse, et de rétablir les Bourbons en France ; il donna son approbation le 22 juillet. L’Empereur se vit débarrassé des Russes en Italie, libre de s’installer en Piémont et de n’y point restaurer le roi, libre d’aller à Rome et de garder les Légations, libre enfin de peser sur l’Allemagne et, portant l’archiduc vers les Pays-Bas, de remettre la main sur la Belgique. Il donna son adhésion le 21 juillet. Des ordres furent envoyés, en conséquence, le 31 juillet, à l’archiduc de marcher avec 65 000 hommes vers le Bas-Rhin et d’assiéger Mayence ; à Souvorof, le 1er août, de passer en Suisse.

Souvorof ne reçut ces ordres que le 27 août, il ne se pressa pas de les exécuter. Il ne se mit en marche pour le Saint-Gothard que le 24 septembre, sans avoir étudié la carte, fixant ses étapes sur des routes qui n’existaient pas. Il emmenait 24 000 Russes. Cependant les Prussiens, voyant décidément la fortune tourner, se décident à prendre position. Frédéric-Guillaume écrit à Haugwitz, le 21 juillet : « Je partage vivement avec les cours de Pétersbourg et de Londres le désir de voir la Hollande et les pays limitrophes délivrés du joug des Français ». Il forme, sous le commandement de Brunswick, un corps d’observation vers le Bas-Rhin. « Depuis quatre ans, dit Haugwitz à Otto, successeur de Sieyès, nous réclamons inutilement contre les mesures arbitraires de votre gouvernement dans nos provinces (celles de la rive gauche) ; nous n’avons pas même obtenu une réponse. Nous avons entre le Weser et le Rhin assez de troupes pour nous remettre en possession, et je vous avoue que c’est le seul parti que nous avons à prendre. »

Le jour même où Otto mandait au Directoire ces déclarations menaçantes, la flotte anglo-russe arrivait en Hollande. Le 21 août, l’amiral anglais somma la flotte batave d’amener son pavillon ; il fit arborer les couleurs orangistes ; les marins hollandais s’insurgèrent et passèrent à l’ennemi, qui les débarqua aussitôt et amarina les vaisseaux livrés par eux. Le 18 septembre, le débarquement était opéré : 28 000 Anglais et 15 000 Russes. Brune ne pouvait leur opposer que 7 000 Français et 14 000 soldats bataves, trop disposés à suivre l’exemple des marins. Ainsi, dans cet été de 1799, la France, qui s’était fait un rempart de républiques, voyait ces républiques s’écrouler l’une après l’autre, et sentait monter autour d’elle comme une marée de peuples en révolte. Les Autrichiens touchaient aux Alpes, par le Piémont. Une défaite en Suisse, une défaite en Hollande, le Rhin était perdu et le corps de la vieille France était menacé comme en 1793, lorsque les armées républicaines, qui avaient débordé jusqu’en Hollande, jusqu’à Cologne. furent ramenées aux anciennes frontières de la monarchie. Ajoutez la guerre civile. Sur quatre-vingt-six départemens, quarante-cinq sont en sédition ; dans l’Ouest, c’est la guerre ouverte dans quatorze départemens, avec des chefs comme Cadoudal, Frotté ; des espions et des complices à Paris dans les alentours mêmes du Directoire. Les royalistes croient avoir Barras, plusieurs généraux : Bernadotte, Moreau. Ils sont redoutables ; ils seraient très dangereux s’ils avaient un prince pour les mener au combat, et un roi à rétablir. Mais ils ne relèveront qu’un trône vide. Louis XVIII écrit et attend, très loin. Le comte d’Artois agite une épée de salon, encaisse l’argent anglais que ses lieutenans refusent, les laisse se battre et mourir de faim, et se réserve pour l’entrée triomphale, quand les villes seront prises. Ce parti, comme la République même, a encore des soldats vaillans ; il n’a point de gouvernement. Mais tel qu’il est, il absorbe des troupes, il inquiète Paris, il effraie les départemens.

Les jacobins, ayant la majorité au Directoire, grâce à Gohier, Ducos, Moulin ; le ministère de la guerre, avec Bernadotte ; le gouvernement de Paris avec Marbot ; un coryphée militaire, avec Jourdan, entré aux Cinq Cents, songent à conjurer le péril national et à en profiter. Ils sont prêts à recommencer la Terreur, les circonstances de la Terreur s’annonçant de nouveau, avec les motifs de la Terreur : l’impuissance de gouverner par l’intelligence, la raison, la justice. Ils mènent une campagne d’alarmes et de dénonciations, rétablissent les clubs, réclament le désarmement des royalistes et l’armement des patriotes. Ils font voter, 28 juin-6 août, sur la motion de Jourdan, un emprunt forcé, progressif, de cent millions, une levée en masse de tous les hommes de 20 à 25 ans ; enfin ils tirent de l’arsenal terroriste, une loi dite des otages qui n’est qu’une réduction de loi des suspects.

Sieyès trouva que les jacobins avaient mis les choses à point, que le moment était venu de les entreprendre, car, si l’on laissait faire, ils étaient capables de s’imposer encore une fois. On vit alors apparaître, avec les conceptions politiques, les hommes du consulat futur. Fouché, en qui Sieyès devine, derrière le diplomate manqué, un policier de première force, est appelé à ce ministère de la police où son nom devait rester légendaire. Il s’était cherché en Italie, il se trouve là. Il inaugure sa politique de machiavéliste parisien qui consiste à se mettre de toutes les conspirations pour tenir tous les conspirateurs, à se faire leur surveillant et leur sauvegarde ; à gouverner contre les jacobins avec des jacobins ; à déjouer les royalistes par des royalistes ; ayant toujours un complot en réserve pour se rendre redoutable et nécessaire ; tenant toutes les factions par leurs secrets, se servant de tout le monde et servant tout le monde, comme il servait son propre gouvernement, en le trahissant ; jeu effronté, sournois, féroce, sous les dehors du scepticisme goguenard, et qui conduira ce merveilleux fabricant de mélodrames à monter sur sa propre scène, à passer, de brouillon qu’il était, pour homme d’Etat qu’il ne devint jamais, et à entrer dans les conseils du gouvernement, ministre de Sieyès, pour en sortir ministre de Louis XVIII.

Sieyès pousse hardiment ; il fait fermer (13 août) le club du Manège, et cet exemple inspire une crainte salutaire. Il remplace Marbot, sabre raisonneur, officier politique, par Lefebvre, qui obéit et ne raisonne point. Il fait célébrer en pompe l’anniversaire du 9 thermidor. Il dénonce, en évoquant le souvenir de la Terreur, « ces hommes insensés et féroces qui créaient des obstacles, détruisaient les moyens, s’irritaient des résistances et punissaient la France de leur incapacité à gouverner. » L’opinion le soutient. Les électeurs s’étaient abstenus en masse aux élections, les votans avaient nommé des jacobins par haine du Directoire. Il suffit que les jacobins se démasquent pour faire horreur, et la nation applaudira au pouvoir qui l’en débarrassera, fût-ce le Directoire. Les hommes même qui ont partie liée avec eux se détournent de leurs principes et de leur gouvernement. Enfin ils sont eux-mêmes divisés comme au lendemain de Thermidor ; chaque coterie veut le pouvoir pour soi, veut surtout en exclure les autres. Il y a en eux plus d’étoffe de préfets que de commissaires de la Convention. Ils deviennent empiriques ; ils répètent, par habitude, de grands mots, que le peuple n’écoute plus et dont eux-mêmes ils ont détorqué le sens. Ils inclinent à gouverner sous un maître, s’ils ne peuvent être les maîtres ; à gouverner pour leurs intérêts, s’ils renoncent à gouverner pour leurs principes.

Et plus encore que les jacobins proprement dits, les républicains d’Etat, ceux qui ont fait l’œuvre utile, depuis 1792, et porté le poids des affaires. « Quel tableau offre au dedans cette grande nation qui épouvante au dehors par la rapidité de ses conquêtes et l’éclat de ses victoires ? Quel fruit a-t-elle retiré de dix années de combats pour la liberté ? quel prix a-t-elle recueilli du sang que la Révolution a fait répandre dans les deux hémisphères ? Le citoyen français est-il honoré ? l’égalité est-elle autre chose qu’une brillante théorie ? la sûreté personnelle a-t-elle la moindre garantie ? l’intérêt du gouvernement est-il le même que celui du peuple ? la volonté nationale est-elle écoutée et respectée ? Ose-t-elle se faire entendre ? le gouffre des dilapidations est-il fermé ?… les contributions sont-elles proportionnées aux facultés des contribuables ? Où sont les institutions et les mœurs de la République ? » Pesez tous les termes de cette lettre qu’un régicide, démocrate vigoureux, patriote vaillant, Thibaudeau, écrivait alors à un ami. C’est le questionnaire auquel répondit le consulat de Bonaparte, et c’est ce qui explique comment ce consulat, se préparant ainsi, se nécessitant, si j’ose dire, dans les âmes de tant de républicains, tant de républicains s’y soient ralliés et l’aient servi.

Il ne restait plus qu’à rappeler Bonaparte. Le Directoire, dans le désespoir des affaires, s’y résigne, par nécessité. Il fait négocier à Constantinople par M. de Bouligny, l’envoyé d’Espagne, le rapatriement de l’armée d’Égypte. Il en instruit Bonaparte. Reinhard écrit, le 20 septembre, au général : « Depuis peu de jours, nous connaissons votre retraite de Saint-Jean-d’Acre, par les papiers anglais. Nous vous supposons en Égypte. De votre côté, vous aurez appris nos revers, et nos revers exagérés. Joubert est mort… En Suisse, Masséna se soutient ; Lecourbe fait des prodiges. Les Anglais ont opéré une descente en Hollande… » Reinhard expose la révolution de Prairial, la détresse des finances, l’emprunt forcé, « les obstacles qui, dans l’intérieur et au dehors, luttent contre les destinées de la République » ; et il conclut : « Le Directoire exécutif vous attend, vous et les braves qui sont avec vous. Il ne veut pas que vous vous reposiez exclusivement sur les négociations de M. de Bouligny. Il vous autorise à prendre, pour hâter et assurer votre retour, toutes les mesures politiques que votre génie et les événemens vous suggéreront. »


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet, 16 août et 15 septembre.
  2. Un député rapporte : « Celui-ci (l’officier commandant) dit que c’était un malentendu, qu’effectivement la consigne portait que personne ne sortirait de la ville pendant la nuit ; mais que les ministres français étaient exceptés… M. d’Edelsheim (ministre de Bade) offrit une escorte de hussards de Baden, mais l’officier dit qu’il ne pouvait permettre qu’une troupe étrangère parût armée dans son enceinte (celle de la ville). » — Ces détails ont été recueillis de la bouche d’un député, témoin oculaire. Les lettres auxquelles je les emprunte m’ont été gracieusement communiquées par M. le comte Antoine d’Hunolstein et proviennent de papiers de famille.
  3. Des soldats éteignirent les flambeaux ; d’autres arrêtèrent les voitures ; ils demandèrent, — en parlant français, — qui était dedans. Le domestique de Bonnier, qui était sur la première voiture, dit : » C’est le ministre Bonnier. Sur cela, ils ouvrirent la portière, saisirent Bonnier et le tirèrent dehors en repoussant son valet de chambre, qui était à côté de lui. Bonnier se défendit. Les deux mains lui furent coupées et la tête fendue en deux… Roberjot fut percé à côté de sa femme, traîné hors de sa voiture ; il expira à quelques pas de la chaussée, sur la prairie. » — « Pourquoi vingt-cinq hommes se trouvent-ils sur la route qu’ils (les Français) doivent prendre, plutôt que sur une autre ? Bonnier, Roberjot, Jean De Bry sont seuls assaillis. On ne fait rien à Rosenthiel. ni aux femmes, ni aux gens, qu’on laisse aller librement, après leur avoir ôté leur argent, pas même à tous… Un hussard poursuit le valet de chambre de Roberjot et demande s’il est Bonnier. Nicht Bonnier !… On se contente de lui prendre sa bourse et de le laisser aller… » Id, ibid.
  4. Je trouve dans une des lettres déjà citées ce détail curieux : « Le lendemain de l’assassinat. De Bry se réfugia chez un des ministres, s’informa de sa femme, de ses enfans ; il apprit qu’ils étaient sains et saufs ; on les fit appeler : « Après les premiers épanchemens de joie, Jean De Bry se jeta à genoux au milieu de la salle et, avec la plus grande ferveur, remercia Dieu de sa délivrance et de celle de sa famille. »
  5. Il a été publié, sur l’attentat de Rastadt, toute une bibliothèque de livres, brochures, articles de revues. On en trouvera un catalogue dans Helfert : Der Rastatter Gesandtenmord : Vienne, 1871. Depuis lors, M. de Sybel, dans la 4e édition de son histoire, — traduction française, — et dans des articles de sa revue, a discuté la question et produit des documens nouveaux ; de même M. Hütter, dans son Histoire du Congrès. Le dernier mot parait avoir été dit par ce savant et sagace historien, dans son écrit : Der Rastatter Gesandtenmord : Bonn, 1896, analysé par lui-même dans la Revue historique, 1896. Voir en outre les écrits de MM. Obser (Commission historique badoise), de M. Eckart, Montgelas ; Munich, 1895 ; de M. Oncken, t. I. p. 830-832, avec bibliographie et notes, 1886.
  6. Corfou capitula le 3 mars 1799.
  7. Voir l’intéressant ouvrage de M. Alfred Ramband : Russes et Prussiens, où l’esprit des deux armées est très bien saisi, le contraste des physionomies très vivement rendu.
  8. M. Costa de Beauregard : Un Homme d’autrefois. — Bianchi, Storia della monarchia piemontese.
  9. Rapport d’Otto, 29 mai 1799. Bailleu, I, p. 501.