L’Ex-voto/01

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 1-20).
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I

Nous pénétrons ici dans le paysage qui fut celui de ma naissance et que j’aimerais savoir celui de ma mort.

Et d’abord je place ceci sous la bénédiction de la Dame d’en haut, la Vierge de Grâce au doux sourire, reine de l’estuaire depuis les ducs de Normandie. Sa chapelle miraculeuse, comme un beau petit manoir d’été, s’ouvre, ronde et basse, face au large, entre les arbres du plateau, foncés au-dessus de pelouses claires, parc seigneurial.

Un autre arbre : le calvaire et son Christ, lequel tourne le dos à l’horizon, pour pouvoir regarder les humains.

Une balustrade nous empêche de tomber à pic dans l’abîme feuillu qui descend avec violence jusqu’à la mer.

On dit : « la mer ». Ce serait plutôt : « la Seine », qu’il faudrait dire.

C’est le charme des grandes embouchures de n’être ni ceci ni cela. Le delta du Nil, que j’ai fréquenté, n’est ni plus troublant ni plus étrange que mon estuaire.

À Honfleur pourtant (ville à laquelle appartient, comme on sait, la Côte de Grâce), l’habitant se désole en général, se désole du manque de commerce, de l’absence de casino, se désole de la stagnation au bord de la vase, rit même de la vase, la vase qui l’humilie comme une tare.

La vase de Honfleur… Je n’aurai jamais assez de poésie dans mon âme qui est née poète pour exprimer mon admiration passionnée de cette épaisse, laquée, miroitante, mystérieuse, sinistre, de cette fascinante vase de mon pays, où les féeries couvent, où le couchant invente chaque soir des coloris ignorés, quand l’estuaire devient une écharpe à larges raies, une écharpe d’eau, quand l’estuaire, monstre natal, met au monde, pour les noyer un instant après, toutes les nuances que peut prendre la pâleur.

Opale. Nacre. Perle. Voilà des noms de substances précieuses qui suscitent un peu des indicibles soirs. Mauve. Rosé. Bleuté. Vert-absinthe. Verdâtre. Gris. Blafard. Saphirin. Ces mots-là s’en rapprochent sans tout à fait dire ce qu’il faut.

De vigoureuses traînées noires, indigo, dans ce lait crépusculaire : c’est le banc du Ratier à marée basse, ou bien un nouveau tourbillon de sable enfanté par la dernière tempête, ou bien l’ombre d’un nuage, île fugitive.

Le ciel descend, nuées précises ou brumes incolores ; la ligne d’horizon monte, barre foncée ou vapeur sans contours. On ne sait plus si ce qu’on regarde est mer, ciel ou terre. Et, tout au bout de ces éléments confondus, commencement et fin du monde, se montre en détail ou s’efface, selon l’heure et le temps, la côte violette et bleue d’en face sur laquelle le Havre s’allume et s’éteint, qui, vu de là, n’est plus que la ville capitale de Thulé.

À Honfleur, l’habitant se désole. Cependant les maisons de cette petite cité, toutes revêtues d’ardoises contre la pluie, ce qui les fait changeantes comme des pigeons, gardent soigneusement debout l’âme ancienne qui les conçut. Ce sont des maisons-revenants. Elles ont les pignons et les béquilles d’autres siècles. Il y en a du xive qui tiennent encore.

La Lieutenance, qu’on restaure, elle, et qui, parmi les bassins du port, est aussi ravissante et vénérable que son nom, et qui porte dans sa niche une petite sainte Vierge vêtue de dentelles, les deux clochers des deux paroisses, Sainte-Catherine et Saint-Léonard, voilà les éminences de Honfleur. (Je me loue d’être née sur Sainte-Catherine, dont l’intérieur est en bois et fait comme une barque, car son clocher m’a montré tout de suite l’exemple de l’indépendance, puisque, seul de son bord, il se tient à côté de son église et non dessus.)

Le quai Sainte-Catherine, reflété tout entier dans son vieux bassin, rappelle, en plus beau, le Longarno de Florence. (Mes voyages n’auront été que comparaisons.) Le cours d’Orléans, qu’on appelle aujourd’hui de la République, long d’une lieue, on dirait, avec ses arbres géants plantés par Marie-Antoinette, et qui descend de la campagne jusqu’à la Poissonnerie, est une entrée de ville comme je n’en connais pas. Et, sur les collines qui, des deux côtés, enferment mon Honfleur, sont les fermes rayées et leurs fermiers, ainsi que l’odeur des pommes, du foin, de la pluie, — campagne copieuse, ardente végétation, chevelure verte de ce quartier de Normandie.

En haut, donc, la culture et ses parfums. En bas, la ville et ses relents : goudron, bois du Nord, marine, poisson.

Elle a ses bourgeois, la ville, comme partout, ses commerçants et aussi ses ouvriers qui vivent de deux ou trois usines et scieries. Mais elle a ses pêcheurs qui ne sont qu’à elle, et ses petites barques à voile, qui, battant des ailes tout au milieu des maisons d’ardoise, ont l’air de se promener dans les rues.

Une fille de ces pêcheurs, à quatorze ans, droite, fuselée, large d’épaules, redresse, sous sa robe misérable de prolétaire, le petit buste grec qu’on rencontre souvent chez nous.

On ne peut s’empêcher de rire en la voyant, tant ses yeux sont clairs et ses cheveux blonds. Il y a des filles blondes qui ont la couleur des céréales. Elle est, celle-ci, d’un blond presque blanc. Sa natte semble tressée en filin de chanvre ; les mèches de sa frange épaisse et souple descendent bas sur ses prunelles, lesquelles sont tellement incolores entre des cils noirs qu’on croit d’abord voir le jour à travers sa tête.

Est-ce qu’on pense à regarder le reste après avoir vu cela ? Le reste, c’est un nez et une bouche dont il n’y a rien à dire. Le teint de son âge, douce rose lisse, enveloppe le tout, et, hâlé par le sel, est une fois plus foncé que la frange pâle.

Elle porte, en l’honneur de quelque aïeule, un nom clair comme ses cheveux et ses yeux, un nom, dirait-on, de fée, et qui se donnait autrefois ici : Ludivine.

Ainsi faite et nommée, elle est bien, malgré les rudes réalités de sa vie, une création de l’estuaire.

Je suis sûre que ceux qui l’ont connue n’ont jamais songé à cela. La poésie et la beauté sont là, tout autour de nous, qui nous font des signes ; mais nous n’en voulons que dans les livres.

Comme il vaudrait mieux savoir lire la nature que les lettres imprimées !

Ludivine Bucaille n’étonnait quiconque autour d’elle. Elle-même restait sans opinion sur sa propre personne. Tout comme les pêcheurs parlant de la mer, elle eût, avec toute l’ironie normande, déclaré volontiers en parlant de sa figure : « J’y fais point seulement attention ! »

Car les pêcheurs de Honfleur, nonobstant l’anneau d’or que l’un d’eux porte encore à l’oreille, leur bonnet de laine bleue, leurs cirés et leurs suroits, ne sont poétisés que d’après nous qui sommes accoutumés, par nos livres, à prendre en bloc tous les gens de mer pour des personnages de roman.

Ils ont la mer comme les autres ont l’usine et la scierie. Ils manient la voile et la barre comme leurs frères la truelle, la bêche ou le rabot. La mer, c’est leur métier, rien de plus. Et si vous cherchez, imbu de votre tradition, à leur faire confesser qu’ils aiment les flots, ils se mettent à rire, et c’est là qu’ils déclarent : « J’y fais point seulement attention ! » ou bien : « On n’y tient pas, mais faut bien vivre ! »

Descendus de leur barque, pourtant, les voilà, le ventre sur le parapet, au bout de la jetée. Demandez-leur : « On est venu voir le vent !… » répondent-ils.

C’est de l’amour tout de même, cela, mais qui refuse de prendre conscience, parce que ce serait moins profond.

N’est-ce pas la fraîcheur du peuple de n’analyser rien ? Ainsi nulle impulsion retardée par l’arrière-pensée des cultivés.

Nous vivons, nous, en nous regardant, pour ainsi dire, dans la glace.


✽ ✽

Faisons connaissance.

Ce n’est ni compliqué ni long, car Ludivine vit à jamais dans les rues, avec la bande de filles et de garçons dont elle est le maître, retrouvant sans le savoir l’instinct du grand passé normand, quand les hordes scandinaves qui fondèrent la race couraient au pillage sous la conduite de leurs reines de mer. Les femmes, chez nous, ont très souvent des âmes de chefs. Il en est une ou deux, à Honfleur, qui matelots comme des hommes, et habillées en hommes, conduisent la barque et font au besoin la pêche. Il y a des débardeuses plus fortes que les mâles, et qui ne craignent pas le coup de poing avec eux.

Déguenillée, dépeignée, barbouillée, déjà forte en gueule, prête à tout, Ludivine, enfant aux yeux de sirène, entraîne sa troupe quotidienne derrière elle. Son existence se résume en deux mots : école buissonnière et maraude. La vie est ainsi bonne à vivre, et riche d’imprévu. Il y a des amusements plein le port ; il y en a sous la jetée, à marée basse ; il y en a dans les ruisseaux, au bord du trottoir ; il y en a dans les bois, sur les routes, le long des labours et des haies, au-dessus de la ville. Il n’est que de choisir la fantaisie du jour. Et la horde connaît aussi le plaisir des batailles avec d’autres hordes.

Les enfants de Honfleur, descendants de fameux pirates, ont gardé tout ce qu’ils ont pu de leur ancestralité. Ils ignorent profondément, ce va sar dire, leurs origines. Mais leur âme corsaire s’exprime, jusqu’aujourd’hui, férocement.

Leur troupe éternelle, qui se renouvelle à mesure que les aînés grandissent, traîne à tous les carrefours avec les chats faméliques, sous les pots de géranium rouge des fenêtres, ces pots de géranium, coquetterie de la ville bleutée, un peu d’exquisité parmi sa crasse.

Loqueteux comme à Naples, ces gamins-là sont à peine un peu moins sales que les petits fellahs du Sud-Égypte. À l’affût d’un sou à gagner, d’un mauvais tour à jouer, moqueurs, enragés, la pierre à la main pour lapider quiconque leur déplaît ou seulement les étonne, ils forment, autour des maisons-revenants, un inlassable et dangereux chœur de gobelins, chargé de houspiller et d’assourdir celui pour lequel l’âme inhospitalière de la région a forgé le mot éloquent de horzain, qui, de toute évidence, vient de « hors sein » et qui signifie l’étranger, Anglais ou Parisien, en un mot celui qui n’est pas d’ici.

Ludivine ne manquait pas de suivre les coutumes, la sorte de tradition enfantine de Honfleur, et d’y entraîner sa bande personnelle. Deux petits frères qu’elle mouchait et giflait alternativement, et qu’elle avait portés au maillot sur ses bras faibles de petite fille, la suivaient partout comme les autres.

À eux deux, ils ne remplaçaient pas le fils aîné, mort depuis deux ans, et dont la disparition, outre le chagrin des parents, était une perte d’argent, puisqu’il fallait, en attendant que le plus grand des deux autres eût atteint l’âge nécessaire, partager avec un matelot le gain rapporté par la barque de Bucaille, vieille chose usagée et surtout négligée, qui portait ironiquement le nom d’Espérance, et assurait tant bien que mal le pain de la famille.

Un pêcheur peut largement gagner sa vie à Honfleur. Mais l’insouciance professionnelle, sauf exceptions, l’empêche de jamais rien garder, l’entraîne à dépenser à mesure tout l’argent qu’il rapporte. S’il est bon mari et bon père, ce sont des festins à la maison ou à la Côte de Grâce. S’il est buveur, ce sont de fabuleuses « tournées » dans le port avec des camarades. Et la femme et les enfants, au logis, n’ont rien à attendre que des coups. Je parle, naturellement, de certains d’entre les nouvelles générations.

Entre sa fille ricanante, ses deux morveux et son homme qui commençait à trop boire, la femme Bucaille, une maigre et triste grêlée, essayait comme elle pouvait de lutter contre la misère morale et l’autre, avec cet héroïsme obscur et parfaitement inconscient du féminin populaire. Outre les soins qu’elle donnait à son pauvre intérieur, elle tâchait parfois de gagner des sous pour ses enfants, en lavant le linge de quelques pratiques guère plus riches qu’elle ; et, courbée sous des travaux incessants, elle gardait encore toute une énergie pour invectiver contre le mari qui rentrait ivre et gourmander et battre les gosses qui manquaient l’école et couraient les rues.

Une désolation quotidienne avait vieilli bien avant l’âge, — édentée, éméchée, — cette créature de trente-cinq ans. Véhémente et sans autorité, sa force intérieure s’usait en vain contre sa troupe de rebelles. Un sentiment inné de la bienséance et de l’honneur l’avertissait que les siens n’étaient pas dans le bon chemin. La gouape de Ludivine, son aspect de plus en plus loqueteux ; les pieds nus des petits frères ; le désordre qui envahissait le logis ; les scènes plus fréquentes, diurnes et nocturnes, du pêcheur puant l’alcool ; la diminution de l’argent à chaque retour de marée, tout cela, peu à peu, démolissait cette humble lutteuse.

« À quoi bon ?… » pensait-elle parfois, à bout de paroles et de gestes inutiles.

Elle savait, par l’exemple de bien d’autres ménages, qu’il n’y a rien à faire contre un homme qui boit, quand la femme ne sait pas se montrer féroce jusqu’à lui faire peur, et que, d’autre part, une marmaille qui sent sombrer dans la boisson l’autorité paternelle n’est plus possible à diriger, surtout quand ses instincts naturels et les mœurs ambiantes l’entraînent vers une oisiveté malfaisante.

Du reste, chaque pêcheur du port ayant son surnom, Bucaille, depuis près d’un an, avait été baptisé La Goutte ; et c’était cela, maintenant, l’histoire de la famille.

Gens de Normandie, race aimée, ma race, quel sinistre esprit vous insuffla le vice qui, lentement, vous fait perdre votre noblesse native, finesse, intelligence, et cette robustesse qui vous était restée de vos ancêtres conquérants ?

Que n’écrit-on sur le flacon mortel le mot danger, que n’y fait-on figurer, pour ceux qui ne sauraient lire, la tête de mort et les deux os croisés qui désignent les poisons !

C’est d’abord de l’égoïsme en bouteille. Un jour cela devient du crime en bouteille. Quelle terrible trace de péché originel ils portent dans leur sang, les innocents qui naissent de parents tarés !

Que les beaux garçons et les saines filles de ma province en viennent, de famille en famille, à produire ces dégénérées dont la graine augmente sans cesse, que le pays entier se corrode chaque jour un peu plus, c’est une chose aussi terrifiante que de voir un beau visage attaqué par le bol de vitriol.

Oh ! le monstre, le monstre invisible qui vitriole ma race !


✽ ✽

Ce soir d’automne, accrochée, comme souvent, à l’une de ces grilles qui mettent en cage les tout petits jardins du monde marin, le long du boulevard bordant les vagues, Ludivine essayait, par ses cris de haine, de faire sortir de sa maison son ennemi détesté, Delphin Le Herpe.

Cela se passait non loin de son logis à elle, et du côté de l’impasse Sérène.

On ne sait pas toujours le sens des noms laissés par le passé aux rues, boulevards, places et culs-de-sac d’une ville.

L’impasse Sérène, qui n’a plus l’air que d’une ruelle tout à fait insignifiante, et qu’on appelle, la plupart du temps, « la ruette Serine » >, marque pourtant la place où, jadis, une sirène de la haute mer, remontée dans l’estuaire comme un simple saumon, vint échouer au pied des dernières maisons de Honfleur, lesquelles, à cette époque, trempaient si bien dans l’eau que coquillages, moules, algues poussaient dru comme barbe sous leurs étroites fenêtres.

Comment la sirène se laissa-t-elle mettre à sec et resta-t-elle, à marée basse, assise à cette place où la vague l’avait jetée ? Il est dit qu’entre deux marées, là, pour se distraire en attendant que le flot la reprît, elle chanta.

Personne ne sait rien de plus sur ce sujet mystérieux. Mais le nom de l’impasse demeure jusqu’à nos jours pour commémorer l’événement, et c’est déjà beaucoup qu’une légende aussi précieuse ne soit pas absolument perdue pour tous.

Il va sans dire que Ludivine, devait ressembler étrangement à la jeune fille salée d’autrefois, avec ses yeux transparents et ses cheveux pâles, ne connaissait pas un mot de la merveille.

L’impasse Sérène était, pour elle, l’un des coins de son quartier où, volontiers, elle s’arrêtait avec sa horde. C’est tout.

Ce soir, ce n’était pas la peine de faire tant de grimaces et de crier tant d’ordures juste à la place où se fit la fabuleuse visite. Ce n’était pas la peine de remplacer la belle dame-poisson du passé par une vilaine petite harengère mal tenue et mal embouchée ; car l’ennemi provoqué ne parut pas.

Elle en veut si ardemment à Delphin Le Herpe, parce qu’à quinze ans, gamin propre et bien élevé qui suit les cours des marins de la Basse-Seine, il est un petit matelot d’un autre milieu, ne jetant même pas un regard sur ces sales enfants voisins que sa famille lui apprit à fuir et à mépriser.

Le père, la mère, le fils aîné, ils semblent, tous, astiqués et cossus comme leur barque, La Marie-Joseph ; et sans doute le petit dernier, qui va naître sous peu, sera-t-il de la même race sobre et dédaigneuse, race dévote, race de réguliers qui n’aiment ni la boisson ni l’école buissonnière.

Le crépuscule, commencé sur l’estuaire, étageait ses flamboiements d’automne au-dessus d’un infini de lait.

C’était un soir magnifique comme les autres, mais pas tout à fait semblable aux autres, beauté unique qu’il faut se dépêcher d’admirer, puisque la nature ne la refait jamais deux fois.

Mais les yeux de Ludivine regardaient sans voir, comme ceux de presque toute la ville, à qui l’on n’a pas appris à contempler sa propre féerie.

Présentement la mégère de quatorze ans, comme chaque fois qu’elle dirigeait une attaque contre la maison Le Herpe, souhaitait, de toute sa perversité de gosse, voir sortir enfin Mme Le Herpe elle-même, un pot d’eau ou bien un balai aux mains, personnage furieux qui dispersait la bande un peu plus vite que ça.

Cet épisode faisait partie du jeu dangereux et méchant. Une fois à distance convenable du balai, la horde se répandait en quolibets, en pieds de nez et en cris, où revenait, comme au moyen âge, la moquerie qui vise toute personne ridicule : « À l’âne ! »

Les cailloux sifflaient, en même temps, du côté des fenêtres à petits carreaux verdâtres. Et tout cela ne se terminait franchement qu’après plusieurs nouvelles apparitions de Mme Le Herpe, menaces furibondes et poursuites armées.

Alors la nuit enfin tombée forçait chacun à rentrer chez soi.

Mme Le Herpe avait dit qu’elle se plaindrait à la police, suprême grief de la famille Bucaille.

La grêlée avait d’abord distribué quelques gifles, disant que c’était bien fait, et qu’elle souhaitait voir ses enfants en prison. Puis, entre deux alcools, le père ayant déclaré qu’il se vengerait et qu’on voulait le déshonorer :

— Appréhende pas !… s’était écriée pour finir la mère de Ludivine. Tu sais bien qu’la police d’ici, c’est des gambes de laine ! Moi qui n’es qu’une femme, je culbuterais bien l’médaillé !

De sorte que, peu à peu, les menaces de Mme Le Herpe firent partie des événements de la quinzaine, avec bien d’autres monotonies.

Quand Ludivine se fut rendu compte que personne, ce soir, ne voulait sortir de la maison, elle donna le signal du lancement des pierres dans les carreaux.

Ce geste étant un des plaisirs favoris des enfants pirates, ils se mirent, avec une rage joyeuse, à lapider, menés à l’assaut par leur reine de mer en guenilles.

Certes, ce n’était pas facile, à travers la grille et parmi l’enchevêtrement du bout de jardin, d’attraper les vitres de la fenêtre basse. Les assaillants, d’ailleurs, comptaient bien ne rien casser, par peur des responsabilités.

Une pierre mieux lancée, pourtant, alla donner si juste dans le verre qu’une étoile y parut du coup.

Un cri de triomphe suivit, mêlé d’un cri de terreur ; car la porte de la maison s’ouvrait, brusque, livrant passage au bondissement, non plus de Mme Le Herpe avec son ventre et son balai, mais bien d’un grand type inattendu qui fit s’enfuir les enfants à toutes jambes.

Seule Ludivine, par une sorte d’orgueil canaille, resta là, les poings à la taille et la tête haute. C’était la première fois qu’elle voyait de si près le père de Delphin. Un marin qui va et vient dans le port, parmi tant d’autres, ne se remarque guère plus que son bateau.

Voyant que cette Perrette restait si crânement plantée devant lui, Le Herpe n’eut pas d’abord l’idée de l’accuser, mais se mit plutôt à courir après les fuyards, qui criaient tous ensemble : « Ce n’est pas moi ! »

Quand ils virent que le grand marin les rattrapait, il y eut un unisson parfait :

— C’est elle !…

Et tous les index montraient Ludivine, demeurée au loin, fixe et droite.

En trois enjambées, Le Herpe fut sur elle. Elle vit de tout près, au-dessus de la sienne, la figure menaçante du pêcheur. Il avait croisé les bras. Ses épaules de laine bleue, qui barraient l’horizon, semblaient d’une largeur et d’une force inusitées.

— C’est toi qu’as cassé le carreau, mâdite vermine ?

Elle le considéra sans mot dire. C’est une tactique toute normande. Elle eut le temps de détailler un par un ses traits réguliers de grand blond hâlé, lisse, homme de quarante-cinq ans aux larges yeux couleur d’océan, dont le nez était droit et fin, dont la lourde moustache était dorée, le tout venant de la Scandinavie originelle.

Pendant l’instant qu’il eut devant lui, muette, cette petite aux prunelles sans couleur, aux cheveux de fée, si déguenillée et si fière avec ses poings aux hanches, l’homme se sentit enveloppé par toute l’insolence du monde.

— Est-il toi ?… répéta-t-il en s’avançant d’un pas.

Le cœur de la fillette battait bien fort. Et pourtant, imperceptible, une lueur de gaîté parut sur son petit visage, crânerie suprême.

L’homme vit cela. Ce fut, de sa part, un réflexe, évidemment. Avant d’avoir eu le temps d’un mouvement, Ludivine reçut une retentissante paire de claques.

L’homme était déjà rentré chez lui.

Abasourdie, assommée, la petite fille continua, pendant une seconde, à ne pas bouger de sa place. Des claques, elle en avait déjà reçu quantité, dans le bas âge, mais de ses parents, ce qui est bien naturel ; et, depuis qu’elle avait grandi, personne n’avait plus jamais levé la main sur elle, qui se fût défendue comme un chat sauvage.

Une vague d’humiliation, pour la première fois de sa vie, reflua dans tout son être. Battue !… Et battue par un étranger !

Elle entendit au loin les rires de sa horde. Et, sans attendre, elle se mit, en plein désarroi, à courir pour échapper aux railleries.

Ce fut une chasse. Ils avaient tous, filles et garçons, pris leurs jambes à leur cou pour la rejoindre et l’accabler. Car il est toujours doux pour le cœur humain, même s’il est encore enfant, de voir le chef en déconfiture.

Elle connaissait tous les trous du boulevard marin, toutes les cours basses et borgnes par lesquelles passer pour retrouver, de l’autre côté des maisons, l’étroite rue parallèle, dont les vieux toits penchent l’un vers l’autre, repaire grouillant d’une populace poissonnière.

Comme des rats, ils se glissaient à sa poursuite, mais la manquèrent. Le jour tombait. Elle put, entre chien et loup, repasser du côté du boulevard, se perdit, petite ombre, dans les taches foncées des arbres qu’on a plantés au centre de la pelouse salée, conquise sur la vase et les vagues, là où le buste du peintre Boudin, attentif, à deux pas de la jetée, regarde ce paysage de nuages et d’eau qu’il ne se lassa jamais d’éterniser sur ses toiles.


✽ ✽

Quand elle se vit bien seule en face de la marée basse et de l’extrême couchant, Ludivine se mit à marcher à même les galets de la grève.

Elle tournait le dos à la ville, s’en allait plus loin que le grand phare éteint et plus loin que le vieil hôpital, ancienneté pittoresque, s’en allait vers cette promenade singulière que personne ne fait jamais, où, presque toujours, deux ou trois barques finies achèvent de mourir en face du large.

Là, le sable est incrusté, le sable est farci de méduses rondes, glauques, lumineuses, verreries inquiétantes. La vase qui devient la mer ; les barques de pêche qui ont l’air, à toutes voiles, de glisser sur la vase ; les reflets longs dans la vase désolée ; l’estuaire ; et, devant, la verdure normande qui descend, qui, retenue par une palissade de bois, déborde pourtant jusque sur la grève, jusque sur la vase ; à deux pas, le port, les rues, tout cela hybride, tout cela trouble et lucide, sain et malsain, énergique et mou, positif et halluciné, tout cela, brume vaporeuse et forte saumure, herbages et marécages, ville et campagne, barques mortes et barques vivantes, tout cela forme l’âme, l’âme profonde, rare, insoupçonnée, de ce pays si connu, si méconnu…

Ludivine s’en allait par là sans savoir pourquoi, par animal instinct de trouver la solitude afin d’y cacher la blessure reçue.

Elle portait sur ses joues, vivantes et insupportables, ses deux gifles. Quelle honte ! Quelle honte ! Pourquoi tant de honte ?

Le désir de la vengeance la tenaillait. Elle y mettait la violence ancestrale qui, dans les sagas du Nord, redresse les femmes battues par leurs hommes.

Elle n’était qu’une gamine, et sa paire de claques, certes, elle l’avait méritée ! Qu’était, alors, tout cet honneur rebiffé dans son âme de quatorze ans, dans son âme de petite coureuse de rues, riche de cynisme, et que sa misère et son vagabondage avaient jusqu’ici laissée insouciante et joyeuse ?

Tout en avançant, lèvres mordues, sur la grève nocturne, elle revoyait, avec une exactitude énervante, la belle figure de Le Herpe au-dessus d’une vareuse bien propre. Elle retrouvait la petite odeur sèche, sans soupçon d’alcool, petite odeur de tabac qui venait sans doute de sa grande moustache d’or. Une admiration furieuse lui tordait le cœur. Quelque chose, en elle, avait été, ce soir, écrasé d’un seul coup.

Domptée ?

Ténébreux sentiments, incompréhensible angoisse ! Elle ne tentait aucune analyse. Elle subissait sans comprendre, mais avec une rage si passionnée que, dans l’obscurité, les larmes, nouveauté tragique, lui jaillissaient des yeux, rapides, saccadées et chaudes comme du sang.


✽ ✽

Quand elle rebroussa chemin pour rentrer enfin chez elle, c’est que la nuit tout à fait venue lui fit subitement peur, dans le désert où elle se trouvait, entre l’estuaire et la falaise. La marée qui commençait à remonter faisait entendre au loin ce clapotis inquiétant par quoi l’on reconnaît que l’eau retirée va se remettre à vivre comme une bête, et ramper en s’allongeant rapidement vers la terre. Une lueur était restée du côté des vagues lointaines. Il ne fait jamais tout à fait nuit sur la mer. Et le phare géant du Havre, qui s’allume au moment où le soleil disparaît, lançait ses éclairs réguliers toutes les cinq secondes, comme un immense et lumineux coup d’œil à travers les lieues.

Tout au bout de l’eau, la grande ville rivale scintillait, mille petits astres remuants, tandis que les bouées lumineuses, qui tracent aux bateaux leur dangereux chemin dans ce passage où les bancs de vase changent sans cesse, formaient, de place en place, une morne petite paire d’étoiles, l’une rouge et l’autre verte.

Noire d’arbres encore touffus, la falaise était sinistre. Des oiseaux de mer crièrent quelque part.

Un vent s’éleva, qui dut chasser devant lui des nuages plus noirs que la nuit. Une sombre violence naissait des éléments obscurs.

Ludivine, trébuchante, s’étonnait d’être allée si loin. Elle essayait de se dépêcher, se sentant perdue au milieu de la nature mauvaise. Petit gibier de ville, elle avait hâte de retrouver le port, les maisons, et son malheureux logis, qui, tout de même, était sa place sur cette terre.

Quand elle vit réapparaître les feux de jetée, elle se sentit déjà rassurée. Et des songes, un instant abolis, recommencèrent à tournoyer dans sa tête.

Elle retrouva bientôt le boulevard marin, et regagna sa rue, dont les dernières maisons s’appellent, on ne sait pourquoi, « le maudit bout ». Les volets de la maison Le Herpe, à demi fermés, laissaient filtrer de la lumière. Elle détourna la tête en passant.

— Ah ! te v’là tout d’même !… dit sa mère, comme elle entrait. On a cru que tu r’viendrais pas souper !

Les deux petits frères achevaient de manger quelque croûte accompagnée d’une boulette de charcuterie. Désormais, c’était à peine si la femme Bucaille mettait la table. L’homme était saoul, et assis sur le banc de bois qui boite dans un coin de la sordide pièce. La lampe mal mouchée empuantissait l’atmosphère déjà chargée.

— Alors, dit la grêlée en se croisant les bras, tu t’es fait flanquer des apostrophes par le gas Le Herpe ? Est du propre !

Les petits frères avaient raconté. Ludivine bondit :

— Est pas vrai !… fit-elle en contenant son exaltation, et d’un air de souverain mépris.

Elle haussait les épaules en s’asseyant devant la pitance restée là pour elle.

— Effrontée mateuse ! crièrent les deux petites voix des garçons. Un aller et retour qu’y t’a donné ! Y en a d’autres que nous pour le dire, que t’as reçu deux bons pétards !

— Dis si c’est vrai !… glapit Bucaille en se levant. Parce que, si l’mauvais Le Herpe a battu ma fille, moi je lui ferai s’n’affaire, et pas plus tard que demain !

Il titubait ; mais son ivresse avait quelque chose de dangereux qui sentait le mauvais coup, presque le crime.

— Est pas vrai !… rugit pour la seconde fois Ludivine.

Et sa propre véhémence la surprit, car il y avait, cette fois, autre chose que de l’orgueil dans son mensonge. Quoi ? Quelle épouvante spontanée ?

N’était-elle pas bien aise d’avoir un père pour la venger de celui qui l’avait souffletée ?

Une seconde colère la prit d’avoir eu ce mouvement inexplicable. Il lui sembla que la place des claques la brûlait de nouveau.

— Le Herpe était saoul ! dit-elle méchamment. Ce n’est qu’une vieille gadoue comme les autres. Mais pour dire qu’il m’a battue, ça, non !

— Est plus fort, cha !… hurlèrent les galopins. On l’fera raconter demain par tous les gas !

Et le tapage qui s’ensuivit, les « oh ! » et les « ah ! » suraigus, les « héla ! » chantés sur tous les tons, se terminèrent par une volée de taloches, données aux garçons par la mère assourdie.

Un quart d’heure plus tard, enfoncée dans les paillasses, toute la famille, distribuée dans les trois pièces du logis, dormait ; sauf Ludivine, pourtant.

Elle se tournait sur le côté droit. Le drap crasseux suivait ses mouvements, se collait à elle, alourdi par la couverture d’écurie sous laquelle elle grelottait de fièvre.

Sa tête en proie aux inventions cherchait, en même temps, une place où reposer. Non. — Il valait mieux le côté gauche.

Qu’est-ce qu’elle allait pouvoir faire pour se venger de Le Herpe ?

Insomnie impuissante, imagination à bout de fantasmagories !

Dehors, la marée montante, proche rumeur de l’espace, avait l’air de gronder jusque dans la ville. Une tempête nocturne, une colère qui déferlait, venue du bout du monde. Recroquevillée, cachée dans son trou, Ludivine, toute petite chose, avait l’impression que c’était sa colère à elle, premier grand sentiment qu’elle eût jamais éprouvé, que c’était son grief qui remplissait la nuit.

Elle entendit son père se relever, bougonner contre le temps qui l’empêchait, comme tous les autres pêcheurs du port, de sortir pour le travail de nuit. Elle entendit sa mère répondre quelque chose ; elle écouta pendant un moment encore la clameur sauvage de l’estuaire ; puis enfin, comme une petite fille de quatorze ans qu’elle était, elle finit, imitant les autres, par s’endormir, le nez dans sa misère.