L’Ex-voto/02

La bibliothèque libre.
Aux Éditions de l’Estampe (p. 21-40).
◄  i
iii  ►

II

— Les barques ont pas sorti, c’te nuit !

Commères, dans les rues, de répéter cela, qui équivaut à : « Il y a eu une tempête épouvantable. »

Ludivine, glissée hors de chez elle dès le réveil, courait déjà la ville.

Des flaques d’eau, les ardoises encore ruisselantes des toits et revêtements, la grève bousculée au loin, changée de forme, avec des apports inattendus de cailloux et d’algues, on ne sait quoi de ravagé comme un visage qui a pleuré toute la nuit, donnait au port son aspect pathétique des lendemains de tourmente. Un reste d’agitation faisait sombre l’horizon ; et les nuages fuyaient bas, au-dessus de l’eau reculée et baveuse.

— On n’sait point si l’bateau du Havre passera !

C’était dit du ton qui annonce les événements importants, un ton qui est très particulier au populaire de Honfleur, toujours en quête de quelque chose à propager, à commenter, à broder.

Faire un sort à tout, c’est le propre de la langue honfleuraise, mauvaise langue, moqueuse langue, mais vivante, vivante, et qui ne laisse rien tomber dans l’indifférence.

Ce n’est pas, non, l’exagération du Midi. Il ne s’agit pas de faire de l’effet. Il s’agit que ce soit plus beau ou plus corsé, C’est, en somme, un besoin de composition, un embryon de littérature. Je crois que toute la Normandie a cette tendance, ce qui explique qu’elle ait tant donné aux Lettres françaises.

Ludivine, le nez au vent, habituée, écoutait potiner, puis continuait à flâner le long du trottoir, allant n’importe où pourvu qu’elle respirât la ville, coutume invétérée.

Comme tous les habitants (du moins ceux du peuple), elle était, sans le savoir, curieuse, attentive par instinct à toutes les manifestations de cette humble cité du bout du monde, pleine d’une si singulière animation, au regard des autres trous de province qui moisissent désespérément autour de leur clocher.

J’y mets sans doute quelque merveilleux, à cause des souvenirs d’enfance, ce conte bleu. Cependant, toutes les sensibilités venues d’ailleurs ont senti comme moi ce que ma ville avait d’infiniment personnel, se sont étonnées de l’intensité de sa petite existence. Et sans toujours savoir pourquoi, ses habitants l’aiment d’un amour que je n’ai constaté nulle part aussi fort. On dirait que chacun d’eux, quelle que soit sa classe, porte dans l’âme la même marque que celle qu’on lit sur les voiles des barques : H. O. (Honfleur).

Causes de fermentation : le port, ouverture sur le large, lézarde par où pénètrent les hasards de la mer, le port, pêche et commerce, odeurs et puanteurs, éternel relent de voyages anciens aux îles, papillonnement des barques, entrées et sorties des vapeurs anglais et norvégiens, allées et venues du petit bateau du Havre. En face de cette vie de l’eau, l’autre vie, celle de la terre. Voici le déferlement de la campagne : le marché, qui, dans les carrioles du bon vieux temps, amène chaque samedi le monde des fermes, les paysans réticents, ironiques et rusés, toute une aristocratie rurale ; et voici les pèlerinages de mai montant à Notre-Dame-de-Grâce, Normandie plus profonde encore, paysannerie venue de loin et restée presque féodale, processions en liberté dans la ville, cérémonial riche de siècles. La Fête-Dieu règne et se prolonge. Les draps piqués de roses, l’encens et le latin dans les rues, l’envol des pétales entourent le dais de velours rouge qui promène le moyen âge entre les boutiques modernes, aux sons des cloches à la volée qui font trembler la ville. Ensuite, succédant à toutes les couleurs locales, c’est la voiture de Trouville qui, pendant la « saison », déverse ses horzains, les autos de la grande semaine qui jettent par à-coups des échantillons de toutes les extravagances du Paris le plus snob et le plus rastaquouère à même ces maisons à pignons et pavages bossués sur lesquels, chaque soir, tombe à grands coups le couvre-feu des ancêtres.

Outre tout cela, plus étroitement, plus localement, la différence des classes met des couleurs contrastées sur un même canevas ; ici, les castes sont restées évidentes comme si la Révolution Française n’avait pas eu lieu,

Deux sphères dans cette si petite ville : Sainte-Catherine, commerce et pêche ; Saint-Léonard, hobereaux et notables. On dit, Pour marquer que telle cérémonie fut distinguée : « Tout Saint-Léonard y était. » Saint-Léonard, c’est le faubourg Saint-Germain de Honfleur, et un faubourg Saint-Germain près duquel le vrai n’est qu’abâtardissement. En bas grondent les scieries et leur monde ouvrier, insolent, rêvant du drapeau rouge, entre les amas de planches du Nord (ville en bois qui sent le joujou de Nuremberg), révant d’égalité sous des patrons dominateurs comme les hauts barons de jadis. Ne parlons pas de la classe moyenne, honnête, rechignée et monotone comme partout, fonds commun de la France et même de l’Europe. Laissons de côté les originaux du cru, étranges marchandes de poisson, curieux mendiants, et le reste. Tant de groupements contradictoires amassés dans si peu de place forment une population qui ne peut pas ne pas ressembler au paysage nombreux qui l’enferme, qui ne peut pas ne pas être ce qu’elle est : à la fois arriérée et curieuse de tout, nonchalante et nerveuse, spirituelle et butée, impertinente et maniaque, frondeuse et traditionaliste.

Comme Ludivine s’engageait, en même temps qu’un grand coup de vent, dans la rue qui quitte la place Sainte-Catherine pour aller vers la côte de Grâce, elle rencontra la moitié de sa horde, en quête d’aventures.

Garçons et filles, sans avoir l’air de se souvenir des événements de la veille, l’interrogèrent joyeusement :

— Où qu’on va, c’matin ?

Elle répondit, comme si elle n’avait pensé qu’à cela depuis son lever :

— À la Croix-Rouge, chercher des marrons.

Ils bifurquèrent donc pour trouver l’autre côte, plus raide et plus courte, qui va tout droit au grand plateau champêtre, pleine campagne où deux rangs de marronniers d’Inde sont, pour les enfants surexcités de Honfleur, un but de conquête. Là, les pierres et les bâtons attaquent les riches branches, pour en faire tomber ces marrons vernissés qui ressemblent à des joujoux tout neufs.

Au milieu de la côte qu’on appelle, dans le langage local, la charrière, le reste de la bande rejoignit, dont les deux frères de Ludivine.

Ceux-là non plus n’avaient pas l’air de se souvenir. Au fond, tous avaient peur de leur grande camarade et subissaient en même temps le charme de son autorité.

Des branches cassées par les rafales nocturnes jonchaient la route mouillée. Les arbres jaunes s’égouttaient. Les enfants allaient selon le rythme de leur âge, qui ressemble à celui des jeunes chiens, c’est-à-dire qu’ils faisaient trois fois le chemin. Sauter à cloche-pied, monter et redescendre le talus, courir en avant puis revenir sur ses pas, C’est là l’unique façon agréable de se promener, quand on n’est pas encore adulte.

Des petites disputes, des petits rires, des petits jeux agrémentaient la route. Et, à mesure que le groupe sautillant avançait dans la côte, la ville, en bas, se découvrait violette et bleue dans son creux, entre ses deux collines, au bord de son estuaire changeant, ville roulée dans la saumure, et qui sent le saur comme l’intérieur d’une caque.

Simple et foncé, le clocher de Sainte-Catherine, clair et compliqué celui de Saint-Léonard… Mais ce n’était pas ce que les enfants regardaient.

Il est rare que l’enfance soit préoccupée par les grands horizons. Sa petite taille la rapproche des détails de la terre, qui la retiennent et l’absorbent sans qu’elle songe à lever les yeux. Une feuille qui bouge, une ombelle qui se dresse, une noisette qui s’offre, voilà qui fait état pour elle et captive son attention.

— Venez-vous-en avec moi dans la fourrée ! criait un petit grimpé plus haut que les autres. J’entends un oiseau qui pipe dans l’parage où que j’suis ! On va l’affûter !

— Oui… répondaient les voix chantantes. C’est un rouge-gorge, ou bien une ’tite poule du bon Dieu !

Et un peu plus loin :

— Hélà !… On va être piqué par les mouches à miel !… Y en a toute une société dans l’creux d’l’arbre !…

Une bataille eut lieu pour la possession d’un de ces grands insectes noirs dits cerfs-volants.

— Il est beau !… déclarait la marmaille. Il a des glaces sous le ventre, on peut se mirer dedans !

Une fois arrivés au plateau, tandis que l’assaut des marronniers battait son plein, Ludivine, hypocritement, s’esquiva.

Depuis qu’ils s’étaient mis en route tous ensemble, elle n’avait cessé de bougonner, de gronder, de tirer des cheveux, de bourrer des côtes. Sa mauvaise humeur s’exhalait comme elle pouvait, aux dépens de sa suite ainsi malmenée. C’est là une des formes que prend volontiers le tsarisme enfantin. Et maintenant qu’ils étaient tous bien occupés, elle les quittait sans prévenir. Elle avait assez de leur présence. Un besoin péremptoire d’être seule la tourmentait.

En se dissimulant, elle longea les haies, derrière la petite croix de fer montée sur un poteau de bois peint en rouge qui donne son nom à ce carrefour, et se trouva sur l’une des quatre routes qui, de là, partent chacune dans une direction différente. C’était celle qui mène à la chapelle de Grâce.

Délivrée du bruit et des gestes, elle goûta tout à coup le grand silence automnal de la campagne où ne s’entendait que le vent dans les arbres. Et, baissant la tête, elle se mit à marcher tout droit devant elle, sagement, comme une grande personne.

Pas encore habituée à l’idée de ces deux claques reçues la veille. Révoltée, cabrée, vindicative. La nuit a passé là-dessus, pourtant, et personne ne parle plus de rien. Qu’est-ce qui parle, alors ? Le silence. Le silence de l’âme humaine, toute seule avec le vent d’automne.

Quatorze ans. Ulcérée, pourtant, comme une petite femme. Un autre que ce Le Herpe l’aurait frappée, quel bond immédiat pour lui sauter à la figure ! Mais celui-là, ce grand marin-là, si grave, si digne, avec sa belle vareuse propre, sa grande moustache claire, ses larges yeux hautains… Avoir fait la connaissance de ce visage impressionnant juste en même temps que la connaissance de l’insulte.

En passant devant la chapelle, elle eut envie d’y pénétrer un instant. Elle ne savait pas bien ce qui la torturait. Mais un besoin inconnu de recueillement, de protection suprême, lui venait.

Énigmatique pour elle-même, elle finit par ne pas entrer. Elle était du monde de la nouvelle marine, où l’indifférence religieuse a, presque chez tous, remplacé la dévotion des aînés. Pourtant elle avait fait sa première communion, comme cela se doit ; et elle savait, si ses souvenirs étaient exacts, la chapelle pleine de témoignages qui venaient de sa caste, plaques de marbre, petits bateaux suspendus, bouteilles-fées remplies par un minuscule trois-mâts gréé comme les vrais, tous cadeaux offerts par les rescapés des longs-courriers revenant de Terre-Neuve, et même par les simples pêcheurs de cette baie de Seine qu’on a nommée tragiquement « le cimetière des navires ».

Un coup d’œil sur la porte… Non ! Elle s’engagea dans la descente qui la remettrait tout à l’heure en ville. Quelques passants rencontrés, qu’insolemment elle dévisagea, une ou deux voitures qui montaient lentement lui rendirent l’atmosphère quotidienne, l’arrachèrent au merveilleux un instant effleuré.

Et les rues bleues revirent leur petite fille aux yeux couleur de vide, avec sa frange pâle descendue bas sur le front, leur loqueteuse petite sirène qui ne savait rien de sa beauté singulière, et qui, les poings aux hanches, parlait déjà si couramment, si vertement la langue imagée des poissardes.

En entrant dans la première des trois pièces qui formaient le logis natal, au rez-de-chaussée de la maison ardoisée et pittoresque occupée par plusieurs familles, elle trouva sa mère qui pleurait, tout en s’activant autour du petit fourneau.

Voir sa mère pleurer ne l’étonnait ni ne l’émouvait, parce que la chose arrivait trop souvent. C’étaient des peines toujours les mêmes, et sans aucun mystère. Du reste, dès qu’elle vit entrer sa fille, la grêlée éclata :

— Avoir des éfants comme j’en ai, s’exclama-t-elle en se mouchant, est point juste, non ! Tu me donnerais la main au lieu de toujours couri, toi qu’es déjà grande, j’aurais un peu moins de mâ là n’dans, que déjà ta vieuille crabe de père fait le cinq et l’quatre dans les cafés, au lieu d’rapporter l’argent ! Y a d’aucunes filles de t’n’âge qui tiennent le ménage. Mais toi, au lieu de m’aider, tu me nuis !

Cette protestation bien légitime ne fit pas plus d’effet que d’ordinaire, parce que, comme toujours, la mère y mettait de la colère, de sorte que Ludivine n’avait qu’une idée : se défendre.

Or il ne fait pas bon attaquer une Normande, même quand elle n’a que quatorze ans. Ludivine répondit par des grossièretés, et cela n’arrangea rien du tout.

— Ah !… sanglota la femme Bucaille, tu verras plus tard, quand t’auras marié queuque grand fléau de pêqueux comme ton père, et que tes éfants te manqueront comme tu me manques, pour me récompenser de mes peines !

Mais le tableau de cet avenir échappait à la fillette. Les avertissements n’ont jamais servi quand ils ne parlent pas de choses éprouvées déjà. S’il en était autrement, la jeunesse apprendrait, avant de vivre, les expériences de l’âge mûr. Tout allait de plus en plus mal à la maison depuis que Ludivine avait l’âge de penser. Le désordre, les disputes, la misère étaient pour elle l’air respirable. Elle ne pouvait donc rien comprendre à l’amertume du cœur maternel. C’est pourquoi, cruellement, elle se mit à ricaner.

L’arrivée bruyante des deux petits frères vint à propos faire diversion.

— Où qu’t’étais ?… crièrent-ils sans tenir aucun compte du chagrin de leur mère. On t’a cherchée partout !

Ludivine, décidément mal lunée, accueillit ces mots par un obscur flot d’injures. La femme Bucaille s’était retournée, furieuse.

— Et vous ?… Où qu’vous étiez tous l’deux. L’école est-y faite pour les quins ?

Elle saisit le plus grand, Maurice, par l’épaule.

— Veux-tu m’dire (une gifle) où qu’tu t’es passé pour avoir déchiré comme ça ta malheureuse dépouille (une gifle). Moi qu’a resté deux heures dessus (une gifle) à la raccommoder, ces jours ?…

Le jeune Maurice, les bras devant la figure, paraît comme il pouvait. L’autre drôle, Armand, en attendant son tour, était allé philosophiquement ouvrir la porte cassée du buffet de bois blanc, petite bête mal nourrie qui cherche à manger.

Lâchant le premier, la mère pirouetta vers le second.

— Celui-là qui m’vole !.… hurla-t-elle. Non ! Non ! Un bastringue pareil, ça n’peut pas durer, vous m’entendez !

L’assiette de saindoux que tenait déjà le gosse tomba, se cassa.

L’étroite pièce put à peine contenir tous les cris et tous les gestes qui tourbillonnèrent dedans. L’entrée de Bucaille ivre et mauvais compléta la scène.

— Rendoublée feignante !… commença-t-il en donnant un coup de poing sur la table, où qu’est la soupe ?

Il faut que certaines femmes du peuple soient trempées comme l’acier pour résister à tous les assauts que subit leur système nerveux ; et l’on se demande parfois comme elles ne tombent pas sans cesse dans ces crises de nerfs qui ne sont réservées qu’au féminin de la classe aisée.

Regardant son homme des pieds à la tête avec un feint ahurissement :

— Mais qui qu’t’as vu sur ton bateau, c’matin, toi ?… riposta-t-elle ironiquement.

Et ce fut au milieu d’un charivari multiple et compliqué que la famille, enfin, commença son maigre repas.

— Tu me rapporteras de la chandelle, du gros sel et une bobine de fil blanc… Et n’t’amuse pas en route, surtout ; est pressé !

Maurice et Armand étaient à l’école, comme après chaque grand orage intérieur. Il fallait que la pauvre Bucaille fût, comme elle le disait elle-même, « dépassée de furie », pour se montrer enfin énergique.

Ludivine, elle, puisque c’était le jour des grandes décisions, devait désormais seconder sa mère en toute chose,

Après le tumulte de ce déjeuner, la fillette, dans les rues, se sentit légère. Les courses de sa mère, elle les ferait quand cela lui plairait.

Ayant d’abord rencontré quelques éléments de sa horde, elle déclara catégoriquement qu’aujourd’hui l’on ne jouait pas ; et les termes dont elle se servit pour chasser les importuns leur firent comprendre qu’il n’y avait pas à insister.

Libérée, elle rôda premièrement dans le « Dauphin », nom que l’on donne à la principale rue de la ville, celle, montueuse et pavée, où sont les beaux magasins, centre du commerce et des élégances. Là passent les autos de Trouville pendant la saison. Ludivine resta longtemps arrêtée alternativement devant les deux belles pâtisseries, choisissant longuement du regard les gâteaux qu’elle n’achèterait pas. Un couple de horzains attardés dans l’automne, et dont la voiture était arrêtée là, se régalait à l’intérieur de la boutique. Quand ils sortirent, Ludivine s’avança, tendit la main et murmura la phrase rituelle que connaissaient tous ses compagnons :

— Un p’tit sou, s’il vous plaît.

Et comme elle faisait cela, sachant bien que c’était un geste répréhensible, elle fut envahie en éclair par une honte immense, tandis que, sans qu’elle démêlât pourquoi, le beau visage de Le Herpe traversait son souvenir.

Le monsieur et la dame, d’ailleurs, ne l’avaient ni entendue ni même remarquée. Ils causaient entre eux avec animation, tout en remontant dans leur auto. Alors, mécontente d’elle-même et mécontente de ceux-là, Ludivine leur fit la grimace et leur tira la langue.

Ils ne s’en aperçurent même pas. Mais sur le seuil de leur porte, un ou deux boutiquiers et boutiquières, intégrité, sagesse et repos de la ville, levèrent les yeux au ciel pour exprimer leur scandale, ce qui leur valut, de la part de la petite apache, une bordée de vilains mots.

Une rage de mal faire la possédait, la remplissait d’une sorte d’ivresse sombre. Elle se mit à marcher vite comme pour se fuir elle-même, et quitta le Dauphin, retournant du côté du port. La nuit avait déjà l’air de tomber, tant le ciel proche et rapide était foncé. Un vent mouillé courait les rues. Ludivine alla se mêler au mouvement du quai, le long de l’avant-port, en attente du bateau du Havre.

Ce service quotidien, dont les deux ou trois paquebots vont et viennent, semble apporter et remporter des nouvelles d’un bord de l’estuaire à l’autre. Il y a des ballots qu’on charge et décharge, des mouchoirs qui s’agitent pour la bienvenue ou l’adieu ; il y a le sifflet profond de l’arrivée et du départ, la manœuvre lente dans le bassin étroit, avec le tapage et tous les embarras que font, dans l’eau glauque, les grandes roues démodées qui n’ont pas changé depuis l’invention de la vapeur.

Un vaste remous se propage, fait danser les barques amarrées entre les jetées, tandis que la petite foule amassée le long des parapets s’agite, respirant à pleins poumons, sans même s’en rendre compte, la grisante atmosphère des voyages.

Quand elle eut pris son saoul du vieux spectacle fascinant, Ludivine s’éloigna, passa les ponts tournants, rôda, dans le crépuscule commençant, entre les amas de charbon, parmi le désordre plein de vie où des silhouettes de bateaux, des mâts, des grues, dans la fumée mêlée au ciel gris, se dressent, barrées par le bleu des côtes lointaines. C’est par là que va commencer la ville en bois que font les amas de planches importées du Nord. Ailleurs, c’est le chantier où l’on construit les barques, c’est un quai plus désert où des bouées ramenées du large sont échouées comme des bateaux ; ce sont deux ou trois vieilles ancres immenses, pêchées en mer, qui se rouillent doucement, couvertes de coquilles et d’algues, racontant tout ce qu’elles ont vu par le fond. Ludivine alla aussi du côté de la poissonnerie, où des commères extraordinaires jacassent et se disputent avec les marins qu’elles battent au besoin.

L’une d’elles, comme la fillette passait, invectivait contre les hommes en ces termes :

— On en a pour huit jours de tempête, que vous dites, grands fléaux ? La tête m’en pète d’entendre des mentes pareilles ! Vous connaissez pourtant comme moi le travail du vent ! Quand il aura fait sa fougue au nord, il ne fera plus rien, et avant deux jours, le beau temps brillera !

Ce ne fut qu’en voyant s’allumer les phares, que, plongée depuis presque deux heures dans sa flânerie et sa morosité, l’enfant retrouva quelque sentiment des réalités immédiates. Et, tout en reprenant sa route vers le centre de la ville pour y faire enfin les courses de sa mère, elle haussa les épaules toute seule, en songeant qu’elle serait encore grondée. Que lui importait ? Son anarchie intérieure lui mettait un mauvais sourire sur la bouche. Elle ne savait pas qu’elle était une petite fille complètement démoralisée.

Quand elle pénétra chez elle, apportant ses petites commissions avec un visage d’insurgée, Ludivine comprit tout de suite qu’il ne lui arriverait rien à cause de son retard : son père et sa mère debout, les yeux dans les yeux comme deux coqs, se disputaient.

Les deux petits frères, assis, les écoutaient. Ludivine resta sur le seuil, prenant le vent.

— Tu ne me diras pas, s’emportait la femme Bucaille, que tu ne bois pas la part du bateau, vieuille digue, puisque ton matelot est venu à la soirante pour te trouver, que M. Hochepoule, voilier, y a dit qu’il n’avait pas de toile pour ta triquette, que tu y devais trop et qu’il ne voulait plus te faire crédit ! Alors, si te v’la en mer avec une triquette déchirée, comment veux-tu rapporter de la crevette ? Est honteux, cha ! Que ton matelot y m’a fait confidence que ton chalut est pourri et que ton bateau n’a pas repeint en temps ! Je t’l’ai dit, on n’pourra plus bientôt manger sa bouchée, rapport à ta boisson !

Un rire de colère secouait Bucaille. Ses cheveux secs et pâles comme du vieux varech formaient une touffe au-dessus de sa figure tachée de rousseur, où les yeux trop clairs, qu’il avait donnés à toute sa famille de blonds, avaient déjà la dangereuse fixité de l’alcoolisme.

Restreint dans sa vareuse malpropre, grand, les jambes dans des gros bas de laine, les pieds dans des sabots, prêt pour la mer, il répandait tout autour de lui, comme un parfum naturel, sa mauvaise odeur de cabaret. Le dialogue continua, de plus en plus criard :

— Mon matelot ?.… Je veux pus de lui, t’entends ? Je vais le chasser ! On a eu des mots. Est pour cha qu’y vient te conter des bêtises grosses comme des maisons. D’abord, y part pour son service, et j’le remplacerai pas. J’ai pas besoin d’personne pour toucher le tiers du pesson à la criée. J’veux les trois parts pour moi !

— Tu veux les trois parts pour les boire, mauvaise crabe ! Me crois-tu assez bête pour pas découvrir la racine ? Et d’abord t’as des raisons de Napolitain qu’tu es ! Comment veux-tu conduire ta barque sans matelot ? Est déjà bien assez qu’tu la répares pas, et qu’elle s’en aille en démence !

— Et pour qui qu’j'aurais un matelot, vieuille tortue, quand qu’y a ici Maurice qui n’fait rien ?

— Maurice ?… Comme t’es-t-insensé ! Maurice qu’a à peine neuf ans, y remplacerait un novice ? Tu n’prétends pas nous ruiner notre garçon, dis ?… Maurice ? Un p’tit baizot comme lui pour prendre la mer avec toi ? J’en reste jugée !

— Y a des gosses qui sont mousses à s’n’âge. Y n’s’ra ni l’premier ni l’dernier !

— Où qu’t’en as vu, vieux piant, des éfants fichus comme lui, qui n’tient pas debout, où qu’t’en as vu qui faisaient l’service d’un matelot avant même d’avoir pris l’âge d’être mousse ? Attends au moins qu’il ait ses treize ans pour y faire courir le flot, c’méchant gamin ! Et d’abord y n’a pas fini s’n’école !

— Ah ! tais-toi !… J’vais être trop ri, tout à l’heure ! S’n’école ? Y n’y va brin, à s’n’école ! Elle est à la Croix-Rouge ou dans l’Dauphin, ou sous la jetée, s’n’école !

— Est des mentes ! Il y était aujourd’hui !

— Y était-y hier ? Faut pas m’faire prendre du poil de quin pour d’la soie, tu sais ben ?

— Ce que j’te f’rai prendre, est d’la police correctionnelle ! T’as pas l’droit d’l’embarquer avant treize ans. Je t’quitterai pas faire cha ! Est déjà assez qu’notre aîné soit trépassé !

Bucaille venait de reculer comme pour prendre son élan, d’un geste tel que les deux petits garçons se levèrent et que Ludivine fit un pas.

— La police correctionnelle, que t’as dit ?… bégaya-t-il. Répète ça, un peu, et tu vas voir si j’t’entame !

— J’me tairai point !… cria la mère au comble de la rage. Tant que je serai là, tu m’prendras pas mon p’tit gas !

— Je l’prendrai pas ?

— Non !

— Tiens !… attrape toujours ça, vieuille bouée, en attendant !

Ce fut positivement comme à Guignol. Guignol tragique ! Un coup de poing en pleine figure fit tomber la pauvre Bucaille comme une marionnette. Les cris d’horreur des trois enfants, le tumulte des meubles bousculés par les bonds des deux garçons qui cherchaient à se sauver, par l’élan de la fille vers sa mère, tout cela servit le marin ivre, qui put sortir et disparaître sans encombre.

Relevée, assise, tamponnée par Ludivine, la grêlée rouvrit les yeux. Une formidable ecchymose sur la pommette, tout à côté de l’œil, enflait déjà, pareille à une prune bleue.

Le mouchoir à la joue, tremblante, elle regardait devant elle. Les trois enfants ne disaient rien. Ils n’avaient pas un mouvement vers leur mère massacrée, pas un baiser pour la réconforter.

Elle n’eut même pas l’air de le remarquer. Avec la faconde populaire qui console le pauvre monde, elle se mit à parler tout en pleurant. Elle racontait sa misère. Elle parlait peut-être pour ses enfants, mais plutôt pour elle-même. Et c’était une vieille histoire que les petits connaissaient si bien qu’ils n’avaient même pas envie de l’écouter.

Au bout d’un moment elle se leva, par vague instinct de reprendre son travail, n’étant pas d’une caste dorlotée.

— Tiens ! dit-elle à sa fille à travers ses sanglots, ouvre donc le buffet et sors la tourte de pain. J’vous f’rai pas d’soupe aujourd’hui ; mais tu trouveras du fromage sur la planche du bas ; et puis il y a un restant de…

Elle s’interrompit :

— Vous allez voir qu’y n’va pas rentrer pour souper ! Il est bien trop heureux d’l’occasion ! Y va aller manger et boire en ville comme un superbe !

Et ses propos continuèrent, tandis qu’elle disposait les assiettes sur la table, en pleurant dedans.

Tout à coup ce fut au petit Maurice qu’elle s’en prit. Elle n’avait pas su s’attendrir sur elle-même ; elle ne sut pas non plus ne pas retrouver le rythme de son éternelle colère maternelle.

— Tu vois, toi ?… Si t'y allais quand j’te l’dis, à l’école, vilain modèle, ton père aurait pas les idées qu’il a ! Est malheureux d’avoir des éfants exécrables comme j’en ai !

Sournois, les garçons la regardaient, tandis qu’elle continuait sa rengaine. C’était pour défendre le plus grand qu’elle venait d’attraper sous l’œil cette monstrueuse prune bleue. Mais ils n’avaient pas pitié d’elle. La frayeur passée, ils cherchaient clandestinement à s’approprier tout ce qu’ils pouvaient du repas insuffisant ; et les signes qu’ils se faisaient, tandis que leur mère continuait ses gémissements, les remplissait d’une envie de rire qui leur faisait mal aux joues.

Ludivine se leva tout à coup.

— Ai plus faim !… dit-elle. J’vas finir mon croûton dehors.

Elle se sentait l’âme comme emprisonnée dans de la glace.

Cette froideur dénaturée pour la misère des siens lui faisait mal. Épouvantablement, elle avait envie de siffloter. Elle se dirigea vers la porte en se dandinant.

— Et c’te-là !… se récria la femme Bucaille avec une recrudescence d’exaltation, c’te-là qui n’pense qu’à couri, à s’n’âge, qu’il y arrivera malheur à queuque jour !

La petite, en haussant les épaules, sortit sans se retourner.


✽ ✽

Elle longeait dans la nuit les maisons du boulevard désert, leurs petits jardins grands comme un mouchoir, qui contiennent tant de choses.

Une lueur venue des vagues, des réverbères, dansait au vent.

Dans les petits jardins, il y a des massifs de poupée entourés de coquillages ; il y a une ancre rouillée accotée au figuier, des avirons dans les branches, une brouette pleine de filets usagés, trois pots à fleurs jetés là. Il y a une vieille poterie vernie posée sur un banc séculaire, devant une porte qui ne s’ouvrira jamais plus. Il y a de la mauvaise herbe haute. Il y a une salle qu’on voit et qui est pleine de voiles et de rames, basse, noire — un intérieur de barque.

Ludivine avait des yeux habitués qui ne cherchaient pas ces choses pleines de rêves. Ce qu’elle cherchait, elle ne se l’avouait pas à elle-même. Elle essayait de croire que seul le hasard la menait.

Quand elle fut devant la maison Le Herpe, elle vit que, ce soir encore, les volets n’étaient pas tout à fait fermés.

En s’accrochant à l’humble grille, elle put apercevoir la famille à table. Le calme et la propreté de cet intérieur où les gestes étaient lents et la lumière égale lui serra le cœur. Elle eut envie, mystérieusement, de ce bien-être, de cette honorabilité. Le profil de Le Herpe, un instant apparu, la bouleversa.

Elle mordit avec rage son croûton de pauvre. Il y eut un arrêt d’un instant pour sa petite âme qui courait à l’abime. Avant un an, elle serait une fille à matelots, comme bien d’autres gamines du port. Un grand cri naissait de tout son être : « Être l’enfant de cet homme-là ! Faire partie de cet intérieur-là !… »

Un frisson de colère la parcourut : « Y m’a battue ! »

Une seconde encore, elle regarda le beau profil du marin qui, tout en parlant aux siens, souriait ; puis elle lâcha les barreaux, sauta sur ses pieds. Et, dans la nuit pluvieuse et mauvaise, tendant le poing vers le marin, sombrement, de toute sa haine d’enfant perdue, elle lui souhaita la mort.

Aux sons rythmés et graves du couvre-feu sonnant au clocher de Sainte-Catherine, elle était rentrée vite chez elle, comme pressée de retrouver sa misère. Maintenant, couchée, elle dormait. Et son sommeil, qui était resté enfant, l’enfonçait toujours plus dans le bon néant qui repose de la vie.

Quelle heure était-il quand elle se réveilla ? Un tapage qui, d’abord, s’était mêlé à ses rêves, la tira enfin de l’autre monde pour la rendre brutalement à celui-ci. Encore tout engourdie, elle comprit à demi que son père, qu’on n’avait pas revu dans la soirée, venait seulement de rentrer, et qu’il recommençait les scènes.

Avec la mauvaise humeur de ceux qu’on arrache au bien-être nocturne :

— Y va pas nous fiche la paix ?… pensa-t-elle.

Les petits frères, à deux dans le même lit, à côté d’elle, continuaient à dormir. Elle essaya de faire comme eux. Les histoires des parents se passent dans un domaine qui n’intéresse pas les enfants. Cependant un cri de sa mère la dressa sur son lit. Encore frappée ?

Dans le silence de la nuit et dans ses ténèbres, C’était plus sinistre que dans le jour. Le cœur de la petite battait, révolutionné. Elle écouta les paroles, explication de ces violences.

— Donne-moi mon ciré et mon suroit !… répétait toujours Bucaille. J’veux y aller, que j’te dis !

Sa voix pâteuse ne révélait que trop qu’il était parvenu au dernier degré de l’ivresse. Celle de sa femme, pleine de pleurs, ripostait :

— Tu les auras pas ! J’les ai cachés ! Tu n’peux pas t’embarquer de nuit sans matelot ! T’es perdu saoul ! Avec le temps qu’y fait, tu s’rais néyé avant d’avoir doublé la jetée… Non ! Ne m’bats pas ! J’peux plus en prendre… Oh ! lâche !…

Le coup sourd qu’elle entendit fit que Ludivine claqua des dents. « Y la tuera queuque jour !… » se dit-elle avec épouvante.

Le sanglot de sa mère la fit tressaillir. Les coups étaient, en somme, une nouveauté dans la maison. Pour la première fois, la petite fille avait conscience du martyre maternel. Son cœur dur céda subitement. Ce fut une pitié combative, et qui la cabra contre son père.

— Maman ?… appela-t-elle,

Dans la pièce à côté :

— T’entends ?… Tu réveilles les éfants ! T’as pas honte ?…

— Donne-moi mon ciré, que j’te dis ! Donne-moi mon suroit. J’ai pas besoin d’matelot ! Mon matelot je…

Le flot des ordures se mêlait au piétinement lourd, au bruit de quelque chaise molestée.

— Ah ! mais ! J’me défendrai, à c’t’heure, tu sais ben !…

Ludivine retint un cri de peur. Il y avait une lutte à côté. Le fracas d’un corps qui tombe la précipita hors de son lit. Mais, sur le seuil, elle s’arrêta.

— C’est ça, grondait la femme Bucaille. Dors… vieux mal-va ! Dors par terre, comme un quin !

L’enfant avait poussé la porte. À la lueur d’une chandelle posée sur la table, elle vit son père, roulé au pied du lit, assommé par l’alcool, ivre-mort. Sa mère ébouriffée, hagarde, le regardait.

En voyant paraître sa fille en chemise et grelottante, elle fit un geste éloquent et comme théâtral :

— Tiens !… Regarde ça !… C’est ton père !

Un bondissement soulevait la fillette. La sentimentalité ne lui était guère possible ; mais l’élan de son cœur se traduisait autrement. Spontanée, énergique et bourrue comme une femelle du port, elle sentit qu’elle devait se dresser à côté de sa mère trop faible, pour faire le coup de poing comme un petit gas qui bat déjà son père.

Elle ouvrit la bouche pour crier quelque chose. Tout son être protestait : « Je suis là ! Tu peux compter sur moi, car nous serons deux, à présent ! »

Mais la femme Bucaille, toujours seule avec ses malheurs, pouvait-elle deviner ce qui s’apprêtait à foncer sur elle, comprendre qu’une alliée venait de lui naître, cette nuit, en la personne de sa mauvaise fille, pour la défendre et la consoler à sa manière ?

Reprenant mécaniquement le ton de la criaillerie quotidienne, elle dit, accoutumée, fatale :

— Vas-tu aller t’coucher, maintenant, toi, vadrouille à picoteux, propre à rien, gothon !

Et regagnant en quatre pas son lit, Ludivine, transie, y enfonça son corps gelé, son âme rabrouée.

Un parfait silence succédait au drame. Les petits frères dormaient toujours. La mère, dans l’autre pièce, ne tarda pas à ronfler, de concert avec son homme resté sur le carreau. Pourquoi Ludivine ne se rendormait-elle pas aussi ?

Il lui sembla qu’une tempête immense se déchaînait dehors, sur la terre et sur la mer. Elle sortit encore une fois sa tête du piètre nid pour écouter. Le vent, engouffré dans les trous du logis, sifflait, tirait des coups de canon dans la cheminée. Puis, des paquets d’eau s’abattirent sur les vitres.

— V’là l’grain ! songea-t-elle.

La tempête, cette vieille habitude, ne lui faisait pas peur. Elle connaissait bien les violences de l’équinoxe. Un jour, elle s’accoutumerait également aux violences de ses père et mère, voilà tout. Elle écouta longtemps, songeuse.

— Encore heureux, conclut-elle avec un très léger frisson, qu’y n’soit pas sans matelot parmi !

Ce fut là-dessus qu’au bruit de la rafale, réchauffée enfin, elle se rendormit, roulée en boule, comme un simple petit oiseau de mer.