L’Ex-voto/04

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Aux Éditions de l’Estampe (p. 57-70).
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IV

Les deux Le Herpe n’attendirent pas six mois pour rentrer au port. Dix jours après le naufrage, un matin, la poissonnerie s’agita. On disait sans trop y croire que deux chalutiers, dont on citait les numéros, avaient, au petit jour, ramené les corps à la traîne.

Ceci signifie qu’amarrés à l’arrière, chacun au bout d’un long cordage, ils avaient suivi dans le sillage, à la manière de ces boîtes trouées, dites « réserveux », où l’on rapporte la crevette.

Ainsi le père et le fils, entre les jetées, revinrent-ils l’un derrière l’autre comme deux réserveux.

Les naufrages sont si fréquents à Honfleur que de tels retours n’y frappent guère. La ville est habituée aux drames du large. Aussi la nouvelle ne dépassa-t-elle pas la zone des pêcheurs.

Discrètement enfermés à la morgue, les deux noyés, reconnus par la femme Le Herpe et son fils, qu’on était allé prévenir, partirent de là plus discrètement encore dans leurs cercueils, cachés au fond d’un fourgon qui les porta jusqu’à leur domicile. Et quand on les eut ainsi rendus à la mort officielle, l’annonce de leur retour courut ouvertement.

Les bavardages consternés des commères qui, depuis dix jours, avaient eu le temps de s’éteindre, reprirent un nouvel essor. L’organisation de l’enterrement suscita des allées et venues.

Mme  Le Herpe mit sans doute toutes les économies du ménage dans la chapelle ardente, les couronnes de perles et les quelques fleurs que tout le quartier admira. On aurait dit que la malheureuse veuve et mère, retrouvant enfin les corps de ses deux hommes, ne savait quels soins et quels empressements inventer pour eux, pendant les quelques heures qu’ils passaient encore au logis.

Une unique cloche sonna leur messe, car ils n’étaient pas riches ; mais toute la marine du port marcha derrière eux, car ils étaient hautement estimés, modèles pour les autres pêcheurs.

Marche chaloupée, visages émus, ils étaient là, les jeunes et les vieux, les sérieux et les blagueurs, physionomies ordinaires et types inattendus, le vieux loup de mer tout rasé qui porte, sur une tignasse frisée et blanche, un si étrange bonnet de laine tricotée, cet autre aux yeux de jade qui secoue fièrement ses grandes boucles d’oreille d’or, ce gros en jersey collant, ce maigre à lunettes, ce petit boiteux, tous les surnoms des quais et toutes les barques des bassins représentés, et la femme portefaix qui bat les hommes, et les jeunes femmes matelots qui pêchent en culottes, et les poissardes hardies, tous recueillis et distants derrière la veuve enceinte et son fils si jeune, dont le passage suscitait tout de même l’émotion de la ville.

Quand les deux bières descendirent l’une après l’autre dans leurs fosses parallèles, un frisson courut la petite assistance maritime.

On les rendait donc à la terre opaque et restreinte, ces deux-là qui, pendant dix jours, avaient eu tout l’estuaire pour tombeau ! Même pour qui passa sa vie entre des planches, quelle étroite barque qu’un cercueil !

À demi évanouie, la femme Le Herpe, suivie par son Delphin qui claquait des dents, fut entraînée sous le porche de sortie, pour y recevoir, selon l’usage, les salutations.

Les poignées de mains, les hochements de tête, les regards angoissés, les bonnes paroles, c’est cela, oui, c’est cela qu’il faut pour soutenir, pour aider un pauvre cœur humain qui n’en peut plus.

Vous êtes tous venus pour l’entourer, pour la consoler, pour l’affectionner, surtout ne la quittez pas ! Restez auprès d’elle ! Qu’elle vous sente là tous, devant l’abîme qui vient de s’ouvrir.

La petite foule s’écoulait. À deux pas, les réflexions s’échangeaient, puis devenaient insensiblement des conversations. La vie reprenait, malgré elle, férocement. Déjà délaissés, la veuve et l’orphelin allaient tout à l’heure rester complètement seuls.

Les marins couraient à leurs bateaux, ou bien au débit ; les femmes pensaient à la soupe, la marmaille pensait à jouer.

La femme Le Herpe, comme un peu ivre, tendait encore la main aux derniers retardataires. Rien ne pouvait, sous le lourd crêpe noir, être plus souffrant que son visage de désespoir, tiré par la maternité ; rien ne pouvait être plus mortellement pâle que la petite figure de Delphin à son côté.

Une autre petite figure surgit, encore plus mortellement pâle. C’est celle de Ludivine Bucaille en chapeau, correcte, venue avec son père à l’enterrement des naufragés.

Monotone, la main de la femme Le Herpe s’est tendue, puis celle, toute gauche, du mousse Delphin, assez embarrassé de voir là cette fillette défendue, avec laquelle il a clandestinement conversé l’autre soir.

Bucaille est passé ; Ludivine est passée…

Non ! Elle revient d’une enjambée hardie.

De par le spectacle insoutenable auquel elle vient d’assister, la sombre exaltation de la mort est dans sa poitrine. Elle a saisi Delphin par le cou. Ses yeux trop clairs, audacieusement, le dévorent. Avant qu’il ait compris, la fillette l’a embrassé sur les deux joues, étreinte si sincère et si chaude que, saisie, remuée, Mme Le Herpe (dont le cœur de femme du peuple a compris) ne peut s’empêcher de murmurer : « Merci !… »


✽ ✽

En rentrant chez elle, Ludivine, enfin, pleura. Cela dura pendant plus d’une heure. Sa mère stupéfaite et ses petits frères la regardaient. Le père était reparti pour la pêche.

Enfin la petite fille déchirée se releva, se secoua, jeta tout autour d’elle un regard mauvais et sortit sans dire où elle allait.

Quand elle revint le soir, elle trouva son père complètement ivre, et qui faisait une scène épouvantable à sa femme, parce qu’elle lui réclamait l’argent disparu de la pêche.


✽ ✽

Cette petite fille qui rôde comme une chienne dans le cimetière, autour des deux fosses non encore comblées, recouvertes seulement de planches, avec leurs couronnes de perles et leurs fleurs fraîches accumulées dessus, qu’est-ce qu’elle cherche ?

Le fossoyeur, de loin, l’examine depuis un moment, et la reconnaît :

— Est la fille à La Goutte, châ ! Qui qu’elle vient faire là ?

Il s’avance et, durement, interroge :

— Qui qu’tu veux ?

Ludivine ne craint personne. Dérangée dans ses songes par celui-là qui la brutalise, elle a tôt fait de répondre :

— Ça vous r’garde-t-y ? L’cimetière est à tout le monde, j’pense ?

Tout de suite l’ironie du pays :

— À tout l’monde qu’est mort, oui ! Mais t’as pas l’air d’y être encore, p’tite masque !

Ludivine en colère oublie à l’instant où elle est, pourquoi elle est venue. Les bizarres remords qui l’ont amenée ici vont s’aggraver d’un sacrilège. Provoquée, elle ne peut pas ne pas riposter. La voix haute, les poings aux hanches :

— J’voudrais bien y être, morte, tout à l’heure, pour pas voir vot’vieux nez d’coche ; car est un cinéma bien malgracieux !

Le fossoyeur a saisi sa pelle.

— Vas-tu t’en aller d’ici, espèce de…

Tout ce qu’il aligne lui est grassement rendu à l’instant. Rien de plus riche que le vocabulaire du port.

Cette dispute est un scandale. Dans le cimetière, quelques visiteurs perdus entre les tombes ont dressé l’oreille, formalisés.

Prise par le bras, Ludivine est reconduite en vitesse à la porte. Et la voilà qui suit le chemin, cherchant de l’œil des pierres vengeresses.

Je ne sais pas pourquoi je suis venue. Je n’ai que quatorze ans, et mon cerveau n’est pas cultivé. Je n’ai, jusqu’ici, connu que le rythme de l’instinct, lequel ne m’a conduite que vers des fantaisies d’enfant ordurière, férue d’indépendance malfaisante. Pour moi, la vie n’est que misère, propos atroces et coups entre parents, fainéantise en souliers percés, parmi la bande des camarades qui me ressemblent. Tous les spectacles de l’alcoolisme me sont familiers, tous les propos du vice, dans les rues, m’ont instruite avant l’âge de dix ans. Je respire dans le mauvais exemple. Je ne conçois pas la vie autrement que comme une perpétuelle avanie, où le plus fort a toujours raison. Je me prépare à devenir fatalement, comme tant d’autres, une belle petite pourriture, future ivrognesse, future noceuse, future voleuse, peut-être, et, si le veut un jour ma violence native (aidée du genièvre qui m’attend), future criminelle.

Je suis la graine de tout cela. Pourquoi donc, alors, suis-je en même temps si fière, si crâne, cabrée d’avance contre tout ce qui pourrait attenter à ma liberté d’allures et de pensée ? Pourquoi suis-je parfois capable de sentir, tout au fond de mon mauvais cœur, la malchance d’un petit Delphin ? Pourquoi puis-je subir le charme d’un regard couleur d’océan posé sur moi pour deux secondes, avoir envie de la bonne tenue, de l’honorabilité des autres, devinées derrière une vitre ? Pourquoi, pourquoi puis-je être écrasée par l’inexistante responsabilité d’une mort qui suivit de si près mon souhait de mort ?

Encore une fois rebutée dans ce qui restait de bon au fond de sa perdition, chassée de ce cimetière où elle apportait on ne sait quelle humble et vague prière, elle avait retrouvé son ricanement, sa rage de mal faire. Toutes griffes dehors, la petite bête sauvage se redressait. En trouvant, au retour, son père ivre, sa mère criarde, tout le désordre habituel un moment endormi, en retrouvant cela son cœur s’était gonflé d’une affreuse satisfaction.

Maintenant, la vie allait reprendre, comme si rien ne se fût passé. Demain, au jour, elle retrouverait ses compagnons de maraude et courrait avec eux la ville, la grève et la campagne, en quête de nouveaux méfaits.

Cette nouvelle ruée de l’instinct ne tarda pas à manifester ses effets. Deux jours plus tard, croisant, au soir, sur le quai Saint-Étienne, le petit Delphin qui se rendait courageusement au cours des marins de la Basse-Seine, Ludivine, sans avoir l’air de se souvenir de rien, passa près de lui sans le saluer, affectant de rire pour accentuer son inconvenance.

Dans l’ombre, le rire put échapper au mousse. Mais il s’aperçut bien que la fillette ne voulait plus le reconnaître. Peut-être, du reste, en fut-il soulagé. Seul dans la vie avec sa mère, ne devait-il pas exagérer la dignité héritée d’un père intègre ?

Quand elle l’eut passé, Ludivine serra les mâchoires. Sa propre méchanceté lui faisait mal, en même temps qu’elle en éprouvait une volupté sinistre.

Une injuste rancune contre le petit Le Herpe commençait à la travailler. Il est inutile de tenter aucun rapprochement avec ceux qui vous méprisent de naissance. Elle avait commencé le contact par une retentissante paire de claques. Rien de bon ne pouvait suivre. Sa noire mauvaise foi la soutenait. Elle se surprit rêvant des revanches à venir contre la veuve et l’orphelin d’à côté.

Au repas de sept heures, le même jour, elle vola la part de son plus petit frère, Armand, et soutint, devant les sanglots de l’enfant affamé, que ce n’était pas vrai. La distribution de coups qui suivit ne fut pas pour elle. Elle se coucha triomphante, l’estomac plein et l’esprit en gaîté.


✽ ✽

Une expédition, comme ils disent, « en campagne », emportait toute la bande sur les routes rousses, par un petit soleil pâle de saison finie,

Ludivine avait, pour la grande joie de sa horde, retrouvé son entrain, son esprit de conquête, son humeur inventive.

Au tournant d’une route, ils jetèrent des pierres à la femme-facteur qui leur avait déplu. Plus loin, ils escaladèrent un « haut bord » pour voler des pommes.

Il y eut bien des abois de chiens au tonneau, ce jour-là, parmi les fermes isolées dans leurs herbages, bien des vaches effrayées dans les prés écartés, bien des branches méchamment cassées à des arbres fruitiers dont les fruits étaient récoltés depuis longtemps.

Quand ils revinrent à la nuit, traînant la jambe :

— Demain, annonça Ludivine, on ira voir à la mé si on peut prendre des mauves à l’hameçon.

Les mauves sont des mouettes. La joie des petits monstres est de capturer ces bêtes ailées, qu’ils martyrisent en attendant de les vendre à quelque horzain « pour faire des chapeaux ».

Le projet fut accepté à l’unanimité.

Poussant devant elle ses deux petits frères qu’elle avait détournés de l’école pour qu’ils fussent de la promenade, la petite Bucaille rentra chez elle la tête haute, comme chaque fois qu’elle attendait des reproches. Elle fut étonnée de ne pas trouver sa mère. L’obscurité régnait.

Ayant allumé la suante lampe à pétrole de la cuisine, elle s’assit, fatiguée. Un des petits frères s’endormit tout de suite sur la table, Elle commençait de taquiner l’autre, et les gifles allaient suivre, quand la grêlée parut, essoufflée :

— Ah ! t’es là ?… dit-elle. La mère Le Herpe vient d’mettre au monde un poulot qu’est v’nu mort, comme de juste, et on dit comme ça qu’elle va mourir itou.

— Qui qu’tu dis ?… fit Ludivine, les sourcils froncés.

— Le médecin la quitte pas, tout à l’heure, poursuivit l’autre. Est un tournement de sang qu’elle a z’eu, qu’il dit, et ça n’a rien d’étonnant, après ce qu’elle a passé, c’te femme-là !

Tout en continuant à hocher la tête, elle allongea la main pour baisser la lampe, qui filait.

— Est malheureux, tout d’même, de voir ça !… V’là une bonne femme qu’aura pas été longue à suivre son bonhomme ! Comme on dit quelquefois…

Ludivine, toujours assise, l’interrompit tout net :

— Et Delphin ?… demanda-t-elle d’une voix brève.

La femme Bucaille leva la tête, les épaules, les bras pour exprimer : « Je ne sais rien ».

Ludivine s’était levée d’une saccade.

— Est pas vrai, dit-elle sèchement. Elle va pas mouri.

Elle avait l’air, dédaigneuse, d’envoyer une chiquenaude à la destinée. Pour ne même pas marquer le coup, car ce suprême malheur n’était pas admissible, elle se tourna vers son petit frère et se remit à le taquiner. La grêlée, elle, continuait à parler, à parler, à commenter, reprenait du commencement quand elle avait terminé, énonçait des petites sentences, accompagnant ce bavardage intarissable de pauvres gestes mercenaires.

Elle s’était mise à laver dans un baquet. Elle n’avait pas l’air de trouver extraordinaire que sa fille, elle, ne fit rien. Elle était accoutumée à peiner seule au milieu des tyrans oisifs.

Le jeu de mains de Ludivine avec son petit frère s’amollissait de plus en plus. Inattentifs, les yeux pâles suivaient des rêves.

Encore une fois rôder autour de la maison Le Herpe, ce n’est pas une chose à faire. Il est bien fini, ce cauchemar-là…

La mère Bucaille, enfin, s’était tue. Un silence s’établit, où ne s’entendait plus que le bruit des mains frottant le linge.

Au bout d’un moment :

— Y en a, des belles pommes, à c’t’heure !… fit négligemment Ludivine,

— J’en ai encore une dans ma pouquette ! s’écria le petit frère en mettant la main à la poche de sa veste déchirée,

Ludivine repoussa la pomme qu’il lui tendait naïvement. Elle examina le plafond, puis :

— Supposons qu’la mère meure… dit-elle d’un ton dégagé. Alors le gas Delphin restera tout seû chez lui ?

La bouche édentée de la vaillante laveuse remua. Heureuse de reprendre le bavardage :

— Vieuille trop bête, se récria-t-elle, l’gas Delphin ira à l’orphelinat des marins ! T’as donc pas entendu que j’viens de te dire qu’y n’a pus qu’sa mère sù la terre, et pas ça !… que défunts ses oncles maternels qu’étaient riches avaient déshérité la famille, rapport à la marine, qu’y n’voulaient point, étant de la culture, que…

Ludivine n’écouta pas la longue histoire de la famille.

À l’orphelinat !.… Sa mère pouvait prononcer ce mot-là sur le même ton que les autres, ce mot-là qui fait froid dans le dos, même quand on n’est qu’une petite Bucaille dont la vie familiale est un enfer.

À l'orphelinat !…

Avec une sympathie subite, la fillette regarda la lampe fumeuse sur la table encombrée, sa mère lavant dans son baquet, le petit frère endormi dans un bras replié, l’autre petit frère ne valant guère mieux, les vieilles chaises dépaillées, le banc vermoulu, le fourneau sale, le carrelage gluant. Tout cela puait la misère, oui ; mais tout cela pouvait ne pas puer la misère. Le père gagnait bien, la mère était courageuse, la fille aînée grandissait…

Pour ne pas laisser, du fond de ses ténèbres intérieures, monter la clarté qui, tout à l’heure, allait l’accuser, la condamner, la petite fille coupable se mit à chantonner, tout à coup, un bout de refrain sautillant.

La mère, une seconde, s’arrêta de laver pour la regarder.

— Oh ! gronda-t-elle sourdement, t’as tout d’même pas d’cœur, va, de chanter pendant qu’le malheur est à côté !

La femme Le Herpe mourut au bout de quelques jours, comme il fallait s’y attendre.

Cette fois l’événement dépassait les bornes. La moitié de la ville suivit l’enterrement.

Traînant cette foule noire derrière lui, le petit garçon orphelin, dépossédé de tout, répondit par une expression si hagarde à tous les regards, à tous les baisers, que l’impression générale fut qu’il allait rester à jamais frappé d’imbécillité.

Mêlée aux autres, Ludivine l’avait embrassé comme les autres.

— Qu’est-ce qu’il va devenir ? demandaient toutes les voix à la sortie.

Mais personne ne proposa de s’occuper de lui.

Quelqu’un avait dit :

— Les bonnes sœurs vont sans doute le prendre à l’hospice.

Et chacun rentra chez soi, rassuré par cette affirmation.

La foule dispersée, qu’était devenu le petit mousse ?

— M’sieu le curé l’a emmené…, certifièrent les commères.

Et c’était sans doute la vérité.

Entre son père et sa mère, Ludivine revint chez elle avec ses deux petits frères. Quand la famille assombrie, presque silencieuse, eut achevé son repas :

— Écoutez donc, dit-elle tout à coup.

Les parents levèrent le nez.

L’enfant aurait bien voulu continuer. Mais les paroles s’étranglaient dans sa gorge. Depuis qu’ils étaient à table, elle n’avait pas prononcé un seul mot. Elle essaya de faire l’indifférente, se mit à jouer avec son couteau, puis enfin, regardant attentivement ses mains, presque bas :

— Alors il va aller à l’orphelinat, le petit Delphin ?

— Faut crère !… répondit le père. Mais tout probable que les bonnes sœurs l’ont ramassé pour queuques jours, pitiable comme il est. Y peut pas coucher tout seû chez lui, avec tous ses morts, c’méchant gamin ? Quand qu’le bail s’ra fini chez eux, on vendra ses quat’meubles, et puis il ira s’aligner avec les gosses qui sont comme li ! On l’enverra queuque part travailler comme mousse, et l’tour sera joué !

— Vous autres qu’avez tant d’mauvaiseté, reprit la mère, ça vous ferait du bien d’être orphelins seul’ment pour quinze jours !

Ludivine releva la tête et dit tranquillement :

— Pour qui qu’on l’prendrait pas chez nous ?

Le sursaut du père et de la mère fit trembler la table,

— T’es perdue folle !… crièrent-ils ensemble.

Et les deux garçons, ces petites brutes inconscientes, éclatèrent de rire.

Un peu de couleur revenait aux joues de Ludivine. Ses yeux de petit chef étincelaient. Mais sa race la faisait d’instinct plaideuse, Par ruse innée, elle commença tout de suite par l’intérêt.

— Puisque, dit-elle, le novice à papa va être pris par l’État, ces jours, et qu’on parlait d’un nouveau matelot, et puisque Maurice est encore trop petit, j’vois point pourquoi qu’Delphin, qu’en sait plus long qu’un autre, qu’a été dans c’t’école et qu’a déjà navigué sous son père, ne f’rait pas l’affaire sur notre bateau. Y paierait sa nourriture en travaillant à bord, et pis v’là tout.

— Et pis v’là tout ! l’imita railleusement Bucaille en colère.

Impertinente, retrouvant tous ses moyens, Ludivine l’interrompit dans ce qu’il allait dire :

— Toi qu’aimes bien les trois parts du bateau, fit-elle, tu les aurais, c’coup-ci !

La bouche ouverte, le marin la regarda. La grêlée, fascinée, regardait aussi sa fille. Elle était faible et bornée, mais le cœur du peuple est une immense chose.

Avant même de chercher à comprendre les arguments, cette mère était prête à céder, à recueillir l’orphelin, parce qu’il n’avait plus personne sur la terre. C’est si simple de faire ce geste-là, quand on est pauvre !

Mais Bucaille n’allait pas si vite. Toujours en colère, il frappait du poing la table :

— Un éfant d’plus ici, quand qu’y en a déjà trois qui mettent tout en déroute ? C’gamin qu’a été élevé comme il l’est, est-y toi qui peux y servir de sœur ?… Tu y apprendrais à courir les rues comme toi… Non ! Non !… Tâche d’abord de te gouverner avant d’penser aux autres !

Toute la fierté qu’elle avait sauvée des naufrages se dressa dans l’âme de l’enfant.

— Si j’parle de prendre Delphin chez nous, répondit-elle orgueilleusement, c’est pas pour qu’il ait honte de moi, ni d’personne.

Sur le bord d’une nouvelle vie, palpitante, presque solennelle, elle dardait sur son père ses yeux d’eau claire, remplis d’une énergie formidable. Il n’était pas ivre. Il subit la puissance de ce regard de quatorze ans, et baissa la tête. Confusément, tout ce qu’il avait à se reprocher lui-même passait dans son esprit. Prendre l’orphelin des Le Herpe, ce n’était pas seulement une bonne action, c’était un honneur. En était-il digne ? Il sentait aussi, peut-être, que la destinée morale de sa fille se jouait en cette minute. Enfin tout ce qu’elle avait dit de frappant au sujet du bateau le faisait réfléchir, le séduisait. Mais peut-on, comme cela, prendre une décision pareille ?

Agacé de ne rien démêler en lui-même :

— Tu nous embêtes !… s’écria-t-il enfin. Parlons d’aut’chose.

Et voici. Brusquement, profondément, Ludivine se mit à sangloter.

Les yeux de Bucaille, si doux quand il n’avait pas bu, se remplirent d’une émotion étonnée. La grêlée pleurait déjà. Interdits, les petits garçons attendaient la fin d’une séance si nouvelle.

Un long moment passa. Puis, à travers la table, Bucaille allongea mollement son grand bras pour attraper la manche de sa fille.

— Écoute donc… dit-il. Faut pas t’contrarier !… J’vas penser à t’n’idée… Et, si c’est une chose à faire, eh ben !… on voira !…

Ludivine ôta ses mains de sur sa figure. Trépidante et rageuse :

— Te faut-il dix ans pour y penser ? Pendant c’temps-là l’orphelinat va l’prendre, et, quand j’arriverons, y s’ra parti !

Trop entière pour admettre de ne pas triompher, impérieuse, elle se dépêcha de sortir des menaces.

— Si tu veux pas ramasser Delphin, déclara-t-elle frémissante, j’te pardonnerai jamais ça ! Et j’vous en ferai, ici, qu’on n’aura jamais vu carnaval pareil !

— Tu vas tant la colérer, remarqua la femme Bucaille, qu’la maison n’sera plus qu’un carnage !

— J’ai pas peur de ça !… jeta le marin dédaigneusement, en se levant.

Il reprit son bonnet, fit trois pas du côté de la porte pour s’en aller au port. Sur le seuil, il se retourna, ne regarda personne, et, plein d’amertume :

— Et d’abord, qui vous a dit qu’il accepterait d’s’adonner chez des gens comme nous ?… Est pas M’sieu le curé qui va y conseiller cha !…

Comme il refermait la porte, Ludivine eut une petite sueur aux tempes. Elle se demanda si, en effet, l’enfant des hautains Le Herpe ne préférerait pas l’orphelinat à l’intérieur infernal des Bucaille.

Cependant, obstinée, les dents serrées, jouant sa destinée :

— Est pas tout cha !… dit-elle. Vous Armand et Maurice, à l’école, ouste !… J’avons pas besoin de vous dans nos gambes ! Et toi, la mère, fais-nous cauffer une bassine d’iau. Faut qu’tout soit nettoyé ici, tu m’entends, et qu’nos cuivres brillent !

Et, sans se rendre compte de ce qu’il y avait déjà dans ce simple petit mot :

— Ça d’vait être si bien tenu, chez lui !